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La liberté d’expression sous pressions
La liberté d’expression est garantie par les principaux instruments internationaux de protection des droits fondamentaux. S’il ne se trouve pas grand monde en démocratie pour la remettre en cause frontalement, elle n’est pas pour autant absolue et les périodes de tension en font apparaitre les enjeux plus clairement. La crise qui se réinstalle durablement en […]
La liberté d’expression est garantie par les principaux instruments internationaux de protection des droits fondamentaux. S’il ne se trouve pas grand monde en démocratie pour la remettre en cause frontalement, elle n’est pas pour autant absolue et les périodes de tension en font apparaitre les enjeux plus clairement. La crise qui se réinstalle durablement en Europe suscite de nombreuses réactions, contestations et remises en question que les gouvernements peuvent être tentés de réprimer au prix de quelques entorses aux droits fondamentaux. Or si les droits économiques, sociaux et culturels sont évidemment les premiers touchés, les droits civils et politiques le sont également par répercussion, confirmant à nouveau ce que la Ligue des droits de l’Homme (LDH) a souligné à maintes reprises, à savoir le caractère indissociable de ces deux catégories de droits fondamentaux.
La liberté d’expression est-elle pour autant en danger ? La question pourrait paraitre surprenante tant les canaux de communications, en particulier virtuels, se sont multipliés ces dernières années : on communique sur tout, tout le temps. C’est oublier un peu vite que le canal ne fait pas le contenu : internet et les réseaux sociaux sont grand ouverts pour autant que les messages véhiculés restent dans le cadre défini par ceux qui les contrôlent. Tant que les contenus sont insignifiants, point de limites. Mais de nombreux pays filtrent et censurent des contenus sur internet, et les opérateurs ne sont pas aussi ouverts qu’ils le prétendent. Mais les enjeux de la liberté d’expression ne se résument pas au monde virtuel : c’est aussi dans l’espace public, dans les théâtres, par les actions militantes, voire même dans certains débats parlementaires que se testent les limites de cette liberté si protégée.
Conformisme et régulations pernicieuses
Conformisme, pudibonderie, conceptions conservatrices, les réseaux sociaux et opérateurs sur internet taillent régulièrement dans la liberté d’expression. Pour s’en tenir à quelques exemples récents, on a vu Facebook censurer la page de la Tribune de Genève, quotidien suisse qui avait publié une photo du tableau L’origine du monde, de Gustave Courbet, puis bloquer la page de Caroline Fourest qui avait posté des photos de femmes seins nus prises lors d’une manifestation du mouvement Femen à Paris. Conception toute particulière de la décence, d’autant qu’elle est à géométrie variable : il semble que Facebook ne censure des images ou des propos que lorsqu’une plainte est formulée, laissant ainsi une grande place à l’incohérence et à l’arbitraire. Mêmes abus du côté des firmes de vente en ligne, comme Apple qui refuse des applications sur la base de critères flous et retire des livres d’iTunes Store parce qu’une couverture est estimée choquante alors que d’autres contenus similaires restent disponibles.
Mais le plus grand danger provient sans doute des tentatives de régulations globales d’internet. La manière opaque et peu démocratique dont l’accord commercial anti-contrefaçon (Acta) a été élaboré en est une excellente illustration. Au nom de la lutte contre la fraude à la propriété intellectuelle, l’accord, in fine rejeté par le Parlement européen en juillet 2012, imposait des mesures menaçant la liberté d’expression (lire article “Menaces sur la toile”).
Le blasphème au-dessus de nos têtes
Les pressions religieuses figurent également en bonne place des menaces sur la liberté d’expression. De la condamnation des Pussy Riots à Moscou à deux ans de camp pour « incitation à la haine religieuse » à l’arrestation de comédiens à Athènes en pleine répétition d’une pièce jugée blasphématoire, le sujet demeure passionnel. Depuis dix ans, les pays regroupés au sein de l’Organisation de la conférence islamique réclament à l’ONU un instrument international contraignant pour pénaliser le blasphème, sans succès jusqu’à présent. L’embrasement autour de L’innocence des musulmans, film affligeant s’il en est, témoigne surtout de leur exploitation politique du sujet. Dans ce contexte, la nouvelle publication de caricatures par Charlie Hebdo après l’attaque meurtrière du consulat américain en Libye en a certes remis une couche, mais la provocation est l’ADN d’un hebdomadaire satirique et elle demeure protégée par la liberté d’expression (à la mort du roi Baudouin, le même avait titré « Le roi des cons est mort », sans que l’on vît des royalistes prendre d’assaut le consulat de France). Toujours dans le registre de la provocation, les spectacles de Dieudonné ont régulièrement fait l’objet de débats sur l’opportunité de les interdire. Invariablement, la LDH a rappelé qu’il n’était pas question d’opérer une censure à priori, mais qu’il fallait poursuivre quand des propos franchissent la ligne rouge — il a d’ailleurs été condamné à plusieurs reprises.
