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La Libye comme « la corde sur un abime »
Les lignes de fracture auxquelles va être confrontée la République libyenne ne seront pas tribales, comme d’aucuns l’affirment. Elles seront politiques. Elles concerneront le modèle de société, la pacification, le désarmement, la justice, la place de la charia, la participation des populations noires du sud libyen, etc. Les périls sont évidemment à la hauteur des défis. […]
Les lignes de fracture auxquelles va être confrontée la République libyenne ne seront pas tribales, comme d’aucuns l’affirment. Elles seront politiques. Elles concerneront le modèle de société, la pacification, le désarmement, la justice, la place de la charia, la participation des populations noires du sud libyen, etc. Les périls sont évidemment à la hauteur des défis. Au terme d’une guerre cruelle, de ses avancées héroïques, mais également de ses zones d’ombre, la révolution nationale libyenne doit à présent réussir sa transformation en révolution démocratique. Le pays est comme « la corde sur un abime » […] « dangereux de trembler et de rester sur place1 », au risque de connaitre les destins de l’Irak, de l’Afghanistan et de la Somalie.
L’exécution sommaire de Mouammar Al-Kadhafi n’est pas de bon augure. Mais la brutalité de son assassinat est malheureusement le reflet de la violence que le dictateur a instillée dans sa société. Le politologue libyen Moustapha Fetouri, lauréat en 2010 du prix Samir Kassir de la liberté de la presse, a récemment rappelé — dans le quotidien The National publié à Abou Dhabi — le châtiment infligé par Kadhafi aux conjurés de 1993 : « Un membre de sa propre tribu fut taillé en pièces, les autres étant contraints d’assister au spectacle. Le meurtre fut filmé et montré à d’autres ennemis potentiels2. » Dans le journal Al-Hayat, l’éditorialiste Ghassan Charbel a remis les pendules à l’heure : « Le monde a ignoré [les crimes de Kadhafi] et la conscience occidentale s’est mise au congélateur. Profitant de la tendance arabe à excuser les tyrans, tantôt parce qu’ils prétendent combattre Israël, tantôt parce qu’ils provoquent les États-Unis ou s’opposent à l’impérialisme, le chef s’est hissé à la tête de ses mensonges3 ».
Parmi les signes inquiétants pour l’avenir de la Libye, il faut mentionner l’actuelle loi du talion imposée par des brigades de Misrata aux habitants de la ville voisine de Touarga. Un reportage édifiant de Marc Bastian, de l’Agence France Presse, montre que « la révolution libyenne a dressé un mur entre deux villes voisines autrefois amies. Touarga a participé aux exactions de l’armée de Mouammar Kadhafi contre Misrata, rebelle de la première heure qui exerce aujourd’hui sa sanglante vengeance4 ».
Mais si la démocratie et le respect des règles de droit et de justice ne sont pas partie gagnée, l’on affirmera néanmoins qu’une révolution nationale a bien eu lieu. La Libye a souvent été décrite comme l’antithèse d’une nation, il n’y aurait jamais eu de nation, mais des tribus. Le cliché, assez répandu, est régulièrement véhiculé par les médias. Le journal Al-Qods Al-Arabi, dans son éditorial du 21octobre2011 consacré à l’assassinat extrajudiciaire de Kadhafi, place la réconciliation tribale en tête des priorités. Abdel Bari Atwan écrit que « s’il est vrai que la Libye a de l’argent pour accélérer la résolution de nombreux problèmes, […] cet argent aura peu d’effets si ne sont pas rétablies rapidement l’unité et la réconciliation nationale et donc la coexistence des différentes tribus et régions, dans un esprit éloigné de la logique du vainqueur et du vaincu ». Un article d’Igor Cherstich, publié le 3 octobre2011 sur le site opendemocracy.net, bat en brèche cette conception de la société libyenne. Le doctorant en anthropologie à la School of Oriental and African Studies (Soas) à Londres affirme sans ambages que « la guerre libyenne n’est pas un conflit tribal ». Pour les médias, l’identité du pays s’est longtemps confondue avec celle du « guide ». Celui-ci déchu, ces médias ont découvert qu’il existe une société libyenne. Afin d’expliquer cette société, ils se sont référés aux théories existantes, pour la plupart fondées sur le tribalisme. Selon Igor Cherstich, une métonymie est ainsi remplacée par une autre. La Libye confondue avec le dictateur devient la Libye des tribus. Une partie de la réalité obscurcit l’ensemble du tableau. Igor Cherstich cite plusieurs éditorialistes : Thomas Friedman, dans le New York Times, décrivant « un amas de tribus où chacune vit pour gouverner ou mourir […]»; Benjamin Barber, dans le Guardian, fanfaronnant « qu’au contraire de bien des naïfs, il avait prédit que la Libye s’enfoncerait dans une longue guerre tribale »,etc.
