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La Lira popular. Expression de la culture populaire chilienne à la fin du XIXe siècle
À partir de la décennie 1870, on voit circuler au Chili de grands feuillets de mauvais papier qui diffusent les textes des poetas populares, poètes improvisateurs, souvent illettrés, issus des couches défavorisées de la société santiaguina1. Vendues cinq centavos dans les rues, les gares, les marchés, ces feuilles constituent un témoignage rare de la culture populaire de la fin du XIXe siècle. Les verseros qui vendaient ces feuilles installaient généralement une corde entre poteaux ou arbres et y pendaient leurs feuilles et libelles. La pratique est ancienne et attestée à l’époque moderne en Europe, et donne son nom au genre, la « littérature de cordel ». Moins étudiée que son équivalent brésilien, moins connue que l’œuvre de José Guadalupe Posada, graveur mexicain dont les calaveras (« crânes ») ornent jusqu’à nos t‑shirts, la littérature de cordel chilienne bénéficie ces dernières années d’un regain d’intérêt qui devrait à terme lui assurer un statut de patrimoine iconographique national.
Cette production reçut le nom de « Lira popular » en 1899 de Juan Bautista Peralta (1875 – 1933), un des plus influents poètes populaires, en référence à la Lira chilena, revue de poésie savante. Bien qu’elle ait été le fait de très nombreux poètes populaires imprimant chacun pour son compte et à une périodicité irrégulière leurs feuillets, elle garda tout au long de la période 1870 – 1930 une forme à peu près constante. Il s’agit de grandes feuilles d’une taille moyenne de 54 sur 38 centimètres et jusqu’à 75 sur 55 centimètres. On y trouve de quatre à huit pièces poétiques qui emploient en général la forme de la décima espinela, du nom du poète espagnol de la seconde moitié du xvie siècle Vicente Espinel, qui fixa sa forme définitive. La structure traditionnelle de ces poèmes est la suivante : ils commencent par une cuarteta (strophe de quatre vers), puis se poursuivent avec quatre pies (strophes de dix vers) dont le dernier vers correspond à un de ceux de la cuarteta, dans l’ordre. Cet artifice, outre sa visée esthétique, joue le rôle de béquille mnémotechnique pour les cantores qui la chanteront ou la réciteront par la suite. Comme on le verra plus loin, l’oral affleure à tout moment dans ces publications. Enfin, la pièce se clôt sur un cinquième pie qui contient la despedida, conclusion de l’ensemble.
Mais ces textes viennent accompagnés de deux éléments presque aussi importants. Un titre, tout d’abord, qui fait le plus souvent référence à une ou deux des pièces présentées, les plus sensationnelles. Parfois, il est secondé par une incitation directe à l’achat («¡Cómprenme niñas bonitas ! », « achetez-moi jolies filles ! », lit-on sur l’un de ces feuillets). À l’aplomb de ce titre les poètes placent une gravure, qui peut être soit le remploi d’estampes destinées à des almanachs ou à tout autre type d’ouvrage, soit une composition originale commandée à un graveur. Celui-ci vendait pour deux ou trois pesos une matrice gravée au canif sur une planche de raulí au poète, qui en illustrait ses vers et la gardait par-devers lui pour la réutiliser à l’occasion. L’illustration est donc directement au service du texte, ou plutôt de sa commercialisation, puisque dans le premier cas elle peut n’avoir aucun rapport avec lui. Le style des compositions originales est, selon les mots du spécialiste et contemporain de cette littérature populaire, le linguiste allemand Rudolf Lenz, « increíblemente tosco » (« incroyablement grossier »). Juxtaposant plusieurs scènes, jouant sur l’alternance rythmée du blanc et du noir, l’illustration atteint souvent une expressivité saisissante, pour laquelle sa naïveté est un atout.
