Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.
La naissance de La Revue nouvelle
Cette année, nous fêtons nos septante-cinq ans ! L’occasion de republier cet extrait des Souvenirs, d’André Molitor, dans lequel le premier directeur de la revue évoquait la genèse de La Revue nouvelle, héritière de La Cité chrétienne, et les choix opérés par les fondateurs, mais aussi le bonheur qu’il a éprouvé dans cette action intellectuelle.
L’activité qui, de 1945 à 1961, allait constituer mon centre d’intérêt principal à côté de mon métier et de mon enseignement à Louvain, ce fut la direction de La Revue nouvelle.
Je m’arrête un instant d’écrire et je regarde en face de moi, sur les rayons de ma bibliothèque, la bonne trentaine de volumes qui rassemblent les numéros de 1945 à 1961 : la période où j’ai lancé et dirigé la revue. Derrière ces reliures, il y a beaucoup de textes sortis de ma plume : articles politiques et religieux, études littéraires, commentaires de l’évènement, comptes rendus bibliographiques… Il y a bien plus : le travail de toute une équipe soudée par l’amitié et renforcée au fil des ans et dont les membres, à travers toutes leurs différences d’optique, leurs tendances personnelles, leur spécialisation, étaient unis par les mêmes références fondamentales. Auparavant, je voudrais dire le bonheur, il n’y a pas d’autre mot, que m’a donné ce travail, poursuivi bien entendu « en dehors des heures de service » comme on dit dans l’administration, pendant les fins de journée, les soirées, les weekends.
L’enthousiasme…
Pendant la guerre, M.Leclercq1 m’avait dit un jour : « Après la libération, je ne ferai pas reparaitre la Cité chrétienne. Je suis trop âgé pour diriger une revue : il y a tant de gens plus jeunes. Reprenez-la. » M.Leclercq n’avait alors guère dépassé la cinquantaine et nous donnait là un bel exemple de détachement. Je m’en suis aperçu quand, ayant environ le même âge, j’ai dû quitter la direction de La Revue nouvelle pour entrer au cabinet du roi, parce qu’il y avait évidemment incompatibilité. Mais M.Leclercq avait cette grandeur qui lui faisait quitter spontanément des choses auxquelles on tient souvent beaucoup plus qu’à des valeurs matérielles. Il avait créé la Cité chrétienne en 1926 et en avait animé l’équipe jusqu’à la guerre où il n’était évidemment plus question pour elle de paraitre. Il sentait d’ailleurs que l’après-guerre exigerait une formule renouvelée. C’est ainsi sans doute que M.Leclercq décida de me confier l’héritage ou si l’on préfère le « fonds de commerce intellectuel » que représentait la Cité chrétienne. Pour moi, c’était une grande joie et une perspective enthousiasmante que d’assumer cette tâche et cette responsabilité. J’avais travaillé huit années sinon plus aux côtés de M.Leclercq dans l’équipe remuante et fidèle qu’il avait constituée autour de lui à la Cité. La direction d’une revue m’était toujours apparue depuis comme un des types d’action intellectuelle les plus exaltants qui puissent se concevoir, avec d’ailleurs, il faut l’admettre et l’accepter, la dispersion que cela comporte, et qui compromet parfois l’œuvre personnelle. Mais j’avoue peut-être obscurément l’impression (à tort?, à raison ? qui saurait le dire?…) que si je me consacrais à une œuvre de pensée personnelle, elle ne serait peut-être pas très originale. Mon tempérament est plutôt celui d’un glossateur et d’un critique que celui d’un créateur dans l’ordre de la pensée ou de la fiction. Il faut reconnaitre ses limites. Au reste, cette activité avait pour moi une importance et une qualité spirituelle. Mes amis et moi avons toujours considéré l’édition de la revue comme un acte de témoignage spécifiquement chrétien.
