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La Lira popular. Expression de la culture populaire chilienne à la fin du XIXe siècle

Numéro 07/8 Juillet-Août 2011 - Art et culture par Bertrand Caron

juillet 2011

À par­tir de la décen­nie 1870, on voit cir­cu­ler au Chi­li de grands feuillets de mau­vais papier qui dif­fusent les textes des poe­tas popu­lares, poètes impro­vi­sa­teurs, sou­vent illet­trés, issus des couches défa­vo­ri­sées de la socié­té santiaguina1. Ven­dues cinq cen­ta­vos dans les rues, les gares, les mar­chés, ces feuilles consti­tuent un témoi­gnage rare de la culture popu­laire de la fin du XIXe siècle. Les ver­se­ros qui ven­daient ces feuilles ins­tal­laient géné­ra­le­ment une corde entre poteaux ou arbres et y pen­daient leurs feuilles et libelles. La pra­tique est ancienne et attes­tée à l’é­poque moderne en Europe, et donne son nom au genre, la « lit­té­ra­ture de cor­del ». Moins étu­diée que son équi­valent bré­si­lien, moins connue que l’œuvre de José Gua­da­lupe Posa­da, gra­veur mexi­cain dont les cala­ve­ras (« crânes ») ornent jus­qu’à nos t‑shirts, la lit­té­ra­ture de cor­del chi­lienne béné­fi­cie ces der­nières années d’un regain d’in­té­rêt qui devrait à terme lui assu­rer un sta­tut de patri­moine ico­no­gra­phique national.

Cette pro­duc­tion reçut le nom de « Lira popu­lar » en 1899 de Juan Bau­tis­ta Per­al­ta (1875 – 1933), un des plus influents poètes popu­laires, en réfé­rence à la Lira chi­le­na, revue de poé­sie savante. Bien qu’elle ait été le fait de très nom­breux poètes popu­laires impri­mant cha­cun pour son compte et à une pério­di­ci­té irré­gu­lière leurs feuillets, elle gar­da tout au long de la période 1870 – 1930 une forme à peu près constante. Il s’agit de grandes feuilles d’une taille moyenne de 54 sur 38 cen­ti­mètres et jusqu’à 75 sur 55 cen­ti­mètres. On y trouve de quatre à huit pièces poé­tiques qui emploient en géné­ral la forme de la déci­ma espi­ne­la, du nom du poète espa­gnol de la seconde moi­tié du xvie siècle Vicente Espi­nel, qui fixa sa forme défi­ni­tive. La struc­ture tra­di­tion­nelle de ces poèmes est la sui­vante : ils com­mencent par une cuar­te­ta (strophe de quatre vers), puis se pour­suivent avec quatre pies (strophes de dix vers) dont le der­nier vers cor­res­pond à un de ceux de la cuar­te­ta, dans l’ordre. Cet arti­fice, outre sa visée esthé­tique, joue le rôle de béquille mné­mo­tech­nique pour les can­tores qui la chan­te­ront ou la réci­te­ront par la suite. Comme on le ver­ra plus loin, l’oral affleure à tout moment dans ces publi­ca­tions. Enfin, la pièce se clôt sur un cin­quième pie qui contient la des­pe­di­da, conclu­sion de l’ensemble.

Mais ces textes viennent accom­pa­gnés de deux élé­ments presque aus­si impor­tants. Un titre, tout d’abord, qui fait le plus sou­vent réfé­rence à une ou deux des pièces pré­sen­tées, les plus sen­sa­tion­nelles. Par­fois, il est secon­dé par une inci­ta­tion directe à l’achat («¡Cóm­prenme niñas boni­tas ! », « ache­tez-moi jolies filles ! », lit-on sur l’un de ces feuillets). À l’aplomb de ce titre les poètes placent une gra­vure, qui peut être soit le rem­ploi d’estampes des­ti­nées à des alma­nachs ou à tout autre type d’ouvrage, soit une com­po­si­tion ori­gi­nale com­man­dée à un gra­veur. Celui-ci ven­dait pour deux ou trois pesos une matrice gra­vée au canif sur une planche de raulí au poète, qui en illus­trait ses vers et la gar­dait par-devers lui pour la réuti­li­ser à l’occasion. L’illustration est donc direc­te­ment au ser­vice du texte, ou plu­tôt de sa com­mer­cia­li­sa­tion, puisque dans le pre­mier cas elle peut n’avoir aucun rap­port avec lui. Le style des com­po­si­tions ori­gi­nales est, selon les mots du spé­cia­liste et contem­po­rain de cette lit­té­ra­ture popu­laire, le lin­guiste alle­mand Rudolf Lenz, « increí­ble­mente tos­co » (« incroya­ble­ment gros­sier »). Jux­ta­po­sant plu­sieurs scènes, jouant sur l’alternance ryth­mée du blanc et du noir, l’illustration atteint sou­vent une expres­si­vi­té sai­sis­sante, pour laquelle sa naï­ve­té est un atout.

