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La part de gâteau

Numéro 4 Juin 2024 par Aline Andrianne Matthieu Sergier

juin 2024

Ima­gi­nez : vous avez fait cinq années d’études uni­ver­si­taires, consa­cré autant de temps à la rédac­tion d’une thèse de doc­to­rat, mené trois années de recherches post­doc­to­rales à l’étranger – dans le monde anglo-saxon de pré­fé­rence, voire par­tout ailleurs sur la pla­nète mais sur­tout pas en Bel­gique, his­toire de mon­trer l’excellence des bourses aux­quelles vous pou­vez pré­tendre – et […]

Billet d'humeur

Ima­gi­nez : vous avez fait cinq années d’études uni­ver­si­taires, consa­cré autant de temps à la rédac­tion d’une thèse de doc­to­rat, mené trois années de recherches post­doc­to­rales à l’étranger – dans le monde anglo-saxon de pré­fé­rence, voire par­tout ailleurs sur la pla­nète mais sur­tout pas en Bel­gique, his­toire de mon­trer l’excellence des bourses aux­quelles vous pou­vez pré­tendre – et vous voi­là enfin enseignant·e‑chercheur·euse à l’université – ou plu­tôt : sur plu­sieurs uni­ver­si­tés, début de car­rière oblige car rares sont les postes temps plein qui s’offrent immé­dia­te­ment à vous.

Là, vous vous dites qu’après avoir tant étu­dié et tra­vaillé pour arri­ver à cette « posi­tion », vous allez pou­voir pro­fi­ter des pri­vi­lèges de votre fonc­tion. Cela était peut-être valable dans les années quatre-vingt, mais aujourd’hui, une tout autre réa­li­té s’esquisse.

Ce jour-là, celui où vous vous sen­tez découragé·e, la chau­dière du bâti­ment où se trouve votre bureau est une nou­velle fois en panne. Pas de chance : on est au cœur de l’hiver et les châs­sis en alu qui accueillent le simple vitrage vous sépa­rant de l’extérieur laissent pas­ser un petit vent gla­cé. La machine à café, à deux portes de votre bureau, qui aurait pu appor­ter un peu de cha­leur à cette jour­née mal enta­mée ? Tou­jours en panne, elle ne sera sans doute pas répa­rée. L’ascenseur cen­sé vous ame­ner aux portes de votre bureau au 5e étage ? Chro­ni­que­ment en rade, mais cela est peut-être coor­don­né avec l’arrêt de la chau­dière : après tout, on le sait bien, pour se réchauf­fer rien ne vaut un peu d’exercice dans les esca­liers. Vous regret­tez amè­re­ment la bouilloire élec­trique qu’on vous a confis­quée récem­ment pour cause de « risques d’accident au tra­vail », mais c’est vrai, peut-être que dans un élan de folie, vous auriez pu cher­cher à vous revi­go­rer les membres en vous asper­geant d’eau bru­lante. Au moins, main­te­nant que cette éven­tua­li­té-là a été écar­tée, vous vous sen­tez plus en sécu­ri­té. Mais la goutte d’acide qui fait débor­der la bile, c’est l’absence de connexion inter­net : réseau en panne, reve­nez demain (ou jamais), au revoir et merci.

Vous essayez de rela­ti­vi­ser : le bâti­ment qui héberge votre car­rière à l’université doit être entiè­re­ment res­tau­ré dans quelques mois, mais cela jus­ti­fie-t-il l’état de déla­bre­ment de l’institution qui est cen­sée pré­pa­rer « l’élite de demain » ? Est-ce que cela explique tout ? En fait, com­ment en est-on arri­vé là ?

En Bel­gique, comme tout le reste de l’enseignement, le monde uni­ver­si­taire est finan­cé par la Fédé­ra­tion Wal­lo­nie-Bruxelles (ex-Com­mu­nau­té fran­çaise de Bel­gique) qui, comme cha­cun le sait, se trouve, hélas, dans un état de faillite vir­tuelle. Nour­ries, donc, par un bailleur de fonds com­plè­te­ment fau­ché, les uni­ver­si­tés fonc­tionnent avec des « enve­loppes » dites « fer­mées » : pério­di­que­ment les rec­to­rats des uni­ver­si­tés de la FWB se ren­contrent afin de déci­der du par­tage des parts d’un unique gâteau – qui ne gros­sit évi­dem­ment pas en fonc­tion du nombre d’étudiant·es autour de l’assiette. Il n’empêche, c’est bien le nombre d’inscrit·es par uni­ver­si­té qui décide de la taille des parts. Faut-il s’étonner de cette logique para­doxale ? Cette simple ques­tion de finan­ce­ment aurait-elle des retom­bées plus larges sur l’organisation des uni­ver­si­tés ? Non, sans doute pas.

