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La liberté d’enseignement, entre érosion et résistance

Numéro 3 Mars 2013 par Mathias El Berhoumi

mars 2013

Quinze ans après le décret mis­sions, que reste-t-il de la liber­té d’en­sei­gne­ment ? L’in­tro­duc­tion des socles de com­pé­tences a inau­gu­ré un mou­ve­ment légis­la­tif restrei­gnant pro­gres­si­ve­ment ce prin­cipe consti­tu­tion­nel. Les réformes qui se sont suc­cé­dé ont consi­dé­ra­ble­ment réduit la por­tée de la liber­té d’or­ga­ni­ser un éta­blis­se­ment, qui pos­tule notam­ment celle de défi­nir le conte­nu et les méthodes de l’en­sei­gne­ment. Dans une moindre mesure, la liber­té de choi­sir l’é­cole de ses enfants a éga­le­ment été limi­tée. Ces réformes tra­duisent une poli­tique sco­laire visant l’é­ga­li­té entre les élèves et l’ef­fi­ca­ci­té du sys­tème édu­ca­tif. En effet, la liber­té d’en­sei­gne­ment est jugée res­pon­sable des fai­blesses de la Com­mu­nau­té fran­çaise au regard de cette double exi­gence. Dès lors, elle doit être enca­drée. Le bilan de cette entre­prise est cepen­dant contras­té. Réduire la liber­té d’en­sei­gne­ment sans révi­ser la dis­po­si­tion consti­tu­tion­nelle qui la consacre mène pro­gres­si­ve­ment à une impasse : un noyau dur de la liber­té est pré­mu­ni de toute atteinte. Celui-ci forme un obs­tacle à l’a­bou­tis­se­ment des poli­tiques sco­laires, il empêche ces der­nières d’at­teindre leurs objec­tifs affi­chés. Plu­tôt que de per­sé­vé­rer dans cette voie, il y a lieu de réflé­chir à une défi­ni­tion contem­po­raine de la liber­té d’en­sei­gne­ment, sau­ve­gar­dant ce qu’elle a de pré­cieux, aban­don­nant ce qu’elle a de pervers. 

« Libé­rer la liber­té d’enseignement ». Sous ce titre, La Revue nou­velle d’octobre 1998 a accueilli la der­nière réflexion col­lec­tive majeure à pro­pos de l’un des fon­de­ments de l’école en Com­mu­nau­té fran­çaise. Le dos­sier se situait à une époque char­nière, un an à peine après l’adoption du décret « Mis­sions » du 24 juillet 1997. Ce décret a, en effet, mar­qué une césure dans les poli­tiques sco­laires. L’affirmation du rôle de la Com­mu­nau­té fran­çaise en par­ti­cu­lier par l’édiction d’objectifs péda­go­giques assi­gnés à toutes les écoles — les fameux « socles de com­pé­tences » — rompt avec un sys­tème sco­laire gou­ver­né par la liber­té. En sens inverse, la for­ma­li­sa­tion des fédé­ra­tions de pou­voirs orga­ni­sa­teurs ins­ti­tu­tion­na­lise un « contre­mi­nis­tère » de l’enseignement tout en ali­men­tant un mou­ve­ment de cen­tra­li­sa­tion au sein du réseau libre.

Pen­dant les quinze années qui nous séparent de ce dos­sier, les poli­tiques sco­laires amor­cées en 1997 se sont pour­sui­vies et appro­fon­dies. La liber­té d’enseignement en a été remodelée.

A‑t-elle été pour autant réin­ter­ro­gée ? À pre­mière vue, non. La liber­té d’enseignement est tou­jours pro­cla­mée, dans les mêmes termes, à l’article 24 de la Consti­tu­tion et appa­rait indis­cu­table, du moins dans cer­taines de ses mani­fes­ta­tions. Cette sta­bi­li­té s’accompagne néan­moins d’une per­cep­tion de plus en plus cri­tique, par les mondes scien­ti­fique et poli­tique, des effets per­vers de ce principe.

Le décret « Ins­crip­tions » du 8 mars 2007 a mis sur le devant de la scène le rap­port pro­blé­ma­tique entre­te­nu avec la liber­té d’enseignement. Non que la pro­cé­dure chro­no­lo­gique impo­sée ait anéan­ti le libre choix des parents. Mais les contro­verses que ce décret a engen­drées ont révé­lé l’hiatus entre les posi­tion­ne­ments, sin­cères ou non, des dif­fé­rents acteurs : les uns ont condam­né les effets de la liber­té tout en affir­mant leur atta­che­ment à celle-ci ; les autres ont reje­té un décret jugé atten­ta­toire à la liber­té sans nier l’importance de la lutte contre les inéga­li­tés scolaires.

Les polé­miques sur les ins­crip­tions s’étant estom­pées, et l’austérité com­pro­met­tant la conduite de nou­velles réformes, le contexte actuel est pro­pice à une inter­ro­ga­tion à frais nou­veaux sur la liber­té d’enseignement à par­tir du bilan des poli­tiques sco­laires des deux der­nières décen­nies et dans le pro­lon­ge­ment des réflexions sti­mu­lantes du dos­sier de 1998.

Cette contri­bu­tion est celle d’un juriste convain­cu de l’apport d’une ana­lyse pre­nant comme point de départ une des­crip­tion du droit. En effet, le débat sur la liber­té d’enseignement ne peut faire l’économie d’un regard sur les dyna­miques pro­pre­ment juri­diques que connait cette règle consti­tu­tion­nelle. Pour autant qu’il s’ouvre sur les autres sciences sociales, ce regard peut contri­buer à cer­ner les contours des évo­lu­tions de cette liber­té, à en expli­quer la sta­bi­li­té et à appré­hen­der la manière dont elle régule les poli­tiques scolaires.

Les fondamentaux du régime juridique de la liberté d’enseignement

Telle que pro­cla­mée par la Consti­tu­tion, la liber­té d’enseignement com­prend deux dimen­sions qui sont comme les faces d’une même médaille. La liber­té orga­ni­sa­tion­nelle vise à garan­tir aux indi­vi­dus la liber­té d’ouvrir une école, de l’organiser et d’y ensei­gner, alors que le revers, le libre choix, recon­nait aux parents le droit de choi­sir l’établissement d’enseignement de leurs enfants ain­si que, dans les écoles offi­cielles, le cours de reli­gion ou de morale qu’ils suivront.

Ain­si pré­sen­té, ce prin­cipe existe dans de nom­breux pays. Mal­gré tout, la liber­té d’enseignement en Bel­gique com­porte une spé­ci­fi­ci­té de taille : le droit aux sub­ven­tions. Toute école qui répond à des condi­tions éta­blies par la loi peut être finan­cée par les deniers publics. De la sorte, la liber­té d’enseignement ne se can­tonne pas à un droit que les par­ti­cu­liers peuvent oppo­ser à l’État pour se pré­mu­nir de son inter­ven­tion. L’effectivité de la liber­té pos­tule le concours finan­cier de l’État.

