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La mémoire se chauffe au charbon
Voilà ce qui arrive quand on s’obstine à enjoliver ses souvenirs. Mais est-ce vraiment cela dont il est question ? Et d’abord, de quoi au juste étaient faits ces souvenirs qu’on dirait magnifiés ? Hiver 60 Ses parents avaient enfin acquis la maison. Aspiration de longue date. Enfin propriétaires d’une demeure à eux, où se retrouver. Ancienne et banale, […]
Voilà ce qui arrive quand on s’obstine à enjoliver ses souvenirs. Mais est-ce vraiment cela dont il est question ? Et d’abord, de quoi au juste étaient faits ces souvenirs qu’on dirait magnifiés ?
Hiver 60
Ses parents avaient enfin acquis la maison. Aspiration de longue date. Enfin propriétaires d’une demeure à eux, où se retrouver. Ancienne et banale, sans doute, mais à eux. Et bruxelloise. Rue Joseph II, l’empereur sacristain. Son père l’aimait beaucoup — la maison, pas Joseph II ! Et il y travaillera d’arrachepied pour l’aménager au mieux, renouant quelque chose en lui, composant amoureusement en sus son jardinet, comme il faisait partout où il trouvait un bout de terre. Et quand il en avait la force. La famille n’y habitera d’ailleurs pas longtemps, expropriée quelques années plus tard par la construction du Berlaymont. Europe et amiante tout-puissants.
Le fils…
Lui, le fils, n’était pas très maison. Cette année-là avait eu, pour lui, bien d’autres attraits : Tchoukraï, Vidor, Sjöberg. Et puis aussi Bergman, Ray, Antonioni, Monica Vitti, beaucoup de ciné, ses fantasmes. Et le plus précieux : les livres pour l’achat desquels il épargnait… Pavese, Kafka, Garcia Lorca. On est très sérieux quand on a dix-sept ans. Sa scolarité secondaire s’étirait, moyennement bonne, dans les plaisirs et les complaisances de l’art oratoire. Bossuet le fascinait. Ses grandes orgues…
Vint l’hiver. L’agitation, les gendarmes à cheval, la rue Joseph II, parallèle à la rue de la Loi, vécut les abords des rassemblements furieux. Un jour de fin décembre, sorties de l’association siégeant à côté de la maison de ses parents, les jeunes employées partant en grève, mais soucieuses de ne pas casser l’outil, vinrent demander à l’adolescent un peu boyscout qu’il était, d’entretenir la chaudière au charbon de leur immeuble, chauffage en veilleuse. Et elles étaient parties, rieuses, en lui confiant les clés. Il aimait raconter qu’il allait ainsi, chaque soir, tisonner, ôter les cendres et recharger le foyer de bel anthracite maigre, pour éviter aux militantes, passé ce temps de conflit social, de devoir, en reprenant le travail, constater les dégâts du gel. Notre gaillard s’était longtemps raconté ce roman gentillet tout à sa gloire aussi minime que charmante. Il avait, pensait-il sincèrement, pris sa part, infime, mais sa part quand même, dans l’épopée, bourrant la gueule du brasier, tel le cheminot imaginaire d’un prolétariat presque rouge, engagé de l’après-coup et qui s’en souvenait avec délices…
Les légendes sont les moins fragiles des récits. Pourtant, celle-ci que j’avais entendue souvent, de sa bouche, et que j’avais crue, sincèrement, cet épisode de l’étudiant complice du travailleur, campé fièrement comme associé de coulisse à la protestation générale, toute cette histoire s’est écroulée d’un coup, il y a quelques semaines, à l’occasion de la vérification de quelques dates. Il avait voulu discuter de la Loi unique et des grèves, avec sa sœur, plus âgée, lui conter l’affaire de la chaudière des voisines et avait dû convenir avec son ainée, que leurs parents n’avaient acquis leur maison de la rue Joseph II (comment était-ce encore le nom de ces comédiens de propriétaires?) qu’au cœur du printemps… 1961 ! La cata. L’épisode enjolivé du jeune gars chargeant, à la nuit tombée, la chaudière jusqu’à la bouche, soutier d’un prolétariat d’invention, n’avait donc pu avoir lieu que l’hiver de l’année suivante, après les grandes grèves (mais avait cependant vraiment eu lieu). Où et pourquoi les jeunes et jolies travailleuses de la maison d’à côté avaient-elles voulu déserter leur lieu de travail, confié à ses soins de jeune charbonnier chevaleresque ? Mystère. Plus mystérieuse encore, la raison intime de son erreur, de cette confusion qu’il m’avoua, qu’il s’avoua et qui sonna, pour lui, comme une tromperie de la mémoire, pas tout à fait innocente. Et où était passé, dans tout cela, le conflit social majeur de l’hiver 60 dont il aurait apparemment tant aimé qu’il eût été le contexte et la justification de sa B.A.?
