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La neutralité de l’espace public, une notion confuse

Numéro 9 Septembre 2010 par Guy Haarscher

septembre 2010

Notion large, la neu­tra­li­té peut se tra­duire soit par la sépa­ra­tion de la reli­gion et de l’É­tat soit par l’é­gal trai­te­ment des reli­gions. Mais ni le modèle fran­çais ni le modèle belge ne per­mettent de tran­cher en ce qui concerne le port du fou­lard : il s’a­git ici d’un choix poli­tique lié à la concep­tion qu’une socié­té se fait du vivre ensemble. Face à la reco­lo­ni­sa­tion de la socié­té par les inté­grismes, l’ul­tra­li­bé­ra­lisme, et sa tolé­rance abso­lue, com­porte un risque impor­tant de dis­so­lu­tion du lien social. Il convient alors d’in­ter­dire le port du fou­lard par les agents de l’É­tat et par les jeunes filles de l’en­sei­gne­ment secon­daire, ces der­nières devant être pro­té­gées. Ailleurs, c’est la liber­té qui doit prévaloir.

La notion de neu­tra­li­té de l’espace public se situe au cœur des contro­verses récentes rela­tives au voile isla­mique et à tout ce qui entoure ce thème déli­cat par excel­lence. Cer­tains défen­seurs du droit de por­ter le voile, pour les élèves ou les agents des pou­voirs publics, ont argué qu’il ne fal­lait pas pla­quer la pro­blé­ma­tique fran­çaise de la laï­ci­té sur la situa­tion belge, plu­tôt carac­té­ri­sée par la notion de neu­tra­li­té. L’idée sous-ten­dant un tel argu­ment consiste à sou­te­nir que la laï­ci­té fran­çaise est sépa­ra­tiste, et donc moins accom­mo­dante à l’égard de la pré­sence de la reli­gion dans la sphère publique que la neu­tra­li­té à la belge, laquelle per­met notam­ment le sub­ven­tion­ne­ment des cultes et l’enseignement de la reli­gion à l’école publique.

La neutralité et la séparation

Au pre­mier abord, on peut consi­dé­rer que cette remarque est cor­recte, si l’on prend comme exemples la France et les États-Unis, pays dans les­quels la notion de neu­tra­li­té a sou­vent été uti­li­sée pour contrer une approche plus stric­te­ment sépa­ra­tiste. Pour com­men­cer le tra­vail de cla­ri­fi­ca­tion concep­tuelle, si l’on envi­sage la ques­tion glo­bale des rap­ports entre les reli­gions et l’État dans les socié­tés démo­cra­tiques, on dira que l’État doit être neutre par rap­port aux dif­fé­rentes orien­ta­tions spi­ri­tuelles, reli­gieuses ou non. Bien enten­du, cette neu­tra­li­té consti­tue le point d’accomplissement tou­jours dif­fé­ré d’un long pro­ces­sus : on a com­men­cé par la simple tolé­rance, pour en pas­ser au droit (la liber­té de conscience), jusqu’à inclure par­mi ses béné­fi­ciaires les agnos­tiques et les athées1. Cette idée de neu­tra­li­té est très large et peut se tra­duire ins­ti­tu­tion­nel­le­ment de manière très diverse. Elle implique que mon enga­ge­ment spi­ri­tuel ne consti­tue pour moi ni un avan­tage ni un désa­van­tage dans la vie en socié­té. Elle exige la liber­té de conscience et la non-dis­cri­mi­na­tion pour rai­sons de choix rela­tifs au sens de la vie.

Une des façons de mettre en pra­tique cette notion très large (et infi­ni­ment pré­cieuse) de neu­tra­li­té, c’est la sépa­ra­tion : si l’on ne veut pas que l’État inter­vienne pour favo­ri­ser ou défa­vo­ri­ser tel ou tel cou­rant, ou bien la reli­gion en géné­ral, voire l’athéisme (cas de l’Union sovié­tique), la solu­tion la plus simple semble de cou­per au maxi­mum les ponts entre les deux domaines, pour empê­cher l’État d’intervenir dans la sphère du reli­gieux et vice ver­sa. Le pre­mier amen­de­ment à la Consti­tu­tion des États-Unis n’exige pas lit­té­ra­le­ment la sépa­ra­tion des Églises et de l’État : il garan­tit le libre exer­cice de la reli­gion et inter­dit l’établissement d’une reli­gion (c’est-à-dire l’existence d’une Église offi­cielle, pri­vi­lé­giée d’une manière ou d’une autre). Bref, sou­tiennent les « accom­mo­da­tion­nistes », le pre­mier amen­de­ment exige au mini­mum la neu­tra­li­té de l’État au sens où je l’ai défi­nie plus haut et non néces­sai­re­ment la sépa­ra­tion, qui n’en consti­tue qu’une appli­ca­tion pos­sible. C’est Jef­fer­son qui, dans une lettre à une asso­cia­tion bap­tiste, avait par­lé d’un « mur de sépa­ra­tion » entre les Églises et l’État — mais, quel que fût le pres­tige de son auteur, cette for­mule fut dépour­vue de valeur juri­dique jusqu’à ce que la Cour suprême, dans un arrêt de 19472, inter­prète le pre­mier amen­de­ment en ce sens en citant l’expression jef­fer­so­nienne. Elle inau­gu­rait une période très « sépa­ra­tiste » en matière de rela­tions religion-État.