La réuti­li­sa­tion de ce maté­riau gra­phique par cer­taines entre­prises est le signe que la popu­la­tion chi­lienne est en voie de se réap­pro­prier une pro­duc­tion long­temps mépri­sée. Et dans ce renou­veau, les ins­ti­tu­tions qui la conservent, au pre­mier rang des­quelles se trouve la Biblio­thèque natio­nale, jouent un rôle décisif.

La dif­fu­sion de ces feuillets est assu­rée par les suple­men­te­ros ou ver­se­ros, ven­deurs ambu­lants, par­fois très jeunes. Le poète Juan Bau­tis­ta Per­al­ta avait ain­si com­men­cé à gagner sa vie dès son enfance. Rudolf Lenz décrit leur manière de crier la mar­chan­dise : un exorde accro­cheur (« Vamos com­pran­do, vamos pagan­do, vamos leyen­do, vamos ven­dien­do)1 sui­vi de l’annonce du titre sur un ton mono­corde et par­ache­vé par un cri aigu : «¡los ver­sos ! ¡los ver­sos ! ». Le mer­ca­do cen­tral, mar­ché le plus ani­mé de San­tia­go, et la esta­ción Ala­me­da, porte d’entrée de tous les voya­geurs venus du sud du pays, étaient les hauts lieux de vente, mais le che­min de fer nais­sant por­tait par­fois jusqu’aux fron­tières du pays cette pro­duc­tion essen­tiel­le­ment san­tia­gui­na. Il est dif­fi­cile d’évaluer le rayon­ne­ment qu’elle put avoir : José Hipó­li­to Cor­de­ro, que connais­sait bien Rudolf Lenz, lui avait assu­ré que le tirage moyen était de trois-mille exem­plaires et que les poètes pou­vaient pro­duire un feuillet toutes les deux semaines, mais Lenz juge exa­gé­rée cette affir­ma­tion. En outre, la pério­di­ci­té était aléa­toire : les poètes pro­dui­saient au gré de leur ins­pi­ra­tion et de l’actualité, qui leur four­nis­sait la matière de leurs pièces.

Les thèmes abor­dés par les poe­tas popu­lares sont majo­ri­tai­re­ment de quatre types. Indé­nia­ble­ment, le plus repré­sen­té est celui de l’actualité, et plus pré­ci­sé­ment, le fait divers san­glant, ce que les poètes nomment eux-mêmes la « tra­ge­dia ». Meurtres, acci­dents, com­bats ali­men­taient plus que tout autre sujet leur ima­gi­naire et repré­sen­taient un fort argu­ment de vente. Lenz ne raconte-t-il pas avoir enten­du un suple­men­te­ro van­ter ain­si sa mar­chan­dise : « Con la explo­sión de la fábri­ca de car­tu­chos, los ver­sos, ¡los ver­sos con muer­tos y heri­dos ! »2 ? La com­pa­rai­son de ces récits avec la presse en vue, telle que El Mer­cu­rio, outre sug­gé­rer une data­tion, puisqu’aucun de ces feuillets ne por­tait de date, per­met de confron­ter deux points de vue, celui de la bour­geoi­sie de la capi­tale et celui du petit peuple (Tapia, 2008).

De cela nous pou­vons don­ner un exemple frap­pant : la faveur dont jouissent dans le cœur des petites gens plu­sieurs ban­dits aux crimes par­fois abo­mi­nables. Condam­nés à mort (la Lira popu­lar recèle plu­sieurs récits d’exécutions), leur image subit un retour­ne­ment dans la mémoire col­lec­tive qui en fait des mar­tyrs. Ce revi­re­ment se fonde sur diverses causes, réelles ou sup­po­sées : soit qu’ils se soient rache­tés en pri­son, soit que leurs actes aient été consi­dé­rés comme dic­tés par la jus­tice, soit enfin que leur misé­rable condi­tion et leur manque d’éducation les aient conduits à agir de la sorte. Émile Dubois, Fran­çais émi­gré au Chi­li, fut exé­cu­té à Val­pa­raí­so en 1907 pour avoir assas­si­né quatre com­mer­çants étran­gers ; aus­si­tôt la mémoire col­lec­tive s’empara de son his­toire et en fit un Robin des Bois chi­lien. Il acquit même le sta­tut d’ani­mi­ta (« petite âme », terme qui désigne l’esprit d’un défunt ayant connu une mort vio­lente et qui de ce fait est doté de la capa­ci­té de faire des miracles à l’égal des saints). Le feuillet qui narre l’exécution d’Émile Dubois est loin d’être le seul à éclai­rer de façon sin­gu­lière l’interprétation des faits de ces couches défa­vo­ri­sées de la popu­la­tion. D’autant que les poe­tas popu­lares ne rechi­gnaient pas à com­men­ter éga­le­ment l’actualité internationale…

Le second thème pré­fé­ré des auteurs est le fan­tas­tique. On fait état de l’apparition d’un ser­pent géant dans le Cer­ro San­ta Lucía, de la nais­sance d’un enfant à trois têtes au Rome­ral. Enfin, l’amour et la reli­gion occupent une place non négli­geable dans le panel thé­ma­tique des poe­tas popu­lares.

