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La nuée indignée, ambitions et limites

Numéro 7 - 2015 par Antón Fernández de Rota

novembre 2015

Les élec­tions géné­rales espa­gnoles pré­vues en décembre pro­chain mar­que­ront une étape impor­tante dans un pro­ces­sus d’évolution du pay­sage poli­tique. Il ne s’agira pas seule­ment de renou­ve­ler les Chambres et de remettre en ques­tion le poids res­pec­tif des deux grands par­tis. Les enjeux sont bien plus consi­dé­rables, car, depuis le 15 mai 2011 et l’émergence du mou­ve­ment des Indi­gnés, la socié­té civile espa­gnole a repris la chose publique en main. C’est en inter­ro­geant le concept d’intelligence dis­tri­buée que l’on peut prendre la mesure des bou­le­ver­se­ments en cours : mise en place d’alternatives élec­to­rales, ques­tion­ne­ment des formes syn­di­cales et contes­ta­tion du rôle des par­tis, peu de sec­teurs de la vie poli­tique échappent au bouillon­ne­ment qui agite l’Espagne.

Dossier

L’histoire de la pen­sée poli­tique est tra­ver­sée de méta­phores ani­ma­lières. Son bes­tiaire com­prend le gou­ver­ne­ment de bipèdes sans plumes d’un Pla­ton iro­ni­sant sur la poli­tique, le fameux Lévia­than de Hobbes, ou encore les cyborgs com­bi­nant tech­nique et bio­lo­gie de l’actuel ima­gi­naire cybernétique.

L’abeille et sa colo­nie trouvent natu­rel­le­ment leur place dans cette repré­sen­ta­tion cyber­né­tique de la poli­tique. L’agencement géo­mé­tri­que­ment homo­gène du groupe et l’automatisme méca­nique de l’insecte, pen­sés au cours du XXe siècle de manière dys­to­pique, sont deve­nus les sym­boles du côté obs­cur du for­disme : dis­ci­pline dans la chaine de mon­tage et cau­che­mar kaf­kaïen de la bureau­cra­tie. Mais, à l’ère du post­for­disme digi­tal, l’abeille renait libé­rée de ses chaines. Elle incarne les aspi­ra­tions et les rêves — les leurres aus­si — d’une liber­té fon­dée dans l’interconnexion et la pol­li­ni­sa­tion, et d’une poli­tique en réseau encore en quête de son propre programme.

Cette évo­lu­tion sus­cite deux types de dis­cours. Le pre­mier est une dénon­cia­tion. On a dit que la nuée digi­tale et ses mobi­li­sa­tions éclairs étaient aus­si dépour­vues d’âme que de corps. On a dit qu’elles n’étaient que du bruit. On a dit qu’elles se méfiaient des lea­deur­ships forts pour se fon­der sur un ano­ny­mat si contra­dic­toire avec le nar­cis­sisme des inter­nautes. On a affir­mé que la nuée passe de l’action au pia­no­tage dans les nuages, qu’elle prend les rues pour, sitôt réunie, se dis­per­ser, ver­sa­tile. Cette dis­per­sion n’est pas celle d’une foule prise de panique, mais celle d’une mul­ti­tude indif­fé­rente. Une fois leur inté­rêt com­mun éva­noui, l’urgence envo­lée dans les nuages et les feux média­tiques éteints, cha­cune de ses par­ti­cules regagne son pro­fil, alvéole par­mi les innom­brables dont se com­pose la ruche des réseaux sociaux1.