Cette spé­ci­fi­ci­té de la liber­té sub­si­diée est le fruit d’une longue séquence his­to­rique. Alors qu’à l’origine les catho­liques vou­laient clé­ri­ca­li­ser l’école publique, ils se sont pro­gres­si­ve­ment repliés sur leurs écoles pour déve­lop­per un réseau confes­sion­nel. Les par­tis laïques ont, quant à eux, défen­du l’expansion de l’école offi­cielle neutre quitte à admettre le sub­ven­tion­ne­ment de l’école libre. Pour paci­fier la ques­tion sco­laire, l’ensemble des par­tis ont opté pour la sco­la­ri­sa­tion des com­mu­nau­tés phi­lo­so­phiques dans des réseaux sépa­rés entre les­quels les parents sont libres de choi­sir. Ce cloi­son­ne­ment est au cœur du Pacte sco­laire. Il a reçu une assise consti­tu­tion­nelle en 1988. Le trans­fert presque inté­gral de la com­pé­tence d’enseignement aux Com­mu­nau­tés a sus­ci­té la crainte que le com­pro­mis de 1958 soit remis en cause dans une Com­mu­nau­té fran­çaise majo­ri­tai­re­ment laïque. Dès lors, les prin­ci­paux axes du Pacte sco­laire ont été ins­crits au sein de l’article 24 de la Consti­tu­tion et le contrôle du res­pect de cette dis­po­si­tion a été confié à la Cour constitutionnelle.

Si la liber­té sub­si­diée de l’enseignement a été au centre d’autant de polé­miques, c’est en rai­son de la conno­ta­tion phi­lo­so­phi­co-reli­gieuse qu’elle revêt. Tout en s’adressant for­mel­le­ment à toute per­sonne de droit pri­vé, elle a été affir­mée à des fins cultuelles et a prin­ci­pa­le­ment été exer­cée par des congré­ga­tions catho­liques. Cette colo­ra­tion phi­lo­so­phi­co-reli­gieuse se maté­ria­lise dans le régime juri­dique de la liber­té d’enseignement. Vu sous l’angle de la liber­té orga­ni­sa­tion­nelle, le noyau dur de ce prin­cipe se situe dans la liber­té du pou­voir orga­ni­sa­teur de choi­sir son affi­lia­tion reli­gieuse ou phi­lo­so­phique. De cette option découle tra­di­tion­nel­le­ment le choix des orien­ta­tions péda­go­giques de l’école, du per­son­nel char­gé de les ensei­gner, des élèves jugés com­pa­tibles avec l’identité de l’école et d’une mul­ti­tude d’aspects liés à l’organisation interne. Le régime juri­dique de la liber­té est ain­si fon­dé sur le rai­son­ne­ment selon lequel l’affiliation reli­gieuse ou phi­lo­so­phique irra­die cha­cune des dimen­sions de l’enseignement. En d’autres termes, l’identité reli­gieuse ou phi­lo­so­phique ins­pire l’éducation dans sa glo­ba­li­té et non uni­que­ment les cours spé­ci­fi­que­ment consa­crés à la morale ou à la reli­gion. Dès lors, la liber­té ne se limite pas à adop­ter ou à reje­ter une confes­sion, elle couvre tout ce qui forme un coro­laire de la déter­mi­na­tion du pro­jet fon­da­teur de l’école.

Les décrets à l’assaut de la liberté

Jusqu’au milieu des années 1990, la liber­té d’enseignement jouit d’une inten­si­té par­ti­cu­liè­re­ment forte. Elle n’est que mar­gi­na­le­ment enca­drée par le légis­la­teur. La (non-)politique sco­laire se borne alors à suivre la volon­té des réseaux et les ten­ta­tives de réformes d’ampleur — notam­ment, dans une cer­taine mesure, l’école réno­vée — butent sur l’autonomie de ces derniers.

À par­tir du décret « Mis­sions », la donne chan­ge­ra. Presque en cha­cune de ses dimen­sions, la liber­té d’enseignement subi­ra de nom­breuses restrictions.

Ain­si en est-il de la liber­té péda­go­gique, pour­tant tou­jours soli­de­ment garan­tie par l’article 6 de la loi du Pacte sco­laire1. Du point de vue du conte­nu des ensei­gne­ments, les objec­tifs péda­go­giques ont sen­si­ble­ment res­treint cette liber­té. Désor­mais, chaque éta­blis­se­ment doit ensei­gner un socle com­mun et les pos­si­bi­li­tés de déro­ga­tion sont pure­ment théo­riques. On note­ra que le légis­la­teur tend à jus­ti­fier ses atteintes dans le conte­nu des ensei­gne­ments par les lati­tudes qu’il main­tient dans les méthodes péda­go­giques. L’objectif est le même pour tous, il est déter­mi­né par le légis­la­teur, les moyens pour y par­ve­nir peuvent dif­fé­rer, ils sont du res­sort des éta­blis­se­ments. Cette logique affi­chée par les auto­ri­tés poli­tiques ne résiste pas à l’examen des évo­lu­tions décré­tales. La liber­té des méthodes péda­go­giques a éga­le­ment été réduite par le légis­la­teur. En effet, la défi­ni­tion de la matière à acqué­rir par tous s’accompagne d’une indi­ca­tion des pro­cé­dés péda­go­giques qu’il faut mettre en œuvre pour y par­ve­nir. Par ailleurs, que pen­ser d’autres inter­ven­tions décré­tales comme la règle­men­ta­tion des devoirs à domi­cile ou la défi­ni­tion du nombre maxi­mal d’élèves par classe ?

La liber­té en matière péda­go­gique se dou­blait autre­fois d’une très large auto­no­mie dans l’évaluation et la cer­ti­fi­ca­tion des par­cours des élèves. Cette liber­té tend éga­le­ment à être limi­tée. Aux moments clefs du par­cours sco­laire, la sanc­tion des études est cen­tra­li­sée par le biais d’évaluations externes cer­ti­fi­ca­tives. Enfin, pour pro­té­ger leur spé­ci­fi­ci­té phi­lo­so­phique ou reli­gieuse, les écoles libres pou­vaient jadis refu­ser l’inscription d’un élève dont les convic­tions étaient jugées étran­gères à la doc­trine de l’école. Cette autre dimen­sion de la liber­té orga­ni­sa­tion­nelle a été théo­ri­que­ment anéan­tie par le décret dit de la Saint-Boni­face du 12 juillet 2001 qui consacre un droit à l’inscription dans le chef des parents peu importe le réseau de l’école de leur choix.