En France, la loi de sépa­ra­tion des Églises et de l’État date de 1905 et fut très mal vécue par l’Église catho­lique. Quand, après la Deuxième Guerre mon­diale, les catho­liques se récon­ci­lièrent avec la laï­ci­té, qui devint consti­tu­tion­nelle (1946), ils essayèrent de don­ner de cette notion une inter­pré­ta­tion plus « accom­mo­dante » pour la reli­gion en défen­dant l’idée de neu­tra­li­té, laquelle est, nous le savons, com­pa­tible avec une non-sépa­ra­tion, ou une sépa­ra­tion moins stricte. C’est ain­si que la loi Debré de 1959 auto­ri­sa le sub­ven­tion­ne­ment des écoles pri­vées sous contrat, en grande majo­ri­té catho­liques, et que l’Église essaya de pro­mou­voir un concept de « nou­velle laï­ci­té », plus ouvert aux rela­tions entre la reli­gion et l’État, et donc moins sépa­ra­tiste. Le pré­sident Sar­ko­zy confor­te­ra d’ailleurs une telle concep­tion dans son dis­cours du Latran, quand il par­le­ra de « laï­ci­té posi­tive ». Bref, pour l’Église catho­lique — comme pour les juges conser­va­teurs de la Cour suprême des États-Unis aujourd’hui — la neu­tra­li­té peut impli­quer autant l’égal trai­te­ment des reli­gions que la sépa­ra­tion, qui n’en consti­tue qu’une appli­ca­tion pos­sible, moins favo­rable à une pré­sence publique de la reli­gion, reje­tée dans la sphère pri­vée. Mais les adver­saires de cette concep­tion sou­lignent les avan­tages d’une reli­gion « pri­vée », qui laisse pleine liber­té aux croyants et per­met à l’État citoyen de ne pas se lais­ser reco­lo­ni­ser par les reli­gions, dont le rap­port à la démo­cra­tie est tou­jours par défi­ni­tion au moins pro­blé­ma­tique, la loi de Dieu s’opposant à la loi des hommes3.

Le voile et la réislamisation par le bas

C’est en ce point qu’intervient la réis­la­mi­sa­tion « par le bas » (par la socié­té) enta­mée par les isla­mistes dans les années sep­tante, laquelle, dans ses mani­fes­ta­tions les moins direc­te­ment bru­tales, se carac­té­rise par une demande de pré­sence plus impor­tante de la reli­gion au sein de la sphère publique. Il faut ici cla­ri­fier une notion sou­vent uti­li­sée de façon confuse : la notion de sphère publique ou d’espace public s’entend au moins en deux sens dif­fé­rents. D’une part, elle ren­voie au domaine de l’État (les admi­nis­tra­tions, les tri­bu­naux, les écoles et hôpi­taux publics, les pri­sons, etc.); d’autre part, elle désigne un espace au sein duquel le « public » agit et cir­cule libre­ment (rues, parcs, centres com­mer­ciaux, etc.). Il n’a jamais été ques­tion d’interdire le hid­jab ou « simple fou­lard » dans ce der­nier espace, mais bien dans celui de l’État (ou des pou­voirs publics en géné­ral): écoles et admi­nis­tra­tions. Il en va dif­fé­rem­ment pour la bur­qa, qui pose des pro­blèmes que cha­cun s’accordera à recon­naitre comme plus graves, même s’il existe des diver­gences rela­tives à la manière de résoudre la question.

Les reven­di­ca­tions de l’islam mili­tant portent sur de nom­breux points et impliquent une pré­sence dans — ain­si qu’une recon­nais­sance par — l’État : nour­ri­ture spé­ci­fique, refus de la mixi­té notam­ment dans les pis­cines, et bien sûr la ques­tion du voile. Les défen­seurs du droit pour les jeunes filles ou les femmes de le por­ter à l’école ou dans les ser­vices de l’État s’appuient sou­vent sur l’idée de neu­tra­li­té (la Bel­gique n’est pas sépa­ra­tiste et sub­ven­tionne les cultes) pour défendre leur thèse.