Révolte nationale
Pour Igor Cherstich, le soulèvement libyen est une révolte nationale qui utilise des alliances tribales, mais peut-être dans le but de mieux les déconstruire. Le tribalisme est flexible : certains Libyens glorifient leurs appartenances tribales, mais d’autres les renient, tandis que nombreux sont ceux qui connaissent très mal leur généalogie et seraient incapables d’expliquer exactement à quel groupe ils appartiennent : « Il y a plus de trois-cents tribus en Libye. La plupart ne correspondent pas à des groupes homogènes sur un territoire donné, mais plutôt à des réseaux très éparpillés dans l’espace, ayant parfois oublié jusqu’au nom de leur chef. » Ce serait cet éparpillement qui explique qu’un membre d’une tribu relativement minoritaire a pu s’emparer du pouvoir en 1969.
La Libye du dictateur, de son projet fantasque de masses autogérées de la base au sommet, a empêché le déploiement des sociétés civiles. Les Libyens n’ont pas eu d’autre choix que de recourir aux relations tribales (et à leurs lois) pour maintenir un semblant de cohésion sociale. Igor Cherstich explique que, lors de ses visites dans le pays, des interlocuteurs de classes et d’âges différents ne cessaient de lui répéter qu’en Libye « il n’y a pas de loi » (fi libya mafish qânoun), exprimant ainsi leur souhait de voir s’exercer une véritable justice d’État afin de combattre le népotisme. « Mais l’absence de société civile et la référence tribale n’ont jamais mis à mal la sensibilité nationale », conclut Igor Cherstich. Même les plus fervents défenseurs de leur identité tribale ont une représentation nationale de la Libye et se réfèrent aux mêmes récits fondateurs : la résistance contre le colonisateur italien, le martyr d’Omar Al-Mokhtar.
Le dictateur du déni permanent
Ces récits ont évidemment été instrumentalisés par Kadhafi, mais seulement afin de s’approprier le pays — aux sens propre et figuré. Pour assoir son rôle, le dictateur niait son pouvoir, mais l’exerçait sans vergogne. Étrange psychologie du déni permanent. Il confondait le pays avec sa personne, mais le niait. Il divisait pour régner, mais n’affirmait n’être qu’un « guide » ayant délégué le pouvoir aux masses.
Le récit tribal aura semblé cohérent jusqu’aux instants ultimes. Un des derniers bastions kadhafistes, la ville de Beni Walid, a toujours été dominé par les Warfalla (une tribu très étendue dans l’ouest libyen), les Magariha et les Kadhafa (dont est issu Kadhafi). Depuis que les Kadhafa avaient placé l’un des leurs au pouvoir, les Warfalla ont tenu des postes importants dans l’appareil sécuritaire du régime. La résistance jusqu’au-boutiste de Beni Walid semblait donc cohérente avec le récit tribal. Plusieurs médias s’y sont engouffrés. L’erreur est pourtant fondamentale : « Car des membres de tribus Warfalla, explique Igor Cherstich, ont été impliqués dans une tentative manquée de renverser Kadhafi en 1993. D’autres Warfalla furent parmi les premiers à rejoindre le soulèvement en 2011. Mahmoud Jibril, Premier ministre (démissionnaire) du Conseil de transition, est un Warfalla. […] Les tribus libyennes ne sont pas monolithiques, mais sont constituées de groupes aux sensibilités diverses, susceptibles d’adopter des positions politiques tout aussi diverses. » Rien n’interdit donc de penser, malgré les risques de division future, que la Libye vient de connaitre une véritable révolution nationale.
6 novembre 2011
- Nietzsche, prologue de Zarathoustra.
- Courrier International, 27 octobre au 2 novembre 2011.
- Idem.
- Marc Bastian, 6 novembre 2011 (AFP).