Anti­thé­tique, le deuxième dis­cours fait l’apologie de la nuée et de l’intelligence col­lec­tive ou, pour para­phra­ser Marx, du gene­ral intel­lect. En matière d’intelligence arti­fi­cielle, on appelle « intel­li­gence dis­tri­buée » la capa­ci­té à trou­ver des solu­tions col­lec­ti­ve­ment sans suivre les dik­tats d’une auto­ri­té cen­trale ou les codi­fi­ca­tions d’un modèle pré­dé­fi­ni. En poli­tique, l’intelligence dis­tri­buée de la nuée : « Si l’armée régu­lière est un corps armé unique dont les rela­tions entre les uni­tés sont orga­niques et cen­tra­li­sées, et si la gué­rilla est une meute de loups, dis­po­sant de groupes rela­ti­ve­ment auto­nomes agis­sant indé­pen­dam­ment ou en coor­di­na­tion, alors l’intelligence dis­tri­buée en réseau pour­rait être ima­gi­née comme un essaim d’abeilles ou une colo­nie de four­mis, soit un grouille­ment appa­rem­ment informe, mais capable d’attaquer un point déter­mi­né depuis les flancs ou de se dis­per­ser jusqu’à deve­nir qua­si­ment invi­sible2. »

Pour rendre compte du cycle poli­tique enta­mé en Espagne en 2011, il faut prendre au sérieux la poli­tique de la nuée, en se gar­dant autant de la can­deur que des pré­ju­gés. Et s’il y a une rai­son de ne pas la sous-esti­mer, c’est qu’elle a engen­dré un évè­ne­ment venu bou­le­ver­ser l’échiquier espa­gnol : le mou­ve­ment des Indi­gnés3.

Agoras en ligne

Les Indi­gnés font irrup­tion dans un contexte de luttes conca­té­nées qua­si pla­né­taires qu’on ne peut com­pa­rer qu’avec celles des « longues années 1960 » pour reprendre l’expression de Fre­dric Jame­son4. Le Mai 1968 fran­çais, mais éga­le­ment les prin­temps tché­co­slo­vaque, mexi­cain ou japo­nais, sont au cœur d’une époque cou­rant de la fin des années 1950 à la fin des années 1970, soit de l’apparition des luttes de déco­lo­ni­sa­tion et des mou­ve­ments pour les droits civiques aux États-Unis à l’effondrement des dic­ta­tures du sud de l’Europe et à la fin de l’«automne chaud ita­lien5 ». On a alors par­lé d’«une nou­velle gauche », d’une nou­velle vague de démo­cra­ti­sa­tion, pour cer­tains, un « excès de démo­cra­tie », et une crise géné­rale de gou­ver­na­bi­li­té6.

Comme à cette époque, c’est dans les péri­phé­ries du globe qu’ont éclos les mou­ve­ments qui ont ins­pi­ré des modi­fi­ca­tions de la manière de faire de la poli­tique en Europe et aux États-Unis. Dans les années 1960, le « tiers-mon­disme » a don­né nais­sance aux maoïstes occi­den­taux, la révo­lu­tion indienne de Gand­hi réson­na avec force tant dans les com­munes contre-cultu­relles que dans des mou­ve­ments paci­fistes et éco­lo­gistes d’un type nou­veau. Dans le cas pré­sent, les idées ont voya­gé du sud vers le nord à tra­vers le mou­ve­ment alter­mon­dia­liste dont le Chia­pas est le centre mythique. Plus récem­ment, les Prin­temps arabes ont expor­té vers le nord, si pas des idées, au moins des tac­tiques qui ont ins­pi­ré les Indi­gnés : vil­lages de tentes occu­pant des places au centre des villes et connexion au cyberespace.

Par ailleurs, la sym­bo­lique a ici toute son impor­tance. En effet, les Indi­gnés n’ont pas pris pos­ses­sion des places avec des dra­peaux natio­naux, ni même avec ceux des « nations sans État » bran­dis par les indé­pen­dan­tistes des quatre coins de la pénin­sule, et moins encore avec la ban­nière répu­bli­caine arbo­rée contre la monar­chie par­le­men­taire. Oubliés fau­cilles, mar­teaux et autres outils rouillés, propres à un monde agro-indus­triel obso­lète, icônes de vieilles idéo­lo­gies révo­lu­tion­naires du XIXe. Les pre­miers acti­vistes, qui inves­tirent la Puer­ta del Sol à Madrid, por­taient des dra­peaux égyp­tiens ain­si que d’autres sym­boles davan­tage en adé­qua­tion avec les temps nou­veaux. L’évènement prit par sur­prise la gauche tra­di­tion­nelle et ses orga­ni­sa­tions, plon­geant ses par­tis dans une crise pro­fonde et balayant les syn­di­cats de l’actualité poli­tique. La gauche n’est pas seule­ment arri­vée tard : au cours des der­nières années, elle a sys­té­ma­ti­que­ment éprou­vé d’énormes dif­fi­cul­tés chaque fois qu’elle a ten­té de prendre posi­tion ou de por­ter les choses sur son propre terrain.

