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La naissance de La Revue nouvelle

Numéro 1 - 2020 - André Molitor anniversaire La Revue nouvelle origine par André Molitor

janvier 2020

Cette année, nous fêtons nos sep­tante-cinq ans ! L’occasion de repu­blier cet extrait des Sou­ve­nirs, d’André Moli­tor, dans lequel le pre­mier direc­teur de la revue évo­quait la genèse de La Revue nou­velle, héri­tière de La Cité chré­tienne, et les choix opé­rés par les fon­da­teurs, mais aus­si le bon­heur qu’il a éprou­vé dans cette action intellectuelle.

Le Mois

L’activité qui, de 1945 à 1961, allait consti­tuer mon centre d’intérêt prin­ci­pal à côté de mon métier et de mon ensei­gne­ment à Lou­vain, ce fut la direc­tion de La Revue nou­velle.

Je m’arrête un ins­tant d’écrire et je regarde en face de moi, sur les rayons de ma biblio­thèque, la bonne tren­taine de volumes qui ras­semblent les numé­ros de 1945 à 1961 : la période où j’ai lan­cé et diri­gé la revue. Der­rière ces reliures, il y a beau­coup de textes sor­tis de ma plume : articles poli­tiques et reli­gieux, études lit­té­raires, com­men­taires de l’évènement, comptes ren­dus biblio­gra­phiques… Il y a bien plus : le tra­vail de toute une équipe sou­dée par l’amitié et ren­for­cée au fil des ans et dont les membres, à tra­vers toutes leurs dif­fé­rences d’optique, leurs ten­dances per­son­nelles, leur spé­cia­li­sa­tion, étaient unis par les mêmes réfé­rences fon­da­men­tales. Aupa­ra­vant, je vou­drais dire le bon­heur, il n’y a pas d’autre mot, que m’a don­né ce tra­vail, pour­sui­vi bien enten­du « en dehors des heures de servi­ce » comme on dit dans l’administration, pen­dant les fins de jour­née, les soi­rées, les weekends.

L’enthousiasme…

Pen­dant la guerre, M.Leclercq1 m’avait dit un jour : « Après la libé­ra­tion, je ne ferai pas repa­raitre la Cité chré­tienne. Je suis trop âgé pour diri­ger une revue : il y a tant de gens plus jeunes. Repre­nez-la. » M.Leclercq n’avait alors guère dépas­sé la cin­quan­taine et nous don­nait là un bel exemple de déta­che­ment. Je m’en suis aper­çu quand, ayant envi­ron le même âge, j’ai dû quit­ter la direc­tion de La Revue nou­velle pour entrer au cabi­net du roi, parce qu’il y avait évi­dem­ment incom­pa­ti­bi­li­té. Mais M.Leclercq avait cette gran­deur qui lui fai­sait quit­ter spon­ta­né­ment des choses aux­quelles on tient sou­vent beau­coup plus qu’à des valeurs maté­rielles. Il avait créé la Cité chré­tienne en 1926 et en avait ani­mé l’équipe jusqu’à la guerre où il n’était évi­dem­ment plus ques­tion pour elle de paraitre. Il sen­tait d’ailleurs que l’après-guerre exi­ge­rait une for­mule renou­ve­lée. C’est ain­si sans doute que M.Leclercq déci­da de me confier l’héritage ou si l’on pré­fère le « fonds de com­merce intel­lec­tuel » que repré­sen­tait la Cité chré­tienne. Pour moi, c’était une grande joie et une pers­pec­tive enthou­sias­mante que d’assumer cette tâche et cette res­pon­sa­bi­li­té. J’avais tra­vaillé huit années sinon plus aux côtés de M.Leclercq dans l’équipe remuante et fidèle qu’il avait consti­tuée autour de lui à la Cité. La direc­tion d’une revue m’était tou­jours appa­rue depuis comme un des types d’action intel­lec­tuelle les plus exal­tants qui puissent se conce­voir, avec d’ailleurs, il faut l’admettre et l’accepter, la dis­per­sion que cela com­porte, et qui com­pro­met par­fois l’œuvre per­son­nelle. Mais j’avoue peut-être obs­cu­ré­ment l’impression (à tort?, à rai­son ? qui sau­rait le dire?…) que si je me consa­crais à une œuvre de pen­sée per­son­nelle, elle ne serait peut-être pas très ori­gi­nale. Mon tem­pé­ra­ment est plu­tôt celui d’un glos­sa­teur et d’un cri­tique que celui d’un créa­teur dans l’ordre de la pen­sée ou de la fic­tion. Il faut recon­naitre ses limites. Au reste, cette acti­vi­té avait pour moi une impor­tance et une qua­li­té spi­ri­tuelle. Mes amis et moi avons tou­jours consi­dé­ré l’édition de la revue comme un acte de témoi­gnage spé­ci­fi­que­ment chrétien.