Les exemples de cette entre­prise de réduc­tion de la liber­té d’enseignement peuvent être mul­ti­pliés. Rares sont pour­tant les mesures res­tric­tives qui ont été annu­lées par la Cour consti­tu­tion­nelle. Pour celle-ci, les limi­ta­tions de l’autonomie des écoles sont la contre­par­tie du finan­ce­ment accor­dé aux écoles libres. Le légis­la­teur est en droit d’émettre des condi­tions au béné­fice du sub­ven­tion­ne­ment. Et même lorsque le légis­la­teur limite la liber­té d’enseignement des écoles entiè­re­ment pri­vées ou celle de l’enseignement à domi­cile, la Cour consti­tu­tion­nelle a consi­dé­ré que la liber­té d’enseignement n’était pas mécon­nue : le droit à l’instruction des enfants est sus­cep­tible de jus­ti­fier de telles ingé­rences2. La Cour consti­tu­tion­nelle n’a pas véri­ta­ble­ment bali­sé les atteintes à la liber­té d’enseignement de sorte que cette der­nière a été for­te­ment limi­tée par le législateur.

On peut cepen­dant obser­ver qu’en ce qui concerne le libre choix, la règle­men­ta­tion a été moins loin qu’à pro­pos de la liber­té orga­ni­sa­tion­nelle. Certes, l’inscription dans le pre­mier degré com­mun de l’enseignement secon­daire est désor­mais réglée par une pro­cé­dure com­plexe. Dans ce cadre, le choix de cer­tains parents sup­plante celui d’autres parents. Ain­si, un enfant sco­la­ri­sé dans une école pri­maire à indice socioé­co­no­mique défa­vo­ri­sé ou à proxi­mi­té du domi­cile fami­lial aura plus de chances d’être ins­crit dans l’école pré­fé­rée de ses parents. Certes aus­si, la pos­si­bi­li­té de chan­ger d’école, en cours d’année ou en cours de cycle, pen­dant les huit pre­mières années de l’enseignement obli­ga­toire a été limi­tée3. Néan­moins, ces res­tric­tions du libre choix demeurent cir­cons­crites. D’une part, la règle­men­ta­tion des ins­crip­tions ne concerne que l’entrée dans l’enseignement secon­daire. D’autre part, la Cour consti­tu­tion­nelle a consi­dé­ré qu’une limi­ta­tion de la liber­té de chan­ger d’école ne pou­vait aller jusqu’à empê­cher un parent d’adapter son choix s’il ne peut plus se retrou­ver dans le pro­jet péda­go­gique de l’établissement pour des rai­sons de convic­tion reli­gieuse ou phi­lo­so­phique4.

Si la des­crip­tion juri­dique révèle une réduc­tion de la liber­té d’enseignement, sur­tout dans sa dimen­sion orga­ni­sa­tion­nelle, encore faut-il en expli­quer les rai­sons et com­prendre pour­quoi le libre choix a fait l’objet d’un trai­te­ment différent.

En quête d’égalité la politique scolaire contre la liberté d’enseignement

L’hypothèse expli­ca­tive que nous rete­nons est celle de l’émergence d’une poli­tique sco­laire dont la visée et les ins­tru­ments entrent en ten­sion avec la liber­té d’enseignement.

La volon­té d’atténuer les inéga­li­tés obser­vées dans le sys­tème sco­laire semble être la visée la plus sou­vent affi­chée par le légis­la­teur dans les normes atten­ta­toires à la liber­té d’enseignement. Cette visée s’accompagne d’un récit de l’état du sys­tème sco­laire fran­co­phone et des réformes anté­rieures. À cet égard, les res­pon­sables poli­tiques se sont appro­prié nombre d’analyses éla­bo­rées dans les forums scien­ti­fiques sur l’étendue et les causes des inéga­li­tés sco­laires. L’école en Com­mu­nau­té fran­çaise est duale : de nom­breuses écoles com­po­sées de manière homo­gène d’élèves faibles coexistent avec une quan­ti­té d’établissements com­po­sés de manière homo­gène d’élèves forts. Cette ségré­ga­tion sco­laire, ali­men­tée par la relé­ga­tion par l’échec dans les classes, les filières ou les écoles moins pres­ti­gieuses, occupe une place impor­tante dans la for­ma­tion des inégalités.

La liber­té d’enseignement est accu­sée d’être à la source de ces méca­nismes. Elle est jugée res­pon­sable de la struc­tu­ra­tion du sys­tème sco­laire en qua­si-mar­ché. Par ce terme, on vise la com­bi­nai­son de deux prin­cipes : un finan­ce­ment par les pou­voirs publics et un gou­ver­ne­ment par la loi du mar­ché. Les parents sont libres de choi­sir par­mi les éta­blis­se­ments acces­sibles. Le finan­ce­ment de ceux-ci dépend essen­tiel­le­ment du nombre d’élèves ins­crits. Tou­te­fois, contrai­re­ment à l’enseignement supé­rieur, les places dis­po­nibles dans les écoles sont limi­tées. Cette limi­ta­tion abou­tit à créer des situa­tions de pénu­rie locale : pour cer­taines écoles, la demande d’inscription est supé­rieure à l’offre. L’enjeu pour un chef d’établissement peut alors être de par­ve­nir à pla­cer son école par­mi les quelques éta­blis­se­ments qui sont en situa­tion de pénu­rie de places. La liber­té orga­ni­sa­tion­nelle per­met aux écoles d’adapter leur offre en fonc­tion des com­por­te­ments stra­té­giques des parents. Cer­tains éta­blis­se­ments peuvent ain­si se lan­cer dans une sur­en­chère péda­go­gique, main­te­nant des exi­gences exces­sives, ou faire preuve de conser­va­tisme péda­go­gique. Ils peuvent aus­si agir plus direc­te­ment sur la com­po­si­tion du public en sélec­tion­nant leurs élèves ou en les tri­ant sou­vent de manière pré­coce. Relé­ga­tion et ségré­ga­tion sont ain­si des effets per­vers de la liber­té d’enseignement.

Face à ce récit — l’ampleur des inéga­li­tés dans le sys­tème sco­laire et la (co)responsabilité de la liber­té d’enseignement —, le légis­la­teur fran­co­phone a entre­pris un large mou­ve­ment de réformes qui s’ouvre sym­bo­li­que­ment par l’article 6, 4°, du décret « Mis­sions » et son objec­tif d’assurer à tous les élèves des chances égales d’émancipation sociale.

Le che­min vers l’égalité emprunte deux voies : l’uniformisation et la différenciation.

Uni­for­mi­sa­tion, parce qu’on estime que les élèves doivent béné­fi­cier d’un ensei­gne­ment d’une qua­li­té simi­laire quels que soient leurs ori­gines sociales et l’établissement qu’ils fré­quentent. Le décret doit assu­rer l’équivalence des for­ma­tions. C’est ain­si qu’est notam­ment jus­ti­fiée l’harmonisation péda­go­gique por­tée par le décret « Mis­sions ». C’est aus­si ce sché­ma de légi­ti­ma­tion que l’on retrouve der­rière l’instauration d’une épreuve externe cer­ti­fi­ca­tive au terme des études pri­maires — le cer­ti­fi­cat d’études de base (CEB).