Les pre­miers Indi­gnés s’enroulaient dans le dra­peau égyp­tien, mais aus­si dans l’islandais, ils cachaient leurs visages sous le masque de Guy Fawkes que s’étaient appro­priés les acti­vistes du réseau de hackers Ano­ny­mous. L’Islande incar­nait le rêve d’une réponse alter­na­tive à la crise. Non seule­ment le pays avait empri­son­né les ban­quiers plu­tôt que de sau­ver leurs banques avec de l’argent public, mais, s’appuyant sur la par­ti­ci­pa­tion en ligne si chère aux hackers, il avait éga­le­ment enta­mé la réécri­ture de ses lois fon­da­men­tales. L’Égypte et sa place de la Libé­ra­tion (Tah­rir) repré­sen­taient l’autre ver­sant du rêve : le contact intime des corps ser­rés sur les places, l’émergence d’agoras (au sens de la Grèce antique) fai­sant voler en éclat le cadre sta­to-natio­nal. L’hypothèse des Indi­gnés sem­bla se confir­mer lorsque, très vite, appa­rut sur l’acropole athé­nienne une énorme pan­carte cla­mant « Peoples of Europe Rise Up ! ».

Deux points dis­tinguent le mou­ve­ment des Indi­gnés des autres expé­riences : son carac­tère consti­tuant et, par-des­sus tout, la foca­li­sa­tion sur la ques­tion démo­cra­tique. Peu avant, était appa­ru au Por­tu­gal l’impressionnant mou­ve­ment de la « Gera­çao à ras­ca7 ». Dans les cas por­tu­gais et espa­gnol, il s’agissait d’un débor­de­ment de la gauche sous la forme d’une nuée por­tée, d’une part, par des jeunes sans filia­tion poli­tique, dupés par les pro­messes du dis­cours de la « classe créa­tive8 » et suc­com­bant aux poli­tiques d’austérité et, d’autre part, par des géné­ra­tions plus âgées qui voyaient s’écrouler leur uni­vers de classe moyenne key­né­sienne et la pro­tec­tion de l’État-providence. Mais, à la dif­fé­rence des Por­tu­gais, il ne s’agissait pas de l’expression d’un pou­voir des­ti­tuant — à la manière du « qu’ils s’en aillent tous » de l’insurrection argen­tine de 2001 – 2002 —, mais bien de la mise en place d’un pou­voir consti­tuant afin de refon­der la démo­cra­tie. Le mou­ve­ment ne se limi­tait pas à réagir à la crise en deman­dant des démis­sions et la réorien­ta­tion des poli­tiques éco­no­miques. Face à une situa­tion éco­no­mique alar­mante, omni­pré­sente dans les jour­naux télé­vi­sés, ce qu’il exi­geait, c’était de refon­der la démocratie.

Les cam­pe­ments ont éclos dans quelque deux-cents centres urbains, inter­con­nec­tés via une espèce de « Face­book pour acti­vistes » créé par des hack­ti­vistes et appe­lé N‑1. Les occu­pants se vivaient comme des élé­ments d’une « intel­li­gence col­lec­tive ». La nuée affron­tait ensemble la répres­sion poli­cière et répon­dait aux attaques média­tiques en temps réel. En paral­lèle, ses nom­breuses com­mis­sions éla­bo­raient des poli­tiques dans presque tous les champs. Elles sem­blaient être en train de rédi­ger une nou­velle Consti­tu­tion, accom­pa­gnée de réformes du sys­tème repré­sen­ta­tif et d’ébauches de poli­tiques publiques rela­tives à la dette, au monde du tra­vail, aux ques­tions urbaines, etc. Le slo­gan le plus répé­té fut en soi une décla­ra­tion d’intention : « Nous allons len­te­ment car nous allons loin. »

