La méthode Coué du « Jobs, jobs, jobs »
Dans sa Déclaration de rentrée au Parlement fédéral le 10 octobre, Charles Michel se réjouissait du succès des réformes économiques et sociales menées par son gouvernement : « 4,8 millions de personnes ont un emploi (au premier trimestre 2017), c’est le chiffre le plus élevé jamais enregistré et, après une stagnation pendant cinq ans, le taux d’emploi […]
Dans sa Déclaration de rentrée au Parlement fédéral le 10 octobre, Charles Michel se réjouissait du succès des réformes économiques et sociales menées par son gouvernement : « 4,8 millions de personnes ont un emploi (au premier trimestre 2017), c’est le chiffre le plus élevé jamais enregistré et, après une stagnation pendant cinq ans, le taux d’emploi repart enfin à la hausse (67,2% à 67,7%)».
Le débat qui s’est ensuivi donna sans surprise lieu à une bataille de chiffres. Cet épisode illustrait parfaitement la mise en garde de Benjamin Disraeli (1804 – 1881), l’ancien Premier ministre britannique : « There are three kinds of lies, lies, damned lies and statistics1 ».
Charles Michel s’enorgueillit des performances du marché du travail, mais le taux de création d’emplois en Belgique est inférieur à celui observé dans l’Union européenne depuis son entrée en fonction en octobre 2014 jusqu’à la mi-2017. D’après Eurostat, les emplois ont progressé de 1,4% en Belgique contre 3,2% dans l’UE.
Les chiffres de création d’emplois recensés par Eurostat et par le Bureau du plan (qui fournit les chiffres pour établir, conformément à la loi, le budget fédéral) diffèrent de manière significative. Cela s’explique parce que l’agence européenne a recours à des enquêtes administratives (via sondage téléphonique) et le Bureau du plan s’appuie sur des données fournies par l’ONSS qui sont plus complètes, mais ne permettent pas de comparer les performances avec les autres pays européens (les données n’étant pas harmonisées).
Quoi qu’il en soit, il apparait que, au-delà de ces données, quantité et qualité ne font pas bon ménage. Force est de constater que la précarisation du travail n’a pas été battue en brèche par les créations d’emplois.
Anticipant les critiques, Charles Michel soutenait que « l’emploi partiel n’a pas augmenté. Selon l’ONSS, ce sont très majoritairement des emplois à temps plein et dans le secteur privé qui ont amené ce résultat. » Cette affirmation est difficilement vérifiable en raison de la faible publicité des chiffres de l’ONSS. Pourtant, divers éléments nous permettent d’en douter.
Une étude récente portant sur le deuxième trimestre 2015 réalisée par un institut issu d’une collaboration entre l’ONSS et la KULeuven (HIVA) concluait qu’«environ la moitié de l’ensemble des recrutements concerne des contrats de travail à temps plein ; l’autre moitié est, quant à elle, constituée d’autres types de contrats. Parmi ces derniers, 30% concernent des prestations à temps partiel et 20%, des contrats courts et irréguliers.2 » Il est possible que des chiffres plus récents révèlent une tout autre réalité bien plus positive, mais aucun élément disponible dans le domaine public ne permet d’attester d’un tel retournement. Au contraire, selon Eurostat, le nombre de travailleurs en temps partiel exprimé en pourcentage de l’emploi total a fortement augmenté au cours de cette législature : 2%. Sur la même période, ce taux restait stable et largement inférieur au niveau de l’ensemble de l’UE !
Ainsi, sur deux points critiques, quantitatif (nombre d’emplois) et qualitatif (type d’emplois), les données, pour autant qu’elles soient disponibles, divergent et livrent deux réalités bien différentes. On peine à comprendre pourquoi notre pays qui est l’un des plus riches du monde est incapable de rendre facilement accessible au public et dans des délais raisonnables des informations qui sont pourtant importantes pour une bonne évaluation du marché du travail alors que le taux de croissance du PIB est, lui, actualisé et communiqué trimestriellement.