La dif­fé­ren­cia­tion, l’autre voie sui­vie par le légis­la­teur pour tendre vers l’égalité, vise à prendre en compte la diver­si­té des élèves en don­nant plus aux élèves plus faibles. L’exemple le plus notable de cette orien­ta­tion est la poli­tique de dif­fé­ren­cia­tion du finan­ce­ment des éta­blis­se­ments en fonc­tion de l’indice socioé­co­no­mique du quar­tier d’origine de leurs élèves.

L’égalité par l’uniformisation nour­rit une forte pro­duc­tion décré­tale condui­sant à réduire les zones d’autonomie sus­cep­tibles de pro­duire des inéga­li­tés. Elle s’oppose fron­ta­le­ment à la liber­té d’enseignement. L’égalité par la dif­fé­ren­cia­tion tend plu­tôt à en orien­ter l’exercice. Au lieu de réduire la liber­té, on incite les éta­blis­se­ments à faire de celle-ci un usage conforme aux objec­tifs des poli­tiques sco­laires. Ain­si, l’établissement qui s’assure d’accueillir des élèves issus de tous milieux sera favo­ri­sé dans son financement.

De la non-régulation au pilotage

La visée éga­li­sa­trice des poli­tiques sco­laires actuelles entraine donc l’adoption de normes restrei­gnant direc­te­ment ou indi­rec­te­ment la liber­té d’enseignement. S’agissant des ins­tru­ments de ces poli­tiques, ils prennent des formes inédites en réac­tion à cer­tains dys­fonc­tion­ne­ments asso­ciés à la liber­té d’enseignement. Cette der­nière a été accu­sée d’empêcher toute régu­la­tion effi­cace du sys­tème sco­laire. Au début des années 1990, le rôle des pou­voirs publics en matière d’enseignement est jugé modeste, on estime que l’école manque de coor­di­na­tion. Le sys­tème sco­laire appa­rait alors trop frag­men­té, trop décen­tra­li­sé, peu cohé­rent. Il fal­lut mettre en place un pilotage.

Le pilo­tage sera le mot d’ordre du chan­ge­ment de for­mule de régu­la­tion. Il pos­tule la défi­ni­tion d’objectifs appli­cables à toutes les écoles, l’évaluation de l’écart entre l’état du sys­tème sco­laire et ces objec­tifs et l’adoption de mesures ou la dif­fu­sion des pra­tiques sus­cep­tibles de réduire cet écart.

Ce modèle de régu­la­tion s’écarte de celui par lequel la paix phi­lo­so­phique avait été conquise. Le régime juri­dique de la liber­té d’enseignement en vigueur lors de la com­mu­nau­ta­ri­sa­tion de l’enseignement était le pro­duit de pro­ces­sus poli­tiques rele­vant de la démo­cra­tie conso­cia­tive. Le Pacte sco­laire et les légis­la­tions ulté­rieures ont été négo­ciés par les par­tis dans une com­mis­sion ad hoc pré­voyant leur repré­sen­ta­tion pari­taire et un droit de véto. Paral­lè­le­ment, le droit sco­laire s’abstenait de s’ingérer dans l’autonomie des réseaux. Ce modèle conso­cia­tif n’était pas le vec­teur d’une réelle poli­tique sco­laire, mais un cadre per­met­tant de mettre ensemble des inté­rêts divergents.

Le pilo­tage va rompre avec cette logique. Affi­chant les objec­tifs à atteindre par tous et éva­luant l’écart entre la réa­li­té et ces objec­tifs, il met en mou­ve­ment une ambi­tion de trans­for­ma­tion du sys­tème sco­laire. Le rap­port de ce pilo­tage avec la liber­té est ambi­gu. En un sens, ce mode de régu­la­tion prend en consi­dé­ra­tion la liber­té. En effet, il recourt à des modes d’intervention doux, peu contrai­gnants : inci­ta­tion, conseil ou mise en évi­dence des bonnes pra­tiques. Il s’attache à faire par­ti­ci­per les des­ti­na­taires des normes à leur éla­bo­ra­tion. Cepen­dant, les pou­voirs publics occupent une fonc­tion inédite dans la sphère sco­laire. Les modes d’intervention souples coha­bitent avec une mul­ti­pli­ca­tion de normes détaillées à mesure que le pilote constate qu’il doit enca­drer la réa­li­té au plus près pour la modi­fier. La der­nière mou­ture du décret orga­ni­sant les ins­crip­tions à l’entrée du secon­daire est par­ti­cu­liè­re­ment révé­la­trice de cette ten­dance à la règle­men­ta­tion tatillonne pres­cri­vant, entre autres, la manière dont le for­mu­laire d’inscription doit par­ve­nir aux parents. Si le modèle conso­cia­tif ten­dait à sacra­li­ser le sta­tu­quo, la régu­la­tion par le pilo­tage appelle la régu­la­tion. L’évaluation implique en tant que telle la pro­duc­tion de normes sup­plé­men­taires pour mieux se rap­pro­cher des objec­tifs et donc une inexo­rable réduc­tion de la liber­té. Paral­lè­le­ment, le pilo­tage ne se limite pas à un ren­for­ce­ment des pou­voirs publics. La norme décré­tale consacre éga­le­ment une mon­tée en puis­sance d’acteurs concur­rents aux pou­voirs orga­ni­sa­teurs sur des facettes essen­tielles de l’organisation du sys­tème sco­laire. L’expansion d’une régu­la­tion tri­par­tite incluant les fédé­ra­tions de pou­voirs orga­ni­sa­teurs et les syn­di­cats mul­ti­plie les zones qui échappent à la liber­té d’enseignement. Les écoles perdent ain­si prise sur des domaines tels que la for­ma­tion conti­nuée des ensei­gnants ou le recru­te­ment de ceux-ci.

La liberté comme contrainte

En résu­mé, l’action publique repose désor­mais sur un récit dans lequel la liber­té sub­si­diée d’enseignement n’est plus un bien­fait, car elle favo­rise la coha­bi­ta­tion phi­lo­so­phique, mais un pro­blème res­pon­sable du carac­tère inef­fi­cace et inéga­li­taire du sys­tème sco­laire de la Com­mu­nau­té fran­çaise. Pour y faire face, diverses réformes pour­suivent l’objectif d’égalité entre les élèves, par l’uniformisation ou la dif­fé­ren­cia­tion, alors qu’est pro­gres­si­ve­ment éri­gé un pilo­tage de l’enseignement arti­cu­lé autour d’objectifs, d’évaluation, de mesures cor­rec­trices et de dif­fu­sion des bonnes pra­tiques pédagogiques.