En ce qui concerne la réplique amé­ri­caine qui débu­ta avec Occu­py Wall Street à l’automne de la même année 2011, Ber­nard Har­court crut iden­ti­fier la nais­sance d’une nou­velle ratio­na­li­té poli­tique anta­go­niste. Occu­py n’était pas la déso­béis­sance civile qui « res­pecte la norme légale dans la résis­tance et se place elle-même sous sa sanc­tion », mais bien une déso­béis­sance poli­tique, qui défie les lois gou­ver­ne­men­tales et « résiste aux moda­li­tés de gou­ver­ne­ment elles-mêmes9 ». Cette déso­béis­sance n’avait pas pour objec­tif de créer un nou­vel ordre social ou un par­ti qui l’instaurât, son but n’était pas tant d’offrir des solu­tions que d’ouvrir des pos­si­bi­li­tés. Mais la situa­tion espa­gnole ne se résu­mait pas à cela. L’ambition était supé­rieure. Les Indi­gnés cher­chaient à dépas­ser les apo­ries poli­tiques de la nuée : ses dif­fi­cul­tés à créer des struc­tures et à construire une alter­na­tive poli­tique à grande échelle, ain­si que sa fuga­ci­té, maintes fois cri­ti­quée. De là le pari de créer une rapi­di­té lente : « Nous allons len­te­ment » — quand les évè­ne­ments se pré­ci­pitent — pour atteindre notre objec­tif, « aller loin ».

En réfé­rence au pro­ces­sus qui, à la mort du géné­ral Fran­co, en 1975, fon­da la tran­si­tion démo­cra­tique, ils assu­mèrent le défi de pro­mou­voir une « tran­si­tion 2.0 ». Or, pour réin­ven­ter la démo­cra­tie, il fal­lait réin­ven­ter ses ins­ti­tu­tions. Ils débu­tèrent avec le syn­di­ca­lisme, pour­sui­virent avec les par­tis, puis avec les muni­ci­pa­li­tés, et enfin avec l’État.

Syndicat, parti et ville

Sous le fran­quisme, seul le syn­di­cat ver­ti­cal était léga­le­ment auto­ri­sé. Après la dic­ta­ture, le syn­di­ca­lisme renoua avec la plu­ra­li­té sans retrou­ver sa puis­sance pas­sée. Avant la guerre civile, la ten­sion sur le lieu de tra­vail trou­vait un écho impor­tant dans les quar­tiers. Sou­te­nues par les mutuelles ouvrières et les athé­nées cultu­rels, des orga­ni­sa­tions comme la CNT10 ou l’UGT11 façon­nèrent la vie des com­mu­nau­tés popu­laires aux­quelles elles offraient leur pro­tec­tion. Dans les années 1970, les syn­di­cats et les asso­cia­tions de quar­tier emprun­tèrent des che­mins diver­gents. Tous deux finirent désar­més, pris au piège du nou­veau régime poli­tique. À l’instar d’autres pays, les syn­di­cats furent relé­gués au monde du tra­vail — et plus spé­ci­fi­que­ment de la fonc­tion publique. Ils furent inté­grés aux pro­grammes du work­fare néo­li­bé­ral, à savoir l’encadrement des chô­meurs dans des for­ma­tions condi­tion­nant l’accès aux allo­ca­tions. En 2010, dis­cré­di­tés et confron­tés à un taux de chô­mage de 20%12, ils appe­lèrent à la grève géné­rale et subirent un échec cuisant.

