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La pensée arabo-musulmane critque en deuil

Numéro 2 Février 2011 par Ali Aouattah

février 2011

En l’es­pace de quatre mois, la scène intel­lec­tuelle arabe a per­du en 2010 trois de ses plus grandes figures, qui incar­naient un cou­rant de pen­sée qui se vou­lait libre, cri­tique et nova­teur dans le champ de la pen­sée et le dis­cours reli­gieux. En effet, depuis le mois de mai der­nier, se sont éteints suc­ces­si­ve­ment le phi­lo­sophe maro­cain Moha­med Abed al-Jabi­ri (3 mars), l’her­meu­neute et exé­gète « moder­niste » égyp­tien Nasr Hamid abou Zayd (10 juillet), et l’is­la­mo­logue fran­co-algé­rien Moha­med Arkoun (14 sep­tembre). Les trois intel­lec­tuels avaient en com­mun le pro­jet d’é­ta­blir de nou­veaux fon­de­ments, modernes et ration­nels, pour l’é­tude de l’is­lam en tant que reli­gion, his­toire et civi­li­sa­tion. Tout le long des quatre der­nières décen­nies, ils ont occu­pé le devant de la scène intel­lec­tuelle arabe avec des écrits et des inter­ven­tions pour ten­ter de faire sor­tir le monde arabe de sa léthar­gie et de com­battre le dogmatisme.

En enta­mant leurs tra­vaux, déjà dans les années soixante pour cer­tains, ils ne pou­vaient s’imaginer cepen­dant que leur pen­sée allait être confron­tée à un débat aux anti­podes de ce qu’ils avaient ima­gi­né comme pers­pec­tive de recherches. Leur volon­té et leur pro­jet intel­lec­tuel de fon­der une pen­sée cri­tique et ration­nelle ont été contra­riés, d’une façon féroce par moments, par l’islamité iden­ti­taire et l’islam poli­tique qui, telle une lame de fond puis­sante, ont occu­pé tout l’espace men­tal et intel­lec­tuel du monde arabe depuis les années quatre-vingt, de telle sorte qu’ils se sont sou­vent trou­vés à leur corps défen­dant embar­qués dans des polé­miques déclen­chées par les essais et les écrits rela­tifs aux réa­li­tés arabes et aux axiomes et dogmes tra­di­tion­nels. Ne fût-ce que pour ce rôle, celui de remettre en cause les évi­dences, de se livrer à une cri­tique, sans conces­sion, des lec­tures figées et tra­di­tion­nelles du patri­moine reli­gieux, le vide qu’ils laissent sera dif­fi­cile à com­bler. Il faut espé­rer que leur héri­tage, au demeu­rant piè­tre­ment connu tant en Occi­dent (par rap­port aux prê­cheurs dont raf­folent les médias et au nombre d’intellectuels d’origine musul­mane qui vivent en Europe et qui s’improvisent experts sou­vent par leur appar­te­nance ou leur bilin­guisme plu­tôt que par leur science ou leur dis­tance cri­tique) que dans le monde arabe, ne meure pas avec eux.

Plaidoyer pour un islam moderne

Jamais on n’a autant par­lé de l’islam que ces der­nières décen­nies. Depuis les années quatre-vingt, prin­ci­pa­le­ment à la suite de la Révo­lu­tion isla­mique en Iran, l’islam occupe en effet en per­ma­nence le devant de la scène média­tique inter­na­tio­nale. Mais de quoi parle-t-on quand on parle d’«islam » ? La plu­part du temps, il s’agit de l’islam comme reli­gion convo­quée comme éten­dard de tel ou tel cou­rant poli­tique, telle ou telle « révo­lu­tion » ou encore telle ou telle idéo­lo­gie. Gros­so modo, l’intérêt est ain­si presque exclu­si­ve­ment por­té sur l’islamisme ou le fon­da­men­ta­lisme, cou­rant mû par le pro­jet de réis­la­mi­sa­tion de la socié­té et de la poli­tique dans les pays musul­mans et par oppo­si­tion aux valeurs de la moder­ni­té occi­den­tale. Et de fait, parce qu’elle est par­ve­nue à foca­li­ser sur elle toutes les atten­tions et tous les pro­jec­teurs, on est presque arri­vé à pen­ser que la lec­ture isla­miste est la seule à être pro­duc­tive. Vu de loin, de l’extérieur, on a l’impression que le monde musul­man contem­po­rain ne pro­duit que cette pensée-là.

Or, il existe toute une série de pen­seurs qui se penchent sur le fait reli­gieux et l’écrit cora­nique, et les ana­lysent en réno­va­teurs, pous­sés, d’une part, par le désir, mais aus­si la néces­si­té de répondre aux ques­tions de socié­tés musul­manes tra­vaillées par une aspi­ra­tion géné­rale à une « réis­la­mi­sa­tion » sous de nou­velles formes ; et, d’autre part, par le défi posé par les avan­cées d’une moder­ni­té qui impose une recon­si­dé­ra­tion de la nature et de l’identité de l’homo isla­mi­cus.

Sait-on qu’il existe effec­ti­ve­ment d’autres ini­tia­tives théo­riques, d’autres cou­rants de pen­sée qui essayent de poin­ter vers d’autres hori­zons ? Que connait-on vrai­ment de ces pen­seurs qui réflé­chissent depuis un siècle aux ques­tions qui agitent la conscience arabe ? L’islam poli­tique et ses dif­fé­rentes variantes ne sont qu’une voie par­mi d’autres qui tentent, cha­cune avec ses outils et à sa façon, de répondre aux mul­tiples ques­tions sou­le­vées par la moder­ni­té occi­den­tale : com­ment res­tau­rer la gran­deur de la civi­li­sa­tion ara­bo-musul­mane ? Com­ment accé­der à la moder­ni­té sans se perdre dans le moule et la domi­na­tion de l’Occident ? Quel modèle de déve­lop­pe­ment et quel régime poli­tique conviennent-ils à la socié­té et la culture arabes ? Com­ment réta­blir plus de jus­tice sociale et com­ment faire par­ti­ci­per le peuple dans les déci­sions poli­tiques qui engagent son ave­nir ? Bien que l’islam ait été constam­ment un puis­sant sou­bas­se­ment idéo­lo­gique aux dif­fé­rentes ten­dances qui ont émaillé la scène intel­lec­tuelle tout au long du siècle pas­sé, il n’a pas eu pour autant, loin de là, le mono­pole du dis­cours intel­lec­tuel et poli­tique1. Les intel­lec­tuels dont il s’agit dans cet article consti­tuent quelques-unes des figures emblé­ma­tiques de la volon­té assu­mée de repen­ser l’islam, de réexa­mi­ner les manières dont il a pu se construire his­to­ri­que­ment, de revi­si­ter les inter­pré­ta­tions suc­ces­sives et les uti­li­sa­tions qui ont été faites du mes­sage cora­nique et des autres textes fon­da­teurs, et de pas­ser ceux-ci au tamis de la critique.

