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La N‑VA n’est pas un parti politique

Numéro 9 Septembre 2011 par Luc Van Campenhoudt

janvier 2015

Un prof est un obsé­dé concep­tuel. Il enseigne les concepts comme les outils de la pen­sée et il explique que, dans la trousse, il ne faut pas mélan­ger les outils. Par exemple, un prof de sciences poli­tiques expli­que­ra qu’un par­ti poli­tique est une asso­cia­tion de per­sonnes défen­dant les mêmes idées, qui sou­haitent se faire élire […]

Un prof est un obsé­dé concep­tuel. Il enseigne les concepts comme les outils de la pen­sée et il explique que, dans la trousse, il ne faut pas mélan­ger les outils. Par exemple, un prof de sciences poli­tiques expli­que­ra qu’un par­ti poli­tique est une asso­cia­tion de per­sonnes défen­dant les mêmes idées, qui sou­haitent se faire élire et gou­ver­ner pour concré­ti­ser ces idées. Une asso­cia­tion qui défend ses idées, mais ne pré­sente pas de can­di­dats aux élec­tions ou qui, ayant obte­nu suf­fi­sam­ment de sièges au Par­le­ment, n’essaie pas de gou­ver­ner n’est pas vrai­ment un par­ti poli­tique, ou alors seule­ment for­mel­le­ment, pas dans les faits. Pour un par­ti poli­tique, cela n’a guère de sens de sol­li­ci­ter les voix des élec­teurs seule­ment pour occu­per un maxi­mum de sièges au Par­le­ment, avec pour seule consé­quence de rendre la vie plus dif­fi­cile aux autres par­tis qui essaient de for­mer une majo­ri­té par­le­men­taire et de com­po­ser un gou­ver­ne­ment, et se com­portent donc, quant à eux, comme de vrais par­tis politiques.

Dans le sys­tème ins­ti­tu­tion­nel belge actuel, par­ti­ci­per au gou­ver­ne­ment sup­pose de pas­ser par des com­pro­mis avec d’autres par­tis poli­tiques, avec les­quels il est à prio­ri pos­sible de for­mer un gou­ver­ne­ment. Si, ayant espé­ré être au gou­ver­ne­ment et avoir négo­cié dans ce but, un par­ti se retrouve fina­le­ment dans l’opposition, c’est qu’il n’a pas pu faire autre­ment, parce qu’il n’a pas été pos­sible de trou­ver un accord de majo­ri­té avec d’autres par­tis. En prin­cipe, si un par­ti poli­tique se retrouve dans l’opposition, c’est à contrecœur.

C’est un peu sim­pliste de rap­pe­ler des choses aus­si élé­men­taires, et beau­coup pensent qu’avec leurs concepts, les profs voient la réa­li­té de façon trop abs­traite et théo­rique. Mais ce n’est pas inutile car cela per­met de remettre un peu d’ordre dans les idées, comme dans la trousse à outils. Mais, en plus, les concepts les plus basiques et élé­men­taires, comme celui de par­ti poli­tique, peuvent par­fois aider à mieux sai­sir la spé­ci­fi­ci­té d’une situa­tion concrète jus­te­ment parce que celle-ci ne cor­res­pond pas exac­te­ment au concept. Pas pour la plier au concept, mais pour mieux sai­sir, par son écart par rap­port au concept abs­trait, la vraie nature de cette situation.

Pre­nons la N‑VA. For­mel­le­ment, elle est bien un par­ti poli­tique. Elle pré­sente des can­di­dats aux élec­tions, compte un cer­tain nombre de par­le­men­taires, reçoit de l’argent public pour fonc­tion­ner comme par­ti poli­tique et est d’autant plus cen­sée par­ti­ci­per aux négo­cia­tions pour la for­ma­tion d’un gou­ver­ne­ment qu’elle est le prin­ci­pal par­ti dans sa Région. Pen­dant quelques cen­taines de jours déjà, les diri­geants de la N‑VA ont bel et bien dis­cu­té avec les diri­geants de plu­sieurs autres par­tis, en par­ti­cu­lier le ps, cet autre vain­queur des der­nières élec­tions. Mi-2010, Bart De Wever a même accep­té la mis­sion d’information que le roi lui avait confiée.

Mais il appa­rait de plus en plus clai­re­ment qu’en réa­li­té, au niveau fédé­ral, non seule­ment la N‑VA ne veut pas gou­ver­ner, sans doute parce que cela la met­trait en contra­dic­tion avec son propre pro­jet, mais qu’en outre, elle ne veut pas non plus que les autres par­tis par­viennent à gou­ver­ner sans elle. C’est pour­quoi, au niveau fédé­ral, la N‑VA n’est pas, de fait, un véri­table par­ti poli­tique ; elle est un mou­ve­ment d’indépendance natio­nale dégui­sé en par­ti poli­tique, et qui uti­lise, pour par­ve­nir à ses fins, toutes les res­sources dont dis­pose un puis­sant par­ti poli­tique sans en assu­mer les fonc­tions et les res­pon­sa­bi­li­tés, et sans en res­pec­ter les règles. Elle crée ain­si une ambigüi­té qui bloque radi­ca­le­ment le système.

Habi­tuel­le­ment en effet, un mou­ve­ment d’indépendance agit de l’extérieur sur l’État, en orga­ni­sant des mani­fes­ta­tions, en menant des actions non vio­lentes de déso­béis­sance civile ou des actions vio­lentes de sabo­tage ou de rébel­lion, en en appe­lant à la soli­da­ri­té inter­na­tio­nale… Ce qui est inédit, avec la N‑VA, c’est qu’elle vise le même but qu’un mou­ve­ment d’indépendance natio­nale, mais cherche à l’atteindre de l’intérieur du sys­tème poli­tique et de l’État mêmes, paci­fi­que­ment, en uti­li­sant les ins­ti­tu­tions dont elle ne veut plus et en les para­ly­sant pour don­ner rai­son à son projet.

Elle exploite en effet tant qu’elle le peut les res­sources dont dis­pose un par­ti poli­tique, notam­ment en occu­pant de manière inerte des sièges au Par­le­ment si pré­cieux pour com­po­ser une majo­ri­té ; en ten­tant de s’imposer comme seul par­te­naire fla­mand incon­tour­nable au titre de grand vain­queur des der­nières élec­tions ; en lais­sant croire qu’à cer­taines condi­tions, elle est prête à négo­cier pour for­mer un gou­ver­ne­ment, mais en sabo­tant cyni­que­ment tous les efforts de com­pro­mis ; en bran­dis­sant, au-des­sus des autres par­tis fla­mands, mais aus­si fran­co­phones, la menace de nou­velles élec­tions en cas d’échec des négo­cia­tions ; en accu­sant le cd&v et les autres par­tis fla­mands de « se mettre à plat » devant les fran­co­phones. La N‑VA n’attaque pas le sys­tème poli­tique et l’État de l’extérieur, comme le ferait un mou­ve­ment d’indépendance natio­nale ; elle « joue avec », mais en sabo­tant le jeu de l’intérieur, et en lais­sant ain­si pour­rir la situation.

En revanche, la N‑VA joue plei­ne­ment son rôle de par­ti poli­tique au niveau de la Com­mu­nau­té fla­mande et elle par­ti­cipe même à son gou­ver­ne­ment. Elle en retire un double béné­fice. Pri­mo, cette par­ti­ci­pa­tion directe à la déci­sion et à la ges­tion des affaires au sein de la Com­mu­nau­té fla­mande repré­sente un moyen de pres­sion impor­tant sur ses par­te­naires fla­mands et, en par­ti­cu­lier le cd&v qui vou­drait bien conser­ver à ce niveau le lea­deur­ship qu’il n’a plus au fédé­ral. Secun­do, cette par­ti­ci­pa­tion ren­force l’impression — pour­tant fausse au niveau fédé­ral — que la N‑VA est plei­ne­ment un par­ti poli­tique capable de prendre ses res­pon­sa­bi­li­tés aux affaires.

