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La liberté (néolibérale), c’est l’esclavage
Le néolibéralisme tire une part de son efficacité de l’association liberté-mobilité. Comprendre l’origine et les mutations de l’idéologie mobilitaire est dès lors indispensable pour construire un contreprojet politique.
Chacun connait le slogan répété par Big Brother dans 1984 : « la liberté, c’est l’esclavage1 ». Cette formulation peut être comprise comme une tentative de convaincre que la soumission à l’ordre établi offre la liberté, l’authentique. Il est cependant possible de lire cette maxime en sens contraire ; et si, au lieu de faire advenir le monde que cauchemardait Orwell, dans lequel une forme parfaite de totalitarisme convainquait les individus de se soumettre, l’évolution de la société d’après-guerre avait abouti à user d’un des symboles les plus incontestés de la liberté, la mobilité, pour faire advenir un esclavage d’un genre nouveau ?
Depuis longtemps, nous associons, sans même y songer, mobilité et liberté. « Ma voiture, ma liberté » n’est que l’avatar contemporain d’un lien établi voici plusieurs siècles. Tim Cresswell2 note ainsi que Thomas Hobbes, s’emparant de la mobilité galiléenne, en fit un principe philosophique fondamental. Dans Le Léviathan, il affirme en effet que la liberté consiste à pouvoir jouir d’une mobilité sans entrave. Ainsi, Hobbes inaugure-t-il le rapport moderne à la mobilité.
Il faut à cet égard reconnaitre que nous continuons massivement de partager la vision de Hobbes. C’est ainsi que les représentations sociales dominantes de « la mobilité » la considèrent comme un bien, voire une bénédiction, à tel point que les objets qui la permettent ou la symbolisent sont sujets à un culte particulier. La Citroën DS n’était-elle pas un mythe pour Barthes ? De même, Thomas Friedman ne fait-il pas de la Lexus (du groupe Toyota) l’objet symbolisant le mieux la prospérité permise par le capitalisme3 et n’indique-t-il pas en outre que cette thèse a pris forme dans un train à grande vitesse japonais, un « bullet train » reliant Toyota City à Tokyo à 180 miles par heure ?
Nous oublions cependant trop souvent que, des siècles durant, la mobilité fut vue majoritairement comme un danger, même par les élites. Par exemple, au Moyen-Âge, les populations en mouvement — marchands, vagabonds, artistes itinérants et érudits — trouvaient dans leur errance le moyen d’échapper aux contraintes sociales qui attachaient les individus à leur terre, à leur ordre et aux systèmes normatifs qui en découlaient. En retour, et dans le meilleur des cas, ils étaient considérés avec méfiance.
Lorsque, pour légitimer les programmes de type Erasmus, on suggère que la mobilité des universitaires est une vieille tradition médiévale, on oublie qu’en réalité, les universitaires mobiles constituaient une exception, et que leurs motivations devaient beaucoup au souci d’éviter, qui la question, qui le bucher4 ! Ainsi, en 1277, dans l’acte d’excommunication de Siger de Brabant et Boèce de Dacie, deux de ses collègues de l’Université de Paris, l’évêque Étienne Tempier indique-t-il que « leurs fréquents voyages sont signe d’esprits fragiles ».
Cette méfiance pour les « mobiles » perdure d’ailleurs bien au-delà du Moyen-Âge. De fait, tout le système d’assistance sociale aux pauvres mis en place en Angleterre à partir du XVIe siècle, qui aboutit aux Poor Laws, vise avant tout à lutter contre le vagabondage. John Locke propose ainsi dans son Report on the Poor de 1697, que celui qui choisit le vagabondage appartient à la sinistre catégorie des « pauvres professionnels » — par opposition aux « pauvres méritants » — qui doivent leur condition à un vice ou une imprévoyance. S’il envisage d’orienter la charité vers la catégorie des pauvres méritants, Locke préconise de corriger violemment les « pauvres professionnels » au moyen de coups de fouet, d’amputations des oreilles et de travaux forcés, ainsi que de leur confisquer leur progéniture. L’émergence de la prison-hospice anglaise du XVIe siècle s’inscrit dans ce contexte et connaitra de nombreux avatars en Europe, dont les hôpitaux généraux français5.
