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La nature, le social et les neurosciences

Numéro 3 Mars 2010 par Albert Bastenier

mars 2010

Ce que l’on a appe­lé la révo­lu­tion cog­ni­tive des neu­ros­ciences vise à nous faire pas­ser de l’an­cienne phi­lo­so­phie de la conscience à une nou­velle ingé­nie­rie de l’es­prit. Elle nous place ain­si en face de la ques­tion de la cause de l’ac­tion humaine. Est-ce moi ou la bio­chi­mie de mon cer­veau qui est à la source de ce que je fais ? La vie de l’es­prit et ses expres­sions sociales ne sont-elles que la tra­duc­tion sym­bo­lique de lois bio­lo­giques qui se suf­fi­raient à elles-mêmes ? La notion de « cer­veau social » dont parlent les neu­ros­ciences cog­ni­tives exige des cla­ri­fi­ca­tions et appelle un nou­veau dis­cours com­mun des sciences sociales qui nous fasse mieux com­prendre pour­quoi dans leur agir les gens font ce qu’ils font.

Dossier

Il y a cin­quante ans à peine, on n’avait pas la moindre idée de la façon dont les tis­sus maté­riels de notre sys­tème ner­veux et de son centre céré­bral fabri­quaient de la pen­sée. La psy­cho­lo­gie était majo­ri­tai­re­ment non natu­ra­liste et sa branche beha­vio­riste, d’orientation natu­ra­liste quant à elle, nous entre­te­nait des appren­tis­sages com­por­te­men­taux et non pas de la pen­sée ou de l’esprit. Avec les neu­ros­ciences et ce que l’on a appe­lé la révo­lu­tion cog­ni­tive de la seconde moi­tié du XXe siècle, cette natu­ra­li­sa­tion du men­tal est en cours.

À par­tir des nom­breux chan­tiers de recherche ouverts par les neu­ros­ciences cog­ni­tives, régu­liè­re­ment nous est annon­cée l’identification de nou­velles aires de com­man­de­ment de nos conduites indi­vi­duelles et sociales. Par leur approche natu­ra­liste et objec­ti­viste, ces sciences ini­tia­le­ment aiguillon­nées par une pers­pec­tive de san­té men­tale des indi­vi­dus ont bel et bien mis en œuvre une ful­gu­rante bio­lo­gie de l’esprit, expli­ca­tive des pro­ces­sus céré­braux. En fai­sant valoir la média­tion céré­brale de notre agir, elles ont mis un terme — rela­tif — à la longue nuit beha­vio­riste qui a domi­né une psy­cho­lo­gie expé­ri­men­tale pour laquelle la com­pré­hen­sion de nos com­por­te­ments était réduite à l’idée d’un enchai­ne­ment méca­nique de sti­mu­lus et de réponses. Pour ce faire et dans une pers­pec­tive maté­ria­liste, elles ont délais­sé le ter­rain de la spé­cu­la­tion phi­lo­so­phique, psy­cha­na­ly­tique ou socio­lo­gique, et rejoint en labo­ra­toire celui de la démons­tra­tion expé­ri­men­tale qui asso­cie nos habi­le­tés men­tales les plus éle­vées au mode de fonc­tion­ne­ment des cir­cuits de l’ensemble des cel­lules ner­veuses. Les résul­tats sont là : elles ont d’ores et déjà ren­du pos­sibles cer­tains trai­te­ments hier ines­pé­rés de réha­bi­li­ta­tion des indi­vi­dus et nous en annoncent d’autres plus impor­tants encore pour l’avenir.

