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La mémoire se chauffe au charbon

Numéro 11 Novembre 2010 par Jacques Vandenschrick

novembre 2010

Voi­là ce qui arrive quand on s’obstine à enjo­li­ver ses sou­ve­nirs. Mais est-ce vrai­ment cela dont il est ques­tion ? Et d’abord, de quoi au juste étaient faits ces sou­ve­nirs qu’on dirait magni­fiés ? Hiver 60 Ses parents avaient enfin acquis la mai­son. Aspi­ra­tion de longue date. Enfin pro­prié­taires d’une demeure à eux, où se retrou­ver. Ancienne et banale, […]

Voi­là ce qui arrive quand on s’obstine à enjo­li­ver ses sou­ve­nirs. Mais est-ce vrai­ment cela dont il est ques­tion ? Et d’abord, de quoi au juste étaient faits ces sou­ve­nirs qu’on dirait magnifiés ?

Hiver 60

Ses parents avaient enfin acquis la mai­son. Aspi­ra­tion de longue date. Enfin pro­prié­taires d’une demeure à eux, où se retrou­ver. Ancienne et banale, sans doute, mais à eux. Et bruxel­loise. Rue Joseph II, l’empereur sacris­tain. Son père l’aimait beau­coup — la mai­son, pas Joseph II ! Et il y tra­vaille­ra d’arrachepied pour l’aménager au mieux, renouant quelque chose en lui, com­po­sant amou­reu­se­ment en sus son jar­di­net, comme il fai­sait par­tout où il trou­vait un bout de terre. Et quand il en avait la force. La famille n’y habi­te­ra d’ailleurs pas long­temps, expro­priée quelques années plus tard par la construc­tion du Ber­lay­mont. Europe et amiante tout-puissants.

Le fils…

Lui, le fils, n’était pas très mai­son. Cette année-là avait eu, pour lui, bien d’autres attraits : Tchou­kraï, Vidor, Sjö­berg. Et puis aus­si Berg­man, Ray, Anto­nio­ni, Moni­ca Vit­ti, beau­coup de ciné, ses fan­tasmes. Et le plus pré­cieux : les livres pour l’achat des­quels il épar­gnait… Pavese, Kaf­ka, Gar­cia Lor­ca. On est très sérieux quand on a dix-sept ans. Sa sco­la­ri­té secon­daire s’étirait, moyen­ne­ment bonne, dans les plai­sirs et les com­plai­sances de l’art ora­toire. Bos­suet le fas­ci­nait. Ses grandes orgues…

Vint l’hiver. L’agitation, les gen­darmes à che­val, la rue Joseph II, paral­lèle à la rue de la Loi, vécut les abords des ras­sem­ble­ments furieux. Un jour de fin décembre, sor­ties de l’association sié­geant à côté de la mai­son de ses parents, les jeunes employées par­tant en grève, mais sou­cieuses de ne pas cas­ser l’outil, vinrent deman­der à l’adolescent un peu boys­cout qu’il était, d’entretenir la chau­dière au char­bon de leur immeuble, chauf­fage en veilleuse. Et elles étaient par­ties, rieuses, en lui confiant les clés. Il aimait racon­ter qu’il allait ain­si, chaque soir, tison­ner, ôter les cendres et rechar­ger le foyer de bel anthra­cite maigre, pour évi­ter aux mili­tantes, pas­sé ce temps de conflit social, de devoir, en repre­nant le tra­vail, consta­ter les dégâts du gel. Notre gaillard s’était long­temps racon­té ce roman gen­tillet tout à sa gloire aus­si minime que char­mante. Il avait, pen­sait-il sin­cè­re­ment, pris sa part, infime, mais sa part quand même, dans l’épopée, bour­rant la gueule du bra­sier, tel le che­mi­not ima­gi­naire d’un pro­lé­ta­riat presque rouge, enga­gé de l’après-coup et qui s’en sou­ve­nait avec délices…