La mémoire est une drôle de dame et une vieille intrigante. Ce qu’elle a de plus intéressant, c’est encore ce qu’elle oublie. Bien des philosophes se sont passionnés pour ce paradoxe, de Platon à Nietzsche, en passant par Freud et par le plus sagace de tous, sur ces questions : Paul Ricœur. La médecine n’est plus en reste, non plus, qui traque aujourd’hui l’énigme du désastre s’installant chez certains pour qui la perte du souvenir, par paliers, paraît faire sombrer la conscience même de leur identité. La mort du sujet. Mémoire-oubli, binôme en désarroi… Depuis, « le fils de la rue Joseph II » se désole et cherche, derrière ce qui a disparu ou ce qui a menti sans qu’il l’ait voulu, ce qu’il en est vraiment de cette bizarrerie et de ses raisons involontaires. Pourquoi déplacer un fait dans le temps ? Et quel temps ? Une suture pour masquer quoi ? Qu’avait été pour lui et ses proches le « vrai hiver 60 » dont on sentait bien que la petite histoire de la chaudière et du charbon y jouait un rôle de signe obscurci, peut-être celui d’une décision inconsciente ? Se serait-il agi d’un refus de regarder droit dans les yeux la vraie et médiocre banalité du réel et son rapport malaisé aux évènements de l’hiver ? Honte secrète ? Et honte de quoi ? De n’avoir pas vu ? Qui pourra jamais tout à fait le dire ? Je savais sa famille ouvrière. Il devait y avoir eu, pour cet adolescent qui aspirait à être un intellectuel, une difficulté à vivre cette progressive distance avec ses proches. S’il me disait vénérer Camus, connaissait ses fameuses pages d’Actuelles III, l’impossible choix entre l’Algérie et la mère illettrée, s’il savait par cœur des phrases de la préface à La maison du peuple, de Louis Guilloux, comment l’inéluctable rupture entre son appétit de culture et ceux qui l’avaient nourri jouait-elle sur ce qu’il pensait des grèves ? Il connaissait une autre famille où les parents avaient décidé de renoncer au réveillon de fin d’année 60, par une sorte de respect pour la gravité des évènements et ceux qui en souffraient. On n’avait pas fait ça chez lui.
Et au fait, qui était son père à lui ? Échappe-t-on jamais au misérable petit tas de secrets des romans généalogiques ? Entrons dans le sujet puisque j’ai un peu connu l’homme, à l’époque.
Le père
Le père « de la maison de la rue Joseph II » (dont on sait maintenant qu’il n’y habitait pas encore en 60) avait eu l’enfance classique des dominés : retiré de l’école à neuf ans et demi, placé à garder les vaches puis ouvrier agricole sous l’autorité de son père, ensuite laitier poussant sa charrette, aidé par un redoutable chien d’attelage qu’il aimait beaucoup — la sœur (celle qui a rétabli la chronologie) m’en a montré une vieille photo racornie. Et puis encore, ouvrier dans une petite sidérurgie où il fut sérieusement brulé dans un accident du travail qui l’immobilisa un temps. Il répond ensuite à une offre d’engagement dans une usine de taille moyenne du secteur alimentaire dont, pendant vingt ans, il livrera, le plus souvent seul, les produits dans toute la Belgique. Interminables et harassantes tournées d’avant l’aube jusqu’au delà du crépuscule. Chargeant et déchargeant « à bras », par dizaines, des colis pouvant faire plus de cinquante kilos, par tous les temps, au volant de camions d’avant le chauffage, la « clim » ou les cabines suspendues, sans plateforme monte-charge ni transpalette. Pour finir, vertèbres fracassées, forçat de la confiserie en gros, doux anonyme, destin muet, cassé comme des dizaines de milliers, mal consolé par l’alcool et la bière qu’il « tenait » mal et que sa femme ne lui pardonnait guère. En somme, parfaite illustration de ce que Marx décrit de l’échange par lequel le prolétaire s’aliène en livrant sa force et son corps dans le travail physique. Combien cette vie cruelle, qui n’avait guère le moyen de savoir qu’elle illustrait la pertinence d’une philosophie géniale, désespérait le fils qui ne voyait comment donner un corps à sa révolte, il me le signifiera souvent. Plus tard, quand il fréquentera l’université comme boursier, il lui arrivera de mépriser les gauchismes faciles des jeunes nantis qui ne peuvent savoir de quoi ils causent. Honte secrète, mépris, de trop grands mots ? Il se souvenait même, d’avoir, beaucoup plus jeune, été particulièrement grossier et agressif, un soir, à l’égard du patron de l’usine, venu à la maison, ramener le père ivre qu’il avait, sans doute, un peu complaisamment invité à « en descendre une dernière ». L’humiliation. Et les parages insupportables du chagrin ? L’année 60, avant l’acquisition si temporaire de la maison, fut sans doute une des plus noires. Mésentente, reproches, les mots qui ne se cicatrisent plus, « l’âge qui lance », comme dit le poète. L’appartement trop proche du boulot, sans salle de bain, sans télé, sans téléphone (pour appeler qui ? et quand?). Et la solidarité ouvrière ? Quand on sait que le groupe des chauffeurs-livreurs se limitait, au mieux, à cinq ou six hommes, au vécu de leurs charges si distant de celui des employés et des assis, on comprend que le seul syndicat était la brasserie. Quand l’épuisement a crevé les reins, les mots sont introuvables pour dire ou gueuler dans la procession des rues, sa haine des maitres. Et puis ce n’est pas dans le genre du père, effacé, trop doux. Dire sa haine, ça ne se fait pas. D’ailleurs la haine, c’est pas dans les mots. On n’a même pas le courage d’ouvrir le journal. Quelque chose supplie alors en silence. « Fédéraliste », on entend ça dans les crachotements de la mauvaise radio. Ça sonne comme un gros mot. Et « Renard », une huile de plus, déjà en train de traduire ce qu’on sent, l’éreintement, l’injuste infini dans un corps mal soigné, en une construction politique, en un aveu de pouvoir projeté, une tromperie de plus qui ne les concernait déjà plus.
Hiver 60, tellement froid, tellement irréel… Que peut en dire un gamin qui fuit au ciné, voir mourir le père dans un film de Satyajit Ray ? Quel vrai document de ces semaines sanglantes pouvait-on en attendre sans qu’il doive mentir ? Kieslowski dit quelque part qu’il a, lui, fui le cinéma documentaire auquel il se destinait pourtant à l’origine. L’intolérable vision des larmes réelles… Toutes les fictions demandent ainsi sans doute à être pardonnées de ce qu’elles cachent, comme un cadavre sous un tas de charbon…