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La métaphore domestique

Numéro 6 - 2015 par Christophe Mincke

septembre 2015

« Ima­gi­nez une classe tur­bu­lente, en révo­lu­tion per­ma­nente, dont l’instituteur, après avoir ten­té de rame­ner ses élèves à la rai­son, déci­de­rait de les punir. Ou, plu­tôt, qui, constam­ment, tout au long de l’année sco­laire, ne puni­rait qu’un élève, tou­jours le même… et qui est juif… ne pen­­se­­riez-vous pas qu’il est anti­sé­mite?…» « Quand vous rece­vez des amis chez […]

« Ima­gi­nez une classe tur­bu­lente, en révo­lu­tion per­ma­nente, dont l’instituteur, après avoir ten­té de rame­ner ses élèves à la rai­son, déci­de­rait de les punir. Ou, plu­tôt, qui, constam­ment, tout au long de l’année sco­laire, ne puni­rait qu’un élève, tou­jours le même… et qui est juif… ne pen­se­riez-vous pas qu’il est antisémite?…»

« Quand vous rece­vez des amis chez vous, à votre table, n’attendez-vous pas d’eux qu’ils res­pectent les règles de savoir-vivre en vigueur chez vous et ne mettent pas les pieds sur la table ? Pou­vons-nous accep­ter qu’un immigré…»

« Quand un enfant enfreint les règles de la vie fami­liale, il se fait punir… Com­ment admettre qu’un délinquant…?»

Com­bien de fois, au café du com­merce, sur les réseaux sociaux (ce qui est sou­vent la même chose) ou dans des débats poli­tiques (ce qui n’est pas néces­sai­re­ment mieux) n’entendez-vous pas une ques­tion trai­tée par le biais de ce que j’aime appe­ler une « méta­phore domes­tique ». L’État, un groupe de popu­la­tion, la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale, une col­lec­tion sta­tis­tique de citoyens, des phé­no­mènes sociaux, des actions poli­tiques ou encore des ques­tions phi­lo­so­phiques sont trai­tées via leur rap­pro­che­ment de situa­tions de la vie quotidienne.
Appe­ler à des sanc­tions vis-à-vis de l’État d’Israël revien­drait à se rendre cou­pable de racisme vis-à-vis d’un élève, les délin­quants seraient des enfants mal éle­vés et l’immigration serait une situa­tion ana­logue à un bar­be­cue entre amis, pour reprendre trois argu­men­taires qu’on m’a ser­vis dans de récents échanges.

On le sait, méta­phores et com­pa­rai­sons sont des outils dan­ge­reux. Elles peuvent autant favo­ri­ser la com­pré­hen­sion que mas­quer le réel. C’est ain­si qu’elles sont d’usage cou­rant en péda­go­gie, mais aus­si dans les appels à la haine et les entre­prises de déshu­ma­ni­sa­tion : le nègre était un singe, le juif fut un vau­tour, l’allocataire social est une sang­sue, ad nau­seam.

Prin­cipe essen­tiel à la cari­ca­ture, la méta­phore amène à sub­sti­tuer un élé­ment à un autre pour en faire res­sor­tir de manière frap­pante un trait com­mun : de Louis XVIII cari­ca­tu­ré en poire par Dau­mier à Fran­çois Hol­lande en flan à lunettes pour les Gui­gnols de l’Info, la moque­rie use de la méta­phore pour por­ter le fer dans la plaie.

Mais, si la cari­ca­ture est un genre en soi, elle ne sau­rait être assi­mi­lée à une argu­men­ta­tion. Œuvrant par rac­cour­cis, elle per­met de se pas­ser des détours de la ratio­na­li­té et de la démons­tra­tion. Aus­si, lorsqu’une méta­phore est prise pour une démons­tra­tion, faut-il gran­de­ment s’inquiéter de la qua­li­té du débat : ne glisse-t-on pas vers la caricature ?

Cela étant, le pro­cé­dé qui nous occupe n’est pas seule­ment méta­pho­rique, il pèche éga­le­ment par un deuxième aspect : il rap­porte des ques­tions sociales (voire socio­lo­giques) à des situa­tions pri­vées. Certes, les pre­mières sont par­ti­cu­liè­re­ment mal­ai­sées à défi­nir, carac­té­ri­ser et com­prendre, tan­dis que les secondes nous sont fami­lières : je ne sais que pen­ser face à la ques­tion de l’immigration, mais je suis équi­pé pour réagir face à un convive qui se mou­che­rait dans la nappe ; je suis inca­pable de démê­ler la ques­tion de l’occupation israé­lienne, mais je sais com­ment je réagi­rais face à une situa­tion de racisme carac­té­ri­sé. Du moins, je pense le savoir. La délin­quance est bien com­plexe, mais j’ai sou­vent puni mes enfants qui se méconduisaient.