On sait que le voile « moderne » (à l’opposé de celui qui relève de tra­di­tions plus « cam­pa­gnardes ») est appa­ru dans les médias lors de la révo­lu­tion ira­nienne de 1979, quand les Gar­diens de la Révo­lu­tion (Pas­da­rans) ont impo­sé par la vio­lence aux Ira­niennes « modernes » de por­ter le tcha­dor. La signi­fi­ca­tion d’une telle contrainte était assez claire, sauf pour ceux qui ne vou­laient pas voir (ou déses­pé­rer le « Billan­court » musul­man) et croyaient contre toute rai­son au carac­tère « pro­gres­siste » de cette prise de pou­voir : il s’agissait de la vio­lence exer­cée par les repré­sen­tants d’une reli­gion offi­cielle sur les récal­ci­trants. C’est-à-dire le contraire même de toute idée de laï­ci­té, qu’on la com­prenne en s’en tenant à l’exigence de neu­tra­li­té ou de façon séparatiste.

Dix ans plus tard, en France, le voile fut reven­di­qué par des jeunes filles comme un droit, à savoir la liber­té reli­gieuse. S’agissait-il d’une muta­tion fon­da­men­tale de la signi­fi­ca­tion accor­dée au fou­lard, ce der­nier ne dési­gnant plus la reli­gion vio­lem­ment impo­sée, mais, tout au contraire, l’exercice d’un droit fon­da­men­tal ? Ou bien — hypo­thèse oppo­sée — étions-nous en pré­sence du même phé­no­mène d’imposition, seule­ment mas­qué, « tra­duit » dans le lan­gage poli­ti­que­ment cor­rect des droits de l’homme ? Dans ce der­nier cas, il aurait été ques­tion d’un chan­ge­ment de stra­té­gie rhé­to­rique, et non d’une modi­fi­ca­tion de la signi­fi­ca­tion du voile. Pour de nom­breux obser­va­teurs de l’époque, il était dif­fi­cile de tran­cher et le ministre de l’Éducation natio­nale, Lio­nel Jos­pin, deman­da l’avis du Conseil d’État. La « tra­duc­tion » de reven­di­ca­tions anti­dé­mo­cra­tiques dans le lan­gage des droits de l’homme est aujourd’hui très cou­rante : elle reflète l’abandon (au moins par cer­tains et dans cer­tains contextes) de l’attaque fron­tale au pro­fit de ce que j’ai appe­lé ailleurs la stra­té­gie du « loup dans la ber­ge­rie », consis­tant à uti­li­ser le lan­gage de l’adversaire pour mieux intro­duire la confu­sion, et donc l’affaiblir4. Le res­pect de la liber­té de conscience par l’État consti­tue en effet un élé­ment fon­da­men­tal de sa neu­tra­li­té, puisqu’il ne peut impo­ser, ou même favo­ri­ser, une concep­tion de l’existence au détri­ment d’autres. Il était dif­fi­cile de tran­cher à prio­ri, dans l’abstrait, entre les deux hypo­thèses. C’est en sub­stance ce que répon­dit le Conseil d’État au ministre : en tant que tel, le voile n’était pas contraire à la laï­ci­té (ici inter­pré­tée en termes de neu­tra­li­té, la « sépa­ra­tion » ne s’appliquant pas aux élèves), et, en l’absence d’éléments sup­plé­men­taires (pro­sé­ly­tisme, refus de suivre cer­tains cours, pres­sions, etc.), les écoles devaient accep­ter ces jeunes filles. Bref la liber­té reli­gieuse l’emportait, par-delà les soup­çons d’intégrisme dis­si­mu­lé (« tra­duit ») déjà for­mu­lés par de nom­breux observateurs.