Pour­tant, mal­gré les res­tric­tions que la liber­té d’enseignement a connues, ce prin­cipe demeure struc­tu­rant pour les poli­tiques sco­laires. La liber­té d’enseignement consti­tue un obs­tacle à la conduite de ces poli­tiques avec pour effet soit de les ralen­tir, soit d’empêcher cer­taines réformes.

L’effet de ralen­tis­se­ment concerne par­ti­cu­liè­re­ment la dimen­sion orga­ni­sa­tion­nelle de la liber­té. On ne peut nier que les contours de celle-ci ont été pro­fon­dé­ment redes­si­nés par les réformes de ces der­nières années. On ne peut davan­tage sou­te­nir que la Cour consti­tu­tion­nelle ait entra­vé ce pro­ces­sus. Néan­moins, la liber­té d’enseignement peut être jugée (co)responsable de la len­teur qu’il fal­lut pour adop­ter cer­tains méca­nismes au pre­mier rang des­quels les éva­lua­tions externes cer­ti­fi­ca­tives. Ain­si, le décret « Mis­sions » de 1997 n’a pas engen­dré d’avancées notables en matière d’évaluation du ren­de­ment péda­go­gique. C’est par le décret « Pilo­tage » du 27 juin 2002 que les éva­lua­tions externes furent intro­duites. Le décret du 2 juin 2006 a mis en place la pre­mière épreuve externe cer­ti­fi­ca­tive, en fin d’études pri­maires. Ces pro­grès s’achèvent, à ce jour, par le décret du 30 avril 2009 qui ajoute l’épreuve externe cer­ti­fi­ca­tive à l’issue du pre­mier degré du secon­daire et le test d’enseignement secon­daire supé­rieur. Douze ans séparent donc ce der­nier dis­po­si­tif du décret « Mis­sions»… et davan­tage si l’on prend en consi­dé­ra­tion la phase tran­si­toire pen­dant laquelle les éva­lua­tions externes aux termes des deuxième et sixième années du secon­daire ne sont pas impo­sées à tous les établissements.

Une autre illus­tra­tion de cet effet de ralen­tis­se­ment concerne la liber­té de sélec­tion­ner les élèves. À nou­veau le décret « Mis­sions », mal­gré les trans­for­ma­tions impor­tantes qu’il a por­tées, a lais­sé indemne ce coro­laire de la liber­té d’enseignement. Ce droit fut, en théo­rie, réduit à une peau de cha­grin en 2001, par le décret de la Saint-Boni­face. Mais ce n’est qu’à par­tir de 2007 que le légis­la­teur s’est employé à sup­pri­mer la facul­té de sélec­tion que, dans les faits, les pou­voirs orga­ni­sa­teurs avaient conser­vée. Notre hypo­thèse est dès lors que la liber­té orga­ni­sa­tion­nelle a contri­bué à frei­ner l’établissement de ces éva­lua­tions externes cer­ti­fi­ca­tives et la sup­pres­sion du droit de sélec­tion­ner les élèves. Elle contraint le légis­la­teur à recou­rir à une stra­té­gie de chan­ge­ment pro­gres­sif en emprun­tant en pre­mier lieu des formes de régu­la­tion moins contraignantes.

L’obstacle for­mé par la liber­té d’enseignement peut aus­si inter­dire à la poli­tique sco­laire de suivre cer­taines orien­ta­tions. Cet effet de bar­rage appa­rait davan­tage lorsqu’il est ques­tion du libre choix des parents. Les pou­voirs publics ne peuvent impo­ser l’inscription dans une école qui n’a pas été choi­sie par les parents. En effet, dans pareille cir­cons­tance, les convic­tions phi­lo­so­phiques et reli­gieuses, que le libre choix vise à garan­tir, seraient bafouées. Il y a là une fron­tière qui ne peut être dépas­sée à régime juri­dique inchan­gé. La prise en compte des convic­tions phi­lo­so­phiques ou reli­gieuses exclut de la sorte tout méca­nisme d’affectation admi­nis­trée des élèves au sein d’une zone, tel que la carte sco­laire fran­çaise le pré­voyait. Au-delà des obs­tacles juri­diques, le libre choix appa­rait comme une ins­ti­tu­tion qui va de soi, une valeur à laquelle les Belges sont pré­su­més être atta­chés. En témoigne l’affirmation solen­nelle et sys­té­ma­tique du strict res­pect de ce prin­cipe à chaque fois qu’une pro­cé­dure d’inscriptions en secon­daire a été éla­bo­rée. Cet atta­che­ment vis­cé­ral au libre choix n’en est pas moins para­doxal puisqu’il s’accompagne d’une condam­na­tion du qua­si-mar­ché et de ses effets pervers.

Cette dépen­dance à la liber­té d’enseignement hypo­thèque l’entreprise de réduc­tion des inéga­li­tés. Elle empêche de réin­ter­ro­ger fon­da­men­ta­le­ment le libre choix et contraint, dès lors, à s’attaquer de manière indi­recte au mar­ché, en har­mo­ni­sant l’offre du point de vue péda­go­gique pour ten­ter de rendre sans objet la concur­rence. L’idée est de lut­ter contre la sur­en­chère péda­go­gique, d’éviter que les ensei­gne­ments ou la poli­tique de réus­site d’une école soient ins­tru­men­ta­li­sés en vue d’attirer ou d’exclure cer­taines caté­go­ries d’élèves. Dans les faits néan­moins, mal­gré cette conver­gence péda­go­gique, la concur­rence demeure, mais en dehors du droit. La relé­ga­tion et la ségré­ga­tion ne sont remises en ques­tion que mar­gi­na­le­ment, les inéga­li­tés persistent.

Gouverner l’école de demain avec les outils d’hier

Il y a lieu de se deman­der si la liber­té d’enseignement telle qu’elle est orga­ni­sée en Bel­gique n’est pas socia­le­ment dépas­sée. Il semble, en effet, hasar­deux de consi­dé­rer de nos jours que la réfé­rence, reli­gieuse ou autre, d’une école ins­pire l’ensemble des ensei­gne­ments dis­pen­sés. C’est pour­tant le fon­de­ment même du régime juri­dique de la liber­té, l’axe autour duquel les normes de ce régime s’articulent. Le recul de la foi et de la pra­tique reli­gieuse donne à pen­ser qu’il y a quelque chose d’anachronique à struc­tu­rer l’ensemble d’un sys­tème sco­laire autour de la réfé­rence reli­gieuse ou phi­lo­so­phique des éta­blis­se­ments et de leurs réseaux. Pour com­bien de parents l’identité reli­gieuse d’une école est la moti­va­tion prin­ci­pale du choix ? Les réserves sus­ci­tées par l’exercice de la liber­té d’enseignement par les musul­mans ne révèlent-elles pas le carac­tère obso­lète de ce prin­cipe juri­dique et du repli des com­mu­nau­tés phi­lo­so­phiques sur elles-mêmes qu’il implique ? Les peines qu’ont les pou­voirs orga­ni­sa­teurs à renou­ve­ler les membres de leurs asbl ne témoignent-elles pas de l’épuisement des com­mu­nau­tés phi­lo­so­phiques appe­lées à leur four­nir des vocations ?