Tournons-nous maintenant vers un autre indicateur probant, mais inconnu des 99,9% de la population qui ne naviguent pas aisément dans les dédales des bases de données d’Eurostat. La part des personnes vivant dans un ménage avec enfants dont les membres en âge de travailler ont travaillé à moins de 20% de leur potentiel au cours de l’année écoulée (traduction : si le potentiel est de quarante heures par semaine en moyenne, alors ces individus ont travaillé maximum huit heures par semaine) a grimpé en flèche depuis le début de la crise puisqu’on est passé de 6,5% à 8%. Curieusement, la part de ces personnes vivant dans un ménage sans enfant a reflué (à 6,5%).
Quelle que soit la composition du ménage, on se situe au-dessus de la moyenne européenne (+1 point de pourcent pour les ménages sans enfants et +2 points pour les ménages avec enfants). Cela donne une idée des flexibilités qui sont demandées à ceux qui ont une charge de famille, en particulier en Belgique.
Il ne faut donc pas s’étonner que 79% des Belges s’attendent à un creusement des inégalités dans les cinq prochaines années (contre une moyenne européenne de 64%) et que le nombre de pauvres, comme l’a malgré tout admis le Premier ministre, reste trop élevé : en dépit des immenses créations d’emplois vantées par Charles Michel, le nombre de personnes en risque de pauvreté ou d’exclusion sociale n’a baissé que de 3% (et le groupe des plus démunis englobe plus de monde aujourd’hui qu’en 2014), les incuries de la ministre des Affaires sociales (Maggie de Block, Open VLD) et de la secrétaire d’État fédérale à la Lutte contre la pauvreté, à l’Égalité des chances (Zuhal Demir, N‑VA) n’y étant vraisemblablement pas étrangères.
Le handicap salarial, une fausse idole
« Stimuler l’emploi, nous dit le Premier ministre, c’est améliorer notre compétitivité. Selon la Banque nationale, nous avons résorbé, en deux ans, notre handicap salarial accumulé depuis 1996. La réforme substantielle de la loi de 1996 permet de consolider durablement cet acquis de compétitivité. »
Qu’en est-il exactement ? Le tableau suivant croise deux types d’informations : d’une part, l’évolution du handicap salarial et, d’autre part, deux mesures de la position de notre pays dans le classement mondial de la compétitivité. Ces classements qui servent de référence aux milieux patronaux et libéraux reposent sur une série de paramètres qui sont combinés de manière à donner un indicateur synthétique. (Une critique méthodologique dépasse le cadre de ce billet.) Ils sont réalisés par la Banque mondiale (Doing Business) et le Forum économique de Davos (World Competitiveness Index).

Il est frappant de constater l’absence de relation entre la politique de forte modération salariale et l’amélioration de notre compétitivité. Ce serait même le contraire. Autrement dit, en s’attaquant aux salaires, les gouvernements successifs se sont braqués sur l’un des éléments le plus aisément perceptible mais pas le plus pertinent pour améliorer notre position sur les marchés mondiaux. Non seulement, l’austérité salariale durcie depuis 2014 comprime la demande intérieure et les recettes fiscales (IPP), détériore le financement de la sécurité sociale (cotisations sociales), les perspectives des individus (et celles de leurs enfants), mais aussi, elle ne répond pas aux points noirs identifiés par les deux institutions (qui ne sont d’ailleurs pas exemptes de critiques, mais c’est une autre histoire). L’obsession du handicap salarial rappelle ce vieil adage chinois : « Quand le sage désigne la Lune, l’idiot regarde le doigt ».
En conclusion, l’autosatisfaction du gouvernement Michel ne semble pas justifiée. Les questions sur la véracité et l’interprétation des chiffres interpellent sur la transparence et l’accès aux données et plaident pour élargir le spectre politique en mettant en évidence des indicateurs complémentaires à ceux du PIB et du taux d’emploi.
- « Il y a trois sortes de mensonges : les mensonges, les gros mensonges et les statistiques. »
- Elle poursuivait ainsi : « Le taux d’occupation de la majorité des travailleurs à temps partiel va de 36 à 65% (les emplois à mi-temps représentant 48% des engagements à temps partiel). Viennent ensuite les prestations avec un taux d’occupation entre 66% et 95% (31% des nouveaux contrats à temps partiel). Les hommes sont plus souvent engagés à temps plein que les femmes (60% contre 37%); chez les femmes, près de la moitié des contrats sont des emplois à temps partiel (47% contre 15% pour les hommes). Un quart des engagements chez les hommes sont des contrats de durée courte ou irrégulière. »