Sauf que, cette situa­tion génère infor­tu­né­ment une concur­rence entre les uni­ver­si­tés : celle qui crée­ra le plus de nou­veaux cur­sus (ou mas­ters de spé­cia­li­sa­tion) aux inti­tu­lés plus ven­deurs les uns que les autres ou, autre­ment dit, celle qui raco­le­ra le plus d’étudiant·es pour­ra s’étrangler sur quelques miettes de plus. Des miettes tou­te­fois insuf­fi­santes pour ali­men­ter l’industrie intel­lec­tuelle et la machi­ne­rie pro­fes­so­rale. De fait, la démo­cra­ti­sa­tion des études uni­ver­si­taires à la fin des années 1960 a fait explo­ser le nombre d’étudiant·es. Cela a géné­ré plu­sieurs couts dont un (et non des moindres) est l’immobilier : il aura(it) fal­lu construire des audi­toires sup­plé­men­taires, des bureaux, des salles de réunion, des café­ta­rias, des salles de sport, des lieux d’études et de ren­contre, et même des loge­ments pour les plus fragilisé·es financièrement.

Un autre cout, que les auto­ri­tés des ins­ti­tu­tions ont sou­hai­té mini­mi­ser, est celui de l’encadrement péda­go­gique. La courbe d’embauche du per­son­nel uni­ver­si­taire n’a pas sui­vi – loin de là ! – la courbe des ins­crip­tions. Ou pour le dire plus pla­te­ment : là où le nombre d’étudiant·es a explo­sé, le nombre de membres du per­son­nel s’est conten­té d’augmenter (peti­te­ment). Le sur­me­nage, les burn-out et le stress deviennent dès lors les par­te­naires indis­so­ciables des encadrant·es estudiantin·es. En même temps on constate une fra­gi­li­sa­tion de l’emploi à l’université, due à l’inévitable ten­dance à limi­ter les frais : on tarde à titu­la­ri­ser, le nombre de doctorant·es sur fonds propres croît inexo­ra­ble­ment, et la pluie de contrats pré­caires à durée déter­mi­née devient déluge.

Un effet de bord per­vers et, vous l’espérez, non pré­vu, de cette course effré­née à l’étudiant·e, est la mise en concur­rence des filières aca­dé­miques et des champs du savoir au sein et entre les uni­ver­si­tés. Aujourd’hui, votre situa­tion en résulte direc­te­ment. Étudiant·e, chercheur·euse, enseignant·e passionné·e par… les lettres, vous appar­te­nez à ce rare champ intel­lec­tuel dif­fi­ci­le­ment mar­chan­dable et si peu ren­table. Au fond, vous en convien­driez peut-être, si vous vous ran­giez enfin à l’opinion de la majo­ri­té, vos dépar­te­ments de « sciences humaines » n’ont pas grande valeur ajou­tée : ils n’apportent pas un point de vue réflexif sur la socié­té et ses méta­mor­phoses, ils n’aident pas à conce­voir la com­plexi­té du monde et de l’individu, ils n’apportent aucune meilleure com­pré­hen­sion du pré­sent, encore moins du pas­sé, pour ne pas par­ler du futur.

Ces savoirs « intel­lec­tuels » et bien trop abs­traits n’offrant pas d’utilité ou d’employabilité directe n’attirent ain­si plus le nombre d’étudiant·es, aupa­ra­vant inspiré·es par le pres­tige que confé­raient ces titres aca­dé­miques. Et cela, sans même consi­dé­rer la déva­lo­ri­sa­tion de la pers­pec­tive pro­fes­sion­nelle à laquelle ces mêmes étudiant·es de lettres ont l’habitude d’être assigné·es : enseignant·es. À ces condi­tions, peut-on vrai­ment blâ­mer ces jeunes de refu­ser de faire cinq années d’études (voire davan­tage si la « réforme de la for­ma­tion ini­tiale des enseignant·es » abou­tit un jour) pour s’occuper d’adolescent·es indiscipliné·es, n’ayant aucune incli­na­tion natu­relle pour leur matière de prédilection ?