Le passé pour éclairer le présent

À par­tir des années sep­tante, et tout au long des années quatre-vingt, la pen­sée et le dis­cours intel­lec­tuels arabes seront ani­més par une géné­ra­tion d’intellectuels arabes nour­ris d’espoirs et d’utopies après la vague de déco­lo­ni­sa­tion des années cin­quante, espoirs qui vont se heur­ter à la dic­ta­ture et à la répres­sion des régimes en place, et qui vont subir de plein fouet le choc de la défaite his­to­rique face à Israël en 1967. Ébran­lée par le constat d’un monde arabe défait à tous les niveaux, sou­mise à l’urgence de com­prendre ce qui s’est pas­sé, quelle est l’origine de cette déca­dence poli­tique et intel­lec­tuelle, et sur­tout, com­ment s’en sor­tir, cette géné­ra­tion va enta­mer un mou­ve­ment de réflexion dont les axes se rap­portent à des objec­tifs énon­cés en termes de néces­si­té de revi­si­ter le pas­sé et le patri­moine, de rééva­luer la contri­bu­tion de la pen­sée arabe au XXe siècle, de dénon­cer l’incapacité des socié­tés arabes à s’adapter à la démo­cra­tie et à la moder­ni­té. Cette émer­gence se tra­dui­ra par l’avènement d’un vaste « chan­tier intel­lec­tuel », cris­tal­li­sé autour de thé­ma­tiques récur­rentes et obsé­dantes qui ont pour noms « authen­ti­ci­té », « iden­ti­té », « moder­ni­té », « pro­grès », etc.; et éla­bo­ré en « pro­jets intel­lec­tuels », vastes entre­prises de réflexion et d’investigation que les auteurs éla­borent durant des années et qu’ils consignent dans plu­sieurs volumes.

Le pen­seur M. A. al-Jabi­ri (1936 – 2010) fut l’un de ces intel­lec­tuels qui ont incar­né d’une façon exem­plaire ce pro­jet intel­lec­tuel de relec­ture et de cri­tique de la pen­sée arabe. Pro­fon­dé­ment convain­cu que la renais­sance ne peut se faire sans le renou­veau de la rai­son et de la pen­sée uni­ver­sa­liste arabe, il s’est embar­qué avec une intense impli­ca­tion dans ce pro­jet intel­lec­tuel visant à décor­ti­quer et à recons­ti­tuer les méca­nismes pro­fonds qui pré­sident à la Rai­son arabe, et s’est orien­té vers l’analyse et la cri­tique des struc­tures poli­tiques et intel­lec­tuelles qui ont mené à la situa­tion dra­ma­tique dans laquelle se trouve le monde ara­bo-musul­man. Son œuvre majeure fut alors sa lec­ture ana­ly­tique cri­tique de la rai­son arabe « al-‘aql al- ‘ara­bi » dans des livres parus entre 1984 et 2001 : La for­ma­tion de la rai­son arabe, 1984 ; La struc­ture de la rai­son arabe, 1986 ; La rai­son poli­tique arabe, 1990 ; La rai­son éthique arabe, 20012. Cette notion de la « cri­tique de la rai­son » était en vogue au début des années quatre-vingt du siècle pas­sé. Il est à noter que la même année où al-Jabi­ri édi­tait le pre­mier volume de son pro­jet intel­lec­tuel, Moha­med Arkoun publiait de son côté Cri­tique de la rai­son isla­mique. Par­tant du prin­cipe que la solu­tion doit venir de l’intérieur, al-Jabi­ri a fon­dé son pro­jet et ses études sur le prin­cipe selon lequel il n’y a d’autres voies pour l’innovation et la moder­ni­sa­tion qu’en par­tant du patri­moine lui-même, de ses propres moyens et pos­si­bi­li­tés. D’où la pré­sence per­ma­nente du phi­lo­sophe anda­lou, Aver­roès, et du phi­lo­sophe magh­ré­bin, Ibn Khal­doun, dans ses écrits, tout en tirant par ailleurs direc­te­ment ses caté­go­ries d’analyse de Michel Fou­cault et son Archéo­lo­gie du savoir. Ce fai­sant, al-Jabi­ri vou­lait faire la démons­tra­tion de sa convic­tion selon laquelle la moder­ni­té occi­den­tale pou­vait s’allier sans heurt fron­tal avec la tra­di­tion arabo-musulmane.

En prô­nant un modèle scien­ti­fique épis­té­mo­lo­gique, en emprun­tant des outils et méthodes occi­den­taux modernes, al-Jabi­ri a vou­lu pas­ser en revue le cumul intel­lec­tuel arabe en exa­mi­nant les fon­de­ments, les fins et les pro­cé­dés qui ont domi­né la pen­sée et l’existence arabes à tra­vers les siècles pour en extraire le meilleur qui puisse être uti­li­sé dans le pré­sent, réa­li­ser une récon­ci­lia­tion entre pas­sé et réa­li­té contem­po­raine, et sur­tout décou­vrir la struc­ture réelle de l’esprit arabe et de ses méca­nismes pour moder­ni­ser la rai­son arabe consi­dé­rée comme struc­ture incons­ciente, et pour que la conscience arabe his­to­ri­cise ses conte­nus. Ain­si, dans La for­ma­tion de la rai­son arabe, il s’appuie sur l’épistémologie géné­tique pour exa­mi­ner com­ment l’esprit intel­lec­tuel (théo­lo­gie, juris­pru­dence, phi­lo­so­phie, lit­té­ra­ture) s’est for­mé au cours de son his­toire, et sur­tout pour­quoi il s’est sclé­ro­sé et pétri­fié, après un éphé­mère âge d’or pen­dant lequel la culture ara­bo-musul­mane a don­né un élan nou­veau à la pen­sée grecque. L’auteur inven­to­rie alors les causes et les aspects de cette stag­na­tion et les range dans ce qu’il pense être les trois sys­tèmes cog­ni­tifs de la rai­son arabe, en l’occurrence le « bayan » (rhé­to­rique), le «‘irfan » (l’illumination mys­tique) et le « burhan » (démons­tra­tion), et éta­blit une liai­son entre cette faillite et le pri­mat du Texte et la subor­di­na­tion de toute opé­ra­tion intel­lec­tuelle ration­nelle de l’homme à la réfé­rence scripturaire.

