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La Libye des pacifistes ou comment se bercer de maux

Numéro 4 Avril 2011 par Pierre Vanrie

avril 2011

Le 20 mars, à l’appel du Forum social mondial, la CNAPD et Vrede organisaient à Bruxelles une manifestation de « solidarité avec les peuples d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient ». L’échec rencontré par les coordinations pacifistes belges francophone et flamande fut aggravé par une polémique créée par l’ambigüité de leurs organisateurs autour du soulèvement libyen.

Au printemps 2003, lors de leurs manifestations d’opposition à l’invasion illégale et illégitime de l’Irak par une coalition américano-britannique, la CNAPD et Vrede avaient refusé d’affirmer explicitement leur opposition explicite au régime baasiste dirigé par Saddam Hussein. Huit ans plus tard, les pacifistes francophones et flamands ont à nouveau cédé à un réflexe « anti-occidental » en ignorant autant les appels de l’opposition libyenne que le principe international du « Responsability to Protect » dont s’inspire la résolution 1973 du Conseil de sécurité de l’onu pour instaurer une zone d’exclusion aérienne en Libye. Ce réflexe pavlovien est d’autant plus pernicieux qu’il se pique de solidarité tout en restant sourd aux contingences sociopolitiques propres à chacun des États arabes et tout en restant sourd aux demandes d’intervention formulées par l’opposition libyenne.

Le quatrième mot d’ordre de la manifestation du 20 mars 2011 était : « Réclamer le respect de la souveraineté des pays et des peuples en question ». Sous prétexte de « protéger » les peuples arabes d’une « guerre pour le pétrole » menée par des Occidentaux rapaces, ce quatrième mot d’ordre revenait concrètement à laisser les mains libres à la Jamahiriya arabe libyenne dans sa campagne de reconquête du territoire insurgé. Les organisateurs de la manifestation ne semblaient pas se rendre compte qu’avec pareil mot d’ordre, ils s’inscrivaient dans une concordance absurde avec une diplomatie américaine tortueuse qui laisse les mains libres à l’Arabie saoudite et à ses alliés du Conseil de coopération du Golfe pour écraser les revendications de liberté et de dignité des citoyens chiites bahranis.

De quelle souveraineté parlaient donc la cnapd et Vrede ? Le 5 mars 2011, au terme de manifestations et de combats courageux qui forcent le respect chez quiconque connait l’idéologie et surtout le palmarès meurtriers de la Jamahiriya libyenne, les insurgés réunis au sein du Conseil national de transition (cnt) avaient proclamé la naissance d’une « République libyenne ». Au nom de cette souveraineté revendiquée et de « nos » valeurs, le cnt lançait un appel à l’aide désespéré et demandait un appui de l’Union européenne dans son combat contre le régime totalitaire de la Jamahiriya. Cela n’avait pourtant pas empêché certains « esprits forts » de s’étonner du degré d’organisation des insurgés et d’y voir, bien évidemment, la preuve d’une ingérence étrangère préparée de longue date. La réalité contredisait pourtant ces analyses « éclairées » et l’effondrement des insurgés libyens, l’impréparation des manifestants improvisés rebelles et les atrocités commises contre leurs civils auraient dû faire honte à ces « intellectuels » et les renvoyer à leurs chères études.

Hélas, en chœur avec certaines diplomaties européennes, la cnapd et Vrede ont catégoriquement refusé que l’UE fournisse le moindre appui militaire, même limité dans le temps, même avec un mandat de l’onu, même motivé par de stricts impératifs humanitaires. Il ne s’agit pas ici que de mots et de beaux slogans. Concrètement, la cnapd et Vrede, qui se targuent de respecter la souveraineté des peuples et des États, ont répondu par un silence méprisant et un refus catégorique aux appels à l’aide des insurgés libyens. Ces derniers ne demandaient pas la lune et, surtout, ils avaient clairement signifié que leurs demandes d’aide n’appelaient pas une intervention étrangère au sol, qui risquait de déboucher sur un scénario irakien post-baasiste.

Hélas toujours, peut-être aveuglés par la bêtise ou le cynisme d’un Hugo Chávez qui s’était imaginé pouvoir servir de médiateur entre son allié « Frère et Guide de la Révolution » et les Libyens insurgés, les responsables de la cnapd, interpelés par des citoyens belges d’origine libyenne, ont répondu être catégoriquement opposés à la demande formulée par le cnt d’une zone d’exclusion aérienne, sous prétexte que, dans le passé, l’instauration de telles zones aurait toujours pavé la voie à une intervention terrestre. Ce qui, en l’occurrence, est faux. L’instauration d’une « no-fly zone » en Bosnie-Herzégovine n’avait pavé le terrain à aucune intervention étrangère, mais à un accroissement du nombre de casques bleus de l’onu déjà présents sur le terrain. En Irak, l’instauration de deux « no-fly zones » en 1991 avait été décidée après que le régime baasiste eût massacré cent-mille de ses citoyens et soldats révoltés contre le régime de Saddam Hussein fragilisé par la défaite lors de la guerre du Koweït. Ces « no-fly zones » avaient précisément pour objectif d’empêcher tout déploiement militaire américain au sol. L’invasion américano-britannique de mars 2003 ne fut déclenchée que douze ans plus tard et en rupture complète avec la stratégie de confinement militaire incarnée par les « no-fly zones ».