Dès avant la libé­ra­tion je m’occupai donc dis­crè­te­ment de faire le néces­saire pour trou­ver un édi­teur et for­mer une équipe. Je pris contact avec la mai­son Des­clée de Brou­wer à Bruges. Elle décli­na mes pro­po­si­tions. Je m’orientai alors vers les éta­blis­se­ments Cas­ter­man à Tour­nai. C’était alors, avec Des­clée de Brou­wer, la plus impor­tante mai­son d’édition belge. Elle exis­tait depuis 1780 et avait été gérée de père en fils par une forte dynas­tie d’hommes d’affaires avi­sée qui lui avaient tou­jours conser­vé une orien­ta­tion net­te­ment catho­lique. La mai­son Cas­terman est célèbre dans le monde entier parce qu’elle édite les albums de Tin­tin : il faut loya­le­ment recon­naitre que ceux-ci ont plus de rayon­ne­ment que La Revue nou­velle. Mais elle publie aus­si depuis près de cent-cin­quante ans le Grand double Alma­nach de Liège : il est curieux de consta­ter que ni la radio ni la télé­vi­sion ne semblent avoir éli­mi­né ce petit livre… La mai­son Cas­ter­man édi­tait sur­tout beau­coup de livres pieux. Elle a après la guerre for­te­ment élar­gi ses hori­zons. Dirai-je que La Revue nou­velle y fut pour quelque chose ? Je le crois, grâce notam­ment à l’action de Jean Del­fosse. Plus récem­ment, elle s’est lan­cée dans la bande des­si­née de style contem­po­rain et d’un gout très variable…

Après quelques débats, nous par­vînmes vite à un accord. Quand je dis nous, je vise non seule­ment moi-même mais le groupe d’amis et de col­la­bo­ra­teurs que nous avions consti­tué. Il fut déci­dé que les éta­blis­se­ments Cas­ter­man seraient pro­prié­taires de la revue et en assu­me­raient le risque finan­cier. Mais la rédac­tion serait entiè­re­ment auto­nome, moyen­nant une garan­tie géné­rale de main­tien d’une ligne catho­lique, dont les édi­teurs de l’époque vou­laient être assu­rés. La col­la­bo­ra­tion s’est pour­sui­vie sur cette base dans une confiance entière et une cor­dia­li­té totale jusqu’au moment où je quit­tai la direc­tion de la revue2. Sans doute nous est-il arri­vé à pas mal d’occasions d’effaroucher quelque peu nos excel­lents édi­teurs. La famille Cas­ter­man appar­te­nait tra­di­tion­nel­le­ment à la droite, mais à une droite éclai­rée. Nous ne nous sommes jamais cachés d’être des chré­tiens de gauche, et cer­taines de nos ini­tia­tives les ont trou­blés. Les Mes­sieurs Cas­ter­man nous l’ont dit, mais ils ont « encais­sé » très sportivement.

Œuvrer dans la cité des hommes…

Nous nous sommes un moment deman­dé si nous don­ne­rions à notre revue une orien­ta­tion net­te­ment catho­lique ou si, au contraire, nous opte­rions pour un cadre plu­ra­liste où la pen­sée chré­tienne serait repré­sen­tée, même majo­ri­tai­re­ment, aux côtés d’autres ten­dances : un peu comme Esprit, toutes pro­por­tions gar­dées. Pour­quoi avons-nous fina­le­ment opté pour la pre­mière solu­tion ? Sans doute parce que, je l’ai dit, nous vou­lions que notre entre­prise eût les carac­tères d’un témoi­gnage ren­du par des chré­tiens « œuvrant dans la cité des hommes ». Peut-être aus­si nous ren­dions-nous compte confu­sé­ment que l’autre for­mule n’avait pas ses chances dans une Bel­gique, qui, en dépit des secousses de la guerre, res­tait pro­fon­dé­ment struc­tu­rée par un appa­reil social, éco­no­mique, cultu­rel et poli­tique axé sur les grandes familles idéo­lo­giques. Nous avons vou­lu agir depuis l’intérieur de la struc­ture catho­lique pour l’aérer, y ouvrir des fenêtres et la faire cra­quer là où il le fal­lait. Mais nous avons sou­vent ten­té de jeter des ponts vers « ceux qui ne croyaient pas au ciel ».