Une nouvelle ingénierie de l’esprit

Tou­te­fois, les incon­tes­tables suc­cès et les pro­messes que laisse entre­voir cette nou­velle ingé­nie­rie du cer­veau sont cela même qui l’ont fait sor­tir de l’aire des dis­cus­sions entre spé­cia­listes pour deve­nir un sujet de pré­oc­cu­pa­tion plus géné­ral qui concerne les rap­ports entre les méca­nismes céré­braux et la culture, les liens entre l’esprit conscient et le deve­nir de la vie en socié­té. Car c’est bien dans la mesure où les recherches sur l’organe céré­bral ne le consi­dèrent plus dans sa seule dimen­sion médi­cale et touchent à des ques­tions qui débordent le seul sou­ci des thé­ra­peutes, que l’intérêt spé­ci­fique qu’on lui porte devient l’objet d’un débat de socié­té plus large. L’attention que les scien­ti­fiques accordent à ce nou­vel objet d’étude — qu’ils appellent eux-mêmes le cer­veau social —, mani­feste ce débor­de­ment et la por­tée col­lec­tive de leurs inves­ti­ga­tions sur les inter­ac­tions entre le cer­veau humain et son milieu. Et puisque, à les écou­ter, des états men­taux sophis­ti­qués comme le men­songe, la confiance ou la géné­ro­si­té seront mieux éclai­rés par le déve­lop­pe­ment des neu­ros­ciences, cela devrait mettre en cause nos façons de com­prendre le social et avoi­run impact dans la sphère juri­dique et poli­tique. La ques­tion vient donc à se poser : que pen­ser de l’ambition de rendre compte de la com­plexi­té des inter­ac­tions du monde social à par­tir d’investigations sur le mode de fonc­tion­ne­ment de l’organe cérébral ?

Mettre l’accent sur le cer­veau, c’est le consi­dé­rer comme la source de capa­ci­tés dont l’individu humain tire pro­fit dans ses acti­vi­tés. C’est vou­loir expli­quer com­ment s’organisent les pou­voirs dis­tinc­tifs qui sont les siens. Il n’y a là rien qui, en prin­cipe, menace la spé­ci­fi­ci­té et l’autonomie du moi indi­vi­duel. Mais jusqu’où est-il pos­sible d’aller dans la connais­sance de l’être humain au moyen de la seule connais­sance de son corps ? Cherche-t-on à trou­ver au sein des lois de la nature qui le régissent, un modèle pour éla­bo­rer les règles de nos conduites, capables de fon­der nos valeurs et gui­der le fonc­tion­ne­ment des socié­tés humaines ? Le deve­nir sou­hai­table d’une socié­té dépend-il de sa capa­ci­té à imi­ter les lois de la nature ou de sa capa­ci­té à les fuir ? Ain­si, lorsque dans les groupes humains, est venue his­to­ri­que­ment à s’imposer la règle du tu ne tue­ras pas, était-on sans plus dans la pers­pec­tive d’une huma­ni­té neu­ro­nale où le fonc­tion­ne­ment de l’organe céré­bral explique tout et où les caté­go­ries de l’esprit ne dési­gnent sim­ple­ment rien, ou plu­tôt dans la pers­pec­tive d’une huma­ni­té qui se construit cultu­rel­le­ment contre les dik­tats de la nature ? Et s’il en est ain­si, ne faut-il pas s’interroger sur ce que dans la nature pour­rait bien être ce qui incite à ne pas en suivre toutes les injonctions ?

Si la démarche scien­ti­fique par­ti­cipe assu­ré­ment à l’interrogation sur ce que nous sommes et ce que nous deve­nons, peut-on consi­dé­rer pour autant qu’elle est capable de coif­fer la tota­li­té de cette inter­ro­ga­tion ? Peut-on dire, comme le font cer­tains, que l’Homme n’a plus rien à faire de l’Esprit et qu’il lui suf­fit d’être un Homme neu­ro­nal ? Cette ques­tion est si actuelle qu’elle conduit à se deman­der si le pro­blème éthique majeur que pose la bio­lo­gie du cer­veau tient non pas prin­ci­pa­le­ment dans ses appli­ca­tions tech­niques, mais dans les bou­le­ver­se­ments qu’elle entraine dans les repré­sen­ta­tions que nous nous fai­sons de nous-mêmes et des autres. Nos iden­ti­tés indi­vi­duelle et sociale, indé­nia­ble­ment arri­mées à des pro­ces­sus bio­lo­giques, sont-elles inté­gra­le­ment déchif­frables à par­tir du patri­moine de notre héré­di­té géné­tique et entiè­re­ment lisibles dans l’imagerie de notre méta­bo­lisme céré­bral ? Si le cer­veau consti­tue assu­ré­ment le ter­reau qui condi­tionne la pos­si­bi­li­té des pen­sées qui nous viennent, faut-il pour autant affir­mer qu’il est la cause de ces pensées ?

