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La paix règne. Violence et politique aujourd’hui

Numéro 3 - 2018 - Violence politique Violences par Guillermo Kozlowski

mai 2018

Com­ment pen­ser la vio­lence aujourd’hui ? Tout un long tra­vail de « paci­fi­ca­tion » de la socié­té, pas­sant par la dési­gna­tion d’ennemis inté­rieurs variant selon des époques et des lieux mène à une réelle dif­fi­cul­té pour répondre à cette ques­tion. Quelques exemples per­mettent tou­te­fois de sug­gé­rer que la vio­lence peut être pen­sée et assu­mée sans tom­ber dans l’assimilation entre vio­lence et nature !

Dossier

« Ce qui nous semble sur­tout étrange, dans la ferme déci­sion de sub­sti­tuer l’action par­le­men­taire à tout emploi de la vio­lence popu­laire, c’est l’idée qu’une révo­lu­tion peut être faite arbitrairement. »

Rosa Luxem­burg, L’expérience belge, 1913

D’un point de vue poli­tique, évo­quer la vio­lence fonc­tionne comme un acte magique. Là où le pou­voir aper­çoit de la vio­lence, il peut tra­cer un péri­mètre de sécu­ri­té à l’intérieur duquel tout lui est per­mis pour y mettre fin, pour garan­tir notre sécu­ri­té, y com­pris une vio­lence extrême. Tout indi­vi­du ou groupe accu­sé de vio­lence, quelles que soient les cir­cons­tances, devient d’un seul coup illé­gi­time dans l’ensemble de ses actes, pas­sés, pré­sents et à venir.

Il serait peut-être inté­res­sant de regar­der les ficelles de cet étrange tour de pas­se­passe, dont les pre­mières appa­ri­tions remontent peut-être au XVIIe siècle, lors de la colo­ni­sa­tion de l’Amérique.

La violence des Sauvages

Dans un article inti­tu­lé « Archéo­lo­gie de la vio­lence », l’anthropologue Pierre Clastres rap­porte qu’à par­tir du XVIIe siècle, lorsque des colo­ni­sa­teurs euro­péens rédigent des récits de voyage en Amé­rique, ils évoquent avec récur­rence des socié­tés très guer­rières, par­ti­cu­liè­re­ment en Ama­zo­nie. Ils « voient » des socié­tés fon­da­men­ta­le­ment vio­lentes qui, de ce fait, leur semblent incom­pré­hen­sibles et ridi­cules. Une vision qui s’étend par la suite à l’ensemble des colo­nies (Clastres, 1977, p. 137 – 173).

En revanche, lorsqu’il se penche sur la lit­té­ra­ture anthro­po­lo­gique des « der­nières décen­nies » (son article date de 1977), Clastres constate que « s’il est ques­tion (rare­ment) de la vio­lence, c’est en vue prin­ci­pa­le­ment de mon­trer à quel point ces socié­tés s’appliquent à la contrô­ler, à la codi­fier, à la ritua­li­ser, bref tendent à la réduire, sinon à l’abolir…». Sui­vant ce point de vue on pour­rait donc déduire que «… (à la réserve près d’anecdotes secon­daires) la vio­lence ne figure point sur l’horizon de la vie sociale des Sau­vages, que l’être social pri­mi­tif se déploie à l’extérieur du conflit armé, que la guerre n’appartient pas au fonc­tion­ne­ment nor­mal, habi­tuel des socié­tés primitives ».

Lors d’un renou­veau de l’anthropologie au XXe siècle, il est ques­tion d’accepter et même de valo­ri­ser la dif­fé­rence, de déve­lop­per le rap­port à « l’autre ». Les diverses dimen­sions des socié­tés étu­diées (culture, his­toire, poli­tique, etc.) peuvent être appré­hen­dées, mais à condi­tion de lais­ser en dehors la vio­lence réel­le­ment consta­tée. L’alternative semble être que soit la vio­lence défi­nit l’ensemble de la socié­té, soit elle est anec­do­tique. La vio­lence interne appa­rait comme la limite à par­tir de laquelle on ne peut plus recon­naitre d’interlocuteur. C’est quelque chose d’un peu plus com­pli­qué que le simple dégout moral pour la vio­lence qui com­mence à se des­si­ner au XVIIe siècle.