Modernes mobiles
Il ne faut pas se précipiter de conclure que la modernité industrielle et politique, parce qu’elle rompit avec l’Ancien Régime, se caractérisa par la promotion d’une mobilité débridée. De la même manière que les libertés économiques, sociales, politiques ou culturelles furent très parcimonieusement distribuées par des élites soucieuses de s’en réserver la jouissance, celle de se déplacer fut fortement contrainte.
Ainsi, au XIXe siècle, voit-on les États nations en pleine révolution industrielle s’alarmer de l’exode rural qui jette sur les routes des milliers de paysans à la recherche d’un travail dans l’industrie. Les figures du désœuvré, du vagabond et, plus tard, du bolchevik internationaliste seront alors invoquées pour justifier l’instauration de contrôles stricts des déplacements. Les États montent la garde à leurs frontières et quadrillent leur territoire qu’ils maillent de frontières intérieures : octrois, limites communales, provinciales ou départementales, etc. Les ouvriers ne peuvent se déplacer qu’à la condition que leur carnet d’ouvrier prouve qu’ils le font afin de gagner l’établissement d’un nouvel employeur. Dans le cadre du déploiement des empires coloniaux, les populations nomades se voient contraintes de participer à leur localisation systématique. Les nouveaux projets urbanistiques — dont les plans d’Hausman pour Paris sont l’exemple par excellence — ont pour objectif de construire des quartiers socialement homogènes, encerclés par des avenues permettant leur séparation, dont les croisements sont ponctués des symboles du pouvoir national et de l’ordre social qu’il organise, même si, dans le même temps, ces avenues permettent le développement de la flânerie urbaine et anonyme6. Au XXe siècle, pourtant, la mobilité favorisée par la ville reste considérée par la sociologie comme une source de pathologies sociales7.
À la même époque, il est frappant de constater que les démocraties naissantes, qui ont proclamé la liberté, dont celle de circuler, comme valeur cardinale, articulent leurs systèmes pénaux autour d’une peine emblématique : la privation de liberté. La prison est au centre de l’attention, consacrant l’immobilisation des délinquants à l’écart de la société, mais également, au sein des établissements, dans des cellules individuelles8. Le mouvement est ainsi prohibé entre la prison et la société, mais également au sein de la première. Le spectaculaire des bâtiments carcéraux indique d’ailleurs l’importance de cette peine. La situation est fort logique : dans une société valorisant la liberté, sa confiscation est un cruel châtiment. Voilà donc la prison, une institution largement fondée sur l’identification de la mobilité à la liberté9.
Faut-il s’étonner, dans ce contexte, que la mobilité demeure associée à la liberté ? Lorsque la faculté de se déplacer est un privilège rare, limité par des contraintes économiques, policières et légales, lorsque l’action des institutions répressives participe de l’instauration de mesures d’immobilisation, il est logique que le mouvement apparaisse comme l’expression même de la liberté10.
Ce lien moderne entre mobilité et liberté trouvera à s’exprimer de mille manières. Par exemple, le développement des technologies d’impression permettra le déploiement d’une presse où s’étalent des récits inspirés des chroniques aristocratiques allemandes décrivant « le Grand Tour » et mettant en scène des reporteurs en globetrotteurs, héros mobiles de la modernité. Est-ce un hasard si Tintin est un reporter qui s’affranchit des frontières ? En parallèle émerge la figure de l’auteur génial, puis du savant d’exception, dont une bonne partie du prestige est liée à leur capacité à se déplacer. La modernité est aussi intimement associée aux récits d’exploration, aux innovations technologiques dans le secteur des transports, aux légendes de l’Orient Express, des transatlantiques, de l’Aéropostale, de la Croisière jaune et autres victoires remportées sur l’espace et le temps. De Ruban bleu en courses automobiles, de records de l’heure en traversée de la Manche en avion, l’homme moderne n’a cessé de déifier ceux qui se déplaçaient toujours plus vite. Franchissant le mur du son, atteignant la vitesse de libération pour conquérir l’espace, il s’est construit une geste de la conquête, un panthéon réunissant Berlioz et Gagarine, des temples aéroportuaires, des palaces flottants, des Concorde et des voitures de légende.