Permanence de la question du sujet

À l’égard de cette der­nière ques­tion, il faut com­men­cer par sou­li­gner que la galaxie des dis­ci­plines consti­tu­tives des neu­ros­ciences — neu­ro­lo­gie, bio­lo­gie, psy­cho­lo­gie, lin­guis­tique, intel­li­gence arti­fi­cielle — n’a pas repré­sen­té d’emblée un champ intel­lec­tuel uni­fié. Ce sont les ambi­tions d’une phi­lo­so­phie — la phi­lo­so­phie de l’esprit — qui ont contri­bué à accom­plir ce tra­vail. Cher­chant au nom des sciences et des tech­niques à en chas­ser une autre — la phi­lo­so­phie de la conscience — qui s’exprimait tra­di­tion­nel­le­ment dans des approches comme la phé­no­mé­no­lo­gie, la psy­cha­na­lyse et les sciences sociales, il s’est agi pour elle de mon­trer que l’intentionnalité et la conscience peuvent trou­ver leur place dans le monde empi­rique et déter­mi­né de la nature. Dans cette pers­pec­tive défen­dant l’idée d’une auto-orga­ni­sa­tion du vivant, il se devait évi­dem­ment que le fonc­tion­ne­ment de l’esprit soit revi­si­té à par­tir d’une optique exclu­si­ve­ment natu­ra­liste et physicaliste.

Cette exi­gence s’est tra­duite dans les neu­ros­ciences en abor­dant le pro­blème de la pen­sée sur la base de deux approches ou modé­li­sa­tions suc­ces­sives de l’organe céré­bral, toutes deux de type phy­si­co-mathé­ma­tique, mais devant, en prin­cipe, per­mettre l’introduction de ce qui était absent dans le beha­vio­risme : la notion d’image men­tale et d’intentionnalité.

La modé­li­sa­tion com­pu­to-sym­bo­lique, tout d’abord, a été et reste à bien des égards la thèse cog­ni­ti­viste stan­dard. Elle s’enracine dans le pro­jet déjà ancien qui fut celui de la cyber­né­tique et de l’intelligence arti­fi­cielle pour abou­tir, au tra­vers d’une ana­lo­gie plus récente avec l’ordinateur, à affir­mer que la conscience résulte de la mani­pu­la­tion réglée de sym­boles. Ins­pi­rée par le posi­ti­visme logique, cette approche consi­dère le cal­cul comme un pro­ces­sus déjà pré­sent dans la nature et non comme le fruit d’une inter­pré­ta­tion sub­sé­quente effec­tuée par un agent. On y voit la vie de l’esprit comme la trans­po­si­tion au niveau céré­bral d’un méca­nisme com­pa­rable au sché­ma sti­mu­lus-réponses que le beha­vio­risme avait déjà sug­gé­ré. Si la média­tion du cer­veau est néan­moins intro­duite comme fac­teur cau­sal, elle demeure celle d’un sys­tème de trai­te­ment de l’information qui ne doit pas être confon­du avec l’intervention d’un sujet pro­pre­ment dit. On se trouve ici en face de la ver­sion la plus réduc­trice des neu­ros­ciences cognitives.