La grande inquié­tude des mis­sion­naires, des com­mer­çants, des colons, des intel­lec­tuels du XVIIe siècle à pro­pos de la vio­lence est moins morale que pra­tique : «…com­ment en effet chris­tia­ni­ser, civi­li­ser, convaincre des ver­tus du tra­vail et du com­merce des gens sou­cieux prin­ci­pa­le­ment de guer­royer contre leurs voi­sins, de ven­ger les défaites ou de célé­brer les vic­toires ? ». Sui­vant tou­jours l’article de Clastres, c’est pour ces rai­sons pra­tiques qu’à leurs yeux «… une socié­té sans gou­ver­ne­ment, sans État, n’est pas une socié­té ; donc les sau­vages demeurent à l’extérieur du social, ils vivent dans la condi­tion natu­relle des hommes où règne la guerre de cha­cun contre cha­cun ». La « guerre pri­mi­tive » de tous contre tous cor­res­pon­drait à un mode non civi­li­sé de l’humanité, qui ne peut être défi­ni que néga­ti­ve­ment, par l’organisation que les indi­vi­dus qui la com­posent n’arrivent pas à produire.

Ain­si, à par­tir du XVIIe siècle la vio­lence des Sau­vages appa­rait comme une erreur, en ceci qu’elle empê­che­rait la socié­té de déve­lop­per sa forme natu­relle. La colo­ni­sa­tion se pré­sen­te­ra comme la solu­tion à ce « pro­blème », c’est-à-dire qu’elle per­met­tra de « civi­li­ser, convaincre des ver­tus du tra­vail et du com­merce » des gens dont elle avait diag­nos­ti­qué que le pro­blème était d’en man­quer. Don­ner une forme, appor­ter la paix à une socié­té qu’elle voit comme informe parce que vio­lente… en même temps qu’elle y voit une socié­té vio­lente parce qu’elle veut lui impo­ser une forme. Ce « pro­blème » n’en reste pas là.

Les cannibales de l’intérieur

Connaitre l’ennemi

« Le soir, pré­cise l’accusation, les acteurs de cet acte de can­ni­bales allaient racon­ter hau­te­ment par­tout la part qu’ils y avaient prise : ‘‘Nous avons fait griller un fameux cochon!”, osaient dire quelques-uns. » (Cor­bin, 1990, p. 111) Tan­dis que l’Écho de la Dor­dogne expli­quait : «“Tous ont l’attitude, la phy­sio­no­mie, la tenue des pay­sans inci­vi­li­sés et pauvres des confins de notre dépar­te­ment, qui touchent à la Cha­rente et à la Haute Vienne”. Ain­si se des­sine l’interprétation fon­dée sur la pri­mi­ti­vi­té, sur le recours au pri­mor­dial, à la fis­sure tel­lu­rique qui met en contact le pas­sé loin­tain de l’humanité avec cette tra­gique année 1870. Alors que, nous le savons, un déca­lage de quelques décen­nies seule­ment aurait suf­fi à faire consi­dé­rer comme assez banal le com­por­te­ment de ces pay­sans », explique l’historien Alain Cor­bin (1990, p. 144). Dans l’esquisse de cet exemple nous retrou­vons à l’intérieur de l’Europe, dans le vil­lage de Hau­te­faye, l’idée d’une vio­lence oppo­sée à la nature de la socié­té, empreinte d’un ima­gi­naire colo­nial : sau­vages, can­ni­bales, inci­vi­li­sés, habi­tants des confins. L’acte en soi (un noble a été lyn­ché lors d’une foire agri­cole) n’est pas ano­din, mais il n’est pas excep­tion­nel non plus. Ce qui change est la réac­tion de la jus­tice, de la presse, de la police, qui cor­res­pond à un nou­veau mode de pouvoir

Pour com­prendre l’acte des pay­sans qui vivent dans la région, la jus­tice de Péri­gueux éta­blit un lien ima­gi­naire avec des tri­bus en Ama­zo­nie ou en Afrique. C’est à par­tir de ses « connais­sances » de tri­bus loin­taines qu’elle tente d’appréhender ration­nel­le­ment les évè­ne­ments, sans que per­sonne n’y voie de la folie. Au contraire, c’est avec un savoir nou­veau fon­dé sur la rai­son, la science, la jus­tice, le dégout pour la vio­lence et l’amour pour la véri­té et les droits humains, que le diag­nos­tic est pro­duit. C’est au terme d’une enquête scien­ti­fique, dans le cadre de l’État de droit, que le pro­cu­reur affirme : « c’est un acte de cannibales ».