Mobiles organisés
La mobilité ainsi valorisée n’est d’ailleurs pas seulement physique. C’est ainsi que, brisant les ordres sociaux et les corporations qui entravaient les individus, les régimes politiques démocratiques consacrèrent la mobilité sociale comme une aspiration légitime, voire une vertu. Que la reproduction sociale soit demeurée d’une puissance considérable ne change rien à la valorisation discursive de ce principe, laquelle ne se fit pas sans heurts, elle qui fut en butte à des réactions d’une violence inouïe, du fait de mouvements fascistes et réactionnaires abhorrant les mobilités géographiques et sociales, ainsi que toutes les figures sociales qui pouvaient en constituer l’incarnation.
À la circulation des capitaux et des marchandises, à celle des produits culturels, correspond la mobilité sociale conquise par l’éducation, la méritocratie et le plan de carrière. Quitter la campagne pour accéder à un nouveau statut social, coloniser le monde pour offrir des débouchés commerciaux, s’éduquer pour gravir les échelons, conquérir la technique pour s’affranchir des obstacles : les mobilités façonnèrent l’imaginaire la modernité, et parfois aussi sa réalité.
On aurait pourtant tort de croire que cette mobilité moderne est désorganisée. Elle prend place dans un monde infiniment plus finement structuré qu’auparavant, par l’industrie, par l’État et les infrastructures qu’il met en place, par les frontières, par les normes sociales (morales, techniques, sanitaires, etc.)11, par l’organisation hiérarchique des institutions (politiques, économiques, scientifiques, sociales, etc.). La mobilité y est acceptée et encouragée à la stricte condition d’être maitrisée. Ni flânerie ni improvisation, il s’agit de viser un but précis. Dans une société qui valorise l’ancrage12, l’inscription dans un lieu fixe est primordiale. La « métaphysique sédentaire13 » qui a cours se fonde sur l’idée que la dignité humaine découle de la stabilité. S’établir en un lieu, se fixer des limites (géographiques, légales, morales, etc.), abolir l’anarchique état de nature par la contrainte culturelle sont ainsi des « conditions de la dignité humaine ».
Dans un tel contexte, la mobilité ne peut qu’être seconde, toujours précédée d’un ancrage. Elle est donc aussi libération parce qu’elle revient à s’affranchir, pour un moment et à condition d’avoir un but préétabli, de l’enracinement qui fait obstacle au mouvement. Ainsi la carrière progresse-t-elle non au hasard des projets, mais selon le plan rigoureux d’une montée dans la hiérarchie au gré des examens et promotions. De même les conquêtes s’entendent-elles d’un dépassement de limites clairement et objectivement établies par le chronomètre, la cartographie ou les frontières de l’ennemi.
Ceux qui sont sans ancrage sont les vagabonds, les nomades voleurs de poules, les révolutionnaires internationalistes ou les Juifs cosmopolites. Autant d’ennemis de la société qu’il convient de traiter avec la plus impitoyable dureté. Ce qui fut fait.
C’est donc bien à une société fondée sur l’ancrage que ressortit la mobilité-liberté, considérée comme un affranchissement, une victoire sur l’obstacle et l’inertie du monde. Voilà l’imaginaire que nous continuons largement de partager.
Mobiles frénétiques
Pourtant, quelque chose a changé.
Ce que des auteurs ont partiellement décrit comme « métaphysique nomade14 », « modernité liquide15 » ou encore « aliénation par l’accélération16 » a profondément changé la donne. Ce n’est en fait pas tant que nous bougeons de plus en plus qui frappe. C’est plutôt que nous bougeons différemment et que ce que l’on appelle « bouger » a changé17.
