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01. La monarchie et son image auprès des Belges

Numéro 4 – 2020 - Belgique monarchie par Olivier Defrance

juin 2020

Depuis sa créa­tion, il y a près de deux siècles, la monar­chie belge a connu bien des vicis­si­tudes. Sno­bé par les grandes puis­sances, Léo­pold Ier dut batailler ferme pour impo­ser la jeune Bel­gique sur la scène inter­na­tio­nale. La poli­tique de son fils Léo­pold II, le « roi du Congo », fut la cible de nom­breuses cri­tiques tant à l’intérieur qu’à […]

Dossier

Depuis sa créa­tion, il y a près de deux siècles, la monar­chie belge a connu bien des vicis­si­tudes. Sno­bé par les grandes puis­sances, Léo­pold Ier dut batailler ferme pour impo­ser la jeune Bel­gique sur la scène inter­na­tio­nale1. La poli­tique de son fils Léo­pold II, le « roi du Congo », fut la cible de nom­breuses cri­tiques tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de nos fron­tières2. Après la page légen­daire du règne d’Albert3, le Roi-Che­va­lier per­çu comme un héros, les déci­sions de son héri­tier Léo­pold III en 1940 pro­vo­quèrent une crise de régime qui dura cinq années4. Dans un pays en proie aux luttes com­mu­nau­taires, le roi Bau­douin fut pour cer­tains un rem­part contre le sépa­ra­tisme. Il demeure pour d’autres celui qui refu­sa de signer la loi dépé­na­li­sant l’avortement. Ses suc­ces­seurs connaissent des règnes moins mou­ve­men­tés, se tenant de plus en plus en retrait de la vie poli­tique du pays. Comme dans les autres monar­chies euro­péennes, leur rôle semble s’être émous­sé. Air du temps, mais aus­si ques­tion de sur­vie, sans doute. S’intéresse-t-on d’ailleurs encore au roi ou à la famille royale ? Il semble que oui, la monar­chie fait tou­jours vendre. Des livres, des docu­men­taires télé­vi­suels, aux­quels s’ajoutent des revues ou des émis­sions qui leur sont entiè­re­ment dédiées, appa­raissent régu­liè­re­ment, en quan­ti­té, mais aus­si de qua­li­té variable. En Bel­gique fran­co­phone, on trouve des his­toires savam­ment roman­cées, plus rare­ment des ana­lyses cri­tiques. Comme si les médias du sud du pays ne vou­laient pas abi­mer l’image du roi et de sa famille. De son côté, le palais veille à ce que l’institution monar­chique soit la plus lisse pos­sible, même si on ne peut évi­ter quelques couacs, comme l’affaire Boël ou les frasques du prince Laurent.

Si ce fut quelques fois mal­gré elle, la monar­chie belge s’est trou­vée au cœur de l’actualité au cours de ces der­niers mois. Citons quelques exemples mar­quants. En pre­mier, évo­quons le contexte poli­tique qui la concerne direc­te­ment puisqu’il y est ques­tion du rôle du roi au sein du pou­voir exé­cu­tif. Le 26 mai 2019, ont eu lieu les der­nières élec­tions fédé­rales. Depuis lors (nous sommes en mai 2020), les dif­fé­rents par­tis, et leurs pré­si­dents, éprouvent bien des dif­fi­cul­tés à sor­tir d’une impasse qui rap­pelle fâcheu­se­ment le scé­na­rio de 2010 : la dif­fi­cile for­ma­tion d’un gou­ver­ne­ment. On se sou­vient de cette longue crise et du dis­cours du roi Albert II du 21 juillet 2011, au cours duquel le sou­ve­rain fus­ti­geait l’attitude des hommes poli­tiques, leur repro­chant sans fard leur manque de sens de l’État. L’attitude du roi avait alors été saluée par beau­coup de Belges. Le sou­ve­rain était per­çu comme l’ultime garant de la nation, même si cer­tains pen­saient qu’il était un peu sor­ti de son rôle. Il avait fal­lu attendre le 6 décembre 2011 pour qu’Elio Di Rupo prête ser­ment devant le roi en tant que nou­veau Pre­mier ministre. Cette fois-ci, c’est Phi­lippe qui est en scène. Nou­veau roi, nou­veau style ? Aurons-nous droit à une atti­tude du fils simi­laire à celle de son père si la crise se pro­lon­geait ? Jusqu’à la crise sani­taire, le roi a consul­té, dési­gné des infor­ma­teurs et autres démi­neurs, mais sans suc­cès. Il semble res­ter dans son rôle[Sur le rôle du sou­ve­rain en Bel­gique et la manière dont il l’a exer­cé depuis 1831 (jusqu’à Bau­douin), nous conseillons la lec­ture de Sten­gers J., L’action du Roi en Bel­gique depuis 1831. Pou­voir et influence, Paris-Lou­vain-la-Neuve, 1992, 390 p.]], même si cer­tains estiment qu’il a tout fait pour évi­ter de lais­ser la main à la N‑VA (par­ti natio­na­liste et anti­mo­nar­chiste fla­mand). La crise du coro­na­vi­rus a remi­sé pour un temps l’impasse, avec le gou­ver­ne­ment d’urgence de la libé­rale Sophie Wil­mès aux com­mandes. Si le rôle poli­tique du roi s’est éro­dé au fil du temps, celui des par­tis poli­tiques gagne en impor­tance. La fédé­ra­li­sa­tion et la régio­na­li­sa­tion du pays y sont pour beau­coup. Nous sommes loin de l’époque où Léo­pold Ier avait la main sur la poli­tique étran­gère belge du XIXe siècle. Le refus du roi Bau­douin de signer la loi dépé­na­li­sant l’avortement nous parait éga­le­ment aujourd’hui impen­sable. Sans être deve­nue une monar­chie pro­to­co­laire (ce que réclament plu­sieurs par­tis, prin­ci­pa­le­ment au nord du pays), l’institution tend à perdre en impor­tance. Pour cer­tains (plu­tôt au sud du pays, cette fois), elle demeure un sym­bole fort, un sym­bole d’une Bel­gique qui cherche encore et tou­jours son identité.