Dans son troi­sième livre, La rai­son poli­tique arabe, al-Jabi­ri se pro­pose d’analyser les méca­nismes du pou­voir poli­tique et des rap­ports de forces entre gou­ver­nants et gou­ver­nés dans le monde ara­bo-musul­man, en exa­mi­nant le pro­ces­sus de for­ma­tion de la pen­sée poli­tique depuis les pre­mières fon­da­tions par le Pro­phète et jusqu’à nos jours en pas­sant par les dynas­ties suc­ces­sives. Dans le contexte actuel, cette rétros­pec­tive revêt une impor­tance capi­tale dans la mesure où elle éclaire sur le fonc­tion­ne­ment de la pen­sée poli­tique et ses usages au niveau des États arabes, mais aus­si sur les défis que leur pose l’idéologie isla­miste. Bien qu’abondants, les écrits sur le fonc­tion­ne­ment et l’évolution de cette der­nière peinent à en expli­quer les para­doxes dérou­tants, à cause notam­ment de la mécon­nais­sance des strates his­to­riques de la pen­sée poli­tique (théo­rique) de l’islam clas­sique et des méca­nismes (pra­tiques) qui l’ont régi. Dans ce livre, al-Jabi­ri pose les ques­tions de l’héritage, de la tra­di­tion, de la manière dont un pas­sé et son inter­pré­ta­tion déter­minent la struc­ture des orga­ni­sa­tions poli­tiques contemporaines.

Autre­ment dit, il pro­pose une ana­lyse cri­tique, de l’intérieur, du patri­moine poli­tique isla­mique, qui éclaire d’un jour nou­veau les mani­fes­ta­tions de l’islam poli­tique moderne. Il iden­ti­fie ain­si trois déter­mi­nants, incons­cients et col­lec­tifs, qui ont fixé la nature de la « rai­son » et l’espace poli­tiques arabes, à l’aune des­quels les socié­tés poli­tiques musul­manes contem­po­raines peuvent se lire, en l’occurrence la foi, la tri­bu et le butin. Le pre­mier élé­ment cor­res­pond à l’idéologie reli­gieuse, moteur de mobi­li­sa­tion et de domi­na­tion, le second fait réfé­rence aux soli­da­ri­tés tra­di­tion­nelles qui sou­tiennent les régimes poli­tiques et le troi­sième prend la forme d’une éco­no­mie ren­tière, néces­saire pour se main­te­nir au pou­voir. À tra­vers l’analyse de ces déter­mi­nants, al-Jabi­ri (qui constate qu’ils sont encore à l’œuvre dans bien des socié­tés musul­manes, fai­sant entrave à l’installation d’une démo­cra­tie véri­table) montre que la pen­sée poli­tique, long­temps qua­li­fiée d’«islamique », n’a rien de sacré : elle est plu­tôt le pro­duit de per­pé­tuelles inter­actions entre les croyances idéales, les inté­rêts éco­no­miques et les alliances tri­bales ; et redé­couvre che­min fai­sant les pistes pos­sibles, encore ouvertes, d’une pra­tique démo­cra­tique, étant don­né que l’islam, certes reli­gion et mode de vie, n’a jamais sta­tué sur le régime de l’État. Ces rési­dus de la rai­son poli­tique arabe ne cessent par consé­quent de refaire sur­face, d’entraver toute ten­ta­tive de pro­grès, et il est temps selon les termes de l’auteur de les « mettre en crise ».

Mohamed Arkoun, critique moderne de la raison islamique

Cette façon de conce­voir l’approche cri­tique vis-à-vis de la rai­son est par­ta­gée par un autre intel­lec­tuel, le Fran­co-Algé­rien Moha­med Arkoun, dont l’objectif fut de mettre un terme au mono­pole de l’interprétation tra­di­tion­nelle des textes sacrés et lit­té­raires de la culture isla­mique et de « repen­ser le fait isla­mique », c’est-à-dire de dis­cu­ter la tra­di­tion musul­mane à la lumière des ins­tru­ments cog­ni­tifs de la moder­ni­té sans adop­ter de pos­ture iden­ti­taire ou apo­lo­gé­tique. Autre­ment plus cri­tique et plus conden­sée cepen­dant, l’œuvre de M. Arkoun tend à réflé­chir sur les struc­tures théo­lo­giques et anthro­po­lo­giques consti­tu­tives de l’histoire de la pen­sée isla­mique afin d’en trans­gres­ser et d’en dépas­ser les ter­mi­no­lo­gies, les concepts et les habi­tudes intel­lec­tuelles issus de visions théo­lo­giques qui ont « mytho­lo­gi­sé » les textes fon­da­teurs en les hypo­sta­siant dans des cadres dog­ma­tiques intan­gibles. Maxime Rodin­son a dit de lui, à l’issue d’un col­loque en 1974, que « sa prin­ci­pale qua­li­té, c’est d’ébranler quelques-unes de nos cer­ti­tudes, ce qui est extrê­me­ment utile ».

Pro­fon­dé­ment influen­cé par les ten­dances de la pen­sée aca­dé­mique fran­çaise, par­ti­cu­liè­re­ment par la lin­guis­tique struc­tu­rale et par la ten­ta­tive de recons­truire toutes les sciences humaines à l’aune du struc­tu­ra­lisme, ain­si que par les écrits post­struc­tu­rels tels que ceux de Fou­cault et par la décons­truc­tion de Der­ri­da, M. Arkoun, intel­lec­tuel recon­nu et sol­li­ci­té par­tout dans le monde, est l’auteur de nom­breux ouvrages. Ses écrits visent la décons­truc­tion des concep­tions domi­nantes de l’histoire et de la culture ara­bo-isla­miques en tant que pro­duits de l’action humaine ins­crits dans le temps et dans l’espace. Selon lui, le texte cora­nique est un objet per­ma­nent de ques­tion­ne­ment et de relec­ture, et il est dan­ge­reux de pré­tendre sai­sir tota­le­ment et défi­ni­ti­ve­ment le sens de ses ver­sets et épui­ser ses secrets, à l’instar de ce que font cer­tains livres d’exégèse. C’est pour cela qu’il faut consi­dé­rer tout dis­cours sur le Coran, et sur l’islam en géné­ral, en fonc­tion de l’horizon intel­lec­tuel et cultu­rel de son auteur, ain­si que des contraintes impo­sées par la nature des socié­tés et des pou­voirs poli­tiques. C’est à l’aune de ces consi­dé­ra­tions que peut être dévoi­lée, puis dénon­cée, la dérive poli­tique et idéo­lo­gique qui vou­drait ins­tru­men­ta­li­ser le Coran à des buts pure­ment poli­tiques et d’en faire un moyen de domi­na­tion, d’oppression et d’asservissement.

