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La légitimité du management

Numéro 1 Janvier 2010 par Benoît Bernard Benoît

janvier 2010

Long­temps pré­ser­vée des ques­tions d’or­ga­ni­sa­tion et de ges­tion, la Jus­tice mani­feste, bon gré mal gré, un inté­rêt gran­dis­sant pour les logiques mana­gé­riales. L’in­tro­duc­tion d’un cer­tain nombre de concepts et d’ou­tils de ges­tion (éva­lua­tion des résul­tats, mai­trise des couts, stra­té­gie, rede­va­bi­li­té…) s’ac­com­pagne du déve­lop­pe­ment d’une ratio­na­li­té mana­gé­riale qui bous­cule les ratio­na­li­tés anciennes — juri­diques, admi­nis­tra­tives… -, mais aus­si les iden­ti­tés et les pra­tiques pro­fes­sion­nelles. Ain­si, au sein d’un monde que l’on carac­té­rise plu­tôt par sa per­ma­nence que par ses capa­ci­tés de chan­ge­ment, s’ins­talle l’i­dée d’o­pé­rer un pas­sage de l’ins­ti­tu­tion — où la régu­la­tion est assu­rée par des normes de conduite — à l’or­ga­ni­sa­tion — où l’al­lo­ca­tion des res­sources est pla­ni­fiée. Pour le dire autre­ment, le sec­teur réga­lien qu’est la Jus­tice connait un mou­ve­ment de déspé­ci­fi­ca­tion et tend donc à deve­nir une orga­ni­sa­tion publique comme une autre. Dans ce mou­ve­ment que l’on peut éga­le­ment qua­li­fier de détra­di­tion­na­li­sa­tion, quel est le rôle joué par le management ?

En droite ligne du New Public Mana­ge­ment, on retrouve dans les orga­ni­sa­tions judi­ciaires une rhé­to­rique spé­ci­fique à un mou­ve­ment géné­ral de moder­ni­sa­tion des admi­nis­tra­tions publiques. La Jus­tice n’est plus cette ins­ti­tu­tion basée en prio­ri­té sur l’indépendance, le pri­mat de la qua­li­té juri­dique ou les rites judi­ciaires. Ces normes géné­rales de conduite n’ont évi­dem­ment pas dis­pa­ru, mais la Jus­tice quitte peu à peu ce mode de régu­la­tion pour un autre axé sur la pla­ni­fi­ca­tion et l’allocation des res­sources1. Ain­si, à l’instar de l’organisation poli­cière, la Jus­tice déve­loppe, d’une part, des pro­jets ciblés tels que des démarches qua­li­té au minis­tère public ou la mesure de la charge de tra­vail des juges ain­si que, d’autre part, des réformes orga­ni­sa­tion­nelles à dif­fé­rentes échelles de fonc­tion­ne­ment. D’innombrables acro­nymes tels que, par­mi d’autres, PDCA (Plan Do Check Act), EFQM (Euro­pean Foun­da­tion for Qua­li­ty Mana­ge­ment), BSC (Balan­ced Sco­re­card), BPR (Busi­ness Pro­cess Reen­gi­nee­ring) ou encore KPI (Key Per­for­mance Indi­ca­tors) entrent désor­mais dans le voca­bu­laire des pro­fes­sion­nels de la Justice.

Tou­te­fois, comme dans d’autres domaines de l’action publique, le mana­ge­ment pose ques­tion. Pre­miè­re­ment sur un plan ins­tru­men­tal. Com­ment ces recettes géné­riques sont-elles appli­quées ou dif­fu­sées au cœur des orga­ni­sa­tions judi­ciaires ? Le mana­ge­ment et ses outils peuvent-ils répondre aux enjeux concrets des orga­ni­sa­tions judi­ciaires ? On pense inévi­ta­ble­ment aux phé­no­mènes que l’on épingle régu­liè­re­ment dans la presse (arrié­ré judi­ciaire, sur­po­pu­la­tion des pri­sons, éva­sions…), mais éga­le­ment aux besoins de refonte des rela­tions entre la Jus­tice et le citoyen : der­rière une rhé­to­rique de la moder­ni­sa­tion, le mana­ge­ment est-il une solu­tion tech­nique à ces enjeux ?

