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La mort d’un chat

Numéro 3 mars 2014 par Far

février 2014

J’écoute. J’entends clai­re­ment un appel au secours. Je cours en bas. Un cha­ton dans la rue. Il est devant notre porte. Il attend devant les roues d’une voi­ture. Une petite boule de poils noirs et deux gouttes d’or à la place des yeux. On se regarde. Tout est dit. Un coup d’œil aux alen­tours. Je cherche […]

J’écoute. J’entends clai­re­ment un appel au secours. Je cours en bas. Un cha­ton dans la rue. Il est devant notre porte. Il attend devant les roues d’une voi­ture. Une petite boule de poils noirs et deux gouttes d’or à la place des yeux. On se regarde. Tout est dit. Un coup d’œil aux alentours.

Je cherche la mère. En effet, elle n’est pas très loin, m’observe un court moment, ferme plu­sieurs fois ses yeux. Je fais pareil. Conver­sa­tion en morse. C’est d’accord. Elle part avec un autre cha­ton entre ses dents. Le temps presse. Je rentre à la mai­son. Je sais d’avance que maman va se fâcher, mais c’est plus fort que moi.

Regarde ce que j’ai trou­vé, et je lui mets la boule miau­lante sous le nez.

Quoi ! Encore un chat ! Non plus de chat à la mai­son, ton père ne sera pas content lui non plus…

J’écoute à moi­tié. Je suis déjà devant les fri­gos et choi­sis soi­gneu­se­ment tout ce qu’un bébé chat peut man­ger. Lui, il avale tout, conti­nue de miau­ler tout en man­geant, s’étouffe presque, lèche mes doigts et ses mous­taches en même temps. Puis, un bref toi­let­tage pour qu’il soit à son avan­tage pour la deuxième séance de pré­sen­ta­tion. Cette fois en pré­sence de mon père.

Il était en grand dan­ger, je devais le faire.

Et je conti­nue à lui décrire la scène de sau­ve­tage avec quelques petits détails, mis sous une grande loupe. Très grande. La sur­vie du cha­ton oblige. Mon père com­mence à jouer un peu avec lui.

Pichi, nom com­mun don­né à tous les chats, saute de joie. Il sait y faire, va près de maman, se fait beau, et recom­mence à se lécher mal­adroi­te­ment. Quelques leçons prises tout récem­ment. Maman rit aus­si. Ouf ! Tout se passe assez bien jusqu’à pré­sent. Les jours passent. Mes exa­mens approchent.

Pour apprendre par cœur, je marche. Pichi me suit de long en large. Il ne me lâche pas d’un pas.

Mais jus­te­ment cha­cun de mes pas est mul­ti­plié par cent pour lui. Je le mets sur mes épaules et conti­nue de mar­cher. Il doit en savoir long sur la géo­lo­gie, les sciences natu­relles, la mécanique…

À la fin de chaque cha­pitre, je ferme le livre et on se regarde.

J’ai l’impression qu’il me dit : Pas mal.

Les jours passent et mon chat ne me lâche tou­jours pas d’un pas. Il me suit par­tout et quand je dis par­tout… À chaque bain et douche que je prends, il griffe la porte, miaule et hurle pour ren­trer. Il ne com­prend pas cette sépa­ra­tion. Fina­le­ment, j’ouvre la porte grif­fée. Il rentre, se met dans un coin, tout heu­reux. Il s’en fout que ses poils com­mencent à col­ler, et que bien­tôt il aura l’air d’un petit rat mouillé. Noir. Si je ne fais rien, il va s’évanouir de cha­leur. C’est déjà arri­vé. Je prends de l’eau froide et je l’asperge, puis à l’aide d’une ser­viette, je le fric­tionne. Ima­gi­nez. Puis gen­ti­ment je le mets dehors. Le temps qu’il se lèche, j’ai fini mon bain. La scène se répète tant de fois. C’est le chat le plus propre du quar­tier. Pichi conti­nue de gran­dir. Devient grand et fort. Il est à pré­sent le chef du quar­tier. Ses conquêtes défilent dans le jar­din, de toutes les cou­leurs. Il est beau, atta­chant, coquin et très intel­li­gent. Trop intel­li­gent. Il nargue les autres chats. Il fait le lien entre nous et le monde des siens. J’accepte. Avec plai­sir. Plus tard, un séjour d’un an en Europe nous sépare. Je demande de ses nou­velles dans cha­cune de mes lettres. Lorsque je reviens avec dans mes bagages des gra­nu­lés pour lui, il n’est pas là. Je passe la jour­née à l’appeler. Rien. D’autres chats arrivent et me regardent, mais pas lui. Mes parents disent que, depuis mon départ, lui aus­si part et par­fois pour longtemps.

