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La part de gâteau
Imaginez : vous avez fait cinq années d’études universitaires, consacré autant de temps à la rédaction d’une thèse de doctorat, mené trois années de recherches postdoctorales à l’étranger – dans le monde anglo-saxon de préférence, voire partout ailleurs sur la planète mais surtout pas en Belgique, histoire de montrer l’excellence des bourses auxquelles vous pouvez prétendre – et […]
Imaginez : vous avez fait cinq années d’études universitaires, consacré autant de temps à la rédaction d’une thèse de doctorat, mené trois années de recherches postdoctorales à l’étranger – dans le monde anglo-saxon de préférence, voire partout ailleurs sur la planète mais surtout pas en Belgique, histoire de montrer l’excellence des bourses auxquelles vous pouvez prétendre – et vous voilà enfin enseignant·e‑chercheur·euse à l’université – ou plutôt : sur plusieurs universités, début de carrière oblige car rares sont les postes temps plein qui s’offrent immédiatement à vous.
Là, vous vous dites qu’après avoir tant étudié et travaillé pour arriver à cette « position », vous allez pouvoir profiter des privilèges de votre fonction. Cela était peut-être valable dans les années quatre-vingt, mais aujourd’hui, une tout autre réalité s’esquisse.
Ce jour-là, celui où vous vous sentez découragé·e, la chaudière du bâtiment où se trouve votre bureau est une nouvelle fois en panne. Pas de chance : on est au cœur de l’hiver et les châssis en alu qui accueillent le simple vitrage vous séparant de l’extérieur laissent passer un petit vent glacé. La machine à café, à deux portes de votre bureau, qui aurait pu apporter un peu de chaleur à cette journée mal entamée ? Toujours en panne, elle ne sera sans doute pas réparée. L’ascenseur censé vous amener aux portes de votre bureau au 5e étage ? Chroniquement en rade, mais cela est peut-être coordonné avec l’arrêt de la chaudière : après tout, on le sait bien, pour se réchauffer rien ne vaut un peu d’exercice dans les escaliers. Vous regrettez amèrement la bouilloire électrique qu’on vous a confisquée récemment pour cause de « risques d’accident au travail », mais c’est vrai, peut-être que dans un élan de folie, vous auriez pu chercher à vous revigorer les membres en vous aspergeant d’eau brulante. Au moins, maintenant que cette éventualité-là a été écartée, vous vous sentez plus en sécurité. Mais la goutte d’acide qui fait déborder la bile, c’est l’absence de connexion internet : réseau en panne, revenez demain (ou jamais), au revoir et merci.
Vous essayez de relativiser : le bâtiment qui héberge votre carrière à l’université doit être entièrement restauré dans quelques mois, mais cela justifie-t-il l’état de délabrement de l’institution qui est censée préparer « l’élite de demain » ? Est-ce que cela explique tout ? En fait, comment en est-on arrivé là ?
En Belgique, comme tout le reste de l’enseignement, le monde universitaire est financé par la Fédération Wallonie-Bruxelles (ex-Communauté française de Belgique) qui, comme chacun le sait, se trouve, hélas, dans un état de faillite virtuelle. Nourries, donc, par un bailleur de fonds complètement fauché, les universités fonctionnent avec des « enveloppes » dites « fermées » : périodiquement les rectorats des universités de la FWB se rencontrent afin de décider du partage des parts d’un unique gâteau – qui ne grossit évidemment pas en fonction du nombre d’étudiant·es autour de l’assiette. Il n’empêche, c’est bien le nombre d’inscrit·es par université qui décide de la taille des parts. Faut-il s’étonner de cette logique paradoxale ? Cette simple question de financement aurait-elle des retombées plus larges sur l’organisation des universités ? Non, sans doute pas.
Sauf que, cette situation génère infortunément une concurrence entre les universités : celle qui créera le plus de nouveaux cursus (ou masters de spécialisation) aux intitulés plus vendeurs les uns que les autres ou, autrement dit, celle qui racolera le plus d’étudiant·es pourra s’étrangler sur quelques miettes de plus. Des miettes toutefois insuffisantes pour alimenter l’industrie intellectuelle et la machinerie professorale. De fait, la démocratisation des études universitaires à la fin des années 1960 a fait exploser le nombre d’étudiant·es. Cela a généré plusieurs couts dont un (et non des moindres) est l’immobilier : il aura(it) fallu construire des auditoires supplémentaires, des bureaux, des salles de réunion, des cafétarias, des salles de sport, des lieux d’études et de rencontre, et même des logements pour les plus fragilisé·es financièrement.
Un autre cout, que les autorités des institutions ont souhaité minimiser, est celui de l’encadrement pédagogique. La courbe d’embauche du personnel universitaire n’a pas suivi – loin de là ! – la courbe des inscriptions. Ou pour le dire plus platement : là où le nombre d’étudiant·es a explosé, le nombre de membres du personnel s’est contenté d’augmenter (petitement). Le surmenage, les burn-out et le stress deviennent dès lors les partenaires indissociables des encadrant·es estudiantin·es. En même temps on constate une fragilisation de l’emploi à l’université, due à l’inévitable tendance à limiter les frais : on tarde à titulariser, le nombre de doctorant·es sur fonds propres croît inexorablement, et la pluie de contrats précaires à durée déterminée devient déluge.