Qui terrorise qui ?
Les dérives potentielles de la lutte contre le terrorisme en Belgique constituent une autre menace, ce que plusieurs affaires ont confirmé. L’incroyable saga judiciaire de l’affaire du DHKP‑C aura duré dix ans et nécessité deux arrêts de cassation pour conclure que les faits poursuivis sur la base de la loi anti-terrorisme (pour faire court, de la militance) relevaient finalement de la liberté d’expression. Quant à l’affaire du Secours rouge, elle s’est également soldée par un désaveu cinglant pour l’accusation. Les quatre militants arrêtés de manière spectaculaire en juin 2008 et poursuivis pour participation à une organisation terroriste ont tous bénéficié d’un non-lieu pour la prévention en lien avec le terrorisme, seules des préventions mineures étant retenues. Par une ordonnance du 19 avril 2012, le tribunal de première instance de Bruxelles a rappelé salutairement qu’« il ne suffit pas qu’une personne adhère aux idées d’un groupe terroriste ou profère des idées extrémistes, puisqu’il s’agit d’un exercice normal de la liberté d’expression ou qu’elle ait des contacts avec ses membres, contacts notamment amicaux, pour qu’elle soit punissable […] ».
À cette aune, le projet de loi de la ministre de l’Intérieur visant à interdire les groupements extrémistes laisse perplexe. Personne ne nie que des groupes tiennent des propos dangereux, mais l’arsenal législatif actuel permet de les poursuivre (lire article “Les mots qui détonnent”). Fouad Belkacem, porte-parole de Sharia4Belgium, a d’ailleurs été condamné en février 2012 par le tribunal correctionnel d’Anvers pour des propos homophobes et pour incitation à la haine et à la violence envers les non-musulmans. En juin 2012, lors des auditions parlementaires dans le cadre de l’examen du projet de loi, la Ligue a souligné que ce projet pose des problèmes de principe — l’atteinte disproportionnée aux libertés d’expression et d’association, le fait que l’interdiction soit prononcée par le pouvoir exécutif et non par un juge — et que son efficacité est très hypothétique tant on voit mal comment interdire concrètement à des groupements de fait de se réunir.
Ce climat déteint également sur l’action sociale. Les affaires D14, Fosso, Greenpeace et CAS ont toutes révélé une tendance lourde à criminaliser des expressions pacifiques de contestation. Et bien que les arrestations préventives effectuées à Bruxelles à l’automne 2010 lors de l’euromanifestation et du camp No Border aient été très critiquées, y compris par le Comité des droits de l’homme de l’ONU, les militants No Border ont été condamnés (lire article “Procès “No Border”: tous coupables!”) et des arrestations similaires se sont reproduites en 2012.
Débats sensibles
Au-delà de ces pressions diverses, se poser en défenseurs de la liberté d’expression ne résout pas tout — encore faut-il s’entendre sur son contenu. Ainsi, même sans se rallier à une conception extensive à l’américaine, les lois mémorielles constituent une incursion bien hasardeuse du droit dans l’Histoire. La loi belge du 23 mars 1995 qui interdit la négation et la minimisation du seul génocide juif est intenable telle quelle — tant on voit mal au nom de quoi ne pas l’étendre à d’autres génocides -, mais cette extension relève du cassetête juridique et politique. À tel point qu’il est permis de se demander s’il ne faudrait pas abroger cette loi, tout en poursuivant les actes qu’elle réprime sur d’autres bases. Le boycott est une autre question très sensible. Invoqué régulièrement, par exemple, contre les produits issus des colonies israéliennes, l’appel au boycott peut être discuté dans son objectif et sa pertinence, mais il rentre indiscutablement dans le cadre de la liberté d’expression. Du reste, un appel n’oblige personne.
Pour une liberté aussi fondamentale et aussi protégée, la liberté d’expression réserve encore de beaux combats, de délicats débats et autant de raisons de se mobiliser pour la défendre.