La démarche de Moham­med Arkoun pre­nait à contre-pied aus­si bien l’esprit apo­lo­gé­tique qui a tou­jours domi­né le dis­cours que la plu­part des musul­mans ont sur leur culture, et en par­ti­cu­lier sur la reli­gion, que ce qu’il appelle l’islamologie clas­sique, dont il reproche l’approche « des­crip­ti­viste » et com­plai­sante. C’est dans Pour une cri­tique de la rai­son isla­mique (1984), ouvrage dédié à la tâche urgente selon lui d’une étude cri­tique de la rai­son fon­da­trice de l’épistémè ara­bo-musul­mane, qu’il posa le cadre et la méthode d’une autre isla­mo­lo­gie, qu’il appe­la appli­quée, et qui allait lui assu­rer la recon­nais­sance de ses pairs au niveau inter­na­tio­nal, mais aus­si lui atti­rer les foudres de tous les gar­diens de l’orthodoxie. C’est une isla­mo­lo­gie qui se veut une pen­sée cri­tique, capable d’interroger l’«imaginaire social », de s’attaquer aux domaines demeu­rés impen­sés, et qui vise la décons­truc­tion de l’ensemble des couches men­tales, ima­gi­nales et concep­tuelles super­po­sées et radi­ca­le­ment ancrées dans la pra­tique poli­tique, éco­no­mique, péda­go­gique et intel­lec­tuelle. Elle se veut une « archéo­lo­gie » des dis­cours sédi­men­tés, inter­ro­geant non seule­ment le « texte » ori­gi­nel, mais aus­si les inter­pré­ta­tions et les ima­gi­naires qui ont été fabri­qués autour de sa véri­té intrinsèque.

Les concepts que M. Arkoun a déve­lop­pés sont nom­breux, notam­ment, pro­ba­ble­ment les plus déci­sifs, celui de l’impensé dans la culture isla­mique (c’est-à-dire, selon lui, ce que les ins­ti­tu­tions, les élites et les masses refusent sou­vent d’affronter), et celui du cor­pus offi­ciel clos (allu­sion cri­tique à la fer­me­ture pré­coce des portes de l’ijti­hâd, c’est-à-dire l’effort d’interprétation et de réno­va­tion). Par rap­port au pre­mier concept, Arkoun pense en effet que le cor­pus de la connais­sance isla­mique tra­di­tion­nelle dont ont héri­té les musul­mans contem­po­rains a été construit sur les bases d’un sys­tème cog­ni­tif qui a été gra­duel­le­ment déve­lop­pé en réponse aux condi­tions socioé­co­no­miques et poli­tiques des pre­miers siècles de l’islam. Ce sys­tème cog­ni­tif, qui est tou­jours actif non pas grâce à sa vali­di­té épis­té­mo­lo­gique, mais plu­tôt en rai­son de la conti­nui­té des condi­tions socioé­co­no­miques et poli­tiques qui en ont régi l’exercice dans la socié­té ara­bo-musul­mane, a pu éta­blir les para­mètres de ce qui est « pen­sable », ren­voyant le reste dans le domaine de l’impensable. La pen­sée clas­sique, comme construc­tion intel­lec­tuelle ache­vée, a pro­duit un impen­sable à mesure qu’elle a orga­ni­sé l’espace de son propre pen­sable. M. Arkoun donne quelques exemples des sec­teurs impen­sables de la pen­sée ara­bo-musul­mane, qui incluent notam­ment le Coran, après avoir été offi­cia­li­sé par Oth­man (troi­sième calife après la mort du Pro­phète), les col­lec­tions des hadiths ain­si que la chari’a, une fois éta­blie par les juris­con­sultes musulmans.

Pour ébran­ler toutes les construc­tions sacra­li­santes éri­gées jusqu’à nos jours par la rai­son théo­lo­gique tra­di­tion­nelle, Arkoun prône un regard his­to­rique, socio­lo­gique et anthro­po­lo­gique qui, por­té sur les « Écri­tures saintes », intro­dui­rait dans la tra­di­tion isla­mique une dis­tan­cia­tion épis­té­mo­lo­gique que les anciens savants ne pou­vaient conce­voir dans un espace men­tal domi­né par la pers­pec­tive mythique et l’esprit dog­ma­tique. Concer­nant le Coran, il fait la dis­tinc­tion entre le Coran en tant que texte et écri­ture, et la lec­ture ortho­doxe du Coran. Ain­si dis­tingue-t-il dif­fé­rents niveaux du Coran, trois plus exac­te­ment, le pre­mier est celui de la Parole de Dieu qui se rap­porte au Livre céleste, le deuxième niveau est le dis­cours cora­nique qui est la trans­mis­sion orale de cette parole de Dieu au Pro­phète dans un temps limi­té (610 – 632), lequel Pro­phète le trans­met à son tour à ses com­pa­gnons, et enfin le troi­sième niveau est le texte sacré, recueil com­plet issu des deux pré­cé­dents niveaux et qui a été éle­vé au rang du cor­pus offi­ciel clos.