De même, les bourses sont encore plus rares dans ces champs d’étude – et pour cause, qui vou­drait finan­cer une recherche sur l’utilisation effec­tive de l’indicatif futur simple dans les inter­ac­tions orales contem­po­raines (pour en démon­trer la dis­pa­ri­tion et le rem­pla­ce­ment par la péri­phrase aller + infi­ni­tif) ? Si votre dépar­te­ment ne rap­porte aucun·e étudiant·e dans la balance du gâteau, et peu de finan­ce­ments – offrant la visi­bi­li­té dans les ran­kings inter­na­tio­naux – à quel poids sur les déci­sions internes d’organisation de votre propre uni­ver­si­té pour­riez-vous prétendre ?

Vous vous retrou­vez donc au frais dans votre bureau, sans accès à l’internet mon­dial, avec une tonne de tra­vail à abattre car on attend de votre part que vous soyez à la fois bon.ne enseignant·e, bon·ne chercheur·euse, bon.ne ges­tion­naire de pro­jets, bon·ne chef·fe d’équipe, bon.ne administrateur·rice… bref : bon.ne en tout puisque l’institution manque de moyens pour inves­tir dans la com­plé­men­ta­ri­té. Pen­dant que vos mol­lets se remettent des marches déjà gra­vies, dans l’attente de la pro­chaine volée d’escalier (ou de bois vert), vous rêvez d’un café ser­ré pour com­battre le mal de tête qui com­mence déjà à poindre. Alors pour exor­ci­ser la cépha­lée qui rôde, vous vous appro­chez de la fenêtre ; la tem­pé­ra­ture de l’air gla­cé qui tra­verse les châs­sis demeure inchan­gée, contrai­re­ment à vos condi­tions de tra­vail qui, elles, des­sinent une courbe descendante.

Vos yeux contemplent la rue en bas : des petits attrou­pe­ments d’étudiant·es défient le cra­chin bel­go­belge le temps d’une pause avant le pro­chain cours ou TP, à moins qu’ils ne partent pour leur ser­vice der­rière la caisse du Car­re­four tout proche (ou serait-ce plu­tôt celle du Mac Do ?). Il va sans dire que toutes et tous ont choi­si leurs études par plai­sir indis­cu­table. Loin de vous l’idée que certain·es auront pro­ba­ble­ment fait ce choix par sens du devoir, pour répondre aux attentes socié­tales, parce que c’était ces études-là qu’il fal­lait choi­sir pour s’emparer d’un ave­nir assu­ré­ment radieux et bleu comme un ciel de mai. Par plai­sir et non par devoir… ou serait-ce quand même l’inverse ? De fait, où est le plai­sir quand les étudiant·es n’ont jamais autant dépen­du de petits bou­lots pour (mal) sub­ve­nir à leurs besoins – mal, car la pré­ca­ri­té de cette frange de la popu­la­tion n’a ces­sé d’augmenter ces der­nières années – ; alors même que ce tra­vail com­plique leur « pre­mier métier » qui est et reste aux yeux de tous et toutes d’étudier ? Parle-t-on encore de plai­sir quand il manque de places assises dans l’auditoire, de bourses pour « payer » le miner­val et les syl­la­bus, de kots à prix abor­dables, de res­tau­rants uni­ver­si­taires… Trop de plai­sir, tue le plai­sir, affir­me­ront certain·es.

Pour votre part, las.se, vous vous éloi­gnez de la fenêtre. Mais fidèle à votre for­ma­tion lit­té­raire, vous cher­chez à vous armer de ce qui se trouve à por­tée de mains : une plume, un sty­lo, un cla­vier, tout ins­tru­ment scrip­tu­raire qui vous ins­pi­re­rait à lut­ter à votre mesure. Peut-être rédi­ge­rez-vous alors un billet d’humeur, un peu acerbe, un soup­çon iro­nique, pour récla­mer enfin ce que les recteur·rices implorent depuis avant votre nais­sance ou presque : un vrai plan d’avenir pour les uni­ver­si­tés, cor­rec­te­ment finan­cé par l’État au regard des mis­sions essen­tielles de ser­vice public que ces ins­ti­tu­tions ont à remplir.

Aline Andrianne


Auteur

Aline Andrianne est romaniste, professeure de français et français langue étrangère. École Européenne (EEB2).

Matthieu Sergier


Auteur

docteur en langues et littératures modernes, chargé de cours à l’université Saint-Louis-Bruxelles et à l’UCL