Mais la liber­té d’enseignement semble à l’abri de toute remise en ques­tion fon­da­men­tale. Prin­cipe consti­tu­tion­nel, sa révi­sion néces­si­te­rait une majo­ri­té des deux tiers des chambres fédé­rales. Majo­ri­té d’autant plus dif­fi­cile à consti­tuer que les affres des guerres sco­laires n’encouragent pas à réflé­chir sur la per­ti­nence de ce prin­cipe. Pour reprendre les termes de Théo Hachez en avant-pro­pos du dos­sier de 1998, la liber­té d’enseignement est « une hache de guerre enfouie dans la Consti­tu­tion, comme l’empreinte qu’y ont lais­sées les que­relles sté­riles, aujourd’hui dépas­sées sans doute, mais dont on a toutes les peines du monde à endi­guer les séquelles5 ». Toute per­son­na­li­té poli­tique qui s’essaierait à la déter­rer ris­que­rait cer­tai­ne­ment de mettre un terme à sa car­rière alors que les effets d’une remise sur le métier de la liber­té ne seraient obser­vables qu’à long terme.

Et puis le jeu en vau­drait-il seule­ment la chan­delle ? Le légis­la­teur a pu adop­ter des réformes d’envergure qui devraient contri­buer à la démo­cra­ti­sa­tion sco­laire, autant qu’à l’efficience du sys­tème édu­ca­tif. La liber­té d’enseignement n’a pas empê­ché l’harmonisation péda­go­gique, la cen­tra­li­sa­tion de l’évaluation des acquis ou la consé­cra­tion d’un droit à l’inscription. Mal­gré ce prin­cipe, il est donc pos­sible de mener une poli­tique sco­laire dont les effets sur le ter­rain sont loin d’être anecdotiques.

Mais ce modèle a atteint ses limites. À cadre consti­tu­tion­nel constant, la poli­tique sco­laire ne peut por­ter pré­ju­dice à ce noyau dur irré­duc­tible de la liber­té d’enseignement assu­rant le res­pect des convic­tions phi­lo­so­phiques et reli­gieuses. Elle ne peut régu­ler qu’en sur­face le libre choix.

Pistes pour un nouvel article 24

Dans l’improbable scé­na­rio où la liber­té d’enseignement ferait l’objet d’une révi­sion consti­tu­tion­nelle, encore fau­drait-il déter­mi­ner dans quel sens elle pour­rait être amen­dée. Dans cet exer­cice périlleux, nous nous limi­te­rons à for­mu­ler trois sug­ges­tions qui inévi­ta­ble­ment res­te­ront dans la géné­ra­li­té des prin­cipes. Ces pro­po­si­tions ont pour objec­tif de résor­ber la dis­tance sépa­rant la liber­té d’enseignement des évo­lu­tions du contexte social et juri­dique, et d’ouvrir des pers­pec­tives de trans­for­ma­tion du sys­tème scolaire.

Pre­mière sug­ges­tion : subor­don­ner le libre choix au res­pect du droit à l’instruction.

La liber­té de choix contri­bue à la repro­duc­tion sociale. En effet, la tra­jec­toire des enfants est en par­tie condi­tion­née par le choix, ou le non-choix, de l’école. La recherche l’a suf­fi­sam­ment démon­tré : la ségré­ga­tion sco­laire empêche les enfants en dif­fi­cul­té sco­laire de béné­fi­cier d’effets de pair, c’est-à-dire qu’elle ne leur per­met pas de pro­fi­ter de l’influence posi­tive des élèves qui s’en sortent sans dif­fi­cul­té6. La ségré­ga­tion sco­laire engendre en même temps un pro­ces­sus d’étiquetage de la part des ensei­gnants les ame­nant à réduire leurs exi­gences envers les écoles dites ghet­tos. De plus, les parents ne sont pas égaux face au libre choix. D’un côté, l’absence de pro­cé­dures d’inscriptions trans­pa­rentes pour l’enseignement fon­da­men­tal laisse un espace impor­tant aux conni­vences entre les familles aisées et les écoles situées au som­met de la hié­rar­chie sco­laire. De l’autre, en rai­son d’inégalités d’information, il y a fort à parier que les parents des classes sociales défa­vo­ri­sées ne feront pas usage des droits que leur donne le méca­nisme d’inscriptions pour le pre­mier degré de l’enseignement secondaire.

Cepen­dant, même dans l’hypothèse où ce droit ne serait pas res­pon­sable des écarts de niveaux entre écoles, il serait tou­jours inac­cep­table à nos yeux. Ce droit par­ti­cipe, en effet, d’une socié­té mar­quée par le sépa­ra­tisme social. Il empêche les enfants de dif­fé­rentes ori­gines sociales et cultu­relles de se ren­con­trer, de se connaitre, de débattre notam­ment à par­tir des valeurs que leur ont trans­mises leurs parents, de faire l’apprentissage de l’altérité. Le libre choix engendre de la dis­tance entre les citoyens dès leur plus jeune âge. Or, l’école doit être le pre­mier lieu où se construit un monde commun.

Doit-on pour autant en finir avec la liber­té de choix ? Pas for­cé­ment. De la com­pa­rai­son inter­na­tio­nale, Natha­lie Mons dis­tingue quatre orga­ni­sa­tions de l’affectation des élèves : l’absence de choix du fait de l’existence d’une zone sco­laire stricte ; l’affection admi­nis­trée avec pos­si­bi­li­tés de déro­ga­tion ; le libre choix régu­lé dans lequel le choix appar­tient aux parents, mais où les auto­ri­tés cen­trales ou locales peuvent faire inter­ve­nir des consi­dé­ra­tions d’intérêt géné­ral ; et le libre choix total, modèle au sein duquel les parents choi­sissent et les écoles sont libres d’accepter ou de refu­ser leur demande7.