Moha­med Arkoun estime que l’orthodoxi­e musul­mane a opté pour une posi­tion qui iden­ti­fie le troi­sième niveau à la parole trans­cen­dante de Dieu, igno­rant les pro­ces­sus suc­ces­sifs de trans­mis­sion orale et la trans­for­ma­tion de cette der­nière en texte écrit. Pour lui, il fau­drait plu­tôt consi­dé­rer que le Coran est mani­fes­té dans un lan­gage humain, qu’il est his­to­rique, et que les êtres humains ont le devoir de le com­prendre et de l’interpréter. Par ailleurs, il pré­co­nise d’interroger non seule­ment le « texte » ori­gi­nel, mais aus­si et sur­tout les inter­pré­ta­tions et les ima­gi­naires qui ont été tis­sés et fabri­qués autour de sa véri­té intrin­sèque, par­tant du prin­cipe qu’un texte « sacré » ne prend sa valeur qu’en ayant un lec­teur qui exerce sa rai­son et son ima­gi­naire pour le com­prendre et trans­mettre le sens sai­si. Dès lors, il faut consi­dé­rer le Coran comme un texte ouvert qu’aucune inter­pré­ta­tion ne peut clore de façon défi­ni­tive et « ortho­doxe ». Pré­tendre le contraire, vou­loir impo­ser un sens unique, s’apparente à une vio­lence sym­bo­lique qui ne peut être que dom­ma­geable et lourde de consé­quences. Ain­si ne doit-on envi­sa­ger les lec­tures qui ont été faites par les dif­fé­rentes écoles dites musul­manes que comme des signi­fi­ca­tions par­mi d’autres, vir­tuel­le­ment conte­nues dans le Coran.

En pro­cé­dant de la sorte, il est évident que Moha­med Arkoun met l’accent sur le carac­tère his­to­rique de la pen­sée isla­mique. C’est dans ce sens qu’il uti­lise les concepts de « fait cora­nique » et « fait isla­mique ». Par le pre­mier, il désigne le Coran en tant qu’évènement lin­guis­tique, cultu­rel et reli­gieux. Pour défi­nir ce fait, il est néces­saire selon lui de faire l’histoire cri­tique du texte cora­nique, de défi­nir lin­guis­ti­que­ment la notion de parole de Dieu et la signi­fi­ca­tion de la fonc­tion prophétique.

Le « fait isla­mique », concept opé­ra­toire majeur, a été adop­té pour mon­trer l’ancrage de l’islam dans l’histoire et le tra­vail effec­tif de l’islam. Arkoun le sub­sti­tue au terme « islam », concept plu­tôt abs­trait. Le fait isla­mique réfère en effet « aux pro­jec­tions his­to­riques concrètes de l’islam vir­tuel dans les dif­fé­rents milieux socio­cul­tu­rels de ce qu’on nomme le monde musul­man » (1984, p. 310). Il faut dire ici que cette dis­tinc­tion opé­rée par l’auteur entre des concepts tels que, notam­ment, « fait cora­nique » et « fait isla­mique », cor­res­pond chez lui à une constante exi­gence scien­ti­fique de cla­ri­fi­ca­tion des termes uti­li­sés pour extraire le dis­cours rela­tif à l’islam de l’opacité dans laquelle il baigne.

Ain­si, il déplo­rait les confu­sions engen­drées par l’utilisation du terme « islam » et de ses déri­vés (isla­mique, musul­man), s’insurgeait contre les amal­games qu’entraine la dési­gna­tion par un même vocable, l’islam, de réa­li­tés très dif­fé­rentes. Selon lui, cette confu­sion, qui est le fait de l’islamologie et des musul­mans eux-mêmes, n’est pas inno­cente. Dans le chef de ces der­niers, on a assis­té depuis des siècles, sous l’effet de l’ignorance et de l’instrumentalisation de la reli­gion pour en faire un moyen de légi­ti­ma­tion dans n’importe quel domaine et concer­nant n’importe quel pro­blème, à une exten­sion du champ du sacré au point qu’on a fini par acco­ler le qua­li­fi­ca­tif « isla­mique » ou « musul­man » à des domaines, à des pra­tiques, à des com­por­te­ments et à des évè­ne­ments, indi­vi­duels ou col­lec­tifs, très hété­ro­gènes. Cette exten­sion du champ du sacré a eu comme effet per­vers une sur­en­chère dans la reven­di­ca­tion : à coup de fat­was et d’anathèmes, cha­cun pré­tend à l’exclusivité du « label isla­mique ». C’est à celui qui ira le plus loin dans la reven­di­ca­tion que revien­dra la pos­si­bi­li­té de ral­lier à lui la foule.

Pour cer­ner, décons­truire et cri­ti­quer la rai­son isla­mique clas­sique, Arkoun décor­tique à tra­vers ses écrits plu­sieurs dis­ci­plines sur les­quelles s’est appuyée la Rai­son isla­mique clas­sique pour affir­mer son effi­ca­ci­té et impo­ser sa per­ma­nence devant les rai­sons concur­rentes ou hos­tiles. Il en conclut que la pen­sée isla­mique conti­nue de repo­ser pour une large part sur une épis­té­mè médié­vale : confu­sion du mythique et de l’historique ; caté­go­ri­sa­tion dog­ma­tique des valeurs éthiques et reli­gieuses ; affir­ma­tion théo­lo­gique de la supé­rio­ri­té du croyant sur le non-croyant, du musul­man sur le non-musul­man ; sacra­li­sa­tion du lan­gage ; intan­gi­bi­li­té et uni­vo­ci­té du sens com­mu­ni­qué par Dieu, expli­ci­té, sau­ve­gar­dé, trans­mis par les doc­teurs ; rai­son éter­nelle, trans­his­to­rique parce qu’enracinée dans la Parole de Dieu, pour­vue d’un fon­de­ment onto­lo­gique qui trans­cende toute his­to­ri­ci­té (1984, p. 50 – 51). La péren­ni­té d’une telle épis­té­mè, sacra­li­sée par les théo­lo­giens dans des condi­tions socio­lo­giques, poli­tiques et cultu­relles des pre­miers siècles de l’islam, explique les résis­tances et les oppo­si­tions sys­té­ma­tiques des « contrô­leurs de l’orthodoxie » à tout effet de relec­ture cri­tique et de désacralisation.

Outre le champ cen­tral de son entre­prise (moder­ni­sa­tion de la tra­di­tion isla­mique et réforme des sys­tèmes de pen­sée), Moha­med Arkoun était éga­le­ment fort impli­qué dans le dia­logue des civi­li­sa­tions et le rap­pro­che­ment des cultures et des mondes. Ani­mé par la volon­té de jeter des ponts de com­pré­hen­sion et de dia­logue entre les trois reli­gions mono­théistes, il esti­mait que les zones de conver­gence et de connexion entre ces der­nières sont plus éten­dues que les points de dis­corde et de col­li­sion. Il a beau­coup par­lé dans ses ana­lyses d’espace médi­ter­ra­néen. Il est temps, sou­te­nait-il, de lire cet espace dans sa diver­si­té reli­gieuse, cultu­relle, his­to­rique au-delà des conflits et des rup­tures poli­tiques entre les rives est-sud et ouest-nord. Et il s’est mon­tré à ce niveau très cri­tique à l’égard des théo­lo­giens (chré­tiens, juifs et musul­mans) qui, en for­geant des iden­ti­tés mono­li­thiques et rigides, ont légi­ti­mé la domi­na­tion et le conflit entre les dif­fé­rentes reli­gions. Mal­heu­reu­se­ment, et bien qu’il soit fon­ciè­re­ment sécu­lier, acquis à la laï­ci­té (mais une laï­ci­té revi­si­tée), péné­tré du savoir occi­den­tal, il ne fut pas tou­jours écou­té par les élites en Occi­dent (tra­vaillées par l’ethnocentrisme et la dif­fi­cul­té de se lais­ser inter­ro­ger par l’Autre).