L’autre modé­li­sa­tion, dite connexion­niste, réfute pour sa part que l’on puisse com­prendre le cer­veau à par­tir d’une ana­lo­gie avec l’ordinateur. Car elle reste trop méca­ni­ciste et donne une vision sim­pli­fi­ca­trice du fonc­tion­ne­ment céré­bral. L’importante intri­ca­tion des réseaux neu­ro­naux entre eux leur confère en réa­li­té une capa­ci­té de rétro­pro­pa­ga­tion des sym­boles qu’ils prennent en charge. Et sur cette base, il y a une grande sou­plesse de connexion dans leur tra­vail phy­si­co-chi­mique qui, pour être com­pris, n’autorise pas que l’on dis­so­cie le maté­riel et le logiciel.

Parce que les recherches ont mon­tré que le cer­veau est capable de se réor­ga­ni­ser lui-même — à la suite d’un trau­ma­tisme, par exemple — l’approche connexion­niste a intro­duit la notion de plas­ti­ci­té. C’est elle qui a per­mis d’avancer dans le débat entre ceux qui consi­dèrent le cer­veau comme inté­gra­le­ment déter­mi­né géné­ti­que­ment et ceux qui admettent qu’il peut se consti­tuer ou recons­ti­tuer sui­vant les mul­tiples aléas de la vie. Or, si cette notion de plas­ti­ci­té per­met de dire que les struc­tures neu­ro­nales elles-mêmes sont sus­cep­tibles d’être modi­fiées par le résul­tat des opé­ra­tions qu’elles exé­cutent, on ne se trouve plus en face d’un auto­mate rigi­de­ment câblé et il devient pos­sible d’envisager la sin­gu­la­ri­té des indi­vi­dus. Chaque cer­veau est unique et, comme un organe dyna­mique res­tant ouvert à la contin­gence, il peut se déployer en fonc­tion des expé­riences qu’il tra­verse. Sa plas­ti­ci­té per­met de modi­fier ce qu’il était et assure au sujet une impré­dic­ti­bi­li­té dans la construc­tion de son indi­vi­dua­li­té. En affir­mant ain­si que pen­ser n’est pas sim­ple­ment cal­cu­ler, le connexion­nisme se pré­sente comme un maté­ria­lisme éclai­ré qui fonde une neu­ros­cience non réductrice.

La per­ti­nence de cette double approche et la plus ou moins grande subor­di­na­tion de l’une à l’autre ne fait cepen­dant pas l’unanimité par­mi les neu­ros­cien­ti­fiques et elle demeure un enjeu théo­rique de la dis­ci­pline. Par ailleurs, même dans l’approche connexion­niste, la ques­tion du sujet reste sans réponse vrai­ment satis­fai­sante, alors qu’elle ne semble pas pou­voir être contour­née ou res­ter éter­nel­le­ment en sus­pens. Car, en effet, com­ment les confi­gu­ra­tions neu­ro­nales se conver­tissent-elles en des repré­sen­ta­tions dotées de sens ? Il parai­trait absurde d’imaginer l’existence de repré­sen­ta­tions qui ne seraient là pour per­sonne et il ne peut donc y en avoir que pour quelqu’un. Est-il dès lors pos­sible de rendre compte exhaus­ti­ve­ment de quoi que ce soit en matière de cog­ni­tion, d’affects et d’action, sans dési­gner un sujet pour lequel les confi­gu­ra­tions neu­ro­nales objec­tives sont en même temps des repré­sen­ta­tions men­tales sub­jec­tives dont un je est l’auteur, c’est-à-dire la cause, qu’il vit comme les siennes et qui, pour lui, ont une valeur dans sa pos­ture de soi conscient et agissant ?

Qu’est-ce qu’une cause ?

