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La lutte des Libyennes d’un printemps à l’autre

Numéro 01/2 Janvier-Février 2013 par Najla El-Mangoush Pierre-Yves Ginet

février 2013

En février2011, la Libye se sou­le­vait. Aujourd’hui, les femmes occupent davan­tage la scène. Mais la rue appar­tient tou­jours aux hommes. La mixi­té, si néces­saire et si effi­cace il y a quelques mois, n’est plus qu’un émou­vant sou­ve­nir. Les droits des femmes sont tou­jours igno­rés, les vio­lences domes­tiques ou les viols se règlent sou­vent par des accords […]

En février2011, la Libye se sou­le­vait. Aujourd’hui, les femmes occupent davan­tage la scène. Mais la rue appar­tient tou­jours aux hommes. La mixi­té, si néces­saire et si effi­cace il y a quelques mois, n’est plus qu’un émou­vant sou­ve­nir. Les droits des femmes sont tou­jours igno­rés, les vio­lences domes­tiques ou les viols se règlent sou­vent par des accords entre familles et les crimes d’honneur res­tent nombreux.

Pour­tant, l’espoir était de mise. Car tous en Libye s’accordent à recon­naitre le rôle capi­tal des femmes dans la chute de Kadha­fi. Hana el Gal­lal, révo­lu­tion­naire de la pre­mière heure et direc­trice du Centre libyen pour le déve­lop­pe­ment et les droits humains, se rap­pelle de ces mois de lutte : « Il y avait des femmes et des hommes ensemble, tous les blo­cages cultu­rels ou reli­gieux avaient dis­pa­ru. Nous nous ser­rions les coudes pour nous sau­ver du mas­sacre et avan­cer : hommes, femmes, vieux, jeunes, riches, pauvres. Cette com­mu­nion était excep­tion­nelle et c’est ce qui a fait notre force pour réus­sir l’impossible. »

Dès l’origine, l’engagement des Libyennes est cru­cial. Le 15 février 2011, les familles des vic­times de la pri­son d’Abou Salim mani­festent à Ben­gha­zi. En 2008, elles ont appris le mas­sacre des leurs, morts par­mi les 1.270 déte­nus poli­tiques exé­cu­tés le 29 juin 1996. Depuis l’annonce de leur dis­pa­ri­tion, chaque semaine, quelques dizaines de per­sonnes, dont une majo­ri­té de mères, sœurs, épouses ou filles de dis­pa­rus, inves­tissent les trot­toirs pour deman­der jus­tice, crier leur hos­ti­li­té au régime, sans que la popu­la­tion n’ose les sou­te­nir. Mais ce soir de février 2011, par inter­net, grâce à l’élan des révo­lu­tions voi­sines, la voix des femmes d’Abou Salim hur­lant « Debout ! Debout Ben­gha­zi ! » face au quar­tier géné­ral de la police fait le tour de la ville en quelques heures. Dans la nuit, les pre­miers heurts opposent des jeunes aux forces kadha­fistes. Le 17 février, la popu­la­tion prend la rue, des mil­liers de mani­fes­tants inves­tissent le tri­bu­nal de la ville, lieu sym­bole de l’insurrection libyenne.

Pen­dant les mois de guerre qui suivent, la ligne de front est aux hommes. Rares sont les Libyennes qui prennent les armes. Mais les femmes sont omni­pré­sentes sur tous les autres ter­rains. Cer­taines informent les rebelles sur les posi­tions des troupes gou­ver­ne­men­tales, col­lectent de l’argent pour finan­cer les armes ou passent des muni­tions aux postes de contrôle. D’autres trans­mettent des infor­ma­tions à la popu­la­tion locale et aux médias inter­na­tio­naux, accom­pagnent des jour­na­listes, assurent la sécu­ri­té des res­sor­tis­sants étran­gers et par­fois même celle de leur quar­tier en l’absence de la police. Des Libyennes s’occupent des soins aux bles­sés dans les hôpi­taux ou impro­visent des cli­niques de for­tune chez elles. Sans omettre bien sûr l’approvisionnement des com­bat­tants et la sur­vie des popu­la­tions civiles, des tâches exclu­si­ve­ment fémi­nines. Dès les pre­mières semaines, cer­taines œuvrent aus­si à l’établissement des nou­velles ins­ti­tu­tions, le conseil de Ben­gha­zi, puis le conseil natio­nal de tran­si­tion (CNT).

Mal­gré cette recon­nais­sance una­nime, les Libyennes ne tardent pas à déchan­ter. Le 23 octobre 2011, Mus­ta­pha Abdel Jalil, pré­sident du CNT, pro­clame la libé­ra­tion du pays, lors d’une céré­mo­nie télé­vi­sée. Un moment his­to­rique atten­du depuis qua­rante-deux ans. Le nou­veau numé­ro un libyen annonce alors que la Cha­ria sera la prin­ci­pale source d’inspiration de la légis­la­tion de son pays et que la poly­ga­mie sera à nou­veau auto­ri­sée. Quelques semaines plus tard, invi­té de la pre­mière confé­rence des femmes, il déclare à un par­terre médu­sé qu’il n’y aura pas de place essen­tielle en poli­tique pour les Libyennes. Début jan­vier 2012, le CNT dévoile un pro­jet de loi élec­to­rale ne réser­vant que 10% des sièges de l’assemblée consti­tuante aux femmes. Nasi­ha Turke, pro­fes­seure en sciences poli­tiques de l’université de Ben­gha­zi dresse alors un constat amer : « Le CNT est en train de nous voler notre révolution. »

Ces prises de posi­tion s’ajoutent à d’autres contro­verses sur l’action gou­ver­ne­men­tale. En novembre 2011, par­tout dans le pays, le res­sen­ti­ment à l’encontre du CNT ne cesse de croitre. C’est à nou­veau à Ben­gha­zi, la ville rebelle, théâtre des révoltes de 1974, 1980, 1996 et 2006, toutes écra­sées dans le sang, que le vent de la contes­ta­tion souffle le plus fort. En décembre, sur Mai­dan El Sha­ja­ra — la place de l’arbre — les ban­de­roles hos­tiles au CNT sont accro­chées. Tous les soirs, des cen­taines de per­sonnes se ras­semblent pour débattre sur les options prises par le gou­ver­ne­ment. Les contes­ta­taires tra­vaillent à des contre­pro­jets. Les médias et les réseaux sociaux sont uti­li­sés de façon inten­sive. Pen­dant la jour­née, diverses ONG mul­ti­plient les for­ma­tions et les ate­liers sur la démo­cra­tie, la jus­tice, les droits humains ou la res­pon­sa­bi­li­té indi­vi­duelle. Conscients de leur manque d’expérience dans ces domaines, des mil­liers d’habitants de Ben­gha­zi assistent à ces ren­contres avec une grande régu­la­ri­té. Même si les couches les plus popu­laires res­tent trop à l’écart, une grande par­tie de la ville baigne dans cette effer­ves­cence citoyenne.

Des femmes jouent là encore un rôle essen­tiel. Elles n’abdiquent pas, refusent leur retour à la mai­son. Cer­taines com­bat­tantes de la révo­lu­tion sont pré­sentes chaque soir sur Mai­dan El Sha­ja­ra. Elham Alko­tra­ni est une des figures de la place. À la tête d’un vaste mou­ve­ment citoyen, cette fille d’un héros de la révo­lu­tion brise ouver­te­ment de nom­breux codes éta­blis. Son enga­ge­ment et sa per­son­na­li­té dérangent. Comme de nom­breuses femmes, elle réclame le désar­me­ment des milices et de la popu­la­tion. Mal­gré les menaces de mort, l’enthousiasme popu­laire autour de ses actions et sa soif de démo­cra­tie l’encouragent à pour­suivre : « Le CNT a chan­gé des règles sans être légi­time pour prendre ces déci­sions. Ce n’est pas la démo­cra­tie. Et puis le CNT est un monde d’hommes. Nous devons chan­ger ça. »

Le 21 jan­vier 2012, Mus­ta­pha Abdel Jalil, en visite offi­cielle dans la ville, est pris à par­tie par des mani­fes­tants. Il est contraint de se replier au siège du Conseil. Excé­dée, la foule sac­cage les bureaux du gou­ver­ne­ment. Le len­de­main, le diri­geant libyen annonce le retrait de sa loi élec­to­rale. Le quo­ta de 10% dis­pa­rait. Hana el Gal­lal regrette la vio­lence, mais appré­cie le moment : « C’est un suc­cès pour la socié­té civile. À Ben­gha­zi, il y a eu plus de vingt ate­liers sur cette loi élec­to­rale, depuis sa publi­ca­tion. Je crois que nous avons envoyé un mes­sage clair : nous sommes atten­tifs et nous n’accepterons pas n’importe quoi. Ici, nous avons tant don­né, qu’ils ne pas­se­ront pas une loi sans nous consulter. »

