Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.
La partition de l’accordéon
Les seuils d’âge dans le champ de la protection de la jeunesse se sont déplacés. Sont-ils encore pertinents par rapport aux exigences d’individuation et d’activation qui pèsent aujourd’hui sur les jeunes ?
De tout temps, les communautés d’hommes se sont organisées en attribuant des statuts différents à leurs membres en fonction de leur degré de maturité. Avec la codification, ces différences ont été traduites dans les lois sous forme de seuils correspondant à des âges légaux. Leur détermination fait régulièrement débat tant il est illusoire de pouvoir fixer des âges chronologiques qui correspondraient à des réalités individuelles et sociologiques diversifiées et mouvantes. De multiples sous-distinctions apparaissent de sorte qu’aujourd’hui on pourrait dire qu’«il y a autant de seuils d’âge que de droits » (Youf, 2012).
L’identification du seuil de la majorité relève ainsi, au plan social, de plus en plus du leurre. L’allongement de la scolarité, la maitrise de la fécondité, le difficile accès à l’emploi, plus globalement l’évolution de la société sont, en effet, venus bouleverser les schémas anciens. Dans nos sociétés modernes1, l’accession à la majorité n’est pas (plus) le gage d’une intégration sociale et/ou professionnelle. Les parcours se diversifient et surtout sont réversibles. Les retours au foyer familial en cas de coup dur font partie des trajectoires possibles. Bessin (2011) parle à cet égard d’une désynchronisation entre le seuil légal de la majorité et les parcours biographiques avec une individualisation croissante des seuils de transitions à la vie adulte.
Tous les jeunes ne sont cependant pas égaux face à ces bouleversements, « on assiste à une déstandardisation des étapes et des temps de la vie, mais qui se manifeste de manière très différenciée socialement » (Bessin, 2011). Ce sont ceux qui ont rencontré le plus de difficultés dans les premières étapes de la vie qui auront sans doute le moins d’outils pour maximiser l’individualisation de leur trajectoire, certains retours leur étant impossibles.
Les frontières des âges
Minorité et majorité civiles
En droit romain, il n’existait pas d’âge d’acquisition de la majorité civile : les enfants restaient sous l’autorité du père de famille jusqu’à sa mort. Par contre, des seuils d’âge avaient été édictés relativement au mariage (quatorze ans pour le garçon et douze ans pour la fille). Le mariage était en effet d’une importance primordiale car il assurait la transmission du patrimoine familial. « On entrait dans le monde adulte par la capacité à procréer, à perpétuer un nom, une famille, à produire des héritiers » (Youf, 2011).
Il fallait cependant organiser les situations fréquentes dans lesquelles un paterfamilias décédait précocement. Le droit romain avait donc prévu différents seuils d’âge concernant la capacité juridique des enfants devenus pupilles. Avant l’âge de sept ans, il était entendu que l’infans n’avait pas l’«intelligence » pour s’engager. Au-delà, « jusqu’à la puberté, c’est-à-dire jusqu’à l’âge de quatorze ans, le pupille était sous tutelle ; ensuite il était sous curatelle jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans, âge auquel il devenait véritablement pater » (Youf, 2011). Une frontière fixée à vingt-cinq ans se dessine ici et préfigure l’idée de majorité.
Avec la Révolution française, une conception « moderne » de la minorité est consacrée dans laquelle l’enfant n’est plus sous l’autorité totale de ses parents, mais un être inachevé qui, sous la responsabilité de ses parents, doit être éduqué à son statut d’homme libre. En septembre 1792, la loi établit le seuil de la majorité (civile) à vingt-et-un ans. La distinction entre minorité et majorité est établie au service du projet de développement des droits de l’homme, « ce n’est plus l’ordre des familles qui doit dominer, mais les droits de l’individu » (Youf, 2011).
En 1830, le jeune État belge décide de maintenir l’application du code napoléonien sur son territoire devenu fraichement indépendant. La majorité reste donc fixée à vingt-et-un ans.
En 19902, en Belgique, à l’instar de nombreux pays européens3, la majorité civile est abaissée et fixée à dix-huit ans. L’ambition ayant présidé à cet abaissement était cette fois « d’accroitre la responsabilité des jeunes en leur conférant plus de droits » (Tulkens et Moreau, 2000).
La délinquance des jeunes : majorité pénale — minorité protectionnelle
Durant de nombreux siècles, la délinquance des jeunes n’était pas traitée de façon spécifique par le droit pénal. Le juge pouvait prendre en considération l’âge du délinquant, « soit comme cause de justification, soit comme cause d’excuse ou comme circonstance atténuante » (Tulkens et Moreau, 2000). Le Code pénal va progressivement organiser de façon différenciée la réponse à la délinquance des enfants autour de deux notions : la notion de majorité pénale et la notion de discernement. Il est en effet admis que l’enfant a besoin de temps pour devenir « moralement et dès lors pénalement responsable » (Tulkens et Moreau, 2000).
La majorité pénale est pour la première fois fixée par le Code pénal de la monarchie constitutionnelle française de 1791 à seize ans. Au-delà de cet âge, le jeune est considéré comme un adulte et soumis au régime répressif applicable à ceux-ci. En deçà de cet âge, bien qu’il soit mineur pénalement, le juge doit se poser la question du discernement de l’enfant. Ainsi, la loi (art. 2) stipulait que « si le coupable a commis le crime sans discernement il sera acquitté et aucune peine ne pourra être prononcée ». Mais le texte ajoutait immédiatement que « le tribunal pourra, suivant les circonstances, ordonner que le coupable soit rendu à ses parents pour y être élevé et détenu pendant le nombre d’années que le jugement déterminera et qui toutefois ne pourra excéder l’époque à laquelle il aura atteint l’âge de vingt-et-un ans » (Tulkens et Moreau, 2000). On voit ainsi apparaitre la logique sociale d’intervention à l’égard du mineur irresponsable sur le plan pénal, mais néanmoins « dangereux ». Cette logique sociale ne cessera de croiser la logique pénale.
Cette distinction est reprise dans le premier Code pénal belge en 1867 : « Au-dessus de seize ans, l’enfant est devenu majeur sur le plan pénal et il est donc soumis au régime pénal de droit commun. […] en dessous de seize ans, le mineur sera acquitté ou condamné selon qu’il a agi avec ou sans discernement » (Tulkens et Moreau, 2000).
En 1912, la Belgique adopte sa première loi protectionnelle de l’enfance. À cette occasion, un débat s’est engagé entre le gouvernement qui souhaitait relever le seuil de la majorité pénale à dix-huit ans et les parlementaires qui craignaient une surprotection qu’ils assimilaient à une déresponsabilisation du jeune. Finalement, le seuil de seize ans est maintenu relativement aux infractions pénales. Il est, par contre, relevé à dix-huit ans pour permettre l’intervention du juge des enfants à l’égard des jeunes qui s’adonnent à la mendicité, au vagabondage4, ou encore font preuve d’inconduite ou d’indiscipline5.
La problématique des « jeunes adultes » est abordée en 1960 déjà, à l’occasion d’un congrès de défense sociale, qui pose la question de la reconnaissance d’une catégorie intermédiaire entre les majeurs et les mineurs et note l’extension de la période adolescente (Tulkens et Moreau, 2000). « Au niveau législatif, les textes proposés traduiront progressivement la mutation de la protection de l’enfance vers la protection de la jeunesse. La majorité pénale sera portée de seize à dix-huit ans6 tandis que la majorité protectionnelle s’étendra tout naturellement jusqu’à la majorité civile7 » (Tulkens et Moreau, 2000).
L’alignement en 1990 de l’âge de la majorité civile sur celui de la majorité pénale a posé deux problèmes à l’égard des mineurs délinquants (Tulkens et Moreau, 2000). Une première question concernait la compétence du tribunal à propos de jeunes ayant commis des faits alors qu’ils étaient mineurs, mais renvoyés devant le juge après l’accession à leur majorité. La loi du 24 décembre 1992 a tranché en prenant comme critère d’admissibilité l’âge au moment de la commission des faits (Tulkens et Moreau, 2000). Le second problème concernait la quasi-impossibilité pour un juge de la jeunesse de prononcer une mesure à l’égard de jeunes commettant des faits peu avant leur majorité puisque la mesure devait prendre fin à la majorité. C’est ainsi qu’un système assez complexe de prolongation a été organisé.
Dans le même sens, la Communauté française, dans le décret relatif à l’aide à la jeunesse qui organise l’aide spécialisée pour tous les mineurs prévoit également que des jeunes puissent bénéficier d’une prolongation de cette aide, pour autant qu’elle ait été sollicitée et obtenue avant l’âge de la majorité. En aucun cas cette aide ne peut être prolongée au-delà de l’âge de vingt ans (Tulkens et Moreau, 2000). La Communauté flamande a également adapté sa législation pour permettre une prolongation de certaines mesures d’aide jusqu’aux âges de vingt et vingt-et-un ans.
À côté de ces mécanismes qui cherchent à prolonger la « protection » des jeunes, délinquants ou en difficulté, le législateur a également mis en place, en 1965, un mécanisme permettant, à l’inverse, au juge de la jeunesse de renvoyer plus rapidement le mineur délinquant devant la justice des adultes moyennant certaines conditions8. La mesure de dessaisissement est « le moyen que le législateur a trouvé pour faire contrepoids à l’élévation de l’âge de la majorité pénale à dix-huit ans » (Tulkens et Moreau, 2000).
Les seuils d’âge dans le dispositif législatif actuel
Les mineurs délinquants
Comme nous l’avons vu précédemment, en Belgique, depuis 1990, majorité pénale et majorité civile sont alignées et fixées à dix-huit ans. Cependant, pour tempérer une application trop rigoureuse de ces seuils, et pour tenter de correspondre tant aux réalités individuelles que sociologiques, des adaptations tant à la hausse qu’à la baisse sont régulièrement édictées.
La dernière mouture de la loi de protection de la jeunesse9 prévoit ainsi une possibilité de prolongation des mesures cette fois jusqu’à vingt-trois ans10. Cette disposition n’est toutefois pas encore entrée en vigueur. Elle suppose en effet des adaptations importantes des institutions prenant en charge les mineurs délinquants pour organiser la cohabitation ou la cogestion de mineurs et de jeunes adultes. À l’inverse, une forme de majorité pénale anticipée pour certains jeunes11 et sous certaines conditions12 est maintenue via la procédure en dessaisissement.
Très récemment, le groupe de travail mis en place par la Fédération Wallonie-Bruxelles pour préparer la communautarisation de la protection de la jeunesse13 s’est penché sur la question du dessaisissement. En vue de renforcer le caractère exceptionnel de cette procédure, le groupe préconise « de mettre rapidement en vigueur la modification […] qui permet de prolonger les mesures jusqu’à vingt-trois ans au lieu de vingt ans » (Rans et Kellens, 2014). En effet, bon nombre de dessaisissements ont lieu alors que le jeune est très proche de la majorité. Accorder à ce moment aux juges de la jeunesse la possibilité de prolonger les mesures protectionnelles à l’égard du mineur jusqu’à ses vingt-trois ans permettrait sans doute d’encore traiter la problématique dans le cadre de la protection de la jeunesse et d’éviter ainsi le renvoi vers le droit pénal.
La loi réformée a également institué bon nombre de seuils d’âge en rapport avec les types de mesures que le tribunal peut prononcer. Ainsi les jeunes de moins de douze ans ne peuvent être placés dans une institution publique de protection de la jeunesse (IPPJ) ou un centre fédéral fermé. Seule une surveillance sans conditions peut être ordonnée. Entre douze et quatorze ans, outre les mesures de maintien dans le milieu de vie avec conditions14, en principe seul le placement en IPPJ à régime ouvert est possible, le régime fermé n’est envisageable que sous certaines conditions liées à la gravité des faits, la dangerosité du comportement et la récidive. À partir de quatorze ans, le juge peut ordonner un placement en régime fermé et un placement en centre fédéral fermé pour les jeunes garçons.
Par ailleurs, à partir de seize ans, en matière de roulage, les jeunes relèvent des juridictions de droit commun et du droit pénal commun. Certaines mesures protectionelles comme la condition du maintien dans le milieu de vie qui consiste en un travail rémunéré de 150 heures maximum leur est accessible. À partir de dix-sept ans, le juge a la possibilité de prononcer directement des mesures jusqu’à l’âge de vingt ans. À tout âge, une offre restauratrice peut être proposée et le jeune peut déposer un projet écrit.
Si le législateur belge a opté pour deux balises, un âge minimal de douze ans en dessous duquel le jeune doit faire l’objet de mesures exclusivement éducatives et un âge maximal correspondant à la majorité pénale, le système est organisé autour de multiples autres seuils modulant ces principes. L’idée est de permettre à la fois une plus grande sévérité pour certains et une meilleure protection pour d’autres.