La réutilisation de ce matériau graphique par certaines entreprises est le signe que la population chilienne est en voie de se réapproprier une production longtemps méprisée. Et dans ce renouveau, les institutions qui la conservent, au premier rang desquelles se trouve la Bibliothèque nationale, jouent un rôle décisif.
La diffusion de ces feuillets est assurée par les suplementeros ou verseros, vendeurs ambulants, parfois très jeunes. Le poète Juan Bautista Peralta avait ainsi commencé à gagner sa vie dès son enfance. Rudolf Lenz décrit leur manière de crier la marchandise : un exorde accrocheur (« Vamos comprando, vamos pagando, vamos leyendo, vamos vendiendo)1 suivi de l’annonce du titre sur un ton monocorde et parachevé par un cri aigu : «¡los versos ! ¡los versos ! ». Le mercado central, marché le plus animé de Santiago, et la estación Alameda, porte d’entrée de tous les voyageurs venus du sud du pays, étaient les hauts lieux de vente, mais le chemin de fer naissant portait parfois jusqu’aux frontières du pays cette production essentiellement santiaguina. Il est difficile d’évaluer le rayonnement qu’elle put avoir : José Hipólito Cordero, que connaissait bien Rudolf Lenz, lui avait assuré que le tirage moyen était de trois-mille exemplaires et que les poètes pouvaient produire un feuillet toutes les deux semaines, mais Lenz juge exagérée cette affirmation. En outre, la périodicité était aléatoire : les poètes produisaient au gré de leur inspiration et de l’actualité, qui leur fournissait la matière de leurs pièces.
Les thèmes abordés par les poetas populares sont majoritairement de quatre types. Indéniablement, le plus représenté est celui de l’actualité, et plus précisément, le fait divers sanglant, ce que les poètes nomment eux-mêmes la « tragedia ». Meurtres, accidents, combats alimentaient plus que tout autre sujet leur imaginaire et représentaient un fort argument de vente. Lenz ne raconte-t-il pas avoir entendu un suplementero vanter ainsi sa marchandise : « Con la explosión de la fábrica de cartuchos, los versos, ¡los versos con muertos y heridos ! »2 ? La comparaison de ces récits avec la presse en vue, telle que El Mercurio, outre suggérer une datation, puisqu’aucun de ces feuillets ne portait de date, permet de confronter deux points de vue, celui de la bourgeoisie de la capitale et celui du petit peuple (Tapia, 2008).
De cela nous pouvons donner un exemple frappant : la faveur dont jouissent dans le cœur des petites gens plusieurs bandits aux crimes parfois abominables. Condamnés à mort (la Lira popular recèle plusieurs récits d’exécutions), leur image subit un retournement dans la mémoire collective qui en fait des martyrs. Ce revirement se fonde sur diverses causes, réelles ou supposées : soit qu’ils se soient rachetés en prison, soit que leurs actes aient été considérés comme dictés par la justice, soit enfin que leur misérable condition et leur manque d’éducation les aient conduits à agir de la sorte. Émile Dubois, Français émigré au Chili, fut exécuté à Valparaíso en 1907 pour avoir assassiné quatre commerçants étrangers ; aussitôt la mémoire collective s’empara de son histoire et en fit un Robin des Bois chilien. Il acquit même le statut d’animita (« petite âme », terme qui désigne l’esprit d’un défunt ayant connu une mort violente et qui de ce fait est doté de la capacité de faire des miracles à l’égal des saints). Le feuillet qui narre l’exécution d’Émile Dubois est loin d’être le seul à éclairer de façon singulière l’interprétation des faits de ces couches défavorisées de la population. D’autant que les poetas populares ne rechignaient pas à commenter également l’actualité internationale…
Le second thème préféré des auteurs est le fantastique. On fait état de l’apparition d’un serpent géant dans le Cerro Santa Lucía, de la naissance d’un enfant à trois têtes au Romeral. Enfin, l’amour et la religion occupent une place non négligeable dans le panel thématique des poetas populares.
