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La Libye comme « la corde sur un abime »

Numéro 12 Décembre 2011 par Pierre Coopman

novembre 2011

Les lignes de frac­ture aux­quelles va être confron­tée la Répu­blique libyenne ne seront pas tri­bales, comme d’au­cuns l’af­firment. Elles seront poli­tiques. Elles concer­ne­ront le modèle de socié­té, la paci­fi­ca­tion, le désar­me­ment, la jus­tice, la place de la cha­ria, la par­ti­ci­pa­tion des popu­la­tions noires du sud libyen, etc. Les périls sont évi­dem­ment à la hau­teur des défis. […]

Les lignes de frac­ture aux­quelles va être confron­tée la Répu­blique libyenne ne seront pas tri­bales, comme d’au­cuns l’af­firment. Elles seront poli­tiques. Elles concer­ne­ront le modèle de socié­té, la paci­fi­ca­tion, le désar­me­ment, la jus­tice, la place de la cha­ria, la par­ti­ci­pa­tion des popu­la­tions noires du sud libyen, etc. Les périls sont évi­dem­ment à la hau­teur des défis. Au terme d’une guerre cruelle, de ses avan­cées héroïques, mais éga­le­ment de ses zones d’ombre, la révo­lu­tion natio­nale libyenne doit à pré­sent réus­sir sa trans­for­ma­tion en révo­lu­tion démo­cra­tique. Le pays est comme « la corde sur un abime » […] « dan­ge­reux de trem­bler et de res­ter sur place1 », au risque de connaitre les des­tins de l’I­rak, de l’Af­gha­nis­tan et de la Somalie.

L’exé­cu­tion som­maire de Mouam­mar Al-Kadha­fi n’est pas de bon augure. Mais la bru­ta­li­té de son assas­si­nat est mal­heu­reu­se­ment le reflet de la vio­lence que le dic­ta­teur a ins­til­lée dans sa socié­té. Le poli­to­logue libyen Mous­ta­pha Fetou­ri, lau­réat en 2010 du prix Samir Kas­sir de la liber­té de la presse, a récem­ment rap­pe­lé — dans le quo­ti­dien The Natio­nal publié à Abou Dha­bi — le châ­ti­ment infli­gé par Kadha­fi aux conju­rés de 1993 : « Un membre de sa propre tri­bu fut taillé en pièces, les autres étant contraints d’as­sis­ter au spec­tacle. Le meurtre fut fil­mé et mon­tré à d’autres enne­mis poten­tiels2. » Dans le jour­nal Al-Hayat, l’é­di­to­ria­liste Ghas­san Char­bel a remis les pen­dules à l’heure : « Le monde a igno­ré [les crimes de Kadha­fi] et la conscience occi­den­tale s’est mise au congé­la­teur. Pro­fi­tant de la ten­dance arabe à excu­ser les tyrans, tan­tôt parce qu’ils pré­tendent com­battre Israël, tan­tôt parce qu’ils pro­voquent les États-Unis ou s’op­posent à l’im­pé­ria­lisme, le chef s’est his­sé à la tête de ses men­songes3 ».

Par­mi les signes inquié­tants pour l’a­ve­nir de la Libye, il faut men­tion­ner l’ac­tuelle loi du talion impo­sée par des bri­gades de Mis­ra­ta aux habi­tants de la ville voi­sine de Touar­ga. Un repor­tage édi­fiant de Marc Bas­tian, de l’A­gence France Presse, montre que « la révo­lu­tion libyenne a dres­sé un mur entre deux villes voi­sines autre­fois amies. Touar­ga a par­ti­ci­pé aux exac­tions de l’ar­mée de Mouam­mar Kadha­fi contre Mis­ra­ta, rebelle de la pre­mière heure qui exerce aujourd’­hui sa san­glante ven­geance4 ».