Dès avant la libération je m’occupai donc discrètement de faire le nécessaire pour trouver un éditeur et former une équipe. Je pris contact avec la maison Desclée de Brouwer à Bruges. Elle déclina mes propositions. Je m’orientai alors vers les établissements Casterman à Tournai. C’était alors, avec Desclée de Brouwer, la plus importante maison d’édition belge. Elle existait depuis 1780 et avait été gérée de père en fils par une forte dynastie d’hommes d’affaires avisée qui lui avaient toujours conservé une orientation nettement catholique. La maison Casterman est célèbre dans le monde entier parce qu’elle édite les albums de Tintin : il faut loyalement reconnaitre que ceux-ci ont plus de rayonnement que La Revue nouvelle. Mais elle publie aussi depuis près de cent-cinquante ans le Grand double Almanach de Liège : il est curieux de constater que ni la radio ni la télévision ne semblent avoir éliminé ce petit livre… La maison Casterman éditait surtout beaucoup de livres pieux. Elle a après la guerre fortement élargi ses horizons. Dirai-je que La Revue nouvelle y fut pour quelque chose ? Je le crois, grâce notamment à l’action de Jean Delfosse. Plus récemment, elle s’est lancée dans la bande dessinée de style contemporain et d’un gout très variable…
Après quelques débats, nous parvînmes vite à un accord. Quand je dis nous, je vise non seulement moi-même mais le groupe d’amis et de collaborateurs que nous avions constitué. Il fut décidé que les établissements Casterman seraient propriétaires de la revue et en assumeraient le risque financier. Mais la rédaction serait entièrement autonome, moyennant une garantie générale de maintien d’une ligne catholique, dont les éditeurs de l’époque voulaient être assurés. La collaboration s’est poursuivie sur cette base dans une confiance entière et une cordialité totale jusqu’au moment où je quittai la direction de la revue2. Sans doute nous est-il arrivé à pas mal d’occasions d’effaroucher quelque peu nos excellents éditeurs. La famille Casterman appartenait traditionnellement à la droite, mais à une droite éclairée. Nous ne nous sommes jamais cachés d’être des chrétiens de gauche, et certaines de nos initiatives les ont troublés. Les Messieurs Casterman nous l’ont dit, mais ils ont « encaissé » très sportivement.
Œuvrer dans la cité des hommes…
Nous nous sommes un moment demandé si nous donnerions à notre revue une orientation nettement catholique ou si, au contraire, nous opterions pour un cadre pluraliste où la pensée chrétienne serait représentée, même majoritairement, aux côtés d’autres tendances : un peu comme Esprit, toutes proportions gardées. Pourquoi avons-nous finalement opté pour la première solution ? Sans doute parce que, je l’ai dit, nous voulions que notre entreprise eût les caractères d’un témoignage rendu par des chrétiens « œuvrant dans la cité des hommes ». Peut-être aussi nous rendions-nous compte confusément que l’autre formule n’avait pas ses chances dans une Belgique, qui, en dépit des secousses de la guerre, restait profondément structurée par un appareil social, économique, culturel et politique axé sur les grandes familles idéologiques. Nous avons voulu agir depuis l’intérieur de la structure catholique pour l’aérer, y ouvrir des fenêtres et la faire craquer là où il le fallait. Mais nous avons souvent tenté de jeter des ponts vers « ceux qui ne croyaient pas au ciel ».
D’avance nous savions qu’il y avait place en Belgique pour une revue du type de celle que nous voulions fonder. Sans doute la Revue générale, fusionnée avec la Revue belge, avait-elle bien l’intention de reparaitre. Mais elle se situait nettement du côté de la droite conservatrice. Perpétuant la tradition intellectuelle de la Cité chrétienne, nous voulions nous situer plutôt à gauche. S’agissait-il d’une position démocrate-chrétienne ? Nous n’aimions pas les étiquettes. Nous prétendions ne relever d’aucune organisation établie, parce que nous voulions par-dessus tout garder notre indépendance de jugement et d’action. Je crois que sur ce point nous avons réussi. Si la revue n’a pas toujours, à mon gré du moins, pris des positions assez tranchées et assez hardies, c’est à nous-mêmes qu’il faut le reprocher et non pas à des pressions extérieures directes. Il y avait évidemment la pression de l’appareil chrétien au sein duquel nous étions situés. Nous avons fait notre possible pour prendre de la distance à son égard — mais n’anticipons pas : je voulais simplement indiquer ici comment nous nous sommes situés dans l’ensemble du mouvement intellectuel belge de l’après-guerre. Cela peut se résumer en peu de mots : à la gauche de la pensée chrétienne. D’autres furent plus à gauche que nous : je pense aux collaborateurs belges de Témoignages chrétien, encore que Jules Gérard-Libois fût aussi des nôtres, tout comme nous avions des amis qui travaillaient à la fois chez nous et à la Relève, qui, elle, s’est située plus à droite que nous.
À propos de la Relève, je voudrais signaler ici un point d’histoire qui n’est pas sans intérêt. Vers la fin de l’occupation, Arthur Gilson vint me voir. Il m’expliqua comment il préparait avec un certain nombre d’amis quelque chose qui serait à la fois un groupe politique destiné à rénover l’ancien Parti catholique et un centre de pensée chrétienne sur les évènements. Je lui fis part, de mon côté, de mes projets, et je lui demandai s’il ne croyait pas préférable que nous unissions nos efforts. Il déclina cette proposition : son projet était déjà très structuré, son équipe de départ formée. Tout compte fait, je crois qu’il eût raison et que tout le monde y a gagné.