Le 17 février, Ben­gha­zi com­mé­more le pre­mier anni­ver­saire du sou­lè­ve­ment de 2011. Les fes­ti­vi­tés pas­sées, de nom­breuses Libyennes se lancent dans une nou­velle lutte, refu­sant de res­ter spec­ta­trices dans un pays qui a su ren­ver­ser une dic­ta­ture, mais qui serait inca­pable de remettre en ques­tion la toute-puis­sance mas­cu­line ou l’absence de mixi­té. Elles n’acceptent plus les vio­lences dont les femmes sont vic­times. « Ce n’est pas qu’un pro­blème de légis­la­tion. Nous avons besoin main­te­nant d’une véri­table révo­lu­tion cultu­relle et péda­go­gique », déclare alors Zah­ra Lan­ghi, de la pla­te­forme des femmes libyennes pour la paix. Fai­sant fi de l’hostilité d’une socié­té très tra­di­tion­nelle et des cri­tiques à l’encontre du fémi­nisme, accu­sé d’être contre l’islam et vec­teur d’invasion des valeurs occi­den­tales, les acti­vistes font cam­pagne pour une loi élec­to­rale qui leur per­met­tra d’être repré­sen­tées dans les nou­velles ins­tances natio­nales. Cette bataille doit ser­vir de sym­bole pour celles à venir. Fortes de leur pré­sence dans les nom­breuses orga­ni­sa­tions de la socié­té civile, s’appuyant sur l’opinion inter­na­tio­nale, leur mobi­li­sa­tion porte ses fruits. Le gou­ver­ne­ment de tran­si­tion et les par­tis poli­tiques cèdent et acceptent la mise en place par­tielle d’un scru­tin de liste com­po­sée alter­na­ti­ve­ment d’un can­di­dat de chaque sexe. L’inscription sur les listes élec­to­rales de plus d’un mil­lion de femmes explique aus­si pour beau­coup ce revi­re­ment de la classe poli­tique masculine.

Le 7 juillet 2012, plus de six-cents femmes se pré­sentent devant les élec­teurs pour un siège au Congrès. Comme leurs col­lègues mas­cu­lins, les can­di­dates font cam­pagne, s’exposent, donnent des inter­views aux médias locaux et inter­na­tio­naux, vont à la ren­contre des élec­teurs dans les rues, dans les mee­tings, ce qui n’était pas ima­gi­nable pour la plu­part des Libyens, juste un an aupa­ra­vant. Plus l’échéance approche, plus les affiches élec­to­rales recouvrent les murs des villes. Incon­ce­vable pour cer­tains. Nombre d’affiches mon­trant des femmes sont van­da­li­sées, leur visage crayon­né ou décou­pé, alors que les por­traits des hommes res­tent intacts. Imper­tur­bables, les can­di­dates rem­placent les pan­neaux sac­ca­gés. Cer­tains par­tis poli­tiques, eux, réagissent en impri­mant de nou­velles affiches sans femme.

Le jour venu, les femmes repré­sentent près de 45% des votants. Le mes­sage est fort. Les résul­tats amènent deux autres bonnes nou­velles. D’abord, la coa­li­tion libé­rale l’emporte avec une marge confor­table sur les par­tis isla­mistes. Ensuite, trente-trois femmes font leur entrée au Congrès. Elles comptent pour 16,5% des deux-cents membres de l’assemblée, soit à peine moins que les don­nées amé­ri­caines ou fran­çaises. Dans le contexte de la culture libyenne, ou à la vue des résul­tats enre­gis­trés par les voi­sins égyp­tiens — moins de 2% des sièges —, ce pour­cen­tage est très satis­fai­sant. Les obser­va­teurs inter­na­tio­naux saluent cette per­for­mance et les repré­sen­tantes des orga­ni­sa­tions de femmes se féli­citent à l’unanimité de ce « très bon point de départ ».

Mal­gré leur défaite, les oppo­sants à la fémi­ni­sa­tion de la sphère publique reprennent leur tra­vail de sape. Au cours de l’été, deux évè­ne­ments marquent les esprits. Le 8aout, lors de l’investiture du Congrès, Sarah El-Mesal­la­ti, mai­tresse de céré­mo­nie, est prise à par­tie par un par­le­men­taire qui lui demande de mettre un voile. Elle refuse. Il quitte la séance. Mus­ta­pha Abdel Jalil, pré­sident du CNT, tou­jours réac­tif sur la ques­tion, rem­place alors illi­co Sarah El-Mesal­la­ti par un homme. Le même mois, à Ben­gha­zi, l’activiste fémi­niste Maj­du­leen Abei­da est enle­vée par un groupe de truands en armes, à cause de ses posi­tions en faveur des droits humains et de ses appels à la tolé­rance envers les autres reli­gions. Elle est libé­rée au bout de quelques jours.