Quelques mois plus tard, pas très loin de Hau­te­faye, « les conser­va­teurs racon­tèrent qu’on avait vu des can­ni­bales par­mi les meur­triers du pré­fet » (Lis­sa­ga­ray, 1983). Selon le nou­veau pré­fet, l’un d’entre eux « vint dans un café, offrant aux consom­ma­teurs de leur don­ner des mor­ceaux du crâne de M. de l’Espée et fai­sant cra­quer sous ses dents des mor­ceaux de ce crâne ». Ces can­ni­bales-là sont des ouvriers qui le 24 mars 1871 déclarent la Com­mune à Saint Étienne. Ce jour-là le pré­fet ain­si que les deux com­mu­nards, Vic­toire et Fillon, sont tués lors d’un affron­te­ment à l’hôtel de ville. Ces ouvriers sont poli­ti­que­ment et socio­lo­gi­que­ment à l’opposé des pay­sans de Dor­dogne, mais la manière de les appré­hen­der est la même : « des cannibales ».

Peu importe si, dans aucun des deux cas, per­sonne n’a man­gé de la chair humaine1, « acte de can­ni­bales » ren­voie aux acteurs, pas au geste. La vio­lence ne peut venir de la socié­té, parce que désor­mais elle est contraire à sa nature, mais d’individus qui n’en font pas par­tie. Aux yeux des modernes les can­ni­bales sont ceux qui ne font même pas la dif­fé­rence la plus basique de la socié­té, entre ce qui se mange et ce qui ne se mange pas. Ils ne font pas par­tie de la socié­té : ni socio­lo­gi­que­ment (ils sont inci­vi­li­sés), ni his­to­ri­que­ment (ils relèvent d’un pas­sé loin­tain, d’avant la socié­té), ni éco­no­mi­que­ment (ils sont pauvres), ni psy­cho­lo­gi­que­ment (ils sont tel­le­ment dépra­vés qu’ils se vantent de leur geste) ni encore géo­gra­phi­que­ment (ils habitent les confins ou les fau­bourgs). Ce nou­veau mode de savoir, dans lequel on peut voir au moins de manière embryon­naire les sciences sociales, les défi­nit par ce qu’ils ne sont pas… par les gestes, les atti­tudes, les com­por­te­ments qui leur man­que­raient et qu’ils devraient adop­ter, par leur inadaptation.

Éli­mi­ner l’ennemi

L’enjeu n’est pas moral, ici aus­si, comme dans les colo­nies, il est ques­tion de déve­lop­pe­ment. Par exemple, en Dor­dogne depuis quelques décen­nies la déci­sion a été prise de « favo­ri­ser la foire cita­dine, plus aisé­ment contrô­lable, mieux adap­tée aux cir­cuits com­mer­ciaux » (Cor­bin, 1990, p. 74). La foire agri­cole orga­ni­sée par les pay­sans pen­dant laquelle le mas­sacre a eu lieu était inter­dite, tolé­rée seule­ment. Dans le cas de la Com­mune il y avait une volon­té mani­feste de dis­ci­pli­ner les ouvriers. « La dif­fi­cul­té sociale est réso­lue ou en voie de réso­lu­tion » (Lis­sa­ga­ray, 1883, p. 135), titrait Le Siècle, un jour­nal proche du pou­voir cen­tral, le 21 mai 1871 lorsque les troupes ver­saillaises com­mencent les mas­sacres à Paris.

Par ailleurs, ce n’est pas parce que le dis­cours à leur encontre est ratio­na­liste que ces bar­bares de l’intérieur ne sont pas uti­li­sés comme vic­times sacri­fi­cielles. À Hau­te­faye il parai­tra logique et légi­time de dépla­cer la guillo­tine jusqu’à la place du vil­lage, en pleine lumière, et de cou­per la tête à quatre pay­sans, lors d’un rituel moderne, his­toire d’enseigner la rai­son à ces rustres. La répres­sion des dif­fé­rentes com­munes de 1871 fera des dizaines de mil­liers de morts. « Nous nous rap­pe­lions, cette butte gar­nie de canons, sillon­née par des éner­gu­mènes avi­nés, habi­tée par une popu­la­tion qui parais­sait hos­tile à toute idée reli­gieuse et que la haine de l’Église sem­blait sur­tout ani­mer », c’est ain­si que se jus­ti­fiait l’édification sym­bo­lique de la basi­lique du Sacré-Cœur pour « expier les crimes de la com­mune », en 1873.

Sui­vant l’analyse de René Girard (1972), le sacri­fice est une manière sym­bo­lique de rap­pe­ler les dif­fé­rences qui struc­turent une socié­té (ici il s’agit aus­si d’en conso­li­der de nou­velles), dans une situa­tion de crise, de grande confu­sion. Du côté des vic­times expia­toires tout serait confu­sion, vio­lence pure, les éli­mi­ner est une manière de signa­ler que c’est là la cause de la crise. Les pay­sans agissent sui­vant des rumeurs, leur action serait gui­dée par la super­sti­tion, éco­no­mi­que­ment ils ne font que per­pé­tuer une culture tra­di­tion­nelle, sans même éva­luer sa ren­ta­bi­li­té… Les ouvriers sont des « par­ta­geux », avi­nés, vio­lents, et ne res­pectent pas la religion.

Les dif­fé­ren­cia­tions que font les pay­sans (par exemple, entre les mar­chands et les pay­sans) ou les ouvriers de la Com­mune (par exemple, entre le tra­vail et le capi­tal), leur manière de déter­mi­ner ce qui est légi­time ou pas, sont ren­dues invi­sibles. À l’opposé, les dif­fé­ren­cia­tions propres à la bour­geoi­sie sont accen­tuées. La bonne manière d’établir des dif­fé­rences entre cou­pables et inno­cents sera l’enquête de la police. Le savoir uni­ver­sel des juges et des jour­na­listes devient le moyen pour dif­fé­ren­cier la parole légi­time et celle qui est illé­gi­time. Tout comme la nou­velle ratio­na­li­té éco­no­mique dif­fé­ren­cie ce qui est utile et ce qui ne l’est pas.

Notons, avec la phi­lo­sophe Elsa Dor­lin, que la ques­tion déborde celle du mono­pole de la vio­lence par l’État. Avec un regard sem­blable à celui qui se met en place en France, à la même époque, les tri­bu­naux des États-Unis laissent les pay­sans blancs s’organiser en milices, notam­ment les Vigi­lants, pour lyn­cher et tor­tu­rer quo­ti­dien­ne­ment des Noirs. «… la figure du vigi­lant, du jus­ti­cier mas­qué, évo­lue au cœur même d’une socié­té qu’il entend défendre en met­tant à nu les cri­mi­nels. Il est l’incarnation d’une volon­té puni­tive, d’une jus­tice raciale qui exé­cute ceux qui sont consi­dé­rés comme enne­mis “natu­rels” de la pro­prié­té pri­vée, de la famille et de la socié­té blanche » (Dor­lin, 2017, p. 104). À leurs yeux la nature simple, naïve et tra­vailleuse des Vigi­lants ne déna­ture pas la socié­té. Ce ne sont pas des bar­bares qui ignorent toutes les dif­fé­rences, comme à Hau­te­faye ou à Saint-Étienne, mais des braves gens contraints à défendre modes­te­ment le déve­lop­pe­ment natu­rel de leur socié­té, qui marquent à leur manière ce qui se fait et ce qui ne peut pas se faire2.

Dans les deux cas, c’est une sorte de savoir à la limite de la bio­lo­gie et de l’économie : le racisme ou la « phy­sio­no­mie des pauvres », qui consti­tue « le rap­port à l’autre ». Non pas un échange, non pas une inter­ac­tion, on ne regarde pas les gestes, ceux-ci ne comptent que comme symp­tôme de la « nature » de l’auteur. « De la ques­tion liée à la cause du conflit, on passe à la ques­tion liée à la digni­té anthro­po­lo­gique de celui qui se défend » (Dor­lin, 2017, p. 42).

La nature de l’ennemi

La vio­lence contre la nature de la socié­té fonc­tionne comme un symp­tôme, un bruit dans le modèle, qui per­met de repé­rer les enne­mis inté­rieurs. Les incar­na­tions de cet enne­mi vont chan­ger : hier les pay­sans des confins de la Dor­dogne, les classes dan­ge­reuses des villes au XIXe siècle, les Sau­va­geons des ban­lieues depuis les années 1980, les Blou­sons noirs dans les années 1950, les pay­sans des Jac­que­ries, les ouvriers anar­chistes au XIXe siècle, les indi­gènes au moment de la déco­lo­ni­sa­tion, les jeunes Apaches dans le Paris du début du XXe siècle, aujourd’hui les « radicalisés»…

Les mots, les pos­tures d’expert, le nom des sciences cen­sées les appré­hen­der, les peurs qu’ils génèrent, les images qui leur sont atta­chées varient. Les réa­li­tés sociales, his­to­riques, géo­gra­phiques, les pra­tiques de ceux qui sont visés sont très diverses, par­fois oppo­sées, sans que cela pose un pro­blème, puisqu’il s’agit jus­te­ment de ne pas prendre en compte tous ces élé­ments, de tout mélan­ger. Aux yeux du savoir qui les étu­die leur actes n’affirment jamais rien, ils ne sont qu’une consé­quence d’un manque : de civi­li­sa­tion, d’humanité, d’intelligence, d’éducation… l’indignité anthro­po­lo­gique des acteurs. Ce regard pro­duit déjà le pro­gramme politique.