Un autre argument avancé par certains, prenant sans doute les opposants libyens pour des demeurés, était qu’une intervention étrangère ne serait motivée que par le pétrole, comme si les Libyens ne le savaient pas. C’est d’ailleurs ce statut de pays exportateur de pétrole et de gaz qui avait fait croire aux opposants libyens que les Européens saisiraient cette opportunité… Enfin, certains déclaraient également que des « frappes aériennes ciblées », demandées par le cnt, tueraient des innocents. Cet argument revenait, involontairement certes, à considérer que les Libyens qui se faisaient massacrer depuis le 15 février n’étaient pas des innocents…

Donc, drapés dans leur bonne conscience, certains Européens « de gauche » et « démocrates » savaient mieux que les insurgés libyens ce qui était bon pour eux et rejetaient les appels à l’aide des représentants provisoires d’un peuple vivant dans le voisinage immédiat de l’Union européenne. Certains opposants à la guerre affirmaient également que ceux qui prônent un recours limité à la force armée auraient eu davantage de légitimité s’ils avaient, en décembre 2008 et janvier 2009, également demandé une opération militaire d’interposition et imposé un cessez-le-feu entre Israël et le Hamas. Cette comparaison était pourtant bancale. Lors de l’opération « Plomb durci », aucun acteur politique palestinien impliqué ne demanda l’intervention armée de la communauté internationale : le Hamas n’était évidemment pas demandeur, tandis que le Fatah « comptait les points » en espérant secrètement que l’armée israélienne écraserait le Hamas et permettrait à l’olp de reprendre le contrôle d’une bande de Gaza qui lui échappe depuis juin 2007.

Contrairement au précédent irakien de mars 2003, la demande d’une intervention étrangère était explicitement formulée par les Libyens eux-mêmes. Pourtant, à gauche, nombreux sont ceux qui ne semblaient pas se rendre compte que l’écrasement de l’insurrection libyenne contient en germes la mort à petit feu du « Printemps des peuples arabes ». Réarmée par la Syrie (elle-même armée par l’Iran) et l’Algérie, la Jamahiriya arabe libyenne aurait pu proclamer que « l’ordre règne à Benghazi ». Pour beaucoup de citoyens des autres États arabes, l’immobilisme des Européens face à la « normalisation » sanglante de la Libye aurait signifié que ces Européens, fussent-ils drapés dans leur bonne conscience de gauche, ne bougeraient pas davantage pour appuyer, de façon plus concrète que par de beaux slogans, les Arabes dans leur combat pour la liberté et la Karâma, la Dignité.

Cela aurait également signifié que la petite Tunisie aurait pu craindre que sa « transition démocratique » soit menacée par une Jamahiriya libyenne requinquée et déterminée à déstabiliser ce voisin dont les citoyens courageux avaient donné en décembre 2010 le coup d’envoi au « Printemps arabe ». Cela aurait aussi signifié que la dictature baasiste syrienne aurait désormais su qu’elle pourrait écraser dans le sang ses propres manifestants sans susciter autre chose que des haussements d’épaule. Cela aurait également signifié que la transition démocratique égyptienne était elle aussi menacée. Cela aurait enfin signifié que les Palestiniens et les opposants israéliens auraient définitivement su qu’ils resteraient seuls dans leur face-à-face à huis clos avec l’occupation et la colonisation israéliennes.

Aujourd’hui, pour conforter leur position, les opposants à toute forme d’intervention en Libye argüeront de l’enlisement dans lequel se trouvent en ce mois d’avril la Jamahiriya arabe libyenne et la République libyenne. Pourtant, sans cette intervention, le soulèvement populaire libyen et ses représentants auraient été physiquement annihilés, tandis que le « Printemps » arabe aurait été chassé par un « Automne » voire un « Hiver » arabe : la reprise en mains des diverses sociétés insurgées par les appareils sécuritaires1. La manifestation du 20 mars se voulait sans doute un soutien aux peuples du Maghreb et du Moyen-Orient. Son quatrième mot d’ordre n’était en fait rien d’autre qu’un baiser de la mort.

  1. Pascal Fenaux, « Du “printemps arabe” à son automne ? », La Revue nouvelle, février 2011.

Pierre Vanrie


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