La notion de mobilité fait référence à un déplacement dans un espace, physique ou non, au cours du temps. Or, il se fait que la manière dont nous vivons l’espace-temps a profondément changé. Plutôt qu’un temps clairement organisé, fortement synchronisé (temps de travail, rythmes de la vie, régularité des évènements sociaux, cyclicité des temps forts de la vie collective), nous sommes de plus en plus confrontés à un flux permanent nécessitant des adaptations constantes. Les âges, les époques, les ères technologiques, les moments collectifs essentiels se font moins marqués. Pour ne prendre que cet exemple, la carrière professionnelle n’est plus marquée par le passage de l’enfance à l’âge adulte, l’acquisition d’un métier et l’entrée au service d’un employeur fournissant un travail stable pour l’ensemble de la vie active, avant de pouvoir gouter à une retraite paisible. De plus en plus, la période scolaire se poursuit jusque tard à l’âge adulte, elle se prolonge en une « formation tout au long de la vie » qui fait la part belle aux reconversions, épousant les méandres d’une carrière faite d’emplois successifs, de changements de fonctions et d’environnements, de secteurs et de projets, elle s’achève de manière confuse par le licenciement des travailleurs âgés ou une retraite active censée prolonger l’implication dans le monde du travail. Ce parcours heurté rend très improbable une synchronisation stable avec nos semblables. Chacun vit des étapes différentes à des moments différents et les synchronisations sont le fait de rares hasards ou d’intenses efforts de coordination.
Dans ce monde différent, on est de moins en moins mobile pour passer d’un ancrage à l’autre, pour franchir la distance séparant deux positions stables (sociales, géographiques, professionnelles, familiales). Contraints de s’adapter en permanence, régulièrement confrontés à l’imprévu, soumis aux aléas de l’obsolescence (des objets, des formations, des métiers), nous nous mouvons en permanence.
La mobilité, autrefois mouvement téléologique et ponctuel, devient de plus en plus une dérive permanente. Il s’agit moins de fendre les flots adverses pour gagner un nouveau mouillage que de se laisser porter par eux, tirant parti des courants avec opportunisme plutôt que traçant sa voie. Nous passons ainsi d’un monde du but à un monde de l’opportunité.
Le hic est que cette mobilité n’est plus un affranchissement des obstacles ou une victoire sur les éléments. Elle est un donné, une réalité qui s’impose à nous. Le voudrions-nous que nous ne pourrions conserver une position stable et sure dans un monde qui évolue constamment. Dès lors, malgré notre imprégnation de l’idéal d’une mobilité-liberté, force est de constater que la contrainte a, en bonne partie, changé de camp. Soudain, l’ancrage, la stabilité, la constance, en un mot, la sécurité, apparaissent comme bien désirables, comme des conditions d’émancipation, des protections pour les plus faibles18. Autrefois immobilisés par les puissants, ces derniers sont aujourd’hui ballotés de formation en activation, d’aide à l’emploi en guidance, de coaching en statut précaire, de situation temporaire en prise en charge de soi. Leur mobilité se mue en souffrance et en contrainte19.
Toujours sous les atours du discours d’une mobilité-liberté promettant l’émancipation par la libération de l’assistanat, l’autonomie par l’empowerment, le bonheur par la proactivité et le projet individuel, c’est à une aliénation mobilitaire que nous sommes confrontés.
Mobiles calculateurs
La jonction avec le néolibéralisme est ici immédiate : parce que le néolibéralisme repose sur l’idée d’une adaptation permanente, héritée du Darwinisme social, et une certaine croyance en un « équilibre dynamique » héritée des théories de Walras et Paretto, il décrit l’individu calculateur et labile seul à même de subsister dans un monde en perpétuel changement.
Le néolibéralisme vise en effet à fabriquer un « néosujet » « dont toute la subjectivité doit être impliquée dans l’activité qu’il est requis d’accomplir », un « sujet actif qui doit participer totalement, s’engager pleinement, se livrer tout entier dans son activité professionnelle »20. Il s’agit non seulement de garantir que chaque individu participe au développement de l’entreprise, seul modèle d’organisation valorisé par les néolibéraux, mais en outre qu’il en ait le désir. Cette logique du désir s’oppose fortement à celle d’appartenance structurelle qui prévalait sous le règne du capitalisme « lourd »21, celui de la deuxième révolution industrielle qui culmina avec le fordisme, lorsqu’il s’agissait d’incorporer les individus au corps productif de l’entreprise : cette incorporation régie par la discipline a fait place, dans la logique néolibérale, à un enrôlement sous la bannière du désir. Il n’est donc plus question d’un ancrage dans des structures, mais bien du développement d’un désir, par essence susceptible de changer d’objet.