L’ennemi inté­rieur ce n’est pas un autre puisqu’il n’a pas de forme, ce qui est signi­fiant est sa nature informe, incom­plète. Une sorte de trou noir sus­cep­tible d’aspirer tout ce qui ne gra­vite pas dans l’orbite proche de la nature de la socié­té. Aujourd’hui, par exemple, per­sonne ne peut défi­nir la « radi­ca­li­sa­tion », mais on peut pro­duire des listes inter­mi­nables de « signes de radi­ca­li­sa­tion » qui pro­li­fèrent dans la socié­té, comme à Hau­te­faye on repé­rait la phy­sio­no­mie et les atti­tudes des pay­sans inci­vi­li­sés, de la même manière que les scien­ti­fiques détectent les trous noirs par les dis­tor­sions qu’ils pro­duisent dans la lumière.

La socié­té occi­den­tale se pré­sente ain­si comme radi­ca­le­ment paci­fique, puisque la vio­lence est défi­nie comme ce qui s’oppose à sa nature uni­ver­selle, valable par­tout et pour tous. En même temps qu’elle se donne le droit d’utiliser n’importe quelle vio­lence, puisque l’objectif est de se défendre contre la pro­pa­ga­tion d’un enne­mi qui se défi­nit par la néga­tion de cette nature paci­fique. « Si le sys­tème est arri­vé au point de matu­ra­tion où il incarne la nature humaine, tout ce qui s’oppose à lui — ces groupes ou ces indi­vi­dus qui, de l’extérieur comme de l’intérieur, n’arrivent pas à être tels que le modèle domi­nant le pré­voit — sera iden­ti­fié comme “pré­hu­main” voire “infra­hu­main”» (Bena­sayag, 2007, p. 17).

Infor­mer, for­mer, réfor­mer, trans­for­mer, for­ma­ter, tuer, mais quoi qu’il en soit, faire dis­pa­raitre l’informe en lui don­nant la forme, le cadre, dont il manque. C’est ce rap­port for­gé dans le colo­nia­lisme que la socié­té occi­den­tale tente d’imposer à l’ennemi inté­rieur qu’elle pro­duit. Ame­ner une forme natu­relle là où se déve­loppe la vio­lence pure, matière déna­tu­rée, ou plu­tôt un vide déna­tu­rant : faire dis­pa­raitre les monstres, conqué­rir les déserts… Mar­quer la toute-puis­sance et l’universalité de la « bonne forme », relève à la fois d’une effi­ca­ci­té directe (impo­ser une ratio­na­li­té éco­no­mique) et d’une effi­ca­ci­té sym­bo­lique, mais bien enten­du réelle (fabri­quer une vic­time sacri­fi­cielle : éta­blir les « bonnes » dif­fé­rences et rendre invi­sibles les « mauvaises »).

L’approche moderne, uti­li­ta­riste, de la vio­lence est une com­po­sante essen­tielle d’un mode de domi­na­tion. Néan­moins le pro­pos ne peut pas être d’inverser le pro­blème, conce­voir la vio­lence comme une expres­sion de la vraie nature humaine, contre la fausse nature de la civi­li­sa­tion (c’est à peu de chose près le point de vue nazi). Plu­tôt que jouer à se défi­nir pour ou contre la vio­lence, on ten­te­ra dans la suite de ce texte, au fil de deux ou trois expé­riences poli­tiques choi­sies, de regar­der com­ment la vio­lence peut être pen­sée et assu­mée, sor­tir de cette assi­mi­la­tion néfaste entre vio­lence et nature. « La méthode sécu­ri­taire trans­forme tout conflit en affron­te­ment » (Bena­sayag, 2007, p. 97), toute la com­plexi­té d’une dif­fé­rence est alors réduite à une oppo­si­tion entre deux iden­ti­tés anti­thé­tiques : le bien et le mal, la civi­li­sa­tion et la bar­ba­rie, la moder­ni­té et l’archaïsme, ce qui est ren­table et ce qui est cou­teux. Cela abou­tit à une vio­lence mimé­tique, une iden­ti­té qui se défi­nit comme pure et inno­cente par oppo­si­tion à une sorte de jumeau malé­fique, c’est là que la vio­lence est à la fois sans limites et impen­sable, c’est ce gou­lot d’étranglement qu’il s’agira d’éviter.