Citons ensuite un épi­sode « heu­reux », qui à pre­mière vue relè­ve­rait de la sphère pri­vée. Le 25 octobre 2019, la prin­cesse Eli­sa­beth, fille du roi Phi­lippe et héri­tière du trône, fêtait ses dix-huit ans. Celle qui est des­ti­née à deve­nir la pre­mière femme à la tête de l’État deve­nait majeure. Ce fut l’occasion d’organiser des fes­ti­vi­tés qui devaient célé­brer la jeune fille. La presse et la télé­vi­sion ont mis en lumière ces réjouis­sances (avec par­ti­ci­pa­tion d’une ancienne can­di­date du télé­cro­chet The Voice) aux­quelles par­ti­ci­paient éga­le­ment les anciens sou­ve­rains, grands-parents d’Elisabeth5. Un sym­bole de conti­nui­té dynas­tique. L’image du roi Phi­lippe, ému et fier, écou­tant le dis­cours de sa fille a dû tou­cher le cœur sen­sible de plu­sieurs Belges. Tout avait été fait pour qu’il en soit ain­si. Il fal­lait offrir aux patriotes une image sym­pa­thique de la famille royale. Car l’image, ça compte. Si par le pas­sé on lais­sait les princes et les prin­cesses à dis­tance, les fai­sant bai­gner dans un halo mys­té­rieux, on pré­fère aujourd’hui en faire des gens proches du peuple, des gens « comme les autres ». Autre­fois, on devait admi­rer (et sou­vent craindre), aujourd’hui, on doit aimer avec bien­veillance (et un brin de res­pect). Une évo­lu­tion qui ne date pas d’hier. Avant la Pre­mière Guerre mon­diale, le roi Albert, pre­mier du nom, et son épouse Eli­sa­beth se fai­saient déjà pho­to­gra­phier dans leur inti­mi­té. Pho­to­gra­phies repro­duites en cartes pos­tales ou sur des boites de bis­cuits, qui devaient agir comme une gen­tille pro­pa­gande monar­chiste après le règne du détes­té Léo­pold II. À côté de l’image du roi cou­ra­geux et vaillant, prêt à en découdre avec les enne­mis de la nation, celle de la reine infir­mière, conso­la­trice et sen­sible au sort des plus faibles en deve­nait un com­plé­ment indis­so­ciable6. Actuel­le­ment, l’image de la famille royale est prise très au sérieux. Pour que toute la machine fonc­tionne cor­rec­te­ment, le ser­vice Médias et com­mu­ni­ca­tion du Palais royal tra­vaille d’arrachepied. Si on tend à pré­sen­ter le roi et sa famille comme des gens presque ordi­naires, il faut aus­si évi­ter tous les faux pas. Pour­tant, lors de cette crise sani­taire, l’opinion publique aura sans doute été sur­prise par une com­mu­ni­ca­tion pas tou­jours effi­cace. La famille royale saluant les Belges confi­nés depuis le vaste parc de Lae­ken, était-ce vrai­ment une bonne idée ? Les dis­cours du roi Phi­lippe (à tous les Belges) et de la reine Mathilde (aux « jeunes ») ont paru plus déca­lés qu’à pro­pos. Les images des sou­ve­rains visi­tant des uni­tés de soins à Liège ont cor­ri­gé le tir.