Parce qu’ils rejettent définitivement tout « esprit du collectif » au profit de cette logique libidinale, les théoriciens néolibéraux, et singulièrement l’école du capital humain, ne conçoivent la compétitivité entrepreneuriale que comme l’agrégat des performances individuelles22. Celles-ci étant par essence variables et reposant sur une multitude de décisions personnelles, elles constituent un ensemble mouvant, en permanente évolution dont l’image correspond à celle du monde en mutation permanente que nous venons de décrire.
Cela n’empêche pas les pères fondateurs du néolibéralisme de croire dans des « entités » dépassant les individus : ainsi, Hayek s’oppose à l’intervention de l’État dans « l’ordre du marché ». Il le fait au nom de la préservation d’un « ordre spontané » dont la complexité est propre à le faire échapper à l’entendement humain23. Si ces entités « transcendantales » existent, elles apparaissent donc hors d’atteinte et, surtout, elles ne sont pas des « constructions sociales », mais bien le résultat de processus « naturels » de type évolutionniste. Par là même, elles ne sont pas des structures stables, produites de la rationalité humaine, dans lesquelles sont incorporés et immobilisés les individus, mais bien un milieu en constante évolution sous l’effet d’un principe de concurrence généralisée, un contexte donné auquel il convient de s’adapter plutôt que de rêver le changer. L’ordre dont il s’agit n’est pas un ordre disciplinaire, mais un ordre des choses dont le principe moteur est la concurrence généralisée.
Face à ses collègues, aux autres départements de son entreprise, aux firmes concurrentes, aux autres groupes économiques, il incombe à l’individu de « rester dans la course ». Il s’agit non pas de faire bien, de se conformer à des normes, de respecter un ordre établi, mais de faire mieux que les concurrents pour les supplanter.
Dans cette logique, il n’y a donc pas de standard préexistant, d’étalon, de point d’ancrage permettant l’évaluation : le standard apparait par un effet d’accumulation statistique, dans le cadre d’une comparaison des performances des acteurs. On évalue, non plus sur la base d’objectifs, mais sur celle des performances relatives des individus. Pour prendre deux exemples : il ne faut pas atteindre un h index fixé à priori pour être engagé dans un département universitaire, il faut avoir un h index supérieur à celui des autres candidats ; de même, il ne suffit pas d’atteindre un volume donné de ventes d’actifs pour rester employé d’un hedge fund, il faut générer plus de bénéfices que tous les autres.
Le propre de la théorie néolibérale et de sa déclinaison néomanagériale, c’est de faire en sorte que « les mêmes institutions qui distribuent les places, fixent les identités, stabilisent les relations, imposent des limites, [soient] de plus en plus régies par un principe de dépassement continu des limites24 ». Les institutions elles-mêmes sont donc prises dans un mécanisme permanent de redéfinition par l’effet du cadre concurrentiel, dans un processus qui va en s’accélérant à mesure que la concurrence s’intensifie.
La limite sans cesse repoussée ne peut plus être cette frontière qui enfermait et que chacun rêvait de transgresser, elle est ce qu’il faut dépasser, cet objectif qui recule sans cesse. Elle devient une balise après laquelle chacun court, plutôt qu’un mur sur lequel il bute et qu’il ambitionne d’enjamber.
Il se produit un véritable effet de remplissage stratégique : toute organisation se doit de mettre en place des dispositifs de monitoring visant à permettre une comparaison permanente avec les concurrents et l’établissement d’un état du contexte d’action. Le seul but étant de « rester dans la course » et de ne pas se désynchroniser du contexte, ces instruments sont nécessaires, en même temps qu’ils renforcent ce tropisme et contribuent à l’oubli des tâches initiales et des objectifs vers lesquels l’organisation était censée tendre.
Ce processus est bien visible dans les universités où, finalement, la référence à la complémentarité entre recherche et enseignement (souvent lié au mythe de la fondation de l’université « moderne » par Whilelm von Humboldt) devient soit un argument marketing pour vendre des enseignements — déconnecté d’une réflexion approfondie sur les finalités de la recherche fondamentale —, soit un argument pour justifier une plus faible performance dans les rankings : « nous avons une bonne qualité d’enseignement, mais du coup nous performons moins bien en recherche ». Elle cesse en tout état de cause d’être au cœur de la définition de l’agir universitaire.