De leur côté, les par­tis n’offraient pas d’alternative. Cela ame­na les Indi­gnés, en mai 2011, à pen­ser que le bipar­tisme serait mis en échec lors des élec­tions géné­rales de novembre. On ne peut cam­per éter­nel­le­ment, et l’été qui s’annonçait ver­rait pro­ba­ble­ment croitre la démo­bi­li­sa­tion. « Aller len­te­ment pour arri­ver loin » impli­quait de pro­gram­mer un retour après la période esti­vale. Ain­si aban­don­nèrent-ils les lieux cen­traux et sym­bo­liques qu’ils occu­paient pour se dis­per­ser en nuée dans le tis­su urbain et inves­tir les quar­tiers. Par exemple, ils prê­tèrent main forte aux Pla­te­formes contre les expul­sions immo­bi­lières (PAH)13, les aidant à entra­ver les expul­sions. Ils se ser­virent des réseaux sociaux pour for­cer les syn­di­cats à convo­quer une grève géné­rale. Celle-ci eut lieu en mars 2012 et, huit mois plus tard, elle fut relan­cée, dépas­sant cette fois le cadre éta­tique, pour s’étendre à d’autres pays du sud du conti­nent. Mais c’est sur d’autres ter­rains que ce nou­veau syn­di­ca­lisme avait fran­chi les étapes plus innovantes.

Paral­lè­le­ment aux PAH et au cybe­rac­ti­visme dont les réseaux sou­te­naient le pre­mier appel indi­gné, du mou­ve­ment des Indi­gnés défer­lèrent sur le pays des « marées » coor­don­nées et iden­ti­fiées cha­cune par une cou­leur : la marée verte pour l’éducation, blanche pour la san­té, etc. Les ensei­gnants bat­taient le pavé aux côtés des parents et le per­son­nel hos­pi­ta­lier aux côtés des patients. Dans ce « syn­di­ca­lisme métro­po­li­tain », pro­fes­sion et lieu de tra­vail ces­saient de condi­tion­ner la par­ti­ci­pa­tion au mou­ve­ment. Ain­si, la sphère syn­di­cale s’étendait à nou­veau au loge­ment et au quar­tier, le tis­su urbain deve­nait la nou­velle usine, et la nuée se sub­sti­tuait à la hié­rar­chie tra­di­tion­nelle des syn­di­cats pro­fes­sion­nels. S’ils ne sont pas par­ve­nus à créer une forme syn­di­cale durable (même si les marées ont quatre ans), ils ont néan­moins engran­gé des suc­cès qui leur ont per­mis d’assoir leurs hypo­thèses et d’esquisser de nou­velles pistes pour la pra­tique syndicale.

Peu après et avec davan­tage encore d’intensité, le même phé­no­mène tou­cha les par­tis. Au début de l’année 2014 en s’appuyant sur le popu­lisme de Laclau, Pode­mos fit son entrée sur la scène poli­tique par la porte des médias audio­vi­suels. Le par­ti pré­ten­dait repro­duire la logique du 15M et lan­ça un appel à l’auto-organisation en « cercles » à tra­vers le pays14. L’idée était de créer un par­ti-mou­ve­ment décen­tra­li­sé qui, grâce aux nou­velles tech­no­lo­gies, fonc­tion­ne­rait comme une démo­cra­tie directe élec­tro­nique, radi­ca­li­sant ain­si les pra­tiques des Verts alle­mands des années 1980. L’enthousiasme et l’importante mobi­li­sa­tion pour le jeune par­ti lui per­mirent d’obtenir 8% des voix espa­gnoles aux élec­tions euro­péennes de mai 2014. Les inten­tions de vote en sa faveur ne ces­sèrent de croitre, lui per­met­tant en quelques mois de talon­ner la pre­mière force poli­tique du pays. De tous côtés, ce fut l’alarme.

Confron­tées au déclin du bipar­tisme espa­gnol, secouées par d’incessants scan­dales de cor­rup­tion, les élites au pou­voir pas­sèrent à la contrat­taque en lan­çant sur la scène média­tique une qua­trième for­ma­tion poli­tique. Ciu­da­da­nos15 avait pour mis­sion de frag­men­ter l’électorat sus­cep­tible de mener Pode­mos à la vic­toire. Une vio­lente cam­pagne média­tique fut lan­cée en appui, s’en pre­nant aux diri­geants du par­ti-mou­ve­ment, lequel était confron­té à de sérieux pro­blèmes internes.