Deuxiè­me­ment, le mana­ge­ment doit être ques­tion­né sur le plan de sa légi­ti­mi­té poli­tique. L’introduction de logiques mana­gé­riales et, plus géné­ra­le­ment, de réformes appa­rait en réponse, ou du moins paral­lè­le­ment, à une situa­tion de crise(s), à l’apparition de phé­no­mènes sociaux tels que la judi­cia­ri­sa­tion (à savoir l’extension du rôle de la Jus­tice dans la réso­lu­tion de conflits) ou même d’évolutions juri­diques (pro­cé­du­ra­li­sa­tion, évo­lu­tion de la struc­ture des textes de loi, le « plai­der cou­pable»…). On pour­ra dès lors se deman­der, dans un second temps, quel rôle joue le mana­ge­ment dans le débat poli­tique : der­rière la neu­tra­li­té appa­rente des prin­cipes de mana­ge­ment, peut-il être une source de légi­ti­mi­té politique ?

Les réformes de la Justice : un déficit de finalisation et de finalité

Les obser­va­teurs du champ ont vu, tour à tour, se suc­cé­der la mise en œuvre de pro­jets d’informatisation et d’harmonisation des don­nées judi­ciaires (Phé­nix, Khéops), de décen­tra­li­sa­tion ges­tion­naire (Thé­mis) et, aujourd’hui, de refonte du pay­sage judi­ciaire. Si ces pro­jets, non abou­tis ou en ges­ta­tion, témoignent d’une volon­té de réforme, ils sont tou­te­fois symp­to­ma­tiques d’une dyna­mique en éter­nel déve­lop­pe­ment qui dépasse rare­ment le stade de l’installation pilote. Ain­si, les ten­ta­tives de moder­ni­sa­tion ciblées telles que les démarches qua­li­té entre­prises au minis­tère public ou la mesure de la charge de tra­vail — encore for­te­ment débat­tue — au sein du siège n’échappent pas à ce constat. La mise en place de ces outils semble, en effet, mar­quée par un manque de per­sé­vé­rance et/ou de moyens humains mis à la dis­po­si­tion d’une appli­ca­tion et d’une impli­ca­tion générale.

On peut éga­le­ment rele­ver le carac­tère contin­gent de ces « inno­va­tions » mana­gé­riales. Ces der­nières émergent ou pas, selon les cir­cons­tances du moment, la moti­va­tion de l’un ou l’autre chef de corps, sinon selon les impul­sions d’un cabi­net de conseil. Autre­ment dit, mal­gré une façade com­mune où sont cen­sées s’articuler effi­ca­ci­té, effi­cience et qua­li­té — un trip­tyque clas­sique du New Public Mana­ge­ment —, ces outils pèchent par une absence de cohé­rence d’ensemble et un manque de clar­té de leurs objec­tifs. Ce constat n’a en soi rien d’exceptionnel. L’analyse des poli­tiques publiques nous montre fré­quem­ment que la fina­li­té d’un outil de gou­ver­ne­ment ou de ges­tion n’est pas tou­jours cla­ri­fiée et for­ma­li­sée dès sa genèse. Au contraire, c’est dans l’action, dans une tra­jec­toire faite d’obstacles tech­niques et de stra­té­gies d’acteurs que sont défi­nis, ajus­tés, sinon trans­for­més les contours et les limites d’un dis­po­si­tif. Tou­te­fois, le niveau de clar­té des objec­tifs condi­tionne de toute évi­dence la forme d’adhésion des magis­trats et des acteurs de la Jus­tice aux outils ins­tal­lés. Dans le cas, par exemple, de la mesure de la charge de tra­vail, la légi­ti­mi­té de l’outil sera variable selon qu’il pour­suive l’objectif d’une nou­velle répar­ti­tion des moyens au sein de la magis­tra­ture, d’une réduc­tion des couts, de lutte contre l’arriéré ou encore de célé­ri­té de la Jus­tice. Ce manque de fina­li­té semble ain­si un des élé­ments forts des réti­cences et des résis­tances des enti­tés judi­ciaires locales. En effet, les objec­tifs liés à l’introduction des outils mana­gé­riaux ne doivent pas être confon­dus et demandent des outils de mesure… sur mesure.

Une modernisation à plusieurs vitesses

En adop­tant une vue par le bas, la dif­fu­sion des outils de moder­ni­sa­tion se défi­nit en outre par son hété­ro­gé­néi­té et par une mise en pra­tique dif­fé­ren­ciée. Ce constat nous rap­pelle, tout d’abord, com­bien l’organisation judi­ciaire se carac­té­rise par des fonc­tion­ne­ments, des usