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La modernisation de la Justice

Numéro 1 Janvier 2010 par Frédéric Schoenaers

janvier 2010

S’il y a un terme qui per­met de qua­li­fier la situa­tion de la Jus­tice belge depuis la moi­tié des années nonante, c’est bien celui de « crise ». L’af­faire Dutroux a ser­vi de révé­la­teur à une situa­tion que beau­coup d’ob­ser­va­teurs res­sen­taient depuis quelque temps le modèle d’or­ga­ni­sa­tion de la Jus­tice jus­qu’a­lors rela­ti­ve­ment pré­ser­vé de pré­oc­cu­pa­tions ges­tion­naires allait devoir entrer dans […]

S’il y a un terme qui per­met de qua­li­fier la situa­tion de la Jus­tice belge depuis la moi­tié des années nonante, c’est bien celui de « crise ». L’af­faire Dutroux a ser­vi de révé­la­teur à une situa­tion que beau­coup d’ob­ser­va­teurs res­sen­taient depuis quelque temps le modèle d’or­ga­ni­sa­tion de la Jus­tice jus­qu’a­lors rela­ti­ve­ment pré­ser­vé de pré­oc­cu­pa­tions ges­tion­naires allait devoir entrer dans une période de moder­ni­sa­tion. L’ac­cord Octo­pus signé en 1998 par huit par­tis démo­cra­tiques aura été le sym­bole du début d’une nou­velle ère durant laquelle la Jus­tice est sup­po­sée répondre à de nou­velles exigences.

On peut regrou­per les exi­gences éma­nant de diverses par­ties pre­nantes (en ce com­pris les magis­trats) en cinq caté­go­ries : exi­gence de rapi­di­té (ce sont ici les délais de trai­te­ment des dos­siers et l’ar­rié­ré judi­ciaire qui sont visés); exi­gence d’ef­fi­cience (rem­plir les mis­sions en opti­mi­sant l’u­ti­li­sa­tion des res­sources, ce qui implique un tra­vail sur la pro­duc­ti­vi­té); exi­gence de qua­li­té (est ici visée l’a­mé­lio­ra­tion des pro­ces­sus de pro­duc­tion); exi­gence d’ou­ver­ture (la Jus­tice doit être plus acces­sible et plus lisible); exi­gence de jus­ti­fi­ca­tion (accep­ter de rendre des comptes sur son fonc­tion­ne­ment, mais aus­si subir des contrôles sous diverses formes).

Depuis les années nonante, une série de moyens ont été concen­trés en vue de favo­ri­ser une réponse posi­tive à ces exi­gences nou­velles. Les stra­té­gies déve­lop­pées sont de plu­sieurs natures. Tout d’a­bord, l’a­mé­lio­ra­tion des per­for­mances a concer­né des modi­fi­ca­tions légales ou de pro­cé­dures, notam­ment en vue d’ac­cé­lé­rer le délai de trai­te­ment des dos­siers. La récente loi sur l’ar­rié­ré judi­ciaire témoigne bien de cette ten­dance. Un deuxième type d’ou­til a consis­té à déve­lop­per de nou­velles struc­tures plus ou moins indé­pen­dantes qui se voient confier des tâches par­ti­cu­lières. Le Conseil supé­rieur de la jus­tice (recru­te­ment et for­ma­tion) ou la Com­mis­sion de moder­ni­sa­tion de l’ordre judi­ciaire en sont des exemples. Troi­sième approche : le déve­lop­pe­ment d’ins­tru­ments de ges­tion comme l’in­for­ma­tique ou encore la sta­tis­tique judi­ciaire. Dans le même ordre d’i­dées, la mesure de la charge de tra­vail des magis­trats ou une démarche de qua­li­té totale dans les par­quets ont aus­si été déve­lop­pées. Enfin, une qua­trième pos­si­bi­li­té consiste à mobi­li­ser de (nou­veaux) moyens humains comme la mise en place de magis­trats de réfé­rence ou le recru­te­ment de conseillers en ges­tion des res­sources humaines.

Au total, ces exemples per­mettent de com­prendre aisé­ment que la Jus­tice vit un nou­veau moment dans son évo­lu­tion. Après la dépen­dance envers le pou­voir royal et aris­to­cra­tique typique du Moyen-Âge auquel a suc­cé­dé le moment de la bureau­cra­ti­sa­tion et l’au­to­no­mi­sa­tion de l’ins­ti­tu­tion, un nou­vel âge semble poindre : celui du mana­ge­ment judiciaire.
Dans le même temps, il est banal de dire que le mana­ge­ment judi­ciaire n’a pas tou­jours bonne presse : il fait craindre un cli­mat de pres­sion pour un accrois­se­ment de la pro­duc­ti­vi­té, voire même un recul de l’in­dé­pen­dance judiciaire.