Si, au départ, Pode­mos s’inspira des méthodes de tra­vail des com­mis­sions en réseau des ago­ras du 15M, très vite deux manières de faire de la poli­tique s’affrontèrent : l’une pri­vi­lé­giant la ver­ti­ca­li­té et la cen­tra­li­té du pou­voir, l’autre pré­fé­rant l’horizontalité et la plu­ra­li­té16. Afin d’éviter que ce par­ti, créé de rien et à la va-vite, ne devienne chao­tique et ingou­ver­nable, il fut déci­dé que le camp ras­sem­blant le plus de suf­frages assu­me­rait l’ensemble des postes de direc­tion. Les tenants de la pre­mière option l’emportèrent, les autres res­tant sur le car­reau. Le par­ti se pola­ri­sant, chaque sec­tion locale se scin­da, don­nant nais­sance à une espèce de struc­ture bicé­phale. Les mili­tants sans man­dat, mais qui, sou­vent, contrô­laient les « cercles », s’affrontaient aux man­da­taires frai­che­ment élus.

Au prin­temps 2015, les chances de Pode­mos d’arriver au gou­ver­ne­ment, même en coa­li­tion, étaient nulles. Selon le Centre de recherches socio­lo­giques, les inten­tions de vote en leur faveur avaient chu­té de 24% en jan­vier à 16,5% en avril, les pla­çant au troi­sième rang, loin der­rière les deux pre­miers par­tis et, par­tant, sans pos­si­bi­li­té de gou­ver­ner. Sur­vint alors un évè­ne­ment qui sur­prit tout le monde. À l’été 2014, les mou­ve­ments sociaux sus­ci­tèrent la créa­tion de par­tis-mou­ve­ment — ou, comme on les appe­la éga­le­ment, des « par­tis ins­tru­men­taux » — pour se pré­sen­ter aux élec­tions muni­ci­pales sous une large coa­li­tion17. Leurs chances d’accéder au pou­voir étaient bien minces, même en comp­tant sur l’appui de Pode­mos et d’autres petits par­tis, excep­té le cas de Bar­ce­lone, où l’activiste anti-expul­sions Ada Colau finit par accé­der au poste de bourgmestre.

Avant les élec­tions muni­ci­pales et régio­nales du 24 mai, per­sonne n’aurait pu pré­voir que les par­tis-mou­ve­ments décro­che­raient éga­le­ment Madrid et bien d’autres villes, telles que Sara­gosse, Cadix, Corogne, Saint-Jacques de Com­pos­telle ou Bada­lo­na. Même Valence, fief his­to­rique de la droite, tom­ba aux mains d’une coa­li­tion de gauche. En revanche, Pode­mos se pré­sen­ta en soli­taire aux élec­tions régio­nales et n’accéda au pou­voir nulle part.

Les par­tis-mou­ve­ments ont inno­vé en matière de démo­cra­tie. À Bar­ce­lone et à Madrid, ils ont intro­duit un modèle de pri­maires avec suf­frage pro­por­tion­nel et selon une règle de pari­té de genres qui don­nait une repré­sen­ta­tion à tous leurs cou­rants internes. À d’autres endroits, comme à La Corogne, la liste visant à dési­gner le can­di­dat à la mai­rie était entiè­re­ment ouverte. Ins­pi­rés par l’expérience de Por­to Alegre (Bré­sil), ces par­tis se sont non seule­ment enga­gés à mettre en œuvre des bud­gets muni­ci­paux par­ti­ci­pa­tifs, mais ils ont éga­le­ment misé sur l’offre d’infrastructures aux mou­ve­ments sociaux et ont cher­ché à mettre en place un modèle plé­bis­ci­taire avec consul­ta­tions quo­ti­diennes et une décen­tra­li­sa­tion de la prise de déci­sions dans le tis­su urbain. Dans le même temps, ils exi­geaient une plus grande auto­no­mie locale pour ren­for­cer la démo­cra­tie de proxi­mi­té. Paral­lè­le­ment à la démo­cra­ti­sa­tion de la polis, ils lan­cèrent un pro­gramme choc des­ti­né à faire face au drame des expul­sions et au chô­mage et visant à créer à terme un sys­tème de « reve­nus de base » municipaux.