Il est piquant de consta­ter ici que c’est la laï­ci­té fran­çaise telle qu’interprétée par la plus haute juri­dic­tion admi­nis­tra­tive qui impli­quait une concep­tion non sépa­ra­tiste de la neu­tra­li­té pour les jeunes filles — ce que l’on appelle aujourd’hui la « laï­ci­té inclu­sive ». Certes, nous gagne­rions, quand nous par­lons de laï­ci­té, à adop­ter la dis­tinc­tion opé­rée dans le pre­mier amen­de­ment à la Consti­tu­tion des États-Unis, entre le libre exer­cice de la reli­gion et le non-éta­blis­se­ment. La pre­mière notion concerne les par­ti­cu­liers, la seconde l’État et ses agents, qui ne peuvent « éta­blir » une reli­gion ou une Église (ou la reli­gion, ou l’athéisme offi­ciel). Les élèves sont des par­ti­cu­liers, ils n’incarnent en aucune manière l’autorité des pou­voirs publics : c’est une ques­tion de « libre exer­cice » (lequel n’est quand même pas sans limites pos­sibles). Les pro­fes­seurs, fonc­tion­naires et dépo­si­taires d’une par­celle de l’autorité publique, ont pour devoir de mani­fes­ter une neu­tra­li­té par­faite en matière de convic­tions. S’ils ne le font pas, en exhi­bant par exemple les sym­boles d’un enga­ge­ment par­ti­cu­lier, ils risquent, comme l’a expli­qué la grande juge à la Cour suprême San­dra Day O’Connor dans son inter­pré­ta­tion de la clause de non-éta­blis­se­ment, de créer chez cer­tains citoyens le sen­ti­ment d’être des out­si­ders, l’État affi­chant une concep­tion qui ne serait par hypo­thèse pas la leur. Certes, dans un monde paci­fié, le fait de por­ter des sym­boles pour­rait appa­raitre comme bénin et ne posant pas de pro­blèmes d’impartialité. Mais ce n’est mal­heu­reu­se­ment nul­le­ment notre monde. Je sais par ailleurs que cer­tains par­ti­sans d’une neu­tra­li­té très accom­mo­dante à l’égard des reli­gions veulent réser­ver cette exi­gence rela­tive à l’appa­rence d’impartialité aux agents de l’État qui sont en contact avec le public et exercent (comme des juges ou des poli­ciers) l’autorité publique. Je ne pense pas qu’il soit rai­son­nable de régler la ques­tion en ce sens, notam­ment parce que du point de vue de la ges­tion des res­sources humaines, il serait absurde de per­mettre à une femme de por­ter le voile dans une posi­tion subal­terne, et de la for­cer à l’ôter dans une posi­tion de res­pon­sa­bi­li­té et d’autorité. Quand on tra­vaille pour l’État, on assume la neu­tra­li­té et son appa­rence (laquelle donne confiance aux citoyens tou­jours vul­né­rables par rap­port au « monstre froid »): on repré­sente tout le laos, tout le peuple.

En ce qui concerne les par­le­men­taires, les élec­tions à la Région bruxel­loise ont créé la polé­mique, une jeune femme voi­lée, Mahi­nur Özde­mir, ayant été élue. Un par­le­men­taire, sauf s’il repré­sente à l’une ou l’autre occa­sion les pou­voirs publics, n’a pas à mon sens d’obligation de neu­tra­li­té. Madame Özde­mir a donc par­fai­te­ment le droit de sié­ger voi­lée, et j’ai mani­fes­té à l’époque de son entrée en fonc­tion ma réti­cence à l’égard d’un règle­ment qui pour­rait être adop­té, inter­di­sant aux par­le­men­taires le port de signes reli­gieux. Mais il m’a éga­le­ment sem­blé évident que Madame Özde­mir devait s’exprimer clai­re­ment — à ma connais­sance, elle ne l’a pas fait — et décla­rer que, pour elle, le voile qu’elle por­tait n’avait rien à voir avec le signe d’oppression qu’il repré­sente pour tant de femmes depuis la révo­lu­tion ira­nienne et les vio­lences des Pas­da­rans. Je laisse par ailleurs de côté les cas limites et dif­fi­ciles, telle la ques­tion des asses­seurs aux élections.

Il n’en va cepen­dant pas de même des élèves, pour les­quelles ce serait, dans la logique amé­ri­caine, la clause de libre exer­cice, concer­nant les par­ti­cu­liers, qui devrait s’appliquer. Le Conseil d’État a en tout cas, en 1989, tran­ché en ce sens. Il a cepen­dant ajou­té que si les élé­ments sup­plé­men­taires dont nous avons par­lé plus haut étaient pré­sents, les auto­ri­tés sco­laires pour­raient prendre des mesures d’interdiction.

