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La Libye met mal à l’aise la gauche latino-américaine

Numéro 4 Avril 2011 par Bernard Perrin

avril 2011

Cet article a été publié ini­tia­le­ment dans le quo­ti­dien suisse Le Cour­rier (www.lecourrier.ch). Les enne­mis de mes enne­mis doivent-ils néces­sai­re­ment être mes amis ? On aurait pu espé­rer que les gou­ver­ne­ments lati­­no-amé­­ri­­cains de gauche répondent à cette ques­tion par la néga­tive. Au lieu de cela, les lea­deurs cubains, véné­zué­liens, boli­viens, nica­ra­guayens et équa­to­riens ont pré­fé­ré, cha­cun à leur manière, […]

Cet article a été publié ini­tia­le­ment dans le quo­ti­dien suisse Le Cour­rier (www.lecourrier.ch).

Les enne­mis de mes enne­mis doivent-ils néces­sai­re­ment être mes amis ? On aurait pu espé­rer que les gou­ver­ne­ments lati­no-amé­ri­cains de gauche répondent à cette ques­tion par la néga­tive. Au lieu de cela, les lea­deurs cubains, véné­zué­liens, boli­viens, nica­ra­guayens et équa­to­riens ont pré­fé­ré, cha­cun à leur manière, appor­ter leur sou­tien au colo­nel « cama­rade » Kadha­fi alors que celui-ci fai­sait tirer sur sa propre popu­la­tion. Le malaise est donc pal­pable dans cer­tains milieux de gauche face à l’absurdité de l’alignement de Chá­vez et consorts1. Plu­sieurs jour­na­listes ou poli­to­logues, spé­cia­listes locaux des pro­ces­sus en place dans ces dif­fé­rents pays s’expriment depuis quelque temps pour dénon­cer les fai­blesses de cer­taines réformes sociales, les alliances locales contre nature et même les dérives auto­ri­taires à l’œuvre dans ces dif­fé­rents pays. L’intérêt d’écouter ces fins obser­va­teurs dont trois d’entre eux témoignent dans l’article de Ber­nard Per­rin est qu’ils ne tombent jamais dans les tra­vers de la droite réac­tion­naire lati­no-amé­ri­caine. Ils ont tous salué à un moment don­né les chan­ge­ments sociaux enga­gés dans tous ces pays, mais ils refusent l’aveuglement qui conduit à pas­ser sous silence les sor­ties indé­centes de tel ou tel chef d’État qui sym­bo­lisent le manque de matu­ri­té d’une par­tie de la diplo­ma­tie de gauche lati­no-amé­ri­caine (Fran­çois Reman, 6 mars 2010).

Stu­pé­fiant et inquié­tant paral­lé­lisme. Alors que de nom­breuses chan­cel­le­ries euro­péennes sont inquiètes à l’idée de voir le colo­nel Kadha­fi, qui était il y a peu encore un « ami intime » (Sil­vio Ber­lus­co­ni) ou tout du moins un par­te­naire éco­no­mique vital (90% du pétrole libyen pre­nait le che­min de l’Europe), tom­ber sous la pres­sion de son peuple, une autre peur s’empare des gou­ver­ne­ments de gauche « pro­gres­sistes » d’Amérique du Sud : celle d’assister à la chute d’un… cama­rade révo­lu­tion­naire. Le pre­mier cas de figure n’a au fond rien de très sur­pre­nant. L’Europe capi­ta­liste pré­fère un par­te­naire fiable, même s’il fut long­temps en tête de liste des ter­ro­ristes les plus infré­quen­tables de la pla­nète, même s’il fait aujourd’hui tirer sur son propre peuple. Le cynisme de la realpolitik.

Faiblesse idéologique

Le second cas de figure, lui, est plus intri­gant. Que du Vene­zue­la à la Boli­vie en pas­sant par Cuba, l’Équateur et le Nica­ra­gua, cer­tains pleurent la chute du « guide spi­ri­tuel de la révo­lu­tion », mal­gré le mas­sacre du peuple libyen dont il se rend cou­pable, démontre une triste lec­ture de l’histoire en cours et un aveu­gle­ment dont la gauche a déjà été trop sou­vent cou­tu­mière au cours du siècle passé.