Il erre, te cherche et ne com­prend pas.

Ma soi­rée est triste. Mais le len­de­main matin tôt, je suis réveillée par ses miau­le­ments. Maman fait chut, chut.

Je saute de mon lit, je l’appelle. Plus de miau­le­ments, silence. Inquiète, je cours en bas. Maman me dit que lorsqu’il a enten­du ma voix, il a fait un tour com­plet sur lui-même. Je me pré­ci­pite vers le hall. Il est là. Je m’agenouille. J’avance dou­ce­ment mes doigts. Il me fixe de ses beaux yeux d’or, se lève, s’approche len­te­ment de moi et met sa tête dans ma main. Mes larmes aus­si ont vou­lu le voir.

Mes lèvres sou­rient. Il ne m’a pas oublié. Il reste dans mes bras, sans me quit­ter des yeux. Où étais-je ? Com­ment ai-je pu l’abandonner ? Les jours passent. Peu à peu il se tran­quillise. Sort à nou­veau. Puis arrive le jour du départ. Depuis le matin, je n’arrête pas de l’appeler. Rien. À nou­veau d’autres chats me regardent. Où est-il ? Le temps presse. Ce fou­tu temps. Je tourne en rond. Je rentre. Je sors. Je l’appelle. Je n’arrête pas. Le temps presse. Encore. Encore.

Et juste avant que la voi­ture tourne au coin de la rue, je le vois. Il est sur la ter­rasse de ma chambre.

Je des­cends, je cours. Le temps presse. Je m’en fous. Je monte. J’enfouis mon visage entre ses pattes. Mes parents ne sont pas contents, peur qu’il me griffe. Non, com­ment pourrait-il ?

Cette fois mon absence dure long­temps. Trop long­temps sans doute pour un chat. À onze ans, il n’est plus le beau mâle du quar­tier. Se fait tabas­ser, perd un œil. Ne rend visite qu’occasionnellement à mes parents. Durant les hivers rudes, trouve bien évi­dem­ment portes et fenêtres fer­mées. Mon père lui construit un petit accès dans la cour arrière. Par­fois, à la nuit noire, il rentre, se heurte à divers meubles et objets. Réveille tout le monde. Il voit mal. Je suis loin. Mal­gré tout, il conti­nue de sor­tir. Son monde est ailleurs. La mai­son sans moi ne lui dit rien. Mes parents conti­nuent à l’aimer en mon absence, mais ce n’est pas assez, ce n’est pas com­plet. Il a de plus en plus de cicatrices.

Ses poils d’un noir pro­fond ne brillent plus. Son œil absent est dur à regar­der. Et je suis loin.

Un jour il n’est plus reve­nu. Il est mort quelque part. Sans moi. Com­ment ai-je pu res­ter loin de lui ?

J’aurais dû le prendre avec moi, et tant pis pour la pluie inces­sante, tant pis si je n’avais pas de jar­din, tant pis si je devais étu­dier et avais peu de temps pour lui. J’aurais dû essayer. Essayer.

Plus tard, d’autres chats noirs ont croi­sé ma route. Éphé­mères et passionnés.

Était-ce à chaque fois un peu de lui ?

Oui. Non. Oui.

Far


Auteur

assistante et professeure à Bruxelles, elle a travaillé comme architecte d'intérieur