On sait qu’en Bel­gique le sys­tème était — et est tou­jours — dif­fé­rent : les auto­ri­tés sco­laires choi­sissent, en fonc­tion de leurs objec­tifs péda­go­giques, d’accepter ou de refu­ser le voile et les sym­boles reli­gieux (ou poli­tiques) en géné­ral. Mais dans les deux pays, la réa­li­té à laquelle ont été confron­tés les ensei­gnants est la même : une mon­tée des inté­grismes qui donne au voile une signi­fi­ca­tion mas­si­ve­ment auto­ri­taire et régres­sive quant aux droits des femmes. Certes, la plu­part des jeunes filles qui portent le voile disent tou­jours ne faire qu’exercer leur droit à la liber­té reli­gieuse. On sait que pour tran­cher la ques­tion, le pré­sident Chi­rac a nom­mé une com­mis­sion pré­si­dée par le très res­pec­té Ber­nard Sta­si, laquelle, au vu des pres­sions inté­gristes de confor­mi­té, a sug­gé­ré l’interdiction des signes osten­sibles à l’école publique. Le Par­le­ment fran­çais a légi­fé­ré en ce sens en 2004. En Bel­gique, le sys­tème étant dif­fé­rent, les ensei­gnants et les direc­tions sco­laires ont pour ain­si dire « voté avec leurs pieds » : l’interdiction est aujourd’hui deve­nue la règle (pour gros­so modo 95 % des écoles). Tou­jours dans ce pays, les cours et tri­bu­naux ont pris des déci­sions sou­vent contra­dic­toires les unes avec les autres, ren­dant sans doute néces­saire la prise de res­pon­sa­bi­li­té par les repré­sen­tants du peuple. Il me paraît pro­pre­ment invrai­sem­blable que la grande majo­ri­té des par­le­men­taires fran­çais, de gauche et de droite, ou des ensei­gnants belges, soient uni­que­ment mus par le racisme anti-Arabes, anti-Turcs, etc. On peut et on doit être ferme à la fois contre le racisme et l’intégrisme, et il ne faut pas faire de conces­sions au second pour pré­ten­du­ment mieux lut­ter contre le pre­mier. La notion pseu­do-scien­ti­fique d’«islamophobie » sert sou­vent à carac­té­ri­ser — ce qui est légi­time — les racistes et l’extrême droite, mais aus­si — ce qui ne l’est pas du tout — ceux qui cri­tiquent la reli­gion, sur­tout dans ses mani­fes­ta­tions fondamentalistes.

Il reste que la laï­ci­té fran­çaise ou la neu­tra­li­té à la belge ne per­mettent pas de tran­cher dans l’abstrait en faveur ou en défa­veur du port du voile à l’école. En 1989, le Conseil d’État fran­çais a sage­ment consi­dé­ré que, dans l’ignorance (rela­tive) du phé­no­mène et de ses impli­ca­tions à l’époque, il fal­lait tran­cher en faveur de la liber­té. Une quin­zaine d’années plus tard, le phé­no­mène était deve­nu beau­coup plus clair, c’est-à-dire mas­si­ve­ment inté­griste : les isla­mistes ont la volon­té expri­mée de revoi­ler les femmes et de les resou­mettre à la reli­gion selon leurs propres termes. Cela n’empêche pas que cer­taines jeunes filles puissent por­ter le fou­lard pour des rai­sons per­son­nelles liées à un enga­ge­ment libre. Mais il n’y a jamais de solu­tion par­faite, et les dan­gers de reco­lo­ni­sa­tion de la sphère publique par une ver­sion fon­da­men­ta­liste de la reli­gion sont trop pré­sents pour que l’école renonce à pro­té­ger les élèves (fût-ce de façon un peu « pater­na­liste ») du bruit et de la fureur du monde. Il n’y a pas de réponse juri­dique ou morale de prin­cipe à la ques­tion du voile à l’école : seule­ment de bonnes rai­sons — certes non abso­lu­ment convain­cantes — qui font à mon sens déci­si­ve­ment pen­cher la balance dans le sens de l’interdiction. C’est une ques­tion pro­fon­dé­ment poli­tique, liée à la concep­tion de la socié­té (et de la laï­ci­té) que l’on se trouve prêt à défendre. L’interdiction doit se faire dans le res­pect du droit, et de toute façon la liber­té reli­gieuse dans ses mani­fes­ta­tions exté­rieures — en par­ti­cu­lier celle des ado­les­centes vul­né­rables — n’est nul­le­ment absolue.

On note­ra que l’interdiction est stric­te­ment limi­tée (aux élèves de l’enseignement secon­daire et aux agents des pou­voirs publics). Dans le reste des situa­tions de la vie, et notam­ment dans l’espace public défi­ni plus haut comme « voie publique » en géné­ral (et aus­si par exemple à l’université, où je m’opposerais à une inter­dic­tion « à la turque »), c’est la liber­té qui doit pré­va­loir. C’est en ce sens que je consi­dère l’interdiction comme pro­por­tion­née au dan­ger pour la socié­té que consti­tuent l’intégrisme et la régres­sion des droits des femmes — même si cette régres­sion se trouve « tra­duite » dans le lan­gage de la liber­té de conscience. Le libé­ra­lisme poli­tique implique que l’on tolère ce que l’on réprouve dans les com­por­te­ments d’autrui tant qu’ils ne sont pas direc­te­ment dom­ma­geables (c’est le célèbre harm prin­ciple de John Stuart Mill). Mais je trouve extrê­me­ment iro­nique qu’une cer­taine gauche, légi­ti­me­ment sen­sible au sort des Billan­court de culture musul­mane, défende un ultra­li­bé­ra­lisme consis­tant à refu­ser toute mesure d’interdiction, même for­te­ment jus­ti­fiée, comme dans le cas des élèves ou des agents de l’État (c’est infi­ni­ment moins pro­blé­ma­tique aux États-Unis, où les évan­gé­liques sont très sou­vent à droite).