Ins­pi­rés par le suc­cès élec­to­ral de ces expé­riences muni­ci­pales et ulcé­rés de la manière dont Pode­mos avait dres­sé ses listes élec­to­rales internes en vue des pro­chaines élec­tions natio­nales, des mou­ve­ments de la socié­té civile et des for­ma­tions de gauche déci­dèrent en juillet 2015 de se coa­li­ser. Cette ini­tia­tive citoyenne reçut le nom de Aho­ra en Común18 L’idée était de déclen­cher une nou­velle mobi­li­sa­tion et un sur­saut média­tique et, s’affranchissant du nom déjà usé de Pode­mos, de dépas­ser son pla­fond élec­to­ral. Il ne s’agissait pas de lui contes­ter son rôle prin­ci­pal, mais d’élaborer des pro­po­si­tions réa­listes en vue des élec­tions natio­nales de décembre.

Conclusion provisoire

Il est impos­sible de pré­voir le résul­tat des pro­chaines élec­tions natio­nales. Une chose est cepen­dant cer­taine : quel que soit le par­ti qui l’emportera, il ne dis­po­se­ra pas de la majo­ri­té et sera contraint de for­mer des coa­li­tions ou de s’appuyer sur un réseau de sou­tiens, ce qui condam­ne­ra son gou­ver­ne­ment à l’instabilité.

Le cycle poli­tique est loin d’être ache­vé, sur­tout si l’on tient compte de la vul­né­ra­bi­li­té du pro­jet euro­péen et des tur­bu­lences liées au contexte finan­cier glo­bal. Depuis 2008, le PIB du pays a chu­té de 15%. Les poli­tiques d’austérité ont consi­dé­ra­ble­ment fra­gi­li­sé l’État-providence, tan­dis que les res­sources des familles se sont amoin­dries. Tout semble indi­quer que la crois­sance éco­no­mique des der­niers mois, pour l’essentiel direc­te­ment liée à la stra­té­gie de la BCE de l’année écou­lée, ne dure­ra pas long­temps et que le pays entre­ra pro­ba­ble­ment dans une nou­velle réces­sion. À cet égard, une sor­tie natio­nale de la crise semble par­fai­te­ment impro­bable. L’issue néces­si­te­ra une action com­mune trans­na­tio­nale qui for­ce­ra la recon­fi­gu­ra­tion du concert européen.

« Aller len­te­ment pour aller loin » fut le slo­gan de la nuée en 2011. Ce « loin » dési­gnait l’horizon euro­péen et impli­quait que la crise soit l’occasion d’une réin­ven­tion de la poli­tique et non de la simple mise en place de poli­tiques réac­tives. En che­min, comme on l’a dit, la nuée s’est réap­pro­prié le réper­toire démo­cra­tique, redé­fi­nis­sant le rôle des syn­di­cats, la rela­tion entre par­tis et mou­ve­ments et même la praxis muni­ci­pale. Pour­tant, la pri­mau­té don­née aux cam­pagnes élec­to­rales et aux stra­té­gies visant la conquête du pou­voir (sur­tout au niveau natio­nal) a miné les dyna­miques expé­ri­men­tales. À ce pro­pos, le dis­cours s’est impré­gné de prag­ma­tisme et de mar­ke­ting poli­tique, limi­tant par là même la pres­sion démo­cra­tique à la réor­ga­ni­sa­tion du par­ti. Le pro­gramme poli­tique est res­té en jachère.

Indé­pen­dam­ment du ver­dict des urnes en décembre, les poli­tiques de la nuée sont face à un défi : déve­lop­per leurs modèles et avan­cer dans l’institutionnalisation de leurs expé­ri­men­ta­tions poli­tiques. Il ne s’agit pas seule­ment d’améliorer la forme et d’institutionnaliser les nou­velles fonc­tions syn­di­cales ain­si que la forme du par­ti-mou­ve­ment, mais aus­si de défi­nir leurs pro­grammes. Il faut extraire de la ratio­na­li­té col­la­bo­ra­tive, ouverte et pol­li­ni­sa­trice de la nuée, la rai­son gou­ver­ne­men­tale, colonne ver­té­brale d’un nou­vel ensemble de poli­tiques publiques. Ce n’est ain­si qu’au prix d’une double ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tion des formes et des poli­tiques que la nuée fini­ra par se don­ner à elle-même un corps poli­tique suf­fi­sam­ment articulé.