Comme elle est ras­su­rante, la situa­tion domes­tique que l’on place sous nos yeux, comme elle nous fas­cine par sa trans­pa­rence, là où la ques­tion col­lec­tive nous inti­mi­dait, voire nous effrayait ! Comme il est ten­tant d’accepter la leçon du conte que l’on nous sert. Ces femmes voi­lées seraient donc sim­ple­ment des invi­tées et les cri­mi­nels, des enfants en mal d’une bonne leçon ? Nous sommes sauvés !

Hélas, si la méta­phore doit être uti­li­sée avec cir­cons­pec­tion, la méta­phore domes­tique doit être reje­tée, pure­ment et sim­ple­ment. Une situa­tion col­lec­tive n’est jamais une cir­cons­tance pri­vée. Elle en dif­fère par des points essen­tiels et les outils qui per­mettent de se sai­sir de l’une ne sont pas trans­po­sables à l’autre.

Entre moi qui mori­gène mon fils pour son incon­duite, alors que nous vivons ensemble, que nous nous aimons, que j’ai sur lui une auto­ri­té de père qu’il n’envisage pas encore de me contes­ter et que mes sanc­tions ne le pri­ve­ront ni de sa liber­té, ni de sa digni­té, ni de ses capa­ci­tés à s’insérer socia­le­ment, entre mon fils et moi, donc, et un magis­trat pro­fes­sion­nel, voyant pour la pre­mière fois une per­sonne adulte, qu’il ne connait pas et avec laquelle, heu­reu­se­ment, il n’entretient aucune rela­tion affec­tive, et qu’il envi­sage de punir au moyen d’un des châ­ti­ments pré­vus par le code pénal, il n’y a aucun rap­port. Oui, la com­pa­rai­son semble envi­sa­geable, mais un exa­men, même super­fi­ciel, oblige à consi­dé­rer qu’elle est une escro­que­rie intellectuelle.

Les immi­grés ne sont pas nos invi­tés, ils ne sont pas « chez nous » car notre pays n’est pas notre pro­prié­té, ils ne par­tagent pas notre inti­mi­té, nous ne leur fai­sons pas l’honneur de l’hospitalité, bref, rien ne tient dans la comparaison.

Du reste, envi­sa­ge­rait-on de trai­ter nos invi­tés comme les immi­grés ? et les enfants comme des cri­mi­nels ? Si ces situa­tions étaient com­pa­rables, ne pour­rait-on inver­ser la rela­tion pour les trai­ter de manière simi­laire à rebours ?

Outre l’incommensurabilité des situa­tions, les objec­tifs de l’intervention dif­fèrent. Il y a belle lurette que le sou­ve­rain est la nation elle-même et plus un roi pla­cé à sa tête et se pré­ten­dant le père de ses sujets. La méta­phore domes­tique est le signe d’une inca­pa­ci­té à pen­ser le poli­tique. L’archaïsme de l’appréhension de pro­blé­ma­tiques col­lec­tives par l’analogie pri­vée en dit ain­si long sur l’inconscience des res­sorts col­lec­tifs, des choix éthiques et poli­tiques, mais aus­si des contraintes propres à un État démo­cra­tique. Si nous étions trai­tés en enfants tur­bu­lents par un monarque pater­nel se consi­dé­rant par­tout chez lui en son domaine, c’en serait fait de la démo­cra­tie. C’est pour­tant cette pers­pec­tive qu’offrent ces méta­phores domes­tiques, elles qui font flo­rès chez ceux qui pensent plus simple et plus effi­cace de s’adresser direc­te­ment aux sen­ti­ments plu­tôt qu’à la rai­son, se pro­po­sant de trans­for­mer la démo­cra­tie en émocratie.

Autant il est plus que jamais néces­saire de faire œuvre de péda­go­gie pour éclai­rer des ques­tions épi­neuses comme celles de l’immigration, de la « sécu­ri­té » ou de conflits per­sis­tants, autant la méta­phore domes­tique est un écran de fumée qui, sous pré­texte de faire com­prendre, masque le réel, empêche le rai­son­ne­ment et mine la démo­cra­tie. Il est un fait que, face à la fai­blesse actuelle des cadres idéo­lo­giques tra­di­tion­nels, sous le règne d’un impé­ra­tif de com­mu­ni­ca­tion qui pousse à pen­ser à court terme, par coups média­tiques, le piège de la méta­phore domes­tique est ten­tant. Sem­bler clair, faire pas­ser un mes­sage, être bref, racon­ter une his­toire, voi­là quelques ver­tus allé­chantes, mais ce dont nous avons besoin, c’est de cadres de pen­sée, de caté­go­ries, de rigueur et d’argumentation.

Pas d’écrans de fumée.

Christophe Mincke


Auteur

Christophe Mincke est codirecteur de La Revue nouvelle, directeur du département de criminologie de l’Institut national de criminalistique et de criminologie et professeur à l’Université Saint-Louis à Bruxelles. Il a étudié le droit et la sociologie et s’est intéressé, à titre scientifique, au ministère public, à la médiation pénale et, aujourd’hui, à la mobilité et à ses rapports avec la prison. Au travers de ses travaux récents, il interroge notre rapport collectif au changement et la frénésie de notre époque.