Une nouvelle catégorie : les mineurs « inciviques »
Depuis 1999, une loi permet aux communes de lutter contre les « nuisances » définies comme des comportements gênant la population, mais difficilement sanctionnables car ne correspondant pas à des infractions à la loi pénale, comme « l’abandon de déchets, le fait d’uriner n’importe où, l’affichage sauvage, les déjections canines, le bruit causé par la circulation, les nuisances occasionnées par les bandes de jeunes et toutes sortes de formes de vandalisme » (Ponsaers, Vander Beken et Cammaert, 2006). Cette loi a donné aux communes, à travers leur règlement de police les moyens de constater, de poursuivre et de sanctionner des infractions. Jusqu’à il y a peu, seuls les mineurs de plus de seize ans pouvaient se voir infliger une amende administrative communale. La loi a, depuis, été réformée, et la dernière mouture de celle-ci votée en juillet 2013 dispose que depuis le 1er janvier 2014, l’âge des mineurs pouvant faire l’objet de sanctions administratives communales a été abaissé à quatorze ans.
À travers les quelques balises que nous venons d’explorer, on observe une tension entre la logique de protection qui cherche à rehausser les seuils d’âge et la logique d’émancipation qui tend à les abaisser. Cette seconde logique s’enracine tant dans le mouvement des droits de l’homme que la progression du libéralisme et la promotion d’un État social actif. C’est ainsi qu’elle rencontre également les arguments en faveur d’un droit plus sanctionnel de la jeunesse au nom de la « responsabilisation » des jeunes sujets de droits. « Cette tension s’inscrit dans une problématique classique de l’accompagnement et du contrôle social, entre un pôle sécuritaire et un pôle plus protectionnel. Entre “surveiller” et “veiller sur”, la différence est parfois difficilement palpable » (Bessin, 2011).
Plus fondamentalement, on peut également percevoir une tension entre les contraintes des seuils chronologiques et des politiques sociales plus individualisées qui tiendraient compte de la flexibilité et de la réversibilité actuelles des parcours. Cette tension est particulièrement vive pour les jeunes en difficulté et/ou « délinquants » pour lesquels le couperet de la majorité, à défaut d’autres filets (familiaux, relationnels…) signifie la fin de toute protection et le début d’une autonomie forcée. Un des défis de ces politiques sociales est sans doute de pouvoir prendre en compte ces trajectoires biographiques spécifiques par l’aménagement de cette transition.
- Gauchet distingue les sociétés modernes des sociétés traditionnelles par leur « armature des liens sociaux ». Dans les sociétés traditionnelles « la définition instituée des âges fait partie de l’armature des liens sociaux, en liaison étroite avec la parenté. Les sociétés modernes se distinguent par le déclin des liens de parenté et le relâchement de l’organisation en âges en tant qu’armatures explicites de la société. Ces sociétés tiennent les individus ensemble par le politique, à travers l’association par le droit, sur la base du contrat entre libres individus ; elles les conjoignent par l’organisation économique, au travers des rapports de production et d’échange » (Gauchet, 2004).
- Loi du 20 janvier 1990, MB, 30 janvier 1990.
- La majorité civile est abaissée à dix-huit ans, le 5 juillet 1974 en France.
- Loi du 15 mai 1912 sur la protection de l’enfance, art. 13, al. 2 (Tulkens et Moreau, 2000).
- Loi du 15 mai 1912, art. 14. Il s’agit de la plainte en correction paternelle (Tulkens et Moreau, 2000).
- Dans la loi du 8avril 1965 relative à la protection de la jeunesse.
- En effet, la loi relative à la protection de la jeunesse de 1965 stipule que les mesures de protection prennent fin à l’âge de la majorité civile.
- Le dessaisissement, voir article 38 de la loi du 8 avril 1965 relative à la protection de la jeunesse.
- Lois du 15 mai et 13 juin 2006 relatives à la protection de la jeunesse, à la prise en charge des mineurs ayant commis un fait qualifié infraction et à la réparation du dommage causé par ce fait.
- Comme indiqué supra, cette possibilité de prolongation existait déjà dans la loi de 1965, mais était fixée à maximum vingt ans.
- Article 57 bis : le jeune doit être âgé de seize ans au moins, avoir fait l’objet d’une ou de plusieurs mesures protectionnelles ou d’une offre restauratrice, avoir commis ou tenté de commettre des faits graves.
- La condition d’avoir commis un fait d’une certaine gravité : attentat à la pudeur avec violences ou menaces, viol, meurtre, coups et blessures volontaires avec incapacité permanente ou ayant entrainé la mort sans intention de la donner, torture et traitement inhumain, vol avec violences ou menaces avec circonstances aggravantes.
- Cette communautarisation est prévue dans les accords sur la sixième réforme de l’État, octobre 2011.
- À l’exception de la condition d’un travail rémunéré pour laquelle il faut avoir atteint l’âge de seize ans.