Un effet de bord pervers et, vous l’espérez, non prévu, de cette course effrénée à l’étudiant·e, est la mise en concurrence des filières académiques et des champs du savoir au sein et entre les universités. Aujourd’hui, votre situation en résulte directement. Étudiant·e, chercheur·euse, enseignant·e passionné·e par… les lettres, vous appartenez à ce rare champ intellectuel difficilement marchandable et si peu rentable. Au fond, vous en conviendriez peut-être, si vous vous rangiez enfin à l’opinion de la majorité, vos départements de « sciences humaines » n’ont pas grande valeur ajoutée : ils n’apportent pas un point de vue réflexif sur la société et ses métamorphoses, ils n’aident pas à concevoir la complexité du monde et de l’individu, ils n’apportent aucune meilleure compréhension du présent, encore moins du passé, pour ne pas parler du futur.
Ces savoirs « intellectuels » et bien trop abstraits n’offrant pas d’utilité ou d’employabilité directe n’attirent ainsi plus le nombre d’étudiant·es, auparavant inspiré·es par le prestige que conféraient ces titres académiques. Et cela, sans même considérer la dévalorisation de la perspective professionnelle à laquelle ces mêmes étudiant·es de lettres ont l’habitude d’être assigné·es : enseignant·es. À ces conditions, peut-on vraiment blâmer ces jeunes de refuser de faire cinq années d’études (voire davantage si la « réforme de la formation initiale des enseignant·es » aboutit un jour) pour s’occuper d’adolescent·es indiscipliné·es, n’ayant aucune inclination naturelle pour leur matière de prédilection ?
De même, les bourses sont encore plus rares dans ces champs d’étude – et pour cause, qui voudrait financer une recherche sur l’utilisation effective de l’indicatif futur simple dans les interactions orales contemporaines (pour en démontrer la disparition et le remplacement par la périphrase aller + infinitif) ? Si votre département ne rapporte aucun·e étudiant·e dans la balance du gâteau, et peu de financements – offrant la visibilité dans les rankings internationaux – à quel poids sur les décisions internes d’organisation de votre propre université pourriez-vous prétendre ?
Vous vous retrouvez donc au frais dans votre bureau, sans accès à l’internet mondial, avec une tonne de travail à abattre car on attend de votre part que vous soyez à la fois bon.ne enseignant·e, bon·ne chercheur·euse, bon.ne gestionnaire de projets, bon·ne chef·fe d’équipe, bon.ne administrateur·rice… bref : bon.ne en tout puisque l’institution manque de moyens pour investir dans la complémentarité. Pendant que vos mollets se remettent des marches déjà gravies, dans l’attente de la prochaine volée d’escalier (ou de bois vert), vous rêvez d’un café serré pour combattre le mal de tête qui commence déjà à poindre. Alors pour exorciser la céphalée qui rôde, vous vous approchez de la fenêtre ; la température de l’air glacé qui traverse les châssis demeure inchangée, contrairement à vos conditions de travail qui, elles, dessinent une courbe descendante.
Vos yeux contemplent la rue en bas : des petits attroupements d’étudiant·es défient le crachin belgobelge le temps d’une pause avant le prochain cours ou TP, à moins qu’ils ne partent pour leur service derrière la caisse du Carrefour tout proche (ou serait-ce plutôt celle du Mac Do ?). Il va sans dire que toutes et tous ont choisi leurs études par plaisir indiscutable. Loin de vous l’idée que certain·es auront probablement fait ce choix par sens du devoir, pour répondre aux attentes sociétales, parce que c’était ces études-là qu’il fallait choisir pour s’emparer d’un avenir assurément radieux et bleu comme un ciel de mai. Par plaisir et non par devoir… ou serait-ce quand même l’inverse ? De fait, où est le plaisir quand les étudiant·es n’ont jamais autant dépendu de petits boulots pour (mal) subvenir à leurs besoins – mal, car la précarité de cette frange de la population n’a cessé d’augmenter ces dernières années – ; alors même que ce travail complique leur « premier métier » qui est et reste aux yeux de tous et toutes d’étudier ? Parle-t-on encore de plaisir quand il manque de places assises dans l’auditoire, de bourses pour « payer » le minerval et les syllabus, de kots à prix abordables, de restaurants universitaires… Trop de plaisir, tue le plaisir, affirmeront certain·es.
Pour votre part, las.se, vous vous éloignez de la fenêtre. Mais fidèle à votre formation littéraire, vous cherchez à vous armer de ce qui se trouve à portée de mains : une plume, un stylo, un clavier, tout instrument scripturaire qui vous inspirerait à lutter à votre mesure. Peut-être rédigerez-vous alors un billet d’humeur, un peu acerbe, un soupçon ironique, pour réclamer enfin ce que les recteur·rices implorent depuis avant votre naissance ou presque : un vrai plan d’avenir pour les universités, correctement financé par l’État au regard des missions essentielles de service public que ces institutions ont à remplir.