Et effec­ti­ve­ment, avec l’ar­ri­vée du mana­ge­ment hos­pi­ta­lier, judi­ciaire ou uni­ver­si­taire, on découvre que ce qui est en jeu, c’est le prin­cipe même de leur défi­ni­tion : l’au­to­no­mie pro­fes­sion­nelle, qu’elle s’ap­pelle liber­té thé­ra­peu­tique, indé­pen­dance judi­ciaire ou liber­té académique.

Vivons-nous l’é­poque de la fin de l’au­to­no­mie pro­fes­sion­nelle, appa­rue au XVIIIe siècle ? Ne peut-on au contraire attendre la nais­sance d’une nou­velle auto­no­mie, repo­sant sur une capa­ci­té col­lec­tive d’ac­tion ? En effet, la créa­tion intel­lec­tuelle a été vécue comme l’acte d’un démiurge soli­taire : n’a-t-elle pas aus­si une impor­tante dimen­sion col­lec­tive au sein des juri­dic­tions ? De plus, on sait que le déve­lop­pe­ment des socié­tés passe aujourd’­hui par des syner­gies entre les sec­teurs, qu’ils soient éco­no­mique, sani­taire ou sco­laire, les­quels étaient jus­qu’a­lors cloi­son­nés. L’exi­gence de par­te­na­riat entre sec­teurs réclame une muta­tion des cultures pro­fes­sion­nelles : elles sont appe­lées à chan­ger dans le sens de la coopé­ra­tion en aban­don­nant leurs réflexes corporatistes.

À la lumière de ces déve­lop­pe­ments, on s’a­per­çoit que le mana­ge­ment n’a pas de défi­ni­tion unique : c’est un enjeu. Pour cer­tains, ce n’est qu’une tech­nique de ges­tion conduite par des spé­cia­listes exté­rieurs. Pour d’autres, c’est une méthode, mai­tri­sée par la pro­fes­sion, au ser­vice d’un pro­jet, qui doit être défi­ni col­lec­ti­ve­ment et démocratiquement.

Chaque membre des pro­fes­sions judi­ciaires, chef de corps ou pas, doit être atten­tif à relier son niveau opé­ra­tion­nel d’ac­tion à une réflexion sur les pers­pec­tives nou­velles de son ins­ti­tu­tion. En d’autres termes, les pro­fes­sions judi­ciaires doivent déve­lop­per simul­ta­né­ment une réflexion sur les ana­lyses des enjeux de socié­té et la nou­velle place du droit dans cette socié­té en mouvement.

Cela appelle une nou­velle alliance entre le droit et les sciences sociales. Dans nos socié­tés démo­cra­tiques, la socio­lo­gie est aujourd’­hui une dis­ci­pline encore plus néces­saire pour que tous, citoyens comme membres des pro­fes­sions judi­ciaires, puissent pro­cé­der à une ana­lyse des enjeux et don­ner en consé­quence les orien­ta­tions néces­saires au mana­ge­ment opé­ra­tion­nel, en phase avec une visée politique.

Les articles qui suivent dans ce numé­ro ont pour objec­tif de ten­ter de mettre en pers­pec­tive les prin­ci­paux enjeux de cette vague de chan­ge­ments au sein de la Justice.
L’ar­ticle de Bru­no Brou­ker, Roger Depré et Annie Hon­de­ghem a pour objec­tif de poser un regard sur les actuels pro­jets de réforme de l’ordre judi­ciaire et d’en bros­ser les prin­ci­paux enjeux. La contri­bu­tion de Benoît Ber­nard a pour objec­tif d’in­ter­ro­ger le concept de mana­ge­ment et de mettre en pers­pec­tive sa « trans­fé­ra­bi­li­té » et sa per­ti­nence lors­qu’il est appli­qué au champ judi­ciaire. L’ar­ticle de Joël Ficet explore en deux temps le phé­no­mène de mul­ti­pli­ca­tion des acteurs « experts » en matière de ges­tion des ins­ti­tu­tions judi­ciaires en Bel­gique. L’ar­ticle de David Del­vaux, Benoît Bas­tard, Chris­tian Mou­han­na et Fré­dé­ric Schoe­naers inter­rogent la notion de temps judi­ciaire en par­tant du constat que la Jus­tice ne peut échap­per à une accé­lé­ra­tion de sa tem­po­ra­li­té. Pour sa part, Aude Lejeune ana­lyse l’é­mer­gence de la rhé­to­rique de l’u­sa­ger dans le champ judi­ciaire au tra­vers du déve­lop­pe­ment des mai­sons de jus­tice. Enfin, la contri­bu­tion de Chris­tophe Dubois emmène le lec­teur à la fin de la chaine judi­ciaire puisque ce sont ici des ini­tia­tives visant à moder­ni­ser les orga­ni­sa­tions car­cé­rales qui sont envisagées.

Frédéric Schoenaers


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