Grâce à cette ambigüi­té, la N‑VA gagne sur tous les tableaux. Elle sabote effec­ti­ve­ment tous les efforts pour consti­tuer un gou­ver­ne­ment fédé­ral et démontre par là que l’État tel qu’il est conçu est inca­pable de fonc­tion­ner, tout en ren­for­çant sa posi­tion en Com­mu­nau­té fla­mande. En effet, si tout se passe selon son plan, le blo­cage per­du­re­ra jusqu’aux pro­chaines élec­tions com­mu­nales, de nou­velles élec­tions fédé­rales devront être orga­ni­sées, les autres par­tis se par­ta­ge­ront encore moins de sièges pour ten­ter de for­mer un gou­ver­ne­ment dans le cadre d’un État encore plus mal en point.

Cette ambigüi­té repré­sente donc un piège dia­bo­lique pour les autres par­tis qui, quant à eux, n’ont d’autre choix que de conti­nuer à œuvrer comme des par­tis poli­tiques doivent nor­ma­le­ment le faire, c’est-à-dire, ten­ter de négo­cier pour for­mer un gou­ver­ne­ment fédé­ral, comme si de rien n’était. Ce fai­sant, ils donnent d’eux-mêmes une image plu­tôt posi­tive, mais contri­buent mal­gré eux à creu­ser le piège qui leur est tendu.

Les diri­geants de la N‑VA et une par­tie de ses élec­teurs ont par­fai­te­ment le droit de sou­hai­ter l’indépendance de la Flandre. Mais les autres par­tis et leurs élec­teurs peuvent radi­ca­le­ment contes­ter la voie qu’elle emprunte à cette fin : le sabo­tage de l’intérieur des ins­ti­tu­tions aux­quelles elle fait mine de par­ti­ci­per elle-même. Sur­tout, ils peuvent ces­ser de se lais­ser pié­ger comme ils l’ont fait jusqu’ici par un mou­ve­ment d’indépendance natio­nale qui, pour arri­ver à ses fins, fait croire qu’il est ce qu’il n’est pas : un par­ti politique.

Est-il impen­sable que les autres par­tis trouvent un com­pro­mis sans la N‑VA, à huit sur l’institutionnel et à un peu moins sur le socioé­co­no­mique ? Qu’une par­tie de la popu­la­tion fla­mande prenne conscience que l’ambigüité et le jeu per­vers de la N‑VA mettent le pays à la mer­ci d’évènements quel­conques sus­cep­tibles de le plon­ger dans une crise encore plus grave, voire dans la vio­lence ? Que les autres par­tis fla­mands dis­po­sés à négo­cier avec les fran­co­phones dans l’intention sin­cère d’aboutir vainquent leur peur panique de se faire étriller aux pro­chaines élec­tions ? Que les fran­co­phones par­viennent enfin à convaincre les Fla­mands qu’ils sont déci­dés à faire face aux maux chro­niques de la gou­ver­nance wal­lonne et francophone ?

Luc Van Campenhoudt


Auteur

Docteur en sociologie. Professeur émérite de l’Université Saint-Louis – Bruxelles et de l’Université catholique de Louvain. Principaux enseignements : sociologie générale, sociologie politique et méthodologie. Directeur du Centre d’études sociologiques de l’Université Saint-Louis durant une quinzaine d’années, jusqu’en 2006, il a dirigé ou codirigé une quarantaine de recherches, notamment sur l’enseignement, les effets des politiques sécuritaires, les comportements face au risque de contamination par le VIH et les transformations des frontières de la Justice pénale. Ces travaux ont fait l’objet de plusieurs dizaines d’articles publiés dans des revues scientifiques, de nombreux ouvrages, et de plusieurs invitations et chaires dans des universités belges et étrangères. À travers ces travaux, il s’est intéressé plus particulièrement ces dernières années aux problématiques des relations entre champs (par exemple la justice et la médecine), du pouvoir dans un système d’action dit « en réseau » et du malentendu. Dans le cadre de ces recherches il a notamment développé la « méthode d’analyse en groupe » (MAG) exposée dans son ouvrage La méthode d’analyse en groupe. Applications aux phénomènes sociaux, coécrit avec J.-M. Chaumont J. et A. Franssen (Paris, Dunod, 2005). Le plus connu de ses ouvrages, traduit en plusieurs langues, est le Manuel de recherche en sciences sociales, avec Jacques Marquet et Raymond Quivy (Paris, Dunod, 2017, 5e édition). De 2007 à 2013, il a été directeur de La Revue Nouvelle.