Ces deux affaires sus­citent une immense indi­gna­tion publique. Les fémi­nistes font bloc avec les ONG pro­gres­sistes autour des deux vic­times et enva­hissent les réseaux sociaux, affi­chant leur volon­té de ne pas se lais­ser faire. Tou­jours est-il que ces deux épi­sodes ne sont que la par­tie émer­gée de l’iceberg. Les cas de menaces, d’agressions ou de har­cè­le­ments se mul­ti­plient et petit à petit, une idée se pro­page en Libye : les femmes com­pro­mettent leur sécu­ri­té lorsqu’elles s’exposent et exercent des acti­vi­tés poli­tiques. Les acti­vistes appor­te­ront la plus belle des réponses en sep­tembre, tou­jours à Benghazi.

Depuis la fin des hos­ti­li­tés, de nom­breuses asso­cia­tions réclament le désar­me­ment des anciens rebelles et des milices cen­sées assu­rer la sécu­ri­té des villes. Les femmes sont depuis l’origine par­mi les plus offen­sives. Le CNT reste sourd à leurs appels, mal­gré la radi­ca­li­sa­tion de cer­taines brigades.

Le 11 sep­tembre 2012, le consu­lat amé­ri­cain de Ben­gha­zi est la cible d’une attaque. Quatre Amé­ri­cains, dont l’ambassadeur Chris Ste­vens, trouvent la mort. Les habi­tants de la cité libyenne sont sous le choc. Quelques jours plus tard, le lien est fait entre cet assaut et la milice isla­miste Ansar al-Sha­riah. Dès le ven­dre­di 14 sep­tembre, une cin­quan­taine de mani­fes­tants se posi­tionnent sur Mai­dan El Sha­ja­ra, avec des pan­neaux condam­nant l’attentat et les milices armées, expri­mant leur sym­pa­thie pour l’ambassadeur et affi­chant un islam de paix. Une majo­ri­té de femmes, à l’origine de cette contes­ta­tion, sont en pre­mière ligne. Les bri­gades isla­mistes ne sont qu’à quelques enca­blures, mais le len­de­main, les mani­fes­tants reviennent plus nom­breux. La mobi­li­sa­tion s’amplifie jusqu’au 21septembre. Ce ven­dre­di-là, une mani­fes­ta­tion hos­tile aux milices enva­hit une des artères prin­ci­pales de Ben­gha­zi der­rière le slo­gan « Sau­vons Ben­gha­zi ». Des dizaines de mil­liers de per­sonnes défilent, exas­pé­rées par la vio­lence. Alors que, dans le même temps, une vague de vio­lences essaime de nom­breux pays, en réac­tion à la dif­fu­sion du film L’innocence des musul­mans, ici, à l’initiative de femmes, la popu­la­tion de Ben­gha­zi se dresse contre les extré­mistes isla­mistes. Le soir même, une cen­taine de civils assaillent les QG des deux milices radi­cales de la ville, dont Ansar al-Sha­riah. L’attaque fait plu­sieurs vic­times, mais les extré­mistes sont expul­sés. Le Congrès, dos au mur, annonce enfin la dis­so­lu­tion des groupes armés et demande leur inté­gra­tion à l’armée natio­nale. Cette nou­velle vic­toire citoyenne consti­tue un suc­cès indé­niable pour les Libyennes. Un de plus.

La révo­lu­tion du 17 février 2011 a pro­vo­qué un véri­table trem­ble­ment de terre dans la socié­té libyenne au sujet de la place des femmes. Ce séisme socié­tal, qu’elles ne doivent qu’à leur cou­rage et à leur abné­ga­tion, est peut-être le chan­ge­ment le plus mar­quant depuis la fin des hos­ti­li­tés. Le cha­lenge reste de taille, pour amé­lio­rer et ancrer l’acceptation des liber­tés des femmes et leur place dans la vie publique, tant les résis­tances demeurent impor­tantes. Mais il semble clair aujourd’hui que le mou­ve­ment ne pour­ra être arrê­té. Les mil­liers de femmes, actives dans des rôles qui leur étaient inter­dits sous Kadha­fi, sont una­nimes sur ce point. Elles ne revien­dront pas en arrière.

Najla El-Mangoush


Auteur

Pierre-Yves Ginet


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