  1. Il s’agit d’une cri­tique récur­rente. Voir Byung-Chul Han, Dans la nuée. Réflexions sur le numé­rique, Acte Sud, 2015.
  2. A. Negri et M. Hardt, Mul­ti­tud, Debol­sillo, [2004] 2006, p. 83.
  3. En Espagne, mou­ve­ment plus connu sous le nom de 15M, c’est-à-dire 15 mai, date à laquelle les Indi­gnés ont lan­cé les cam­pe­ments sur la Puer­ta del Sol (NDT).
  4. F. Jame­son, « Per­io­di­zing the Six­ties » dans Soh­nya Sayres (dir.), The Six­ties Without Apo­lo­gy, Uni­ver­si­ty of Min­ne­so­ta, 1984.
  5. À la fin des années 1960, l’Italie doit faire face à des mou­ve­ments de pro­tes­ta­tion d’une vio­lence supé­rieure à celle expé­ri­men­tée chez son voi­sin fran­çais. L’agitation du « mai ram­pant » se dur­ci­ra durant l’«automne chaud » de 1969. Les affron­te­ments, les morts et les atten­tats débou­che­ront sur « les années de plomb » (années 1970) (NDT).
  6. M. Cro­zier, S. Hun­ting­ton et J. Wata­nu­ki, The Cri­sis of Demo­cra­cy, Report on the Gover­na­bi­li­ty of Demo­cra­cies to the Tri­la­te­ral Com­mis­sion, New York Uni­ver­si­ty Press 1975.
  7. Lit­té­ra­le­ment : géné­ra­tion à la traine. Le 12 mars 2011, quelque 300.000 Por­tu­gais sont des­cen­dus mani­fes­ter contre les mesures prises par le gou­ver­ne­ment pour faire face à la crise (NDT).
  8. Concept, inven­té par le géo­graphe amé­ri­cain, Richard Flo­ri­da, qui désigne la classe de tra­vailleurs qua­li­fiés, mobiles, connec­tés et urbains (NDT).
  9. B. Har­court, « Poli­ti­cal Diso­be­dience » dans W.I.T. Mit­chell, B. Har­court, M. Taus­sig, Occu­py : Three Inqui­ries in Diso­be­dience, The Chi­ca­go Uni­ver­si­ty Press, 2013.
  10. [[Confe­de­ra­ción Nacio­nal del Tra­ba­jo (anar­chistes) (NDT).
  11. Union Gene­ral de Tra­ba­ja­dores (socia­listes) (NDT).
  12. Le taux a atteint un pic de 27% durant le pre­mier tri­mestre 2013.
  13. À ce pro­pos, voir Cris­tal Huer­do, « Quel esprit ne bat la cam­pagne ? Qui ne fait châ­teaux en Espagne ? », La Revue nou­velle, 2014, n° 4/5 (NDR).
  14. À ce pro­pos, voyez le texte de César Agua­do dans ce dos­sier (NDT).
  15. Ciu­da­da­nos (Citoyens) est un par­ti de centre droit can­ton­né en Cata­logne jusqu’il y a un an (NDT).
  16. Pablo Igle­sias était à la tête de la pre­mière et Pablo Eche­nique à celle de la seconde (NDT).
  17. Voir Obser­va­to­rio Metro­po­li­ta­no, La apues­ta muni­ci­pa­lis­ta, Tra­fi­cantes de Sueños, 2014. Il s’agit d’un court essai pro­gram­ma­tique éla­bo­ré sous l’égide de la Fun­da­ción de los Comunes dont le conte­nu allait for­te­ment influen­cer le mou­ve­ment municipaliste.
  18. Main­te­nant en com­mun (NDT).

Antón Fernández de Rota


Auteur

sociologue et docteur en anthropologie sociale et culturelle