Et faire vivre un projet
À l’origine, le comité de direction de la revue comptait quatre laïcs : William Ugeux, Charles Roger, Conrad van der Bruggen et moi-même, et trois ecclésiastiques : le chanoine Vieujean, l’abbé Jadot3 et le père de Soignie s.j. Autour de ce comité se groupa progressivement un ensemble de rédacteurs et de collaborateurs qui formaient le noyau actif de la revue. Après un certain temps, le comité de direction, complété par d’autres personnalités (Pierre Harmel et Léon-Ernest Halkin par exemple) joua un rôle moins actif. On le consultait sur la ligne générale de la revue et sur des problèmes importants. Pour le reste, il était plutôt une caution morale. L’organe dirigeant effectif fut alors le comité de rédaction, créé en 1951, avec Gaston Deurinck, Jean Fosty, Jean Jadot, William Ugeux, Henri van Lier4. C’était là le véritable « noyau pensant » de la revue. Lui aussi, bien entendu, se modifia au cours des années, notamment par l’adjonction de collaborateurs plus jeunes.
La présence relativement importante d’ecclésiastiques dans le groupe dirigeant de la revue était-elle un signe de cléricalisme ? On pourrait le croire. On pourrait se dire que sur ce point, nous nous dégagions mal, au départ, de la formule Cité chrétienne. Réflexion faite, je ne le crois pas. La revue se déclarait ouvertement catholique et voulait réserver une place substantielle à des travaux et à des études d’ordre religieux. Il était naturel dès lors que son action s’inspire d’un dialogue permanent entre des laïcs et des clercs, lesquels au demeurant étaient des intellectuels de qualité, ouverts à tous les problèmes du pays et du monde.
La revue était quasi prête à paraitre et nous ne lui avions pas encore donné de nom. Nous ne voulions pas reprendre le titre de la Cité chrétienne. Nous en étions sans doute les héritiers, mais nous voulions tout de même marquer que nous faisions autre chose. L’expression Cité chrétienne était d’ailleurs équivoque, et M.Leclercq semblait n’y avoir jamais pensé. Mais nous — je veux dire mes amis et moi-même — avions pas mal évolué avant et pendant la guerre. Maritain et Mounier nous y avaient aidés. Les grandes thèses d’Humanisme intégral, les articles d’Esprit, et nos réflexions personnelles nous avaient amenés à conclure qu’il ne pouvait y avoir aujourd’hui de Cité chrétienne, pour autant qu’il y en ait jamais eu. Ce qui importait, c’était de vivre et d’agir en chrétiens dans une société pluraliste, sans y constituer un ghetto, mais dans une collaboration poussée aussi loin que possible avec ceux qui ne partageaient pas notre foi.
Je manquais d’imagination et n’arrivais pas à trouver une enseigne satisfaisante. C’est M. Louis Casterman qui trancha la difficulté en me disant : « Et pourquoi pas tout simplement La Revue nouvelle ? » Cela ne me paraissait pas idéal, mais j’en avais assez de chercher en vain. Il en fut ainsi décidé. Au reste, on constata très vite qu’un titre neutre comme celui-là prend couleur en se chargeant de tout ce qui chez le lecteur résume et synthétise la signification foncière et la tendance essentielle de la revue. Qu’on pense aux Études des P. Jésuites, à la Revue de Paris, ou à d’autres encore.
Enfin tout était prêt, y compris le minimum de « copie » nécessaire à deux ou trois numéros. On se jeta à l’eau et le 1er février 1945, le premier numéro de La Revue nouvelle sortait de presse.
André Molitor, Souvenirs, Duculot, 1984. Cet extrait a été publié dans La Revue nouvelle, n°11, novembre1984 et n°9, septembre 2005. Les sous-titres sont de la rédaction.
- Le chanoine Jacques Leclercq, professeur de philosophie à l’UCL, a exercé un ascendant considérable sur des générations d’étudiants (NDLR).
- Peu après, la revue est devenue entièrement autonome dans sa gestion.
- Il devait devenir, après une carrière variée, délégué apostolique aux États-Unis où il a joué un rôle considérable, puis président du secrétariat pour les non-chrétiens au Vatican.
- Après mon départ, on en revint en 1962, à un conseil de direction unique, mais actif.