D’avance nous savions qu’il y avait place en Bel­gique pour une revue du type de celle que nous vou­lions fon­der. Sans doute la Revue géné­rale, fusion­née avec la Revue belge, avait-elle bien l’intention de repa­raitre. Mais elle se situait net­te­ment du côté de la droite conser­va­trice. Per­pé­tuant la tra­di­tion intel­lec­tuelle de la Cité chré­tienne, nous vou­lions nous situer plu­tôt à gauche. S’agissait-il d’une posi­tion démo­crate-chré­tienne ? Nous n’aimions pas les éti­quettes. Nous pré­ten­dions ne rele­ver d’aucune orga­ni­sa­tion éta­blie, parce que nous vou­lions par-des­sus tout gar­der notre indé­pen­dance de juge­ment et d’action. Je crois que sur ce point nous avons réus­si. Si la revue n’a pas tou­jours, à mon gré du moins, pris des posi­tions assez tran­chées et assez har­dies, c’est à nous-mêmes qu’il faut le repro­cher et non pas à des pres­sions exté­rieures directes. Il y avait évi­dem­ment la pres­sion de l’appareil chré­tien au sein duquel nous étions situés. Nous avons fait notre pos­sible pour prendre de la dis­tance à son égard — mais n’anticipons pas : je vou­lais sim­ple­ment indi­quer ici com­ment nous nous sommes situés dans l’ensemble du mou­ve­ment intel­lec­tuel belge de l’après-guerre. Cela peut se résu­mer en peu de mots : à la gauche de la pen­sée chré­tienne. D’autres furent plus à gauche que nous : je pense aux col­la­bo­ra­teurs belges de Témoi­gnages chré­tien, encore que Jules Gérard-Libois fût aus­si des nôtres, tout comme nous avions des amis qui tra­vaillaient à la fois chez nous et à la Relève, qui, elle, s’est située plus à droite que nous.

À pro­pos de la Relève, je vou­drais signa­ler ici un point d’histoire qui n’est pas sans inté­rêt. Vers la fin de l’occupation, Arthur Gil­son vint me voir. Il m’expliqua com­ment il pré­pa­rait avec un cer­tain nombre d’amis quelque chose qui serait à la fois un groupe poli­tique des­ti­né à réno­ver l’ancien Par­ti catho­lique et un centre de pen­sée chré­tienne sur les évè­ne­ments. Je lui fis part, de mon côté, de mes pro­jets, et je lui deman­dai s’il ne croyait pas pré­fé­rable que nous unis­sions nos efforts. Il décli­na cette pro­po­si­tion : son pro­jet était déjà très struc­tu­ré, son équipe de départ for­mée. Tout compte fait, je crois qu’il eût rai­son et que tout le monde y a gagné.

Et faire vivre un projet

À l’origine, le comi­té de direc­tion de la revue comp­tait quatre laïcs : William Ugeux, Charles Roger, Conrad van der Brug­gen et moi-même, et trois ecclé­sias­tiques : le cha­noine Vieu­jean, l’abbé Jadot3 et le père de Soi­gnie s.j. Autour de ce comi­té se grou­pa pro­gres­si­ve­ment un ensemble de rédac­teurs et de col­la­bo­ra­teurs qui for­maient le noyau actif de la revue. Après un cer­tain temps, le comi­té de direc­tion, com­plé­té par d’autres per­son­na­li­tés (Pierre Har­mel et Léon-Ernest Hal­kin par exemple) joua un rôle moins actif. On le consul­tait sur la ligne géné­rale de la revue et sur des pro­blèmes impor­tants. Pour le reste, il était plu­tôt une cau­tion morale. L’organe diri­geant effec­tif fut alors le comi­té de rédac­tion, créé en 1951, avec Gas­ton Deu­rinck, Jean Fos­ty, Jean Jadot, William Ugeux, Hen­ri van Lier4. C’était là le véri­table « noyau pen­sant » de la revue. Lui aus­si, bien enten­du, se modi­fia au cours des années, notam­ment par l’adjonction de col­la­bo­ra­teurs plus jeunes.