Les légendes sont les moins fra­giles des récits. Pour­tant, celle-ci que j’avais enten­due sou­vent, de sa bouche, et que j’avais crue, sin­cè­re­ment, cet épi­sode de l’étudiant com­plice du tra­vailleur, cam­pé fiè­re­ment comme asso­cié de cou­lisse à la pro­tes­ta­tion géné­rale, toute cette his­toire s’est écrou­lée d’un coup, il y a quelques semaines, à l’occasion de la véri­fi­ca­tion de quelques dates. Il avait vou­lu dis­cu­ter de la Loi unique et des grèves, avec sa sœur, plus âgée, lui conter l’affaire de la chau­dière des voi­sines et avait dû conve­nir avec son ainée, que leurs parents n’avaient acquis leur mai­son de la rue Joseph II (com­ment était-ce encore le nom de ces comé­diens de pro­prié­taires?) qu’au cœur du prin­temps… 1961 ! La cata. L’épisode enjo­li­vé du jeune gars char­geant, à la nuit tom­bée, la chau­dière jusqu’à la bouche, sou­tier d’un pro­lé­ta­riat d’invention, n’avait donc pu avoir lieu que l’hiver de l’année sui­vante, après les grandes grèves (mais avait cepen­dant vrai­ment eu lieu). Où et pour­quoi les jeunes et jolies tra­vailleuses de la mai­son d’à côté avaient-elles vou­lu déser­ter leur lieu de tra­vail, confié à ses soins de jeune char­bon­nier che­va­le­resque ? Mys­tère. Plus mys­té­rieuse encore, la rai­son intime de son erreur, de cette confu­sion qu’il m’avoua, qu’il s’avoua et qui son­na, pour lui, comme une trom­pe­rie de la mémoire, pas tout à fait inno­cente. Et où était pas­sé, dans tout cela, le conflit social majeur de l’hiver 60 dont il aurait appa­rem­ment tant aimé qu’il eût été le contexte et la jus­ti­fi­ca­tion de sa B.A.?

La mémoire est une drôle de dame et une vieille intri­gante. Ce qu’elle a de plus inté­res­sant, c’est encore ce qu’elle oublie. Bien des phi­lo­sophes se sont pas­sion­nés pour ce para­doxe, de Pla­ton à Nietzsche, en pas­sant par Freud et par le plus sagace de tous, sur ces ques­tions : Paul Ricœur. La méde­cine n’est plus en reste, non plus, qui traque aujourd’hui l’énigme du désastre s’installant chez cer­tains pour qui la perte du sou­ve­nir, par paliers, paraît faire som­brer la conscience même de leur iden­ti­té. La mort du sujet. Mémoire-oubli, binôme en désar­roi… Depuis, « le fils de la rue Joseph II » se désole et cherche, der­rière ce qui a dis­pa­ru ou ce qui a men­ti sans qu’il l’ait vou­lu, ce qu’il en est vrai­ment de cette bizar­re­rie et de ses rai­sons invo­lon­taires. Pour­quoi dépla­cer un fait dans le temps ? Et quel temps ? Une suture pour mas­quer quoi ? Qu’avait été pour lui et ses proches le « vrai hiver 60 » dont on sen­tait bien que la petite his­toire de la chau­dière et du char­bon y jouait un rôle de signe obs­cur­ci, peut-être celui d’une déci­sion incons­ciente ? Se serait-il agi d’un refus de regar­der droit dans les yeux la vraie et médiocre bana­li­té du réel et son rap­port mal­ai­sé aux évè­ne­ments de l’hiver ? Honte secrète ? Et honte de quoi ? De n’avoir pas vu ? Qui pour­ra jamais tout à fait le dire ? Je savais sa famille ouvrière. Il devait y avoir eu, pour cet ado­les­cent qui aspi­rait à être un intel­lec­tuel, une dif­fi­cul­té à vivre cette pro­gres­sive dis­tance avec ses proches. S’il me disait véné­rer Camus, connais­sait ses fameuses pages d’Actuelles III, l’impossible choix entre l’Algérie et la mère illet­trée, s’il savait par cœur des phrases de la pré­face à La mai­son du peuple, de Louis Guilloux, com­ment l’inéluctable rup­ture entre son appé­tit de culture et ceux qui l’avaient nour­ri jouait-elle sur ce qu’il pen­sait des grèves ? Il connais­sait une autre famille où les parents avaient déci­dé de renon­cer au réveillon de fin d’année 60, par une sorte de res­pect pour la gra­vi­té des évè­ne­ments et ceux qui en souf­fraient. On n’avait pas fait ça chez lui.

Et au fait, qui était son père à lui ? Échappe-t-on jamais au misé­rable petit tas de secrets des romans généa­lo­giques ? Entrons dans le sujet puisque j’ai un peu connu l’homme, à l’époque.