La Lira popular est également un champ d’observation privilégié de l’imbrication entre culture populaire et culture savante. Dans l’étude qui fait référence depuis (trop?) longtemps, Rudolf Lenz souligne par exemple la différence entre le registre des cuartetas, dont le texte est souvent tiré de refrains traditionnels, et celui des décimas, qui aspire au statut de poésie savante. Lenz affirme que la production des poetas populares n’est pas de la poésie populaire, mais de la « poésie savante dégénérée ». Il note avec un certain dédain que la connaissance qu’ils ont de l’histoire de Charlemagne leur vient d’une traduction en espagnol de l’ouvrage de Gaston Paris, Histoire poétique de Charlemagne, très répandue au Chili. Le matériau de base des poetas populares est donc composite et comporte effectivement des connaissances savantes qui ne sont pas toujours bien comprises et visent à impressionner l’auditoire — Lenz, en bon romaniste, ne peut s’empêcher de comparer ces entreprises au trobar ric des troubadours qui forçait l’admiration par l’emploi de tournures recherchées et absconses. Il est évident, lorsque l’on étudie ces textes, que ce phénomène provient d’une profonde aspiration des poetas populares à prendre leur place dans la culture savante et reconnue de leur temps.
Le mépris que manifestait Lenz doit aujourd’hui être revu : il a été à plusieurs reprises prouvé que la mémoire populaire chilienne conservait la trace de romances espagnols du vxviie siècle. Et, s’il nous faut rester dans la comparaison avec la littérature des troubadours, ne devons-nous pas nous émerveiller de cette étonnante rémanence du sirventès, controverse dialoguée entre deux personnages opposés par l’âge, la situation sociale ou la profession, dans le contrapunto que pratiquent encore au début du xxe siècle les poetas populares ?
Enfin, ces textes sont également dignes d’attention pour leur intérêt linguistique. Les poetas populares étaient pour beaucoup d’entre eux illettrés, voire, comme Juan Bautista Peralta ou José Hipólito Cordero, aveugles. Leur poésie était donc toute phonétique, ce qui les amenait à faire rimer « debido » avec « desafío », le « d » intervocalique tombant quasiment toujours dans la langue parlée. Mis à part ces rimes et la mise en scène du discours du huaso, personnage typique d’éleveur dont on imite les manières campagnardes dans les poèmes, la prégnance de l’oral reste difficile à percevoir. En effet, la plupart du temps, le cajista (typographe) rétablissait une orthographe normalisée. Parfois, cependant, apparaissent des textes où la phonétique dicte les graphies. Pour le linguiste, c’est bien évidemment une source précieuse sur l’évolution des parlers.
On peut d’ailleurs souligner le fait que cette notation phonétique, marginale, s’est prolongée jusqu’à nos jours : une récente édition des cuecas (genre musical et danse traditionnels du Chili) de Roberto Parra remplaçait ainsi la plupart des « s », presque muets en espagnol chilien, ou transformés en une légère expiration, en « h ».
Dès les premières décennies du xxe siècle, il semble que la production de poésie populaire sur feuilles volantes commence à décliner. Sa disparition autour de 1930 correspond plus ou moins à la mort de Juan Bautista Peralta (1933). Rudolf Lenz, lourdement conditionné par sa formation de linguiste romaniste, concluait déjà en 1894 à la mort de cette littérature « par manque de vérité intérieure », expression déjà largement employée pour évoquer le déclin de la lyrique occitane au xiiie siècle. Il ne nous appartient pas de déterminer les causes de ce phénomène, bien que la popularisation de la presse illustrée n’ait pu que nuire à la Lira popular. On soulignera néanmoins que seul le média s’est éteint ; la production de poésie orale se maintient aujourd’hui sous d’autres formes et l’art des poetas populares reste bien vivant.
- « Allons, achetons, payons, lisons, vendons ! »
- « L’explosion de l’usine de cartouches, les vers, les vers avec morts et blessés ! »