L’œuvre d’Arkoun est ardue, minu­tieuse et mul­tiple par ses approches et par ses domaines. Dans sa ten­ta­tive de réno­va­tion de la pen­sée isla­mique, il mobi­lise beau­coup de concepts. Cri­tique, enga­gé, le pro­jet arkou­nien de renou­vè­le­ment de la pen­sée isla­mique a sus­ci­té d’énormes résis­tances, tant de la part de l’orthodoxie isla­mique que des idéo­lo­gies poli­tiques. D’un tem­pé­ra­ment com­bat­tif, il n’a pas bais­sé les bras. Sillon­nant le monde, inter­ve­nant dans les col­loques et les médias, invi­té par les plus grandes uni­ver­si­tés du monde, il a assu­mé d’une façon pro­fonde son rôle d’intellectuel. À la fois défen­deur de l’islam quand il est atta­qué, mais en même temps cri­tique sans conces­sion de ce der­nier lorsqu’il manque à sa pro­messe et lorsqu’il se fait abo­mi­nable, il a endos­sé plei­ne­ment la fonc­tion cri­tique de l’intellectuel radi­cal. De ce point de vue, sa voix, empreinte de sin­cé­ri­té et d’engagement, man­que­ra pro­fon­dé­ment dans l’espace média­tique et académique.

Critique et herméneutique chez Nasr Hamid Abou Zayd

Autre intel­lec­tuel à avoir eu maille à par­tir avec les ges­tion­naires du sacré et les res­pon­sables poli­tiques est l’Égyptien Nasr Hamid Abou Zayd, dont la pen­sée s’effectuait dans le domaine her­mé­neu­tique, son thème majeur étant l’interprétation des exé­gèses du Coran. Tout comme Arkoun qui prô­na, lui, l’historicité du texte (cora­nique et reli­gieux), Nasr Hamid Abou Zayd livra une lec­ture cri­tique de ces exé­gèses basée sur la sépa­ra­tion du texte cora­nique de sa trans­cen­dance. Sa contri­bu­tion dans le domaine de l’exégèse était nova­trice, don­nant au cou­rant exé­gé­tique une grande visi­bi­li­té sur la scène intel­lec­tuelle, tant par la pro­fon­deur de ses tra­vaux que par le reten­tis­se­ment qu’a eu ce qu’on a appe­lé l’«affaire Abou Zayd », un juge­ment et une condam­na­tion du pen­seur pour la nature de ses recherches et de ses conclu­sions qui l’ont pous­sé à l’exil pour échap­per aux foudres de l’inquisition reli­gieuse et de la jus­tice égyptienne.

Nasr Hamid Abou Zayd est en effet l’un des prin­ci­paux théo­ri­ciens de l’herméneutique et de l’exégèse cora­nique dans la pen­sée arabe contem­po­raine. Avant d’être pous­sé à l’exil, il avait une acti­vi­té de cher­cheur et d’enseignant à l’université du Caire. Ses dif­fi­cul­tés ont com­men­cé en 1992, lorsqu’il se por­ta can­di­dat au poste de pro­fes­seur titu­laire et qu’il pré­sen­ta ses publi­ca­tions aca­dé­miques, par­mi les­quelles figure son livre Cri­tique du dis­cours reli­gieux, qui est paru cette année-là3, au comi­té per­ma­nent char­gé de la titu­la­ri­sa­tion et de la pro­mo­tion. Par­mi les membres de ce comi­té, un pro­fes­seur en lin­guis­tique arabe et imam d’une des prin­ci­pales mos­quées du Caire, rédi­gea un rap­port néga­tif et accu­sa­teur, et influen­ça le comi­té dans le sens d’un refus de la titularisation.

Cette can­di­da­ture pla­ça les œuvres de l’auteur sous les feux de la cri­tique la plus vio­lente. Et l’affaire va débor­der les enceintes de l’université lorsque des adver­saires isla­mistes décident de lan­cer des pour­suites judi­ciaires sous le motif que les écrits en ques­tion étaient hété­ro­doxes et dif­fa­ma­toires. En juin 1995, la Cour d’appel du Caire s’exprima en faveur des plai­gnants et décré­ta apos­tat Abou Zayd. Après le ver­dict, un groupe isla­miste décla­ra que le pro­fes­seur devait être tué pour aban­don de la foi musul­mane. Se sachant à tout moment mena­cé, Abou Zayd sai­sit l’invitation qui lui vint de l’université de Leyde (Pays-Bas) pour être pro­fes­seur, et quit­ta l’Égypte en juillet 1995.

Depuis le début de sa car­rière uni­ver­si­taire, Abou Zayd a déve­lop­pé une vision renou­ve­lée du Coran et des textes sacrés musul­mans, se basant sur une inter­pré­ta­tion du texte, remis dans son contexte his­to­rique, lin­guis­tique et cultu­rel. Sa pré­oc­cu­pa­tion majeure fut d’interroger la façon dont le Coran pro­duit le sens dont il est por­teur, de créer un para­digme pour com­prendre l’islam à tra­vers un cadre de réfé­rence inter­pré­ta­tif de son texte fon­da­teur. À la lumière de ce qui a été fait au début de l’islam, mais éga­le­ment des ten­ta­tives récentes en faveur de la néces­si­té de se livrer à un décryp­tage du texte cora­nique pour y retrou­ver l’intention de l’auteur divin, Nasr Abou Zayd insiste sur la néces­si­té d’une approche lit­té­raire du Coran qui uti­li­se­rait les sciences modernes (lin­guis­tique, sémio­tique, her­mé­neu­tique, etc.). Le choix d’une telle approche est moti­vé chez lui par plu­sieurs consi­dé­ra­tions, notam­ment celle d’échapper au poids de l’exégèse prag­ma­tique du Coran (qui implique des mani­pu­la­tions idéo­lo­giques du texte); celle d’éviter l’«herméneutique sacrée » qui, se refu­sant à consi­dé­rer le Coran comme un docu­ment lin­guis­tique qui peut être étu­dié et inter­pré­té, le fige dans sa signi­fi­ca­tion ; et celle enfin d’éviter l’erreur com­mise par les éru­dits musul­mans qui ont vu dans le Coran sim­ple­ment un texte, ce qui les a menés à une bataille de cita­tions, cha­cun citant le ou les pas­sages du texte qui vont dans le sens qui lui convient.