Les « convictions », la raison publique et le racisme

Je m’interroge éga­le­ment sur l’usage, dans le contexte de notre dis­cus­sion, de la notion de convic­tions à « res­pec­ter ». L’expression « convic­tion » a subi ces vingt ou trente der­nières années une modi­fi­ca­tion de sens impor­tante. Aupa­ra­vant, la convic­tion résul­tait d’une dis­cus­sion ration­nelle bien menée, et s’opposait donc au pré­ju­gé brut, c’est-à-dire aux opi­nions (doxaï) sim­ple­ment héri­tées, sans cri­tique, du milieu et des tra­di­tions. En d’autres termes, les convic­tions rele­vaient de la rai­son publique : elles étaient comme telles ouvertes à tous ceux qui vou­laient s’engager sérieu­se­ment dans le pro­ces­sus d’argumentation. Aujourd’hui, on parle sou­vent de convic­tions « à res­pec­ter » : on ne doit pas deman­der pour­quoi telle jeune fille veut por­ter le voile, voire la bur­qa. C’est « son choix ». Et effec­ti­ve­ment, si ce « choix » relève d’une reli­gion, il est par défi­ni­tion inin­tel­li­gible à ceux qui ne la pra­tiquent pas. Il appar­tient au domaine des rai­sons pri­vées, c’est-à-dire des argu­ments qui ne sont par défi­ni­tion acces­sibles qu’aux membres d’une com­mu­nau­té reli­gieuse qui acceptent cer­taines pré­misses dog­ma­tiques don­nées. Il ne reste aux autres, dans les socié­tés libé­rales, qu’à res­pec­ter ce « choix » que, par défi­ni­tion, ils ne com­prennent pas, mais qui relève de la sphère de liber­té de la per­sonne concer­née. À nou­veau, je m’oppose ici à l’ultralibéralisme, qui consi­dère les indi­vi­dus ou les groupes comme des enti­tés refer­mées sur elles-mêmes et leurs rai­sons pri­vées — la bur­qa consti­tuant sans doute le point extrême, la radi­ca­li­sa­tion ultime d’une telle logique5.

Il faut certes, dans les socié­tés ouvertes, accep­ter une bonne dose de libé­ra­lisme6, et cha­cun doit, comme je le sou­li­gnais plus haut, tolé­rer un cer­tain nombre d’idées ou de com­por­te­ments qu’il réprouve, consi­dère comme absurdes, voire poten­tiel­le­ment dan­ge­reux (à l’opposé des com­por­te­ments direc­te­ment dom­ma­geables, qui, eux, ne doivent pas être tolé­rés dans la logique du harm prin­ciple mil­lien). Mais sans rai­son publique, sans une cer­taine sou­mis­sion des « convic­tions » à l’épreuve de l’argumentation et de la cri­tique, il n’existera plus de com­mu­nau­té des citoyens. La socié­té se sera tri­ba­li­sée et res­sem­ble­ra alors à ce que Fin­kiel­kraut avait dési­gné dès l’apparition du phé­no­mène du voile en France comme la nou­velle « Sainte Alliance » des cler­gés. Il me semble que l’école consti­tue le lieu par excel­lence où la rai­son publique doit être ensei­gnée : il est donc néces­saire de don­ner une cer­taine auto­ri­té aux ensei­gnants pour qu’ils puissent édu­quer les élèves au débat démo­cra­tique sans devoir à prio­ri les consi­dé­rer comme rele­vant de telle ou telle orien­ta­tion, reli­gieuse ou non — ou comme incar­nant des « convic­tions » intou­chables, non ques­tion­nables. L’État consti­tue un autre lieu de rai­son publique, où cette der­nière doit pré­va­loir au nom du laos. Sans une cer­taine dose de répu­bli­ca­nisme (nous sommes tous comp­tables de la res publi­ca et devons nous enga­ger dans une libre dis­cus­sion sur les meilleures solu­tions d’intérêt géné­ral), l’ultralibéralisme règne­ra et dis­sou­dra le lien social démocratique.

