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La modernisation de la Justice
S’il y a un terme qui permet de qualifier la situation de la Justice belge depuis la moitié des années nonante, c’est bien celui de « crise ». L’affaire Dutroux a servi de révélateur à une situation que beaucoup d’observateurs ressentaient depuis quelque temps le modèle d’organisation de la Justice jusqu’alors relativement préservé de préoccupations gestionnaires allait devoir entrer dans […]
S’il y a un terme qui permet de qualifier la situation de la Justice belge depuis la moitié des années nonante, c’est bien celui de « crise ». L’affaire Dutroux a servi de révélateur à une situation que beaucoup d’observateurs ressentaient depuis quelque temps le modèle d’organisation de la Justice jusqu’alors relativement préservé de préoccupations gestionnaires allait devoir entrer dans une période de modernisation. L’accord Octopus signé en 1998 par huit partis démocratiques aura été le symbole du début d’une nouvelle ère durant laquelle la Justice est supposée répondre à de nouvelles exigences.
On peut regrouper les exigences émanant de diverses parties prenantes (en ce compris les magistrats) en cinq catégories : exigence de rapidité (ce sont ici les délais de traitement des dossiers et l’arriéré judiciaire qui sont visés); exigence d’efficience (remplir les missions en optimisant l’utilisation des ressources, ce qui implique un travail sur la productivité); exigence de qualité (est ici visée l’amélioration des processus de production); exigence d’ouverture (la Justice doit être plus accessible et plus lisible); exigence de justification (accepter de rendre des comptes sur son fonctionnement, mais aussi subir des contrôles sous diverses formes).
Depuis les années nonante, une série de moyens ont été concentrés en vue de favoriser une réponse positive à ces exigences nouvelles. Les stratégies développées sont de plusieurs natures. Tout d’abord, l’amélioration des performances a concerné des modifications légales ou de procédures, notamment en vue d’accélérer le délai de traitement des dossiers. La récente loi sur l’arriéré judiciaire témoigne bien de cette tendance. Un deuxième type d’outil a consisté à développer de nouvelles structures plus ou moins indépendantes qui se voient confier des tâches particulières. Le Conseil supérieur de la justice (recrutement et formation) ou la Commission de modernisation de l’ordre judiciaire en sont des exemples. Troisième approche : le développement d’instruments de gestion comme l’informatique ou encore la statistique judiciaire. Dans le même ordre d’idées, la mesure de la charge de travail des magistrats ou une démarche de qualité totale dans les parquets ont aussi été développées. Enfin, une quatrième possibilité consiste à mobiliser de (nouveaux) moyens humains comme la mise en place de magistrats de référence ou le recrutement de conseillers en gestion des ressources humaines.
Au total, ces exemples permettent de comprendre aisément que la Justice vit un nouveau moment dans son évolution. Après la dépendance envers le pouvoir royal et aristocratique typique du Moyen-Âge auquel a succédé le moment de la bureaucratisation et l’autonomisation de l’institution, un nouvel âge semble poindre : celui du management judiciaire.
Dans le même temps, il est banal de dire que le management judiciaire n’a pas toujours bonne presse : il fait craindre un climat de pression pour un accroissement de la productivité, voire même un recul de l’indépendance judiciaire.
Et effectivement, avec l’arrivée du management hospitalier, judiciaire ou universitaire, on découvre que ce qui est en jeu, c’est le principe même de leur définition : l’autonomie professionnelle, qu’elle s’appelle liberté thérapeutique, indépendance judiciaire ou liberté académique.
Vivons-nous l’époque de la fin de l’autonomie professionnelle, apparue au XVIIIe siècle ? Ne peut-on au contraire attendre la naissance d’une nouvelle autonomie, reposant sur une capacité collective d’action ? En effet, la création intellectuelle a été vécue comme l’acte d’un démiurge solitaire : n’a-t-elle pas aussi une importante dimension collective au sein des juridictions ? De plus, on sait que le développement des sociétés passe aujourd’hui par des synergies entre les secteurs, qu’ils soient économique, sanitaire ou scolaire, lesquels étaient jusqu’alors cloisonnés. L’exigence de partenariat entre secteurs réclame une mutation des cultures professionnelles : elles sont appelées à changer dans le sens de la coopération en abandonnant leurs réflexes corporatistes.
À la lumière de ces développements, on s’aperçoit que le management n’a pas de définition unique : c’est un enjeu. Pour certains, ce n’est qu’une technique de gestion conduite par des spécialistes extérieurs. Pour d’autres, c’est une méthode, maitrisée par la profession, au service d’un projet, qui doit être défini collectivement et démocratiquement.
Chaque membre des professions judiciaires, chef de corps ou pas, doit être attentif à relier son niveau opérationnel d’action à une réflexion sur les perspectives nouvelles de son institution. En d’autres termes, les professions judiciaires doivent développer simultanément une réflexion sur les analyses des enjeux de société et la nouvelle place du droit dans cette société en mouvement.
Cela appelle une nouvelle alliance entre le droit et les sciences sociales. Dans nos sociétés démocratiques, la sociologie est aujourd’hui une discipline encore plus nécessaire pour que tous, citoyens comme membres des professions judiciaires, puissent procéder à une analyse des enjeux et donner en conséquence les orientations nécessaires au management opérationnel, en phase avec une visée politique.
Les articles qui suivent dans ce numéro ont pour objectif de tenter de mettre en perspective les principaux enjeux de cette vague de changements au sein de la Justice.
L’article de Bruno Brouker, Roger Depré et Annie Hondeghem a pour objectif de poser un regard sur les actuels projets de réforme de l’ordre judiciaire et d’en brosser les principaux enjeux. La contribution de Benoît Bernard a pour objectif d’interroger le concept de management et de mettre en perspective sa « transférabilité » et sa pertinence lorsqu’il est appliqué au champ judiciaire. L’article de Joël Ficet explore en deux temps le phénomène de multiplication des acteurs « experts » en matière de gestion des institutions judiciaires en Belgique. L’article de David Delvaux, Benoît Bastard, Christian Mouhanna et Frédéric Schoenaers interrogent la notion de temps judiciaire en partant du constat que la Justice ne peut échapper à une accélération de sa temporalité. Pour sa part, Aude Lejeune analyse l’émergence de la rhétorique de l’usager dans le champ judiciaire au travers du développement des maisons de justice. Enfin, la contribution de Christophe Dubois emmène le lecteur à la fin de la chaine judiciaire puisque ce sont ici des initiatives visant à moderniser les organisations carcérales qui sont envisagées.