Car pour Abou Zayd, qui uti­lise le mot « texte » dans le sens d’un dis­cours mis par écrit, « le Coran est un texte lin­guis­tique, un texte his­to­rique et un pro­duit cultu­rel4 ». Résul­tat d’une dia­lec­tique entre le texte et la réa­li­té, le Coran doit être étu­dié en pre­nant en compte le contexte his­to­rique dans lequel s’est faite la Révé­la­tion. Parole divine qui s’est faite livre, elle doit être étu­diée comme tout objet his­to­rique, tel qu’elle sur­git, située dans un milieu don­né, tota­le­ment adap­tée à ce milieu. Mais elle doit alors être « décryp­tée » pour que son agen­ce­ment, la struc­ture même du texte, révèle sa véri­té pro­fonde. Pour appuyer son argu­men­ta­tion en faveur de cette sup­po­sée dia­lec­tique entre texte et réa­li­té, l’auteur avance quelques preuves, notam­ment que, en vue d’amener à l’adhésion les des­ti­na­taires du mes­sage, une prise en consi­dé­ra­tion des men­ta­li­tés et des concepts éthiques de l’époque devait avoir lieu dans le dérou­le­ment de la des­cente du Livre divin. Mais aus­si que la Révé­la­tion a été plu­sieurs fois réac­tive à des évè­ne­ments his­to­riques, d’ordre poli­tique ou social.

Un autre objec­tif impor­tant que l’auteur assigne à l’herméneutique cri­tique est celui de pen­ser et d’aborder le Coran en tant qu’il consti­tue un « acte de com­mu­ni­ca­tion », qui implique alors l’identification des par­ties pre­nantes à cette com­mu­ni­ca­tion (Dieu émet­teur, l’archange Gabriel média­teur, le Pro­phète pre­mier des­ti­na­taire, les croyants des­ti­na­taires ultimes), du sta­tut de la « parole de Dieu » et de l’interprétation de cette parole par ses des­ti­na­taires. L’auteur s’interroge sur toutes ces ques­tions, pro­lon­geant des débats par­fois très anciens autour d’elles. Il n’est pas utile pour notre pro­pos de rela­ter ici dans le détail toute son argu­men­ta­tion en faveur d’une lec­ture du Coran comme un dis­cours vivant, un dis­cours contex­tua­li­sé. Ce qui nous paraît impor­tant à sou­li­gner dans ce dis­po­si­tif théo­rique, c’est la défi­ni­tion du Coran sur laquelle débouche Abou Zayd, après avoir réflé­chi à des ques­tions rela­tives à la parole de Dieu et aux « canaux » de la Révé­la­tion. L’auteur fonde la défi­ni­tion qu’il for­mule sur la dis­tinc­tion entre trois ins­tances, kalam allah (la parole de Dieu, réfé­rée à sa source trans­cen­dante), al-Qur’an (énon­cia­tion frag­men­tée par l’entremise du Pro­phète), et le mushaf (livre dont la com­pi­la­tion est due à une opé­ra­tion humaine). Ce qui le conduit à sou­te­nir une thèse auda­cieuse, selon laquelle « le Coran que nous lisons et inter­pré­tons n’est en aucune façon iden­tique à la Parole éter­nelle de Dieu5 ». Le pre­mier, en tant que conte­nu, est étroi­te­ment lié à la struc­ture lin­guis­tique, elle-même cultu­rel­le­ment et his­to­ri­que­ment déterminée.

C’est en rap­port à cette phase extra­or­di­nai­re­ment com­plexe, celle où s’effectue, dans un contexte spé­ci­fique, la récep­tion de la parole de Dieu par le Pro­phète et les pre­miers musul­mans, que l’auteur pense assi­gner au ta’wil (l’interprétation) une place pri­mor­diale. Pour lui, le dis­cours du Coran n’est pas expli­cite en soi, les pre­miers récep­teurs ont dû le déco­der, l’interpréter pour y adhé­rer. La valeur intrin­sèque qui est la sienne ne lui confère pas le sta­tut du mes­sage. L’herméneutique his­to­rique se pro­pose jus­te­ment, entre autres choses, de déter­mi­ner les inté­rêts cultu­rels, poli­tiques, éco­no­miques, etc., qui ont pous­sé les musul­mans à pri­vi­lé­gier telle ou telle inter­pré­ta­tion. Elle pré­co­nise éga­le­ment, à par­tir du pos­tu­lat que la récep­tion d’un texte com­porte inévi­ta­ble­ment une trans­for­ma­tion du texte, de repé­rer les trans­for­ma­tions qui ont tou­ché le Coran, et ce, dès les pre­miers moments de la Révé­la­tion. Cette option peut ouvrir de nou­velles pers­pec­tives sur et pour l’islam. Ain­si, Abou Zayd pense trou­ver dans le Coran des appels insis­tants pour la jus­tice sociale ; de même qu’il y trouve une cer­taine ten­dance à l’amélioration des droits de la femme, pen­sant que le dis­cours cora­nique fut construit dans une socié­té patriar­cale : celle-ci n’étant plus pré­do­mi­nante et les femmes ayant acquis les mêmes pos­si­bi­li­tés que les hommes, il est pos­sible d’imaginer que les femmes musul­manes reçoivent les mêmes droits. Der­rière ces exemples, se pro­file l’idée selon laquelle il faut extraire cor­rec­te­ment l’historique et le tem­po­rel pour débou­cher sur l’universel et l’intemporel.