Je pense éga­le­ment qu’il faut essen­tiel­le­ment dis­tin­guer la reven­di­ca­tion reli­gieuse de la lutte contre le racisme. En la matière, toute confu­sion se révè­le­ra délé­tère. La lutte contre le racisme ambiant (en par­ti­cu­lier à l’égard des musul­mans) est trop impor­tante pour qu’elle puisse être cap­tée par des groupes dont les lea­deurs consi­dèrent comme au moins indi­rec­te­ment dis­cri­mi­na­toire toute loi neutre d’intérêt géné­ral qui affec­te­rait leur pra­tique reli­gieuse. En ce sens, les demandes d’accommodement rai­son­nable posent de redou­tables pro­blèmes aux socié­tés démo­cra­tiques. En effet, c’est ici que jouent à plein les « convic­tions » au sens libé­ral du terme (« c’est mon iden­ti­té, vous devez la res­pec­ter »), et que le détri­co­tage du tis­su démo­cra­tique menace : comme les convic­tions invo­quées relèvent de la rai­son pri­vée au sens défi­ni plus haut, leur nombre est poten­tiel­le­ment infi­ni. Ceux qui vou­draient les uti­li­ser pour affai­blir un État et une socié­té sécu­liers qu’ils détestent (le règne des mécréants) n’auraient qu’à pous­ser leur avan­tage. C’est ce qu’ont com­pris aujourd’hui nombre de Qué­bé­cois après une expé­rience de mul­ti­cul­tu­ra­lisme assez débri­dé. Les accom­mo­de­ments ne doivent être consi­dé­rés comme rai­son­nables que dans des cas extrê­me­ment limi­tés, un peu comme, dans l’Éthique à Nico­maque d’Aristote, la loi doit par­fois être cor­ri­gée par l’équité. Si de telles exi­gences deviennent trop fré­quentes, il sera dif­fi­cile de les mai­tri­ser, et les demandes explo­se­ront, concer­nant des pis­cines non mixtes, des repas reli­gieu­se­ment auto­ri­sés, des exemp­tions de cours « mécréants » (l’évolutionnisme dar­wi­nien est la pre­mière cible de ceux dont les « convic­tions » non dis­cu­tables seraient heur­tées par cer­tains résul­tats de l’investigation scien­ti­fique), etc. Les démo­cra­ties (le droit des femmes et des hommes) ne se sont sta­bi­li­sées qu’après une lutte sou­vent très dure contre les pré­ten­tions poli­tiques de la reli­gion (le droit divin). Les Églises ont adop­té, volens nolens, dans nos socié­tés, une posi­tion deve­nue modeste — seule manière à mon sens de rendre la reli­gion com­pa­tible avec la démo­cra­tie et de garan­tir aux croyants toute leur liber­té dans une socié­té basée sur la recherche de l’intérêt géné­ral du laos.

Les quatre interlocuteurs

Dans les débats qui opposent des vues dif­fé­rentes de l’avenir des socié­tés démo­cra­tiques, il est sou­vent ten­tant de « peindre l’adversaire en noir » pour mieux le ter­ras­ser. Mais cette ten­ta­tion doit être com­bat­tue. À pro­pos de la neu­tra­li­té de l’État, des concep­tions diver­gentes peuvent se mani­fes­ter en ce qui concerne l’appréciation de ses ver­sions sépa­ra­tistes ou accom­mo­da­tion­nistes. Il en va de même à pro­pos de ce que requièrent des pro­jets poli­tiques, quand la neu­tra­li­té peut rece­voir des inter­pré­ta­tions diver­gentes. Il existe des inter­lo­cu­teurs rai­son­nables qui se trouvent en désac­cord, par exemple sur la ques­tion du voile à l’école, parce qu’ils se basent sur des concep­tions dif­fé­rentes de l’intégration. Mais il existe aus­si des racistes, qui sont « contre » le voile parce qu’ils détestent les musul­mans, et des inté­gristes, qui sont « pour » le voile parce qu’ils veulent abattre les murailles de l’État sécu­lier (mécréant). Il est trop facile — et par­ti­cu­liè­re­ment vain — de réduire le défen­seur du voile à l’école aux inté­gristes, ou de confondre les posi­tions du par­ti­san de l’interdiction avec celles de l’extrême droite. Le pré­sent article aura clai­re­ment mon­tré de quel côté je me situe, mais je conti­nue cepen­dant à faire une dis­tinc­tion stricte entre les inter­lo­cu­teurs démo­crates (res­pec­tables et se trom­pant à mon avis lour­de­ment), d’une part, et les fon­da­men­ta­listes, de l’autre. Serait-il outre­cui­dant de deman­der le même trai­te­ment pour tous ceux qui tentent de conju­guer les com­bats anti­ra­ciste et antiin­té­griste sans céder sur les principes ?