Le père

Le père « de la mai­son de la rue Joseph II » (dont on sait main­te­nant qu’il n’y habi­tait pas encore en 60) avait eu l’enfance clas­sique des domi­nés : reti­ré de l’école à neuf ans et demi, pla­cé à gar­der les vaches puis ouvrier agri­cole sous l’autorité de son père, ensuite lai­tier pous­sant sa char­rette, aidé par un redou­table chien d’attelage qu’il aimait beau­coup — la sœur (celle qui a réta­bli la chro­no­lo­gie) m’en a mon­tré une vieille pho­to racor­nie. Et puis encore, ouvrier dans une petite sidé­rur­gie où il fut sérieu­se­ment bru­lé dans un acci­dent du tra­vail qui l’immobilisa un temps. Il répond ensuite à une offre d’engagement dans une usine de taille moyenne du sec­teur ali­men­taire dont, pen­dant vingt ans, il livre­ra, le plus sou­vent seul, les pro­duits dans toute la Bel­gique. Inter­mi­nables et haras­santes tour­nées d’avant l’aube jusqu’au delà du cré­pus­cule. Char­geant et déchar­geant « à bras », par dizaines, des colis pou­vant faire plus de cin­quante kilos, par tous les temps, au volant de camions d’avant le chauf­fage, la « clim » ou les cabines sus­pen­dues, sans pla­te­forme monte-charge ni trans­pa­lette. Pour finir, ver­tèbres fra­cas­sées, for­çat de la confi­se­rie en gros, doux ano­nyme, des­tin muet, cas­sé comme des dizaines de mil­liers, mal conso­lé par l’alcool et la bière qu’il « tenait » mal et que sa femme ne lui par­don­nait guère. En somme, par­faite illus­tra­tion de ce que Marx décrit de l’échange par lequel le pro­lé­taire s’aliène en livrant sa force et son corps dans le tra­vail phy­sique. Com­bien cette vie cruelle, qui n’avait guère le moyen de savoir qu’elle illus­trait la per­ti­nence d’une phi­lo­so­phie géniale, déses­pé­rait le fils qui ne voyait com­ment don­ner un corps à sa révolte, il me le signi­fie­ra sou­vent. Plus tard, quand il fré­quen­te­ra l’université comme bour­sier, il lui arri­ve­ra de mépri­ser les gau­chismes faciles des jeunes nan­tis qui ne peuvent savoir de quoi ils causent. Honte secrète, mépris, de trop grands mots ? Il se sou­ve­nait même, d’avoir, beau­coup plus jeune, été par­ti­cu­liè­re­ment gros­sier et agres­sif, un soir, à l’égard du patron de l’usine, venu à la mai­son, rame­ner le père ivre qu’il avait, sans doute, un peu com­plai­sam­ment invi­té à « en des­cendre une der­nière ». L’humiliation. Et les parages insup­por­tables du cha­grin ? L’année 60, avant l’acquisition si tem­po­raire de la mai­son, fut sans doute une des plus noires. Mésen­tente, reproches, les mots qui ne se cica­trisent plus, « l’âge qui lance », comme dit le poète. L’appartement trop proche du bou­lot, sans salle de bain, sans télé, sans télé­phone (pour appe­ler qui ? et quand?). Et la soli­da­ri­té ouvrière ? Quand on sait que le groupe des chauf­feurs-livreurs se limi­tait, au mieux, à cinq ou six hommes, au vécu de leurs charges si dis­tant de celui des employés et des assis, on com­prend que le seul syn­di­cat était la bras­se­rie. Quand l’épuisement a cre­vé les reins, les mots sont introu­vables pour dire ou gueu­ler dans la pro­ces­sion des rues, sa haine des maitres. Et puis ce n’est pas dans le genre du père, effa­cé, trop doux. Dire sa haine, ça ne se fait pas. D’ailleurs la haine, c’est pas dans les mots. On n’a même pas le cou­rage d’ouvrir le jour­nal. Quelque chose sup­plie alors en silence. « Fédé­ra­liste », on entend ça dans les cra­cho­te­ments de la mau­vaise radio. Ça sonne comme un gros mot. Et « Renard », une huile de plus, déjà en train de tra­duire ce qu’on sent, l’éreintement, l’injuste infi­ni dans un corps mal soi­gné, en une construc­tion poli­tique, en un aveu de pou­voir pro­je­té, une trom­pe­rie de plus qui ne les concer­nait déjà plus.

Hiver 60, tel­le­ment froid, tel­le­ment irréel… Que peut en dire un gamin qui fuit au ciné, voir mou­rir le père dans un film de Satya­jit Ray ? Quel vrai docu­ment de ces semaines san­glantes pou­vait-on en attendre sans qu’il doive men­tir ? Kies­lows­ki dit quelque part qu’il a, lui, fui le ciné­ma docu­men­taire auquel il se des­ti­nait pour­tant à l’origine. L’intolérable vision des larmes réelles… Toutes les fic­tions demandent ain­si sans doute à être par­don­nées de ce qu’elles cachent, comme un cadavre sous un tas de charbon…

Jacques Vandenschrick


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