Pratiques de la violence

Conflit et affrontement

« Les stra­té­gies déve­lop­pées mêlent tech­niques de com­bat rap­pro­ché au corps à corps (parades, clefs de bras, uti­li­sa­tion de la force d’inertie de l’adversaire, etc.), contre les poli­ciers, les mili­tants ou même les badauds hos­tiles à la cause des femmes, et tech­niques de ruse, qui exploitent les pré­ju­gés selon les­quels les femmes ne peuvent se défendre » (Dor­lin, 2017, p. 59). Ici aus­si le pro­blème est pra­tique, les suf­fra­gettes anglaises du début du XXe siècle ne rentrent pas dans les formes. Elles contestent cer­taines dif­fé­rences (par exemple, les hommes votent, les femmes non) et éta­blissent d’autres dif­fé­rences (par exemple, entre des rap­ports consen­tis ou pas dans le cadre du mariage). Modi­fier les fron­tières internes qui struc­turent une socié­té entraine une réac­tion vio­lente, d’où la néces­si­té de l’autodéfense.

Il était néces­saire pour elles de pré­pa­rer cet affron­te­ment, mais si le pro­blème est pra­tique, ici la réponse n’est pas seule­ment tech­nique, l’affrontement ne déter­mine pas la lutte, il est une manière de plus d’affirmer des dif­fé­rences. Comme le remarque Elsa Dor­lin, dans leur cas, « l’autodéfense n’est donc pas un moyen en vue d’une fin — acqué­rir un sta­tut et une recon­nais­sance poli­tique —, elle poli­tise les corps, sans média­tion, sans délé­ga­tion, sans repré­sen­ta­tion » (Dor­lin, 2017).

Dans cette pra­tique de l’autodéfense la vio­lence est une dimen­sion de la lutte, elle n’est pas envi­sa­gée en termes uti­li­ta­ristes, comme un moyen en vue d’annihiler l’ennemi. Il y a ici une dif­fé­rence nette entre le conflit, la lutte fémi­niste, qui com­porte toutes sortes de dimen­sions, qui existe dans dif­fé­rentes tem­po­ra­li­tés his­to­riques, poli­tiques, sociales, qui est mul­tiple et qui se modi­fie, d’une part, et, d’autre part, l’affrontement, notam­ment avec la police, qui n’est qu’une de ses dimen­sions. L’affrontement phy­sique est néces­saire, mais la lutte ne se struc­ture pas autour de l’opposition avec la police ou des mili­tants hos­tiles. La forme de cette vio­lence (les gestes uti­li­sés, les moments où elle est employée, le mode de déci­sion quant à son uti­li­sa­tion, sa légi­ti­mi­té) n’est pas indé­pen­dante des autres dimen­sions du conflit, qui affirment un rap­port au monde sin­gu­lier. La façon d’affronter phy­si­que­ment ceux qui s’y opposent cor­res­pond à une manière de pen­ser pra­ti­que­ment leur lutte en termes poli­tiques : modi­fier un rap­port au corps envi­sa­gé comme lié à la nature de la socié­té, affir­mer une dif­fé­rence et la rendre incon­tour­nable. Leur vio­lence est éva­luable non seule­ment en termes tech­niques, mais aus­si, et sur­tout, politiques.

À par­tir du conflit il est pos­sible de voir les actes dans des situa­tions concrètes. Loin de satu­rer une situa­tion, de déve­lop­per une vio­lence mimé­tique, où l’adversaire devient une sorte de double malé­fique à anhi­ler, subor­don­ner l’affrontement à la com­plexi­té du conflit per­met de déve­lop­per des dif­fé­rences, il y a dès lors beau­coup d’«autres », et non le bien et le mal, la civi­li­sa­tion et la bar­ba­rie, la démo­cra­tie et le radi­ca­lisme, l’informe et la forme.