Ces der­niers mois, l’institution monar­chique a encore fait par­ler d’elle pour une autre « affaire pri­vée ». Mais peut-on par­ler de « pri­vé » lorsqu’il s’agit de per­son­nages publics ? Après des années de pro­cé­dures, le roi Albert, ancien sou­ve­rain régnant et père du roi Phi­lippe, a fini par recon­naitre dans une lettre ren­due publique la pater­ni­té de Del­phine Boël. La jeune femme est le fruit d’une rela­tion extracon­ju­gale, alors qu’il n’était encore que prince de Liège et frère de roi. Dans cette affaire, Albert s’est révé­lé être un homme comme les autres, avec ses failles et ses ennuis, empê­tré dans une his­toire qui fut révé­lée au grand public par un jeune auteur néer­lan­do­phone en 19997. Dans les médias, beau­coup ont pris la défense de la fille cachée. La lettre du roi recon­nais­sant sa pater­ni­té du bout des lèvres a été publiée et on lui a repro­ché son manque de « cha­leur ». Fal­lait-il que le roi écrive : « Oui, ma ché­rie, c’est bien moi ton papa » ? Ne demande-t-on pas ici à Albert ce que d’aucuns ne pour­raient faire dans une sem­blable posi­tion ? On oublie que le roi est marié et qu’il a sans doute dû ména­ger ses rela­tions « légi­times ». Cette affaire Boël a sus­ci­té de nom­breuses inter­ro­ga­tions, relayées par les médias. Quel sera à pré­sent le patro­nyme de Del­phine ? A‑t-elle droit à un titre ? Entre­ra-t-elle dans l’ordre de suc­ces­sion au trône ? Mais rete­nons aus­si cet élé­ment : d’après des son­dages, l’affaire a écor­né l’image de l’ancien sou­ve­rain et de la monar­chie en géné­ral. En effet, les Belges veulent que leurs sou­ve­rains soient exem­plaires en tant que chefs de l’État, mais aus­si en tant que citoyens. Vie pri­vée et vie publique se mêlent. Il est bien dif­fi­cile d’être un roi et un homme comme les autres, sur­tout lorsque la popu­la­tion porte sur vous un regard très mora­li­sa­teur. C’est aus­si le cas des hommes poli­tiques à présent.

Dans ce dos­sier, divers thèmes sont abor­dés. Ils touchent tous à l’image de la monar­chie. Divers auteurs et his­to­riens se sont pen­chés sur la per­cep­tion de la royau­té auprès du grand public, sur la manière dont elle se met elle-même en scène, mais aus­si sur un point pas tou­jours très clair dans la tête des Belges, celui de l’identité des membres de la famille royale. Hen­ri Deleers­ni­j­der dresse pour nous un por­trait évo­lu­tif du roi Bau­douin à tra­vers la presse de son époque. On ver­ra que les médias ont construit l’image d’un sou­ve­rain digne d’un roman. Les Cobourg, les princes Saxe-Cobourg, les princes de Bel­gique… autant de noms ou de titres uti­li­sés lorsqu’on évoque la famille royale, mais sont-ils exacts ? Claude de Moreau fait le point sur le patro­nyme des membres de la famille royale et balaie des idées qui ont la vie dure. Quelle place occupe la monar­chie dans l’espace public ? Qu’est-ce que cela révèle sur notre rap­port à la dynas­tie belge ? Chan­tal Kes­te­loot fait le point. Enfin, Anne Morel­li ana­lyse les valeurs défen­dues par les monar­chies actuelles. Nous ver­rons si elles ont évo­lué avec leur temps ou pas. L’époque des « rois rem­parts de la nation » et des « reines infir­mières » est-elle révolue ?

  1. Defrance O., Léo­pold Ier et le clan Cobourg, Bruxelles, 2004, 372 p. et Dene­ckere G., Leo­pold I – De eerste koning van Euro­pa, Ant­wer­pen, 2012, 736 p.
  2. Plas­man P.-L., Léo­pold II, poten­tat congo­lais. L’action royale face à la vio­lence colo­niale, Bruxelles, 2017, 246 p.
  3. Velaers J., Albert I – Koning in tij­dens van oor­log en cri­sis 1909 – 1934, Tielt, 2009, 1192 p.
  4. Velaers J. et Van Goe­them H., Leo­pold III – De Koning, het Land, de Oor­log, Tie­let, 1994, 1152 p.
  5. Après l’abdication de Léo­pold III, dans un contexte poli­tique extrê­me­ment ten­du, celle de son fils Albert s’inscrit dans une nou­velle « mode » des monar­chies euro­péennes. Aujourd’hui, les rois ne meurent plus sur le trône, mais passent la main à leurs successeurs.
  6. Sur l’image de la monar­chie au temps du roi Albert Ier, nous ren­voyons à la lec­ture de Van Yper­sele L., Le roi Albert, his­toire d’un mythe, Otti­gnies-LLN, 1995, 406 p.
  7. Dan­neels M., Paola/de la dolce vita à la cou­ronne, Bruxelles, 2000, 280 p.

Olivier Defrance


Auteur

historien, spécialisé dans l’étude des monarchies européennes aux XIXe et XXe  siècles, auteur de nombreux ouvrages publiés aux Éditions Racine