Le néolibéralisme relève donc bien d’une logique mobilitaire de suppression des ancrages au profit d’une dynamique d’ajustement continu des individus, des groupes, des organisations… C’est précisément pour pouvoir s’y adonner que l’individu doit se transformer en calculateur permanent, saisissant sans cesse les opportunités permettant de se dépasser et de dépasser les autres, dans un processus qui n’a d’autre finalité que sa propre perpétuation. La logique mobilitaire décrite ci-dessus s’est donc incarnée dans le néolibéralisme qui l’a faite sienne. Ce n’est certes pas la seule application de ce que nous appelons « l’idéologie mobilitaire », mais c’en est une particulièrement puissante, et qui œuvre à l’aliénation des personnes dont elle s’empare.
Mobiles aliénés
En effet, nous continuons collectivement de penser la mobilité comme une liberté alors même que ce lien, pour n’avoir pas totalement disparu, ne s’en est pas moins considérablement affaibli, à mesure qu’émergeait une mobilité asservissante.
La contrainte est de moins en moins la frontière, cet obstacle qui nous empêche de prendre des initiatives, de faire évoluer nos comportements, de nous déplacer physiquement, de nous construire une trajectoire, sociale et géographique, propre. De plus en plus, au contraire, l’ordre nous est intimé de nous affranchir des limitations, de nous adapter constamment, de pousser toujours plus loin, de renoncer à tout repos, à tout retrait pour nous consacrer corps et âme à la satisfaction de nos désirs. Nous sommes enjoints de devenir nous-mêmes… même si ce « nous-mêmes » ne peut être notre pure création25. Il doit être le fruit de notre désir, mais s’incarner en une forme qui satisfera aux contraintes du contexte dans lequel nous évoluons. La mobilité constante doit donc prendre la forme d’une adaptation continue au contexte. Se former toute la vie ? Certes, mais pour doper son employabilité ! Être flexible ? Bien entendu, mais pour satisfaire la demande de son patron ! Personnaliser la production ? Évidemment, mais au service des fluctuations d’une demande.
La mobilité qui s’impose à nous n’est donc pas l’errance du poète vagabond, encore moins la visée d’un but éloigné appelant irrésistiblement le conquérant, elle est l’adaptation constante à un environnement dont les contraintes ont remplacé celles de la frontière. Elle est donc un asservissement aux fluctuations du contexte paré des atours de l’habileté à saisir les opportunités.
C’est sans doute là un des plus efficaces tours de passepasse du néolibéralisme : bâtir une mobilité aliénante en la camouflant sous le rêve d’une époque où la mobilité était émancipatrice. Ce hiatus entre mobilité vécue et mobilité rêvée est, à notre sens, une des raisons pour lesquelles les forces progressistes peinent à lutter : dépourvues de catégories pour penser l’aliénation mobilitaire néolibérale, elles échouent à nommer ce à quoi il faut aujourd’hui résister et, par conséquent, à proposer un modèle de société fondé sur un autre rapport collectif à l’espace-temps que celui qu’impose la déclinaison néolibérale de l’idéologie mobilitaire.
Certainement, il est illusoire de se crisper sur des frontières d’un ordre établi déjà largement érodé, de se faire porteur d’un discours d’ordre appelant à la réactivation réactionnaire des clivages et limites d’autrefois, des vieilles logiques disciplinaires visant à mieux « ancrer » les individus ; mais il importe d’interroger la valorisation contemporaine des mobilités pour en distinguer les déclinaisons émancipatrices des applications aliénantes. Sans doute la solution est-elle à cet égard moins à chercher dans le rejet de l’idéologie mobilitaire et des mutations du rapport à l’espace-temps dont elle est porteuse que dans le refus de son identification instrumentale à un néolibéralisme prédateur. Qui regrettera l’époque où l’homme était enchainé à la machine, à sa famille, à son État, à sa culture, voire à la race et au sexe qui lui avait été assignée à la naissance ? Qui pleurera l’interdiction de la créativité et de l’initiative, la ségrégation sociale des classes et des genres, la monotonie des gestes professionnels, la longue litanie des leçons apprises par cœur ? Faut-il pour autant que la contestation des frontières aboutisse à l’asservissement des personnes à un nouvel ordre naturel, celui du contexte et de sa pression darwiniste ? Faut-il absolument que l’adaptation servile à l’environnement soit le critère de pertinence de l’agir humain ? Est-il nécessaire que l’initiative individuelle produise un alignement, plutôt qu’une rupture, une confrontation, un désaccord, un hiatus, un refus ?