Prendre forme : vio­lence et démocratie

Aujourd’hui en Bel­gique même une grève des trans­ports est pré­sen­tée comme une vio­lence inac­cep­table. Une « prise d’otage » répètent inlas­sa­ble­ment les plus fai­néants et les moins ima­gi­na­tifs. En arrière-fond une série d’arguments uti­li­ta­ristes : c’est pour gagner en effi­ca­ci­té que les réformes sont indis­pen­sables, mais sur­tout la grève serait une forme peu effi­cace, trop cou­teuse pour la société.

Cette perte, cette vio­lence, serait sup­pri­mée en éta­blis­sant un cadre pour la dis­cus­sion, implorent des armées d’hommes rai­son­nables. Notam­ment confron­ter des don­nées éco­no­miques, modé­li­ser les situa­tions pro­blé­ma­tiques, ima­gi­ner des solu­tions, infor­mer, com­mu­ni­quer, réunir des experts, des repré­sen­tants des diverses par­ties. Or, dans cette liste il s’agit de repré­sen­ta­tions, des don­nées, mais aus­si d’acteurs, qui ont été mis en forme pour être valables dans ce débat. L’expert s’est for­mé pour pro­duire ce type de savoir spé­ci­fique, le repré­sen­tant est choi­si en vue de ces ins­tances, on débat à par­tir d’un savoir conforme. D’un point de vue uti­li­ta­riste, une forme effi­cace est une forme qui se suf­fit à elle-même, qui pro­duit son contenu.

Dans un conflit il y a la pos­si­bi­li­té d’expérimenter le fonc­tion­ne­ment de ces trans­ports : les gares qu’ils des­servent, les gens qu’ils trans­portent, la manière dont ils sont orga­ni­sés, quelle est la place des tra­vailleurs, celle des cadres, des poli­tiques. Com­ment on bloque ces trains, com­ment on tente d’empêcher ces blo­cages ? Mais aus­si la manière dont cha­cun est affec­té, qui peut se réduire à « ça ne me plait pas quand ça s’arrête », mais peut aus­si don­ner lieu à une connais­sance beau­coup plus active que cette simple sen­sa­tion de déplai­sir. Dans le conflit tout ceci existe dans sa com­plexi­té, dans toutes sortes de dyna­miques dif­fé­rentes et des tem­po­ra­li­tés diverses, en inter­ac­tion. C’est cette com­plexi­té réelle qui semble ne pas faire par­tie de la nature de la société.

Dans le modèle tout semble mai­tri­sé, har­mo­nieux, tan­dis que le conflit est consti­tué d’incohérences, de mal­en­ten­dus, d’incompatibilités, de tem­po­ra­li­tés qui ne s’accordent pas. Sim­ple­ment parce que la modé­li­sa­tion est bâtie, quel qu’en soit le cout, pour être uni­di­men­sion­nelle, et qu’ensuite ce qui ne se laisse pas modé­li­ser est pen­sé comme un déchet, du bruit à éli­mi­ner, là aus­si à n’importe quel prix. Dans le conflit il y a la pos­si­bi­li­té de pen­ser que la vie est consti­tuée de dif­fé­rentes dimen­sions qui coexistent sans harmonisation.

La « paix » du modèle et la vio­lence du conflit, ne sont pas deux manières dif­fé­rentes de pré­sen­ter le même avis, l’une moderne, effi­cace et paci­fique, l’autre vio­lente, cou­teuse et archaïque, il y a des modes de savoir dif­fé­rents. Ceux qui vivent des véri­tables conflits racontent, sou­vent très éton­nés, tout ce qu’ils ont appris.

De la même manière que, à Notre Dame des Landes, il est ques­tion d’expérimentation, de recherche, mais ceci ne pour­rait avoir lieu sans tenir l’affrontement.