De l’acte de com­mu­ni­ca­tion entre l’homme et Dieu découle la dis­tinc­tion que fait Abou Zayd entre sens (ce qui est pré­sen­té dans le texte) et signi­fi­ca­tion (qui relève du lec­teur). Ain­si reven­dique-t-il le pos­tu­lat de l’inépuisable richesse du mes­sage divin et de la pos­si­bi­li­té, voire la néces­si­té, d’une diver­si­té des inter­pré­ta­tions. D’ailleurs, constate-t-il, le mot ta’wil (inter­pré­ta­tion) est men­tion­né sept fois dans le Coran lui-même, alors que la taf­sir (le com­men­taire) n’y appa­rait qu’une seule fois. Le pre­mier consti­tue donc un mou­ve­ment de l’esprit pour sai­sir l’essentiel, en s’appuyant sur les détails four­nis par le deuxième. Par­tant du prin­cipe que la tâche de l’interprétation doit pou­voir être entre­prise libre­ment (n’importe quelle inter­pré­ta­tion n’est cepen­dant pas rece­vable), Abou Zayd conteste le mono­pole reven­di­qué par les oulé­mas des textes reli­gieux. Dans son livre Cri­tique du dis­cours reli­gieux, il réagit éner­gi­que­ment contre la pré­ten­tion de ces der­niers à être les seuls habi­li­tés à déli­vrer l’interprétation juste ou définitive.

Quel avenir pour leur héritage ?

Cha­cun à sa façon, les trois pen­seurs ont abor­dé et ana­ly­sé les réa­li­tés cultu­relles et reli­gieuses en réno­va­teurs. La ques­tion se pose cepen­dant quant à l’impact réel de leurs contri­bu­tions moder­nistes sur les consciences, vu l’immobilisme et la sté­ri­li­té civi­li­sa­tion­nelle du monde ara­bo-musul­man, l’étendue de la régres­sion des men­ta­li­tés, de la main­mise du fon­da­men­ta­lisme reli­gieux qui conduit à une radi­ca­li­sa­tion des mani­fes­ta­tions reli­gieuses et à une dété­rio­ra­tion des rap­ports avec le monde occidental.

Les trois avaient à cœur, outre la refon­da­tion de la pen­sée musul­mane qui fut leur prin­ci­pal axe de tra­vail, d’amener les gens à exer­cer leur liber­té de pen­ser et à croire autre­ment. N’étant pas des clercs, contes­tant la légi­ti­mi­té de la lec­ture et de l’interprétation des textes aux seuls théo­lo­giens et autres per­son­nels reli­gieux, ils vou­laient ame­ner les indi­vi­dus et les croyants à exer­cer le libre arbitre. Mais il y a loin de la coupe aux lèvres. Ces intel­lec­tuels, et bien d’autres encore, n’ont trou­vé aucun relais et n’ont eu aucun écho. Ils n’ont réus­si ni à « refondre la pen­sée musul­mane » ni à endi­guer la vague d’intolérance qui a défer­lé sur les pays ara­bo-musul­mans. Dans l’ensemble, le fos­sé est énorme entre leur champ de réflexion et la dis­po­si­tion men­tale des masses popu­laires à se lais­ser inter­ro­ger sur ces questions.

Ces der­nières n’ont pas suf­fi­sam­ment, vis-à-vis de leurs textes « sacrés », la dis­tance que requiert une démarche cri­tique. Selon M. Arkoun, la place de la théo­lo­gie dans la pen­sée isla­mique est un débat impos­sible aujourd’hui, car il n’y a plus de pen­sée théo­lo­gique dans les pays musul­mans, on fait plu­tôt des fat­was. Le risque d’être ostra­ci­sé pour celui qui s’y aven­ture avec un regard neuf n’est dès lors pas minime. Et de fait, pour ce qui est des auteurs ici évo­qués, M. Arkoun, pen­dant vingt ans, n’est pas ren­tré en Algé­rie ; Abou Zayd a dû se réfu­gier aux Pays-Bas et n’est retour­né dans son pays que pour y mou­rir dans une indif­fé­rence totale, et si al-Jabi­ri, qui n’a pas été épar­gné par la cri­tique isla­miste, n’a pas été for­cé à l’exil, il a en contre­par­tie fait des conces­sions, notam­ment par une cer­taine régres­sion métho­do­lo­gique dans ses der­niers écrits sur le Coran et par un appel à une alliance entre les par­tis de gauche et les isla­mistes maro­cains pour faire émer­ger ce qu’il appelle un « bloc his­to­rique » afin d’œuvrer ensemble à la réforme poli­tique du Maroc.

La seule tri­bune qui leur était acces­sible fut celle des audi­toires uni­ver­si­taires et des salles de confé­rences dans les dif­fé­rents col­loques et congrès. À tra­vers ces canaux, mais aus­si à tra­vers leurs écrits, ils ont pu for­mer quelques dis­ciples et com­mu­ni­quer leur savoir à des cen­taines d’étudiants. Il faut espé­rer que leur esprit cri­tique et leur vœu de faire émer­ger un cer­tain huma­nisme isla­mique, de ratio­na­li­ser les approches, d’éveiller les consciences et de faire naitre les mondes de l’islam à la moder­ni­té conti­nuent, à tra­vers ces géné­ra­tions d’étudiants et de dis­ciples, à ins­pi­rer les études por­tant sur les faits islamiques.

  1. Pour un par­cours à tra­vers les cou­rants, les formes et les argu­ments de cette pen­sée, nous ren­voyons à notre ouvrage actuel­le­ment en préparation.
  2. Pour un par­cours à tra­vers les cou­rants, les formes et les argu­ments de cette pen­sée, nous ren­voyons à notre ouvrage actuel­le­ment en préparation.
  3. Le Caire, 1992. Pour le lec­teur fran­co­phone, Abou Zayd a publié un livre dans lequel il a sélec­tion­né six textes repré­sen­ta­tifs de l’évolution et de l’unité de sa pen­sée, publiés en arabe dans les années nonante : Cri­tique du dis­cours reli­gieux, Sindbad/Actes Sud, 1999.
  4. Cité par R. Ben­zine, qui consacre un cha­pitre à ce pen­seur dans son livre, Les nou­veaux pen­seurs de l’islam, Albin Michel, 2004, p. 181 – 211. À ce concept, mis par Abou Zayd au centre de la recherche isla­mique aca­dé­mique, il consa­cra un livre inti­tu­lé Le concept du texte. Étude sur les sciences du Coran, Centre cultu­rel arabe, Bey­routh-Casa­blan­ca, 1990.
  5. Le concept du texte, cité par Ben­zine, op. cit., p. 205.

Ali Aouattah


Auteur

docteur en psychologie et licencié en islamologie, clinicien et enseignant à Bruxelles, aouattah@scarlet.be