On l’aura compris, c’est d’une compréhension des ressorts du holdup néolibéral que devra partir une interrogation des gauches sur les ruptures nécessaires avec ses lectures classistes, mais aussi avec des figures de l’évidence telle l’identification de la mobilité à la liberté. « La liberté, c’est l’esclavage », au terme de ce texte, n’apparait plus comme l’affirmation de ce que l’esclavage libère — en un écho au glaçant Arbeit macht frei —, mais comme l’indication de ce que la liberté même, vue sous les traits classiques de la mobilité, peut asservir l’être humain. Pour faire mentir l’adage, il faudra donc refuser de continuer de confondre liberté et mobilité et oser à nouveau nous interroger sur ce qu’est l’émancipation.
- Dans 1984 de G. Orwell, le parti INGSOC a trois slogans : « War is peace ; Freedom is slavery ; Ignorance is strenght ». Ils constituent des exemples du « double thinking », méthode de contrôle des esprits.
- T. Cresswell, On the Move : Mobility in the Modern Western World, New York, Routledge, 2006, p. 14.
- Th.L. Friedman, The Lexus and the olive tree : understanding globalization, New York, Picador : Farrar, Straus and Giroux, 2012.
- R. Maes, L’action sociale des universités à l’épreuve des mutations de l’enseignement supérieur en Europe, thèse de doctorat, ULB, 2014.
- O. Milhaud, Séparer et punir. Les prisons françaises : mise à distance et punition par l’espace, thèse de doctorat, Université Michel de Montaigne-Bordeaux III, 2009, p. 19‑20.
- J. Urry, Mobilities, Cambridge, CB, Malden, MA, Polity Press, 2007, p. 68.
- T. Cresswell, On the Move, op. cit., p. 36.
- O. Milhaud, Séparer et punir. Les prisons françaises, op. cit., p. 47.
- Chr. Mincke, « Une loi pénitentiaire en Belgique, pour quoi faire ? », La Revue nouvelle, n° 6/2015, p. 32 – 38 ; Chr. Mincke et A. Lemonne, « Prison and (Im)mobility. What about Foucault ? », Mobilities, vol. 9 (2 octobre 2014), n° 4, p. 528 – 549.
- O. Milhaud, Séparer et punir. Les prisons françaises, op. cit., p. 78.
- Lesquelles sont loin de se relâcher au XIXe, comme pourrait le faire penser la vision simpliste d’un Ancien Régime obscur et oppresseur.
- Z. Bauman, Liquid modernity, Cambridge, UK Malden, MA, Polity Press Blackwell, 2000.
- T. Cresswell, On the Move, op. cit.
- Ibid.
- Z. Bauman, Liquid modernity, op. cit.
- H. Rosa, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, Paris, La Découverte, 2012.
- Chr. Mincke, « From mobility to its ideology : when mobility becomes an imperative », dans Endres M., Manderscheid K. et Mincke Chr. (dir.), The Mobilities Paradigm : Discourses and Ideologies, London, Routledge, Taylor & Francis Group, 2016, p. 11‑33.
- Chr. Mincke, « Discours mobilitaire, désirs d’insécurités et rhétorique sécuritaire », dans L’(in)sécurité en question. Définition, enjeux et perspectives, Liège, Presses universitaires de Liège, 2015, p. 133‑157.
- Chr. Mincke et B. Montulet, « Immobilités éprouvées et mobilités éprouvantes. Quelques considérations à propos de l’idéologie mobilitaire ».
- P. Dardot et Chr. Laval, La nouvelle raison du monde, Paris, La Découverte, p. 408.
- Z. Bauman, Liquid modernity, op. cit., p. 57.
- R. Maes, « Contrôle, performances et gouvernance », 16 octobre 2013.
- Voir F. Hayek, Droit, législation et liberté, Paris, PUF, 2013, p. 127 sq.
- P. Dardot et Chr. Laval, op. cit., p. 459.
- Voir le texte de John Pitseys et Géraldine Thiry dans ce dossier.