Reve­nons néan­moins en Ama­zo­nie : « Quelle est la fonc­tion de la guerre pri­mi­tive ? Assu­rer la per­ma­nence de la dis­per­sion, du mor­cè­le­ment, de l’atomisation des groupes. La guerre pri­mi­tive, c’est le tra­vail d’une logique du cen­tri­fuge, d’une logique de la sépa­ra­tion, qui s’exprime de temps à autre dans le conflit armé. La guerre sert à main­te­nir chaque com­mu­nau­té dans son indé­pen­dance poli­tique. Tant qu’il y a de la guerre il y a de l’autonomie ; c’est pour cela qu’elle ne peut pas, ne doit pas ces­ser, qu’elle est per­ma­nente. » C’est la conclu­sion de Clastres dans son article « Archéo­lo­gie de la vio­lence ». L’Amazonie n’est pas le Far West, ni la mafia ni encore le néo­li­bé­ra­lisme, la vio­lence n’est pas un outil pour réa­li­ser sur terre un modèle rêvé. Si elle reste à l’intérieur de la socié­té c’est jus­te­ment pour qu’elle demeure subor­don­née au mul­tiple, à la dif­fé­rence, pour qu’elle ne devienne pas un outil pour impo­ser une socié­té uni­di­men­tio­nelle. Ce qui était pro­blé­ma­tique pour les colons, ce n’est pas la vio­lence, ils étaient infi­ni­ment plus vio­lents que les Ama­zo­niens, mais bien le conflit. Dans la paix des colons, il fal­lait éli­mi­ner les Indiens, dans la guerre des Indiens il y avait une place pour tout le monde. Il ne faut pas oublier que la pré­oc­cu­pa­tion des colons était prag­ma­tique : il est dif­fi­cile de domi­ner une socié­té mul­tiple, peu uniforme.

Pour la suite

Les exemples uti­li­sés dans ce texte peuvent paraitre un peu ternes, ils sont loin­tains, ne sentent plus le soufre et la polé­mique, ils ne sont plus char­gés d’adrénaline. Il ne s’agit pas de prendre de la dis­tance, mais, au contraire, de ten­ter d’enlever une épaisse couche d’imaginaire. Rame­ner dans le quo­ti­dien toute une série de pra­tiques et de savoirs délé­gi­ti­més au nom de la lutte contre la violence.

Non pas pour accroitre la vio­lence, mais au contraire, pour qu’elle ne soit qu’un élé­ment des conflits qui tra­versent nos vies, pour qu’elle soit pen­sable autre­ment que dans l’utilitarisme.

Dans notre socié­té, jus­te­ment parce qu’elle est si prompte à dénon­cer la vio­lence, à y voir l’inacceptable, l’informe, le hors socié­té ou l’antisociété, c’est-à-dire à ne rien voir, la vio­lence pour éli­mi­ner ce qui semble mena­cer la nature de la socié­té est réel­le­ment sans limites. Ce n’est pas une figure de style, l’Union euro­péenne est entou­rée d’un épais péri­mètre de « sécu­ri­té », une zone informe où des accords bila­té­raux et des inter­ven­tions mili­taires per­mettent dans les faits de séques­trer, assas­si­ner, vio­ler, réduire en escla­vage ou noyer tous ceux qui s’approchent sans être en bonne et due forme.

On n’écrit jamais seul, dans ce cas-ci, avec notam­ment les retours de Pao­la Sté­venne, Che­dia Leroij et Phi­lippe Vicari.

  1. En Dor­dogne il est clai­re­ment éta­bli par l’enquête de la police qu’il n’y a pas eu de can­ni­ba­lisme. Le seul sup­port à cette accu­sa­tion est la réfé­rence au cochon. Bien enten­du cette image ren­voie au quo­ti­dien de la cam­pagne, tout le monde le savait, tuer le cochon est un moment impor­tant, intense, violent. Mais la réfé­rence à l’imaginaire de la bar­ba­rie était tel­le­ment forte qu’elle s’est impo­sée. Dans le cas de Saint Étienne, l’imagination semble être dénouée de tout sup­port extérieur.
  2. Dans le même ordre de choses le « crime pas­sion­nel » est sou­vent une « cir­cons­tance atté­nuante », peut-être parce qu’il est vu par beau­coup comme une manière d’établir des limites entre ce qu’une femme peut faire ou pas…

Guillermo Kozlowski


Auteur

Né à Buenos Aires en 1974. DEA en Philosophie à Paris 1 en 1999. Chercheur au collectif Malgré tout entre 1995 et 2001. Il travaille depuis 2009 comme chercheur à CFS asbl. Son travail est notamment centré sur l’écriture d’analyses et études (en accès libre sur le site de CFS asbl) dans une démarche d’éducation populaire : confronter les savoirs théoriques et les savoirs d’expérience, sur un pied d’égalité. Ce travail de recherche est très inspiré par les expériences du cinéma documentaire. Il participe régulièrement à des émissions de radio (Radio libertaire, Paris pluriel, Panik, Air libre, Campus…). Il a par ailleurs réalisé trois documentaires de création sonore pour la RTBF ({Histoires Souterraines d’Argentine}, {Le modélisateur}, {Paysages}), et coréalise actuellement l’émission mensuelle {Des singes en Hiver} pour Radio Panik.