Je recon­nais volon­tiers que tout débat est situé, et il est vrai qu’en écri­vant cet article, j’ai avant tout pen­sé aux vul­né­rables par­mi les vul­né­rables : ces jeunes filles d’«origine » musul­mane, qui ne portent pas le voile, et à qui leurs frères ou cou­sins pour­raient dire : « Tu vois ? Même l’école le per­met et le cautionne ! »

  1. C’est la rai­son pour laquelle, dans les grands ins­tru­ments inter­na­tio­naux, on men­tionne la liber­té de reli­gion et de croyance, ce qui consti­tue une for­mu­la­tion curieuse et pro­ba­ble­ment mal­adroite : les ratio­na­listes et libres pen­seurs sont consi­dé­rés comme des indi­vi­dus qui croient en quelque chose, mais pas en un Dieu. En véri­té, seuls les athées dog­ma­tiques qui croient pou­voir prou­ver l’inexistence de Dieu sont des « croyants ». Il reste que la for­mule « et de croyance » vise expli­ci­te­ment, mais mal­adroi­te­ment, à pro­té­ger les sans-religion.

    On note­ra par ailleurs que, quand les juges les plus conser­va­teurs à la Cour suprême des États-Unis — l’ancien pré­sident Rehn­quist, aujourd’hui décé­dé, et le juge Sca­lia — invoquent la neu­tra­li­té, ils n’y incluent pas les non-croyants. Pour eux, l’État ne doit pas être neutre entre la reli­gion et l’irréligion, mais seule­ment entre les orien­ta­tions reli­gieuses. Ce point de vue est reje­té tant par les juges pro­gres­sistes de la Cour suprême que par les Euro­péens en général.

  2. Ever­son v. Board of Edu­ca­tion, opi­nion rédi­gée par le juge Hugo Black.
  3. Une telle plai­doi­rie en faveur de la sépa­ra­tion n’est pas contra­dic­toire avec la mani­fes­ta­tion exté­rieure du culte, mais cette der­nière n’est pas « endos­sée » par l’État qui, dans cer­taines limites, peut la règle­men­ter (au début du mou­ve­ment de laï­ci­sa­tion en France, les son­ne­ries de cloches, les pro­ces­sions, etc., furent règle­men­tées pour per­mettre une vie pai­sible dans une socié­té pluraliste).
  4. J’ai ana­ly­sé ce pro­ces­sus dans le cas de la cen­sure pour blas­phème, deve­nue acte de res­pect des sen­si­bi­li­tés reli­gieuses d’autrui (mani­fes­ta­tion, donc, de « déli­ca­tesse », pour uti­li­ser l’expression de Tariq Rama­dan), ain­si que dans celui du créa­tion­nisme (pas­sage de la volon­té d’interdire le dar­wi­nisme impie à la défense d’une « autre » concep­tion, sup­po­sée scien­ti­fique, le Des­sein intel­li­gent). Hors du champ reli­gieux, les néga­tion­nistes se sont fait une spé­cia­li­té de tra­duire le vieil anti­sé­mi­tisme dans le lan­gage de la science (le scien­ti­fique vic­ti­mi­sé par les tenants d’une « véri­té offi­cielle »). Je pour­rais sans peine allon­ger cette liste. D’où la pru­dence requise quand les enne­mis des droits de l’homme ont appris à par­ler le lan­gage des… droits de l’homme. Il fau­drait tou­jours gar­der à l’esprit le cha­pitre final de 1984, d’Orwell, consa­cré au news­peak (« novlangue »).
  5. Je consi­dère que la reli­gion ne doit pas faire l’objet d’un trai­te­ment pri­vi­lé­gié. Si l’on ne peut se pro­me­ner mas­qué en dehors des périodes de car­na­val, cette exi­gence liée à la sécu­ri­té vaut pour tous, reli­gieux ou non. Un argu­ment reli­gieux sou­mis à la dis­cus­sion publique ne vaut ni plus ni moins qu’un argu­ment non reli­gieux (« je ne veux pas mon­trer mon visage parce que je me trouve moche, ou parce que je suis enga­gée dans une ascèse per­son­nelle », etc.), et doit être jugé par rap­port son contenu.
  6. Comme celui dont a témoi­gné en 1989 le Conseil d’État fran­çais, dans une situa­tion d’incertitude quant à la signi­fi­ca­tion glo­bale du phénomène.

Guy Haarscher


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