Mais si la démo­cra­tie et le res­pect des règles de droit et de jus­tice ne sont pas par­tie gagnée, l’on affir­me­ra néan­moins qu’une révo­lu­tion natio­nale a bien eu lieu. La Libye a sou­vent été décrite comme l’an­ti­thèse d’une nation, il n’y aurait jamais eu de nation, mais des tri­bus. Le cli­ché, assez répan­du, est régu­liè­re­ment véhi­cu­lé par les médias. Le jour­nal Al-Qods Al-Ara­bi, dans son édi­to­rial du 21octobre2011 consa­cré à l’as­sas­si­nat extra­ju­di­ciaire de Kadha­fi, place la récon­ci­lia­tion tri­bale en tête des prio­ri­tés. Abdel Bari Atwan écrit que « s’il est vrai que la Libye a de l’argent pour accé­lé­rer la réso­lu­tion de nom­breux pro­blèmes, […] cet argent aura peu d’ef­fets si ne sont pas réta­blies rapi­de­ment l’u­ni­té et la récon­ci­lia­tion natio­nale et donc la coexis­tence des dif­fé­rentes tri­bus et régions, dans un esprit éloi­gné de la logique du vain­queur et du vain­cu ». Un article d’I­gor Chers­tich, publié le 3 octobre2011 sur le site opendemocracy.net, bat en brèche cette concep­tion de la socié­té libyenne. Le doc­to­rant en anthro­po­lo­gie à la School of Orien­tal and Afri­can Stu­dies (Soas) à Londres affirme sans ambages que « la guerre libyenne n’est pas un conflit tri­bal ». Pour les médias, l’i­den­ti­té du pays s’est long­temps confon­due avec celle du « guide ». Celui-ci déchu, ces médias ont décou­vert qu’il existe une socié­té libyenne. Afin d’ex­pli­quer cette socié­té, ils se sont réfé­rés aux théo­ries exis­tantes, pour la plu­part fon­dées sur le tri­ba­lisme. Selon Igor Chers­tich, une méto­ny­mie est ain­si rem­pla­cée par une autre. La Libye confon­due avec le dic­ta­teur devient la Libye des tri­bus. Une par­tie de la réa­li­té obs­cur­cit l’en­semble du tableau. Igor Chers­tich cite plu­sieurs édi­to­ria­listes : Tho­mas Fried­man, dans le New York Times, décri­vant « un amas de tri­bus où cha­cune vit pour gou­ver­ner ou mou­rir […]»; Ben­ja­min Bar­ber, dans le Guar­dian, fan­fa­ron­nant « qu’au contraire de bien des naïfs, il avait pré­dit que la Libye s’en­fon­ce­rait dans une longue guerre tri­bale »,etc.

Révolte nationale

Pour Igor Chers­tich, le sou­lè­ve­ment libyen est une révolte natio­nale qui uti­lise des alliances tri­bales, mais peut-être dans le but de mieux les décons­truire. Le tri­ba­lisme est flexible : cer­tains Libyens glo­ri­fient leurs appar­te­nances tri­bales, mais d’autres les renient, tan­dis que nom­breux sont ceux qui connaissent très mal leur généa­lo­gie et seraient inca­pables d’ex­pli­quer exac­te­ment à quel groupe ils appar­tiennent : « Il y a plus de trois-cents tri­bus en Libye. La plu­part ne cor­res­pondent pas à des groupes homo­gènes sur un ter­ri­toire don­né, mais plu­tôt à des réseaux très épar­pillés dans l’es­pace, ayant par­fois oublié jus­qu’au nom de leur chef. » Ce serait cet épar­pille­ment qui explique qu’un membre d’une tri­bu rela­ti­ve­ment mino­ri­taire a pu s’emparer du pou­voir en 1969.

La Libye du dic­ta­teur, de son pro­jet fan­tasque de masses auto­gé­rées de la base au som­met, a empê­ché le déploie­ment des socié­tés civiles. Les Libyens n’ont pas eu d’autre choix que de recou­rir aux rela­tions tri­bales (et à leurs lois) pour main­te­nir un sem­blant de cohé­sion sociale. Igor Chers­tich explique que, lors de ses visites dans le pays, des inter­lo­cu­teurs de classes et d’âges dif­fé­rents ne ces­saient de lui répé­ter qu’en Libye « il n’y a pas de loi » (fi libya mafish qânoun), expri­mant ain­si leur sou­hait de voir s’exer­cer une véri­table jus­tice d’É­tat afin de com­battre le népo­tisme. « Mais l’ab­sence de socié­té civile et la réfé­rence tri­bale n’ont jamais mis à mal la sen­si­bi­li­té natio­nale », conclut Igor Chers­tich. Même les plus fer­vents défen­seurs de leur iden­ti­té tri­bale ont une repré­sen­ta­tion natio­nale de la Libye et se réfèrent aux mêmes récits fon­da­teurs : la résis­tance contre le colo­ni­sa­teur ita­lien, le mar­tyr d’O­mar Al-Mokhtar.

Le dictateur du déni permanent

Ces récits ont évi­dem­ment été ins­tru­men­ta­li­sés par Kadha­fi, mais seule­ment afin de s’ap­pro­prier le pays — aux sens propre et figu­ré. Pour assoir son rôle, le dic­ta­teur niait son pou­voir, mais l’exer­çait sans ver­gogne. Étrange psy­cho­lo­gie du déni per­ma­nent. Il confon­dait le pays avec sa per­sonne, mais le niait. Il divi­sait pour régner, mais n’af­fir­mait n’être qu’un « guide » ayant délé­gué le pou­voir aux masses.

Le récit tri­bal aura sem­blé cohé­rent jus­qu’aux ins­tants ultimes. Un des der­niers bas­tions ka­dhafistes, la ville de Beni Walid, a tou­jours été domi­né par les War­fal­la (une tri­bu très éten­due dans l’ouest libyen), les Maga­ri­ha et les Kadha­fa (dont est issu Kadha­fi). Depuis que les Kadha­fa avaient pla­cé l’un des leurs au pou­voir, les War­fal­la ont tenu des postes impor­tants dans l’ap­pa­reil sécu­ri­taire du régime. La résis­tance jus­qu’au-bou­tiste de Beni Walid sem­blait donc cohé­rente avec le récit tri­bal. Plu­sieurs médias s’y sont engouf­frés. L’er­reur est pour­tant fon­da­men­tale : « Car des membres de tri­bus War­fal­la, explique Igor Chers­tich, ont été impli­qués dans une ten­ta­tive man­quée de ren­ver­ser Kadha­fi en 1993. D’autres War­fal­la furent par­mi les pre­miers à rejoindre le sou­lè­ve­ment en 2011. Mah­moud Jibril, Pre­mier ministre (démis­sion­naire) du Conseil de tran­si­tion, est un War­fal­la. […] Les tri­bus libyennes ne sont pas mono­li­thiques, mais sont consti­tuées de groupes aux sen­si­bi­li­tés diverses, sus­cep­tibles d’a­dop­ter des posi­tions poli­tiques tout aus­si diverses. » Rien n’in­ter­dit donc de pen­ser, mal­gré les risques de divi­sion future, que la Libye vient de connaitre une véri­table révo­lu­tion nationale.

6 novembre 2011

  1. Nietzsche, pro­logue de Zarathoustra.
  2. Cour­rier Inter­na­tio­nal, 27 octobre au 2 novembre 2011.
  3. Idem.
  4. Marc Bas­tian, 6 novembre 2011 (AFP).

Pierre Coopman


Auteur

Pierre Coopman a étudié le journalisme à l'ULB et la langue arabe à la KUL, au Liban et au Maroc. Pour La Revue nouvelle, depuis 2003, il a écrit des articles concernant le monde arabe, la Syrie et le Liban . Depuis 1997, il est le rédacteur en chef de la revue Défis Sud publiée par l'ONG belge SOS Faim. À ce titre, il a également publié des articles dans La Revue nouvelle sur la coopération au développement et l'agriculture en Afrique et en Amérique latine.