Der­rière la façade dis­cur­sive du « socia­lisme du XXIe siècle », se des­sine mal­heu­reu­se­ment une autre réa­li­té : l’absence d’une réelle bous­sole idéo­lo­gique, de Cara­cas à La Paz. Com­ment le dic­ta­teur san­gui­naire libyen peut-il être un « frère révo­lu­tion­naire » ? Son oppo­si­tion à l’impérialisme amé­ri­cain jus­ti­fie-t-elle donc toutes ses exac­tions ? Com­ment se trom­per ain­si de révolution ?

Pour l’Argentin Pablo Ste­fa­no­ni, direc­teur de l’édition boli­vienne du Monde diplo­ma­tique, et auteur avec le poli­to­logue fran­çais Her­vé do Alto de Nous serons des mil­lions, Evo Morales et la gauche au pou­voir en Boli­vie, la réponse est simple : « Le socia­lisme sud-amé­ri­cain a été pris par sur­prise par les évè­ne­ments, et s’est retrou­vé sans res­sources poli­tiques ni idéo­lo­giques pour déchif­frer les clés de ce qui se passe dans le monde arabe. »

En Amé­rique latine, au Vene­zue­la, à Cuba, en Équa­teur, en Boli­vie ou au Nica­ra­gua, Kadha­fi est encore et tou­jours consi­dé­ré comme un « com­bat­tant révo­lu­tion­naire », mal­gré sa volte-face his­to­rique et son idylle nouée avec l’Occident, de Washing­ton à Rome en pas­sant par Londres et Paris. Hugo Chá­vez ne l’a pas caché : pour com­prendre la révo­lu­tion en cours dans les pays arabes, il avait per­son­nel­le­ment appe­lé il y a quelques semaines… Tri­po­li ! Quant au ministre des Affaires étran­gères boli­vien, David Cho­que­huan­ca, il avoue sa fas­ci­na­tion pour le Livre vert du lea­deur libyen, comme de nom­breux autres diri­geants latino-américains.

« Soutenir les peuples »

Plus concrè­te­ment, le pré­sident nica­ra­guayen Daniel Orte­ga a ouver­te­ment appor­té son sou­tien au régime san­gui­naire, esti­mant qu’il était vic­time d’un « lyn­chage média­tique afin de faire main basse sur ses richesses pétro­lières ». Une infor­ma­tion, par­mi d’autres, lar­ge­ment dif­fu­sée par Tele­sur, la chaine d’information conti­nen­tale basée à Cara­cas. Le jour­nal cubain Gran­ma, lui, a titré « Kadha­fi dénonce un com­plot étran­ger contre la Libye ». Aucune allu­sion à la san­glante répres­sion. En Boli­vie, Evo Morales s’est mon­tré un peu plus pru­dent, appe­lant le colo­nel Kadha­fi et le peuple libyen « à une réso­lu­tion paci­fique de la crise ».

Heu­reu­se­ment, les gou­ver­ne­ments n’ont pas le mono­pole du socia­lisme lati­no-amé­ri­cain. Au Vene­zue­la, le groupe Marea socia­lis­ta (Marée socia­liste, mou­vance du Par­ti socia­liste d’Hugo Chá­vez) appelle à la vic­toire du peuple libyen. Et dénonce « l’horreur dont sont capables les dic­ta­teurs, sou­mis ou non à l’impérialisme ». Les mili­tants véné­zué­liens estiment que les évè­ne­ments démontrent qu’il s’agit « d’un sou­lè­ve­ment popu­laire qui fait par­tie du trem­ble­ment de terre démo­cra­tique qui secoue le monde arabe, de la lutte pour la liber­té et la démo­cra­tie ». Une lutte « qui ouvre la porte à la révo­lu­tion mon­diale contre le capi­ta­lisme et ses régimes d’oppression et de misère ».

« La gauche, estime Pablo Ste­fa­no­ni, doit sou­te­nir les peuples, les luttes démo­cra­tiques et les aspi­ra­tions à la liber­té, et ne pas s’acoquiner avec des dic­ta­teurs pathé­tiques et cor­rom­pus sur la base de consi­dé­ra­tions pure­ment géos­tra­té­giques. » Her­vé do Alto abonde dans le même sens : « Aujourd’hui, le dan­ger pour la gauche lati­no-amé­ri­caine est de pla­quer sa propre réa­li­té — la lutte quo­ti­dienne contre l’impérialisme — sur celle d’autres conti­nents. Par exemple, on peut voir dans l’instabilité poli­tique en Libye un risque de démem­bre­ment simi­laire à celui que font pla­ner les oppo­si­tions de San­ta Cruz en Boli­vie. Or, confondre la lutte anti-impé­ria­liste et la lutte à mort des élites liées aux dic­ta­tures serait un recul majeur. »

Plus fon­da­men­ta­le­ment, « tant que la gauche dépré­cie la ques­tion du res­pect des droits de l’homme, consi­dère que la real­po­li­tik jus­ti­fie tout, et qu’elle confond l’anti-impérialisme avec les inté­rêts bureau­cra­tiques, il n’y a rien à attendre d’elle », tranche-t-il.