On retrouve ici la notion de cause qui est ambigüe dans le dis­cours scien­ti­fique. Lorsqu’elle est uti­li­sée à l’intérieur du champ for­ma­li­sé d’une dis­ci­pline par­ti­cu­lière, la com­pré­hen­sion qu’elle pro­cure reste en réa­li­té très limi­tée. Dans les neu­ros­ciences, la cau­sa­li­té attri­buée au cer­veau n’est en fait qu’une cause occa­sion­nelle, c’est-à-dire la capa­ci­té de ce der­nier de pro­duire les phé­no­mènes men­taux qui sont obser­vables par les scien­ti­fiques. En dehors de l’activité du cer­veau, la pen­sée n’aurait évi­dem­ment pas d’existence et l’on peut donc dire qu’il en est la condi­tion de pos­si­bi­li­té. Mais peut-on amal­ga­mer cause et condi­tion de pos­si­bi­li­té, c’est-à-dire ce qui, d’une part, dans nos his­toires sin­gu­lières sus­cite nos iden­ti­tés et ce qui, d’autre part, rend fonc­tion­nel­le­ment pos­sible leur construc­tion ? Car de simples condi­tions de pos­si­bi­li­té n’effectuent rien. Il est donc dif­fi­cile d’imaginer que les pro­ces­sus neu­ro­naux, fonc­tion­nel­le­ment néces­saires à la pen­sée, n’impliquent pas l’existence d’un co-prin­cipe, celui d’un je qui veut pen­ser sa situa­tion parce qu’il n’accepte pas de vivre dans un envi­ron­ne­ment et des rap­ports sociaux qui demeu­re­raient pri­vés de sens pour lui. À vrai dire, en dehors de cette exi­gence sub­jec­tive, on ne com­pren­drait même plus le pour­quoi de l’effort intel­lec­tuel consen­ti par les neu­ros­cien­ti­fiques, ni l’utilité de la dis­cus­sion qui est menée ici. Car le savoir lui-même ne trouve sa rai­son d’être qu’inséré dans la vie d’un sujet dont il exprime la quête de sens.

L’idée d’un dépas­se­ment de la spé­cu­la­tion abs­traite en vue de par­ve­nir à un savoir empi­rique opé­ra­tion­nel n’est pas neuve dans les sciences humaines. Tou­te­fois, aujourd’hui comme hier, ces sciences et les grandes inter­ro­ga­tions qu’elles actua­lisent sont tra­ver­sées par la pres­sion d’idéologies ou de cou­rants intel­lec­tuels face aux­quels les exi­gences du dis­cer­ne­ment cri­tique res­tent d’actualité. Ce fut le cas avec le maté­ria­lisme his­to­rique et l’explication par l’éco­no­mique en der­nière ins­tance qui, pour le mar­xisme, devait à elle seule remettre la pen­sée sur ses pieds. Ce le fut ensuite avec la mon­tée en puis­sance de la vague struc­tu­ra­liste dont le for­ma­lisme abso­lu de ses homo­lo­gies struc­tu­rales bar­rait la route à la réflexion sur un quel­conque sujet don­nant du sens aux pro­ces­sus his­to­riques. Sera-ce main­te­nant au tour du natu­ra­lisme cog­ni­ti­viste de vou­loir exer­cer son hégé­mo­nie sur la pen­sée ? Car à par­tir d’une salu­taire volon­té de dépas­se­ment du dua­lisme car­té­sien entre le corps et l’esprit, nombre de neu­ros­cien­ti­fiques n’entretiennent-ils pas l’idée selon laquelle l’histoire humaine ne serait qu’un appen­dice de l’histoire natu­relle, le tra­ves­tis­se­ment sym­bo­lique de lois bio­lo­giques qui se suf­fisent à elles-mêmes ?