La Com­mu­nau­té fran­çaise tend à quit­ter ce der­nier modèle pour épou­ser le troi­sième. Elle n’a tou­te­fois réel­le­ment fran­chi ce pas que pour les ins­crip­tions au sein du pre­mier degré com­mun. Il convien­dra d’évaluer si les décrets « Ins­crip­tions » pro­duisent de la mixi­té sociale. On peut émettre deux bémols. D’une part, ils n’orientent pas la demande, lais­sant les parents qui ne sont pas au fait de la réa­li­té concur­ren­tielle du sys­tème sco­laire dans le non-choix. Un modèle de libre choix régu­lé pos­tule une bonne infor­ma­tion des parents. D’autre part, les cri­tères de cal­cul de l’indice com­po­site favo­risent la proxi­mi­té géo­gra­phique, au risque de repro­duire la ségré­ga­tion urbaine des grandes villes au sein des éta­blis­se­ments. Des sys­tèmes édu­ca­tifs étran­gers ont eu recours à des méca­nismes alter­na­tifs de dépar­tage des demandes d’inscriptions, qui s’avèrent davan­tage béné­fiques à la mixi­té sociale et au niveau géné­ral de résul­tats des élèves8. Dans l’hypothèse où des méca­nismes de cette nature pro­dui­raient des effets com­pa­rables en Com­mu­nau­té fran­çaise, il n’est pas néces­saire d’abandonner le libre choix. Cette liber­té pour­rait donc tou­jours être pro­cla­mée dans la Consti­tu­tion, mais sou­mise au res­pect du droit à l’instruction de sorte que si les modèles ména­geant une liber­té de choix des parents s’avéraient infruc­tueux à garan­tir de la mixi­té sociale, ils devraient être rem­pla­cés par des modèles d’affectation admi­nis­trée à par­tir de zones sco­laires socia­le­ment mixtes.

Deuxième sug­ges­tion : étendre le béné­fice de la liber­té orga­ni­sa­tion­nelle à l’ensemble de la com­mu­nau­té éducative.

La liber­té orga­ni­sa­tion­nelle a pour des­ti­na­taire les pou­voirs orga­ni­sa­teurs. Ils sont maitres des domaines non règle­men­tés, même si leur rôle tend à être concur­ren­cé par les orga­ni­sa­tions syn­di­cales et les fédé­ra­tions de PO. On est en droit de s’interroger sur la légi­ti­mi­té des pou­voirs orga­ni­sa­teurs à exer­cer ces pré­ro­ga­tives. La ques­tion ne se posait pas autre­fois. Il s’agissait de droits de l’Église, la liber­té d’enseignement étant un aspect par­ti­cu­lier de la liber­té des cultes.

L’on ne peut se satis­faire de cette jus­ti­fi­ca­tion aujourd’hui. Fon­der une école ne peut plus confé­rer des droits per­pé­tuels à ceux qui, par coop­ta­tion, se suc­cèdent dans les asbl des pou­voirs orga­ni­sa­teurs. À nos yeux, il y a une néces­si­té de démo­cra­ti­ser les pou­voirs orga­ni­sa­teurs, d’assurer leur repré­sen­ta­ti­vi­té en les élar­gis­sant à la par­ti­ci­pa­tion des acteurs sco­laires. Cette ouver­ture pour­rait contri­buer à la remo­bi­li­sa­tion de la com­mu­nau­té édu­ca­tive. C’est à la direc­tion, aux ensei­gnants, aux parents, aux élèves et aux repré­sen­tants de l’environnement social et cultu­rel de l’école que devrait reve­nir la liber­té de défi­nir les valeurs dont l’école s’inspire, le sens des savoirs qu’elle trans­met et les options péda­go­giques dans les­quelles elle s’inscrit. La réflexion ne se limite pas à l’école libre. L’enseignement offi­ciel gagne­rait éga­le­ment à assu­rer la par­ti­ci­pa­tion de l’ensemble de la com­mu­nau­té scolaire.

Pour que ces choix péda­go­giques et autres ne répondent pas à un envi­ron­ne­ment com­pé­ti­tif, mais aux besoins des élèves, au contexte par­ti­cu­lier de l’établissement, il faut au préa­lable enca­drer stric­te­ment la liber­té de choix. Si cette condi­tion est res­pec­tée, il nous semble plai­dable de réta­blir cer­tains coro­laires de la liber­té orga­ni­sa­tion­nelle ou, pour l’enseignement offi­ciel, d’étendre l’autonomie des éta­blis­se­ments. Pour redon­ner un sens aux appren­tis­sages et à l’expérience sco­laire, l’enjeu est moins de revi­vi­fier des pro­jets phi­lo­so­phi­co-reli­gieux que de « s’interroger loca­le­ment sur les modes d’interprétation des situa­tions sco­laires par les élèves, de déve­lop­per loca­le­ment diverses moda­li­tés orga­ni­sa­tion­nelles et péda­go­giques per­met­tant de favo­ri­ser l’appropriation des savoirs par les élèves9 ». On per­çoit éga­le­ment l’enjeu d’une plus grande liber­té pour les ensei­gnants qui se sentent dépos­sé­dés de leur propre métier en rai­son d’injonctions péda­go­giques qui leur semblent tout à la fois opaques et éloi­gnées des réa­li­tés du ter­rain10.

Un ensemble d’objectifs géné­raux devrait encore être défi­ni et éva­lué de manière cen­tra­li­sée pour garan­tir à cha­cun un bagage mini­mal, mais la liber­té péda­go­gique devrait pré­va­loir pour le sur­plus, tant au niveau des conte­nus qu’au regard des méthodes péda­go­giques, ces deux aspects étant solidaires.

Dans le régime actuel de la liber­té d’enseignement, il est impos­sible de dis­so­cier liber­té orga­ni­sa­tion­nelle et libre choix, les deux par­ti­ci­pant du res­pect des convic­tions phi­lo­so­phiques et reli­gieuses. Les parents doivent pou­voir ins­crire leur enfant dans l’école cor­res­pon­dant à leurs convic­tions, ce qui implique de la part des écoles une liber­té de s’affilier à une croyance ou à la laï­ci­té. Si l’on sort la liber­té d’enseignement de son car­can phi­lo­so­phique, il serait pos­sible d’envisager sépa­ré­ment ces deux dimen­sions, de bali­ser le libre choix et de réac­ti­ver la liber­té organisationnelle.

Troi­sième sug­ges­tion : garan­tir le res­pect des convic­tions au sein de chaque établissement.

Une limi­ta­tion du libre choix sup­pose néces­sai­re­ment que les convic­tions soient pro­té­gées dans toutes les écoles, quel que soit leur réseau.