Mais si l’Europe capi­ta­liste peut se per­mettre de mener des rela­tions avec des par­te­naires dou­teux, pour­quoi les pays d’Amérique latine devraient renon­cer, eux, à cette real­po­li­tik ? « Tout d’abord, répond Her­vé do Alto, toutes les dic­ta­tures ne mas­sacrent pas leur peuple comme le fait actuel­le­ment le régime de Kadha­fi. C’est donc un cri­tère déter­mi­nant, si l’on consi­dère que ces gou­ver­ne­ments ont jus­te­ment l’ambition de déve­lop­per une “diplo­ma­tie des peuples”.»

« Ensuite, ajoute le poli­to­logue, c’est une chose d’entretenir des rela­tions com­mer­ciales avec des régimes auto­ri­taires, mais c’en est une autre de déve­lop­per une soli­da­ri­té poli­tique à leur égard en confon­dant leur anti-impé­ria­lisme (qui n’est d’ailleurs en réa­li­té sou­vent qu’une oppo­si­tion aux États-Unis) avec leur carac­tère progressiste. »

Partenaire, mais pas « camarade »

Dès lors, oui, la Boli­vie garde abso­lu­ment le droit de com­mer­cer avec la Répu­blique isla­mique d’Iran. « Mais per­sonne n’oblige Evo Morales à lever le bras d’Ahmadinejad en l’appelant “cama­rade”. Il faut savoir que ce régime mène une répres­sion à l’encontre des mou­ve­ments sociaux que même la Boli­vie des gou­ver­ne­ments de droite a été très loin d’égaler », tem­père Her­vé do Alto.

S’aligner sur un Ahma­di­ne­jad ou un Kadha­fi au pré­texte qu’il est un par­te­naire stra­té­gique revien­drait donc à renon­cer au « nou­vel ordre mon­dial » pro­gres­siste, socia­liste pro­cla­mé. Et renon­cer à toute action diri­gée vers un chan­ge­ment social, notam­ment dans le champ des rela­tions internationales.

Mais si les luttes en cours sont loin d’être pro-occi­den­tales, elles ne sont pas non plus fon­da­men­ta­le­ment socia­listes. Com­ment la gauche lati­no devrait-elle se situer dès lors ? « Karl Marx, qui ne per­dait pas une occa­sion de cri­ti­quer la démo­cra­tie bour­geoise, consi­dé­rait que cette démo­cra­tie for­melle était un pre­mier pas abso­lu­ment néces­saire », répond Her­vé do Alto. En d’autres termes, dans l’immédiat, le vent démo­cra­tique ouvre à nou­veau (et enfin) la porte aux mou­ve­ments socia­listes arabes, qua­rante ans après leur déroute.

La conclu­sion, elle, tombe de la plume de l’écrivain et mili­tant uru­guayen Raúl Zibe­chi : « Il faut regar­der l’horreur en face. Par­fois la gauche n’a pas vou­lu voir, pas vou­lu entendre, ni com­prendre les dou­leurs des gens d’en bas, sacri­fiés sur l’autel de la révo­lu­tion. Nous ne pour­rons pas dire que nous ne savions pas cette fois-ci. » Dénon­cer de manière tota­le­ment jus­ti­fiée les menaces d’intervention en Libye par l’entremise de l’Otan ou des États-Unis et les ten­ta­tives d’ingérence occi­den­tales ne doit d’aucune manière éclip­ser ce vrai débat.

  1. Le par­ti trots­kyste belge LCR-La Gauche a même publié sur son site Inter­net un article inti­tu­lé « L’Amérique latine et la révo­lu­tion arabe : faillite du cha­visme ? » qui condamne le sou­tien du pré­sident véné­zué­lien et l’accuse par son atti­tude irres­pon­sable « d’offrir des muni­tions à ses propres adver­saires et détrac­teurs…» www.lcr-lagauche.be/cm/index.php?view=article&id=1981:lamerique-latine-et-la-revolution-arabe-faillite-du-chavisme&option=com_content&Itemid=53.

Bernard Perrin


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