Encore une fois : à quoi assis­tons-nous ? En vue de se rendre capable d’intervenir sur le réel, la connais­sance scien­ti­fique consiste certes et d’une manière géné­rale à construire des modèles à l’aide des­quels elle cherche à com­prendre les phé­no­mènes qu’elle étu­die. Et les neu­ros­ciences, tant qu’elles pro­cèdent de la sorte, demeurent sur le plan cli­nique où elles apportent leur contri­bu­tion à la prise en charge des troubles men­taux. On y reste dans le cadre pra­tique d’une modé­li­sa­tion fonc­tion­nelle sans extra­po­la­tions phi­lo­so­phiques pro­blé­ma­tiques. On ne peut igno­rer tou­te­fois que la pen­sée scien­ti­fique modé­li­sa­trice et fonc­tion­nelle est tout à la fois adé­quate au réel et dis­tincte de lui. En modé­li­sant le réel en vue de le mani­pu­ler avec suc­cès, le scien­ti­fique lui-même pro­jette néces­sai­re­ment les repré­sen­ta­tions orien­tées de son esprit dans le monde des choses. Or, tout dans les conduites humaines est-il fonc­tion­nel ? Il serait témé­raire de l’affirmer. Et, en outre, on ne peut s’aveugler sur le fait que ce sont les suc­cès entrai­nés par un modèle qui font régu­liè­re­ment naitre une fas­ci­na­tion si puis­sante à son égard que ce qu’il par­vient à éclai­rer peut pas­ser pour le tout de ce qui est rece­vable comme vrai et digne d’être connu. En fait, on retrouve là le pro­blème de tous les fonc­tion­na­lismes : par méthode ils ne par­viennent évi­dem­ment à rendre compte que de ce qui est sys­té­mi­que­ment fonc­tion­nel. Or, comme on l’a déjà deman­dé, tout l’est-il dans les conduites humaines ?

Dès lors, lorsque les neu­ros­ciences affirment que la vie de l’esprit ne serait que la tra­duc­tion sym­bo­lique de lois bio­lo­giques qui se suf­fi­raient à elles-mêmes, ne fran­chissent-elles pas un seuil ambi­tieux : celui de la conscience tech­no­cra­tique qui réduit l’interrogation sur les fins — que seul un sujet auto­nome et conscient peut for­mu­ler — à des choix d’utilité ? Et n’est-on pas alors dans le domaine de la domes­ti­ca­tion de la nature humaine contre laquelle Michel Fou­cault met­tait en garde et qu’il appe­lait le gou­ver­ne­ment des bio­po­li­tiques ? Sans y voir une fata­li­té, on ne peut exclure ce genre de bulle spé­cu­la­tive d’une science pas assez atten­tive aux périls de ses propres évidences.

Un nouvel universalisme de la pensée ?

De l’inclination des neu­ros­cien­ti­fiques qui semblent pré­fé­rer que l’histoire soit soluble dans le bio­lo­gique, il convient de se deman­der d’abord pour­quoi ils veulent tant qu’elle le soit ?

La réponse n’est pas évi­dente et, sur le mode le plus soup­çon­neux, on pour­rait peut-être voir dans leur pro­gramme natu­ra­liste un aga­ce­ment intel­lec­tuel et envieux à l’égard de la psy­cha­na­lyse dont l’impact sur la culture et les mœurs aura été immense dans la socié­té contem­po­raine alors que, son effi­ca­ci­té thé­ra­peu­tique demeu­rant incer­taine, elle n’est pas par­ve­nue à s’imposer comme une véri­table théo­rie scien­ti­fique et que son mode de fonc­tion­ne­ment en cha­pelles sec­taires semble y com­pro­mette toute dyna­mique féconde.

Mais peut-être est-ce éga­le­ment le fouillis concep­tuel et les contro­verses qui n’ont ces­sé de régner dans les sciences sociales, aux­quels est venu s’ajouter ce qu’a de désar­çon­nant pour la pen­sée le rela­ti­visme cultu­rel post­mo­derne, qui a sol­li­ci­té l’ardeur d’une telle science vou­lant se consti­tuer comme un nou­vel et authen­tique garant de l’universalisme de la pen­sée. Explo­rer empi­ri­que­ment, comme le fait la ver­sion la plus ambi­tieuse des neu­ros­ciences, ce qui fait l’uni­té de l’homme et arrê­ter ain­si la fuite régres­sive vers un socle de valeurs fon­da­men­tales dont l’expérience montre que la spé­cu­la­tion huma­niste ne l’atteint jamais, n’est-ce pas ancrer la quête humaine de clar­té dans des connais­sances plus fortes que les évi­dences momentanées ?

De ce nou­veau rôle matri­ciel que les neu­ros­ciences cog­ni­tives enten­draient jouer dans le domaine des sciences sociales, une crainte nait cepen­dant : qu’en pré­ten­dant fondre la cau­sa­li­té des conduites dans les néces­si­tés com­plexes de la chi­mie, elles ne négligent les ver­tus de l’incertitude et que, d’une manière inat­ten­due, elles ne renouent ain­si avec une nou­velle sorte de théo­rie de la pré­des­ti­na­tion qui, comme l’ancienne théo­lo­gie puri­taine du cal­vi­nisme, pré­fé­rait elle aus­si que l’être humain soit vu comme un être de nature plu­tôt que de culture. Assu­ré­ment, les pro­ta­go­nistes des neu­ros­ciences rejet­te­raient mas­si­ve­ment ce rap­pro­che­ment qui les ferait appa­raitre comme de naïfs héri­tiers d’une pen­sée aux anti­podes de celle qu’ils entendent promouvoir.

Et pour­tant ! Le véri­table pro­blème est-il de savoir si et jusqu’à quel point notre huma­ni­té est tout entière un objet de nature ? Ne s’agit-il pas plu­tôt de savoir de quelle nature on parle ? Car si l’intuition dar­wi­nienne s’est pro­gres­si­ve­ment étayée depuis le XIXe siècle et qu’il n’est guère pos­sible de refu­ser d’étendre à l’être humain lui-même le para­digme de l’évolution géné­ra­li­sée du monde orga­nique et céré­bral, il n’est pas davan­tage pos­sible d’ignorer la spé­ci­fi­ci­té fon­da­men­tale qu’est celle d’homo sapiens. Sans aucun doute doit-on le voir tel un pri­mate comme les autres, condi­tion­né par la chi­mie de son patri­moine géné­tique et bio­lo­gique. Mais néan­moins aus­si comme le seul par­mi eux à s’interroger lon­gue­ment sur l’espèce de pri­mate qu’il est. C’est bien pour­quoi il ne faut pas trop vite clore le débat entre les deux grands réfé­ren­tiels qui s’affrontent aujourd’hui : celui d’une nature natu­ra­li­sée et conden­sée dans la chi­mie neu­ro­nale face à celui pour lequel la nature découvre sa véri­té dans le déploie­ment de la rai­son, c’est-à-dire dans la réflexi­vi­té d’un je conscient, social et agis­sant qui est à la source de tout le vécu pro­pre­ment humain.

Neurosciences et sciences sociales

Entre les neu­ros­ciences cog­ni­tives et les sciences sociales, l’articulation demeure aujourd’hui dif­fi­cile. Alors que les pre­mières assi­milent la rela­tion sociale à un res­sen­ti natu­rel inté­rieur au cer­veau, les secondes affirment que dès le moment où est accom­plie l’entrée dans le lan­gage, homo sapiens se meut dans cette nature tout à fait par­ti­cu­lière qu’est la vie sociale. Et si néan­moins pour les deux dis­ci­plines, le social est bien consti­tué par l’ensemble que forment la réflexi­vi­té du cer­veau, le contexte et les rap­ports entre des indi­vi­dus, le point focal qui les sépare réside dans le fait que, pour l’une, l’organe céré­bral consti­tue l’élément clé dans la pro­duc­tion des repré­sen­ta­tions que nous nous fai­sons du social et des conduites qui y sont asso­ciées, alors que, pour l’autre, ce sont les rela­tions sociales au sein d’un monde de règles et de codes cultu­rels par­ta­gés qui sont à la source de nos repré­sen­ta­tions et des com­por­te­ments que, à par­tir d’elles, nous déci­dons d’adopter.

Faut-il en res­ter là et se résoudre à une guerre des dis­ci­plines ? Sans doute ne le peut-on pas. Mais si construire un dis­cours com­mun est un objec­tif que l’on ne sau­rait récu­ser, reste à défi­nir ce que serait la voie per­met­tant de sor­tir des per­pé­tuelles ambigüi­tés. On n’en voit pas d’autre ici que d’en reve­nir à l’expé­rience même : celle que nous fai­sons en amont de toute mise en forme dis­ci­pli­naire, neu­ros­cien­ti­fique ou socio­lo­gique et qu’il s’agit de retrou­ver dans la des­crip­tion de ses dif­fé­rents niveaux consti­tu­tifs en sachant que l’on n’échappe jamais, dans les sciences de la nature comme dans celles du social, aux exi­gences de l’interprétation.

Parce que les sciences dites natu­relles sont elles-mêmes d’une nature cultu­relle — la modé­li­sa­tion mathé­ma­tique des choses consti­tuant déjà un choix quant à la véri­té sur le monde —, l’interprétation est une pra­tique concrète et com­mune à tous les savoirs. C’est donc l’interprétation, n’en déplaise aux objec­ti­vistes, qui, dans l’expérience, nous met sur la voie du savoir uni­fié qu’il s’agit d’esquisser. De sorte que, fina­le­ment, l’expérience pointe les trois niveaux à par­tir des­quels la recherche d’un dis­cours com­mun peut ten­ter de trou­ver ses assises : pre­miè­re­ment, admettre que si le bio­lo­gique est la condi­tion du social, ce der­nier est à son tour la condi­tion de la culture qui n’a pas d’existence en dehors d’un je capable de résis­ter au choc de l’objectivisme ; deuxiè­me­ment, le vécu de l’esprit qui ne s’expérimente qu’à par­tir de l’interactivité lan­ga­gière et de l’ensemble des codes, conven­tions et ins­ti­tu­tions propres à un contexte social ; troi­siè­me­ment, l’action enfin, qui ne rési­dant assu­ré­ment pas dans le cer­veau, indique que le sens que les choses peuvent prendre pour un je agis­sant dans un contexte social n’apparait que si l’on s’enquiert de plus que de sa seule acti­vi­té neuronale.

Mais c’est fina­le­ment l’action qui doit être consi­dé­rée comme le niveau ana­ly­tique le plus impor­tant. Cela, parce que la ques­tion du vrai n’a pas d’existence abs­traite. Elle ne se pose qu’au sein de l’action de ceux qui, dans l’histoire, agissent déjà. Si l’action détient ce pri­mat, ce n’est donc pas parce qu’elle serait plus clair­voyante que la pen­sée, mais parce qu’elle est le fon­de­ment de tous les vécus, l’expérience cor­po­relle de l’agir, le lieu de la conscience, là où les idées sur­gissent et les valeurs s’éprouvent. Les sciences tout comme la culture sont le fait d’un je social pra­tique. Et si l’on admet que l’humanité n’est pas une nature figée ou une essence qui nous pré­cède, mais la cris­tal­li­sa­tion généa­lo­gique pro­vi­soire d’une forme de vie en évo­lu­tion, de ce je il devient pos­sible de dire qu’il est téléo­lo­gique, en ce sens qu’homo sapiens qui ne cesse de s’interroger sur lui-même est une inten­tion­na­li­té capable de se don­ner des fins qui sont en même temps les causes qui mettent le cer­veau en œuvre.

Albert Bastenier


Auteur

Sociologue. Professeur émérite de l'université catholique de Louvain. Membre du comité de rédaction de La Revue nouvelle depuis 1967. S'y est exprimé régulièrement sur les questions religieuses, les migrations et l'enseignement.