Il ne s’agit pas de réac­ti­ver l’école plu­ra­liste en tant que telle, cette école n’a jamais exis­té que sur papier et rien ne garan­tit qu’elle pour­rait avoir davan­tage de suc­cès de nos jours. L’école plu­ra­liste cor­res­pond au contexte socio­lo­gique de son époque d’âge d’or des piliers. Dans la lignée de la juris­pru­dence de la Cour euro­péenne des droits de l’homme quant aux écoles offi­cielles11, un plu­ra­lisme contem­po­rain se maté­ria­li­se­rait plu­tôt dans l’obligation de dif­fu­ser de manière objec­tive, cri­tique et plu­ra­liste les infor­ma­tions ou connais­sances figu­rant au pro­gramme et dans l’interdiction de pour­suivre un but d’endoctrinement. Ce cadre géné­ral serait pré­ci­sé par la déli­bé­ra­tion démo­cra­tique de la com­mu­nau­té sco­laire qui pour­rait le décli­ner en fonc­tion du contexte local. Paral­lè­le­ment, au nom du dia­logue inter­cul­tu­rel, toute école devrait orga­ni­ser un cours de connais­sance reli­gieuse et un cours de morale, les deux devant être obli­ga­toi­re­ment sui­vis par tous les élèves. Cepen­dant, contrai­re­ment aux écoles offi­cielles, les écoles libres pour­raient ajou­ter à ces ensei­gne­ments des acti­vi­tés d’animation de la foi dont la fré­quen­ta­tion serait option­nelle12. Par ce biais, elles auraient la pos­si­bi­li­té de don­ner du corps à la tra­di­tion dans laquelle elles se situent.

Ce plu­ra­lisme s’oppose à la manière dont le régime actuel de la liber­té d’enseignement envi­sage l’engagement confes­sion­nel d’une école. La mis­sion d’évangéliser ou d’islamiser en édu­quant sup­pose le déve­lop­pe­ment cloi­son­né de com­mu­nau­tés socio­lo­giques, et donc un sépa­ra­tisme social. Cette idée du plu­ra­lisme s’oppose éga­le­ment à la neu­tra­li­té qui s’applique à l’enseignement offi­ciel13. La diver­si­té phi­lo­so­phique et reli­gieuse des élèves ne peut être réso­lue par l’abandon des par­ti­cu­la­ri­tés de cha­cun, l’abstention de prendre par­ti et la recherche d’un plus petit déno­mi­na­teur com­mun. Sur ce plan, nous rejoi­gnons la concep­tion d’Albert Bas­te­nier : l’école doit être tra­ver­sée par des valeurs pour avoir un sens, pour être le lieu du débat démo­cra­tique14. Il ne doit pas y avoir une école « unique », mais une plu­ra­li­té d’établissements reflé­tant la diver­si­té des publics qu’ils accueillent. Le sys­tème héri­té du Pacte sco­laire a pour ambi­tion de réa­li­ser le plu­ra­lisme par l’addition d’institutions enga­gées. Notre pro­po­si­tion pos­tule au contraire que le plu­ra­lisme ne résulte pas du sys­tème sco­laire dans sa glo­ba­li­té, mais de la pra­tique de chaque éta­blis­se­ment, enra­ci­née dans le débat pério­dique de la com­mu­nau­té scolaire.

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La liber­té d’enseignement a connu une his­toire récente mou­ve­men­tée. Long­temps pro­té­gée des ingé­rences par la paix sco­laire, elle fait l’objet de res­tric­tions répé­tées depuis les années 1990. La poli­tique sco­laire qui les char­rie est por­teuse d’un sou­ci d’efficacité et d’égalité. Elle ne va pas jusqu’à remettre en ques­tion le libre choix dont les effets contre­disent pour­tant ses objec­tifs. Après une décen­nie et demie de mise en œuvre de cette poli­tique, et alors que celle-ci tend à s’essouffler, le temps est venu d’interroger l’ordonnancement des prin­cipes qui fondent le sys­tème édu­ca­tif. Cela implique de se deman­der quelle école nous vou­lons, pour quelle société.

  1. Pour reprendre les mots du Conseil d’État, à l’occasion de l’examen de l’avant-projet qui devien­dra le décret « Mis­sions » : « Même s’il ne l’abroge pas expli­ci­te­ment, le pro­jet exa­mi­né rend sans objet l’article 6 de la loi du 29 mai 1959 modi­fiant cer­taines dis­po­si­tions de la légis­la­tion de l’enseignement, dite loi du Pacte sco­laire, qui, en recon­nais­sant, sous condi­tions et contrôle, la liber­té de choi­sir les méthodes péda­go­giques et de fixer les horaires, consti­tuait le sym­bole de la sur­vi­vance de la liber­té d’organiser un enseignement. »
  2. Arrêt n°107/2009 du 9 juillet 2009.
  3. Il s’agissait de l’autre volet du décret « Ins­crip­tions » du 8mars 2007 que les files noc­turnes ont cepen­dant occulté.
  4. Arrêt n°119/2008 du 31 juillet 2008.
  5. Th. Hachez, « Libé­rer la liber­té d’enseignement. Avant-pro­pos », La Revue nou­velle, octobre 1998, p.7.
  6. En revanche, les élèves plus forts ne sont pas péna­li­sés par la pré­sence d’élèves en dif­fi­cul­té, ou alors à la marge, car ils sont moins sen­sibles à ces effets de pair. Les élèves forts sti­mulent donc les élèves faibles sans que la pré­sence de ceux-ci ne décou­rage for­cé­ment ceux-là.
  7. N. Mons, Les nou­velles poli­tiques édu­ca­tives. La France fait-elle les bons choix ?, PUF, 2007, p.159.
  8. Notam­ment le ban­ding sys­tem répar­tis­sant les places dis­po­nibles entre plu­sieurs quo­tas cor­res­pon­dant à des niveaux de résul­tats sco­laires anté­rieurs des élèves, des places étant ain­si réser­vées tant pour les élèves forts que pour les élèves faibles (G. Felou­zis et Chr. Maroy, « Les consé­quences sociales des mar­chés sco­laires et leur régu­la­tion par l’action publique », G. Felou­zis, Chr. Maroy et A. Van Zan­tem (dir.), Les mar­chés sco­laires, PUF, à paraitre).
  9. V. Dupriez et Chr. Maroy, « Liber­té d’enseignement, sens et concur­rence », La Revue nou­velle, octobre 1998. p.157 et 158.
  10. Ce sen­ti­ment est net­te­ment per­cep­tible dans les dif­fé­rentes consul­ta­tions des ensei­gnants menées par des équipes de socio­logues à l’initiative de la Com­mu­nau­té française.
  11. Notam­ment l’arrêt Kjeld­sen, Busk Mad­sen et Peder­sen c. Dane­mark du 7 décembre 1976 (§52 et 53).
  12. H. Dumont, « Le plu­ra­lisme « à la belge » : un modèle à revoir », Revue belge de droit consti­tu­tion­nel, 1999, p.23 à 31.
  13. D’autant que cette neu­tra­li­té n’est pas dénuée d’ambigüité. De l’histoire sco­laire, l’école offi­cielle a héri­té d’un sta­tut à che­val sur deux exi­gences : accueillir les élèves de toutes les convic­tions et for­mer un contre­poids laïque au cloi­son­ne­ment catholique.
  14. A. Bas­te­nier, « La liber­té d’enseignement : un droit à réin­ter­ro­ger », La Revue nou­velle, octobre 1998, p. 16 à 45.

Mathias El Berhoumi


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