La Lira popu­lar est éga­le­ment un champ d’observation pri­vi­lé­gié de l’imbrication entre culture popu­laire et culture savante. Dans l’étude qui fait réfé­rence depuis (trop?) long­temps, Rudolf Lenz sou­ligne par exemple la dif­fé­rence entre le registre des cuar­te­tas, dont le texte est sou­vent tiré de refrains tra­di­tion­nels, et celui des déci­mas, qui aspire au sta­tut de poé­sie savante. Lenz affirme que la pro­duc­tion des poe­tas popu­lares n’est pas de la poé­sie popu­laire, mais de la « poé­sie savante dégé­né­rée ». Il note avec un cer­tain dédain que la connais­sance qu’ils ont de l’histoire de Char­le­magne leur vient d’une tra­duc­tion en espa­gnol de l’ouvrage de Gas­ton Paris, His­toire poé­tique de Char­le­magne, très répan­due au Chi­li. Le maté­riau de base des poe­tas popu­lares est donc com­po­site et com­porte effec­ti­ve­ment des connais­sances savantes qui ne sont pas tou­jours bien com­prises et visent à impres­sion­ner l’auditoire — Lenz, en bon roma­niste, ne peut s’empêcher de com­pa­rer ces entre­prises au tro­bar ric des trou­ba­dours qui for­çait l’admiration par l’emploi de tour­nures recher­chées et abs­conses. Il est évident, lorsque l’on étu­die ces textes, que ce phé­no­mène pro­vient d’une pro­fonde aspi­ra­tion des poe­tas popu­lares à prendre leur place dans la culture savante et recon­nue de leur temps.

Le mépris que mani­fes­tait Lenz doit aujourd’hui être revu : il a été à plu­sieurs reprises prou­vé que la mémoire popu­laire chi­lienne conser­vait la trace de romances espa­gnols du vxviie siècle. Et, s’il nous faut res­ter dans la com­pa­rai­son avec la lit­té­ra­ture des trou­ba­dours, ne devons-nous pas nous émer­veiller de cette éton­nante réma­nence du sir­ven­tès, contro­verse dia­lo­guée entre deux per­son­nages oppo­sés par l’âge, la situa­tion sociale ou la pro­fes­sion, dans le contra­pun­to que pra­tiquent encore au début du xxe siècle les poe­tas popu­lares ?

Enfin, ces textes sont éga­le­ment dignes d’attention pour leur inté­rêt lin­guis­tique. Les poe­tas popu­lares étaient pour beau­coup d’entre eux illet­trés, voire, comme Juan Bau­tis­ta Per­al­ta ou José Hipó­li­to Cor­de­ro, aveugles. Leur poé­sie était donc toute pho­né­tique, ce qui les ame­nait à faire rimer « debi­do » avec « desafío », le « d » inter­vo­ca­lique tom­bant qua­si­ment tou­jours dans la langue par­lée. Mis à part ces rimes et la mise en scène du dis­cours du hua­so, per­son­nage typique d’éleveur dont on imite les manières cam­pa­gnardes dans les poèmes, la pré­gnance de l’oral reste dif­fi­cile à per­ce­voir. En effet, la plu­part du temps, le cajis­ta (typo­graphe) réta­blis­sait une ortho­graphe nor­ma­li­sée. Par­fois, cepen­dant, appa­raissent des textes où la pho­né­tique dicte les gra­phies. Pour le lin­guiste, c’est bien évi­dem­ment une source pré­cieuse sur l’évolution des parlers.

On peut d’ailleurs sou­li­gner le fait que cette nota­tion pho­né­tique, mar­gi­nale, s’est pro­lon­gée jusqu’à nos jours : une récente édi­tion des cue­cas (genre musi­cal et danse tra­di­tion­nels du Chi­li) de Rober­to Par­ra rem­pla­çait ain­si la plu­part des « s », presque muets en espa­gnol chi­lien, ou trans­for­més en une légère expi­ra­tion, en « h ».

Dès les pre­mières décen­nies du xxe siècle, il semble que la pro­duc­tion de poé­sie popu­laire sur feuilles volantes com­mence à décli­ner. Sa dis­pa­ri­tion autour de 1930 cor­res­pond plus ou moins à la mort de Juan Bau­tis­ta Per­al­ta (1933). Rudolf Lenz, lour­de­ment condi­tion­né par sa for­ma­tion de lin­guiste roma­niste, concluait déjà en 1894 à la mort de cette lit­té­ra­ture « par manque de véri­té inté­rieure », expres­sion déjà lar­ge­ment employée pour évo­quer le déclin de la lyrique occi­tane au xiiie siècle. Il ne nous appar­tient pas de déter­mi­ner les causes de ce phé­no­mène, bien que la popu­la­ri­sa­tion de la presse illus­trée n’ait pu que nuire à la Lira popu­lar. On sou­li­gne­ra néan­moins que seul le média s’est éteint ; la pro­duc­tion de poé­sie orale se main­tient aujourd’hui sous d’autres formes et l’art des poe­tas popu­lares reste bien vivant.

  1. « Allons, ache­tons, payons, lisons, vendons ! »
  2. « L’explosion de l’usine de car­touches, les vers, les vers avec morts et blessés ! »

Bertrand Caron


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