La pré­sence rela­ti­ve­ment impor­tante d’ecclésiastiques dans le groupe diri­geant de la revue était-elle un signe de clé­ri­ca­lisme ? On pour­rait le croire. On pour­rait se dire que sur ce point, nous nous déga­gions mal, au départ, de la for­mule Cité chré­tienne. Réflexion faite, je ne le crois pas. La revue se décla­rait ouver­te­ment catho­lique et vou­lait réser­ver une place sub­stan­tielle à des tra­vaux et à des études d’ordre reli­gieux. Il était natu­rel dès lors que son action s’inspire d’un dia­logue per­ma­nent entre des laïcs et des clercs, les­quels au demeu­rant étaient des intel­lec­tuels de qua­li­té, ouverts à tous les pro­blèmes du pays et du monde.

La revue était qua­si prête à paraitre et nous ne lui avions pas encore don­né de nom. Nous ne vou­lions pas reprendre le titre de la Cité chré­tienne. Nous en étions sans doute les héri­tiers, mais nous vou­lions tout de même mar­quer que nous fai­sions autre chose. L’expression Cité chré­tienne était d’ailleurs équi­voque, et M.Leclercq sem­blait n’y avoir jamais pen­sé. Mais nous — je veux dire mes amis et moi-même — avions pas mal évo­lué avant et pen­dant la guerre. Mari­tain et Mou­nier nous y avaient aidés. Les grandes thèses d’Huma­nisme inté­gral, les articles d’Esprit, et nos réflexions per­son­nelles nous avaient ame­nés à conclure qu’il ne pou­vait y avoir aujourd’hui de Cité chré­tienne, pour autant qu’il y en ait jamais eu. Ce qui impor­tait, c’était de vivre et d’agir en chré­tiens dans une socié­té plu­ra­liste, sans y consti­tuer un ghet­to, mais dans une col­la­bo­ra­tion pous­sée aus­si loin que pos­sible avec ceux qui ne par­ta­geaient pas notre foi.

Je man­quais d’imagination et n’arrivais pas à trou­ver une enseigne satis­fai­sante. C’est M. Louis Cas­ter­man qui tran­cha la dif­fi­cul­té en me disant : « Et pour­quoi pas tout sim­ple­ment La Revue nou­velle ? » Cela ne me parais­sait pas idéal, mais j’en avais assez de cher­cher en vain. Il en fut ain­si déci­dé. Au reste, on consta­ta très vite qu’un titre neutre comme celui-là prend cou­leur en se char­geant de tout ce qui chez le lec­teur résume et syn­thé­tise la signi­fi­ca­tion fon­cière et la ten­dance essen­tielle de la revue. Qu’on pense aux Études des P. Jésuites, à la Revue de Paris, ou à d’autres encore.

Enfin tout était prêt, y com­pris le mini­mum de « copie » néces­saire à deux ou trois numé­ros. On se jeta à l’eau et le 1er février 1945, le pre­mier numé­ro de La Revue nou­velle sor­tait de presse.

André Moli­tor, Sou­ve­nirs, Ducu­lot, 1984. Cet extrait a été publié dans La Revue nou­velle, n°11, novembre1984 et n°9, sep­tembre 2005. Les sous-titres sont de la rédaction.

  1. Le cha­noine Jacques Leclercq, pro­fes­seur de phi­lo­so­phie à l’UCL, a exer­cé un ascen­dant consi­dé­rable sur des géné­ra­tions d’étudiants (NDLR).
  2. Peu après, la revue est deve­nue entiè­re­ment auto­nome dans sa gestion.
  3. Il devait deve­nir, après une car­rière variée, délé­gué apos­to­lique aux États-Unis où il a joué un rôle consi­dé­rable, puis pré­sident du secré­ta­riat pour les non-chré­tiens au Vatican.
  4. Après mon départ, on en revint en 1962, à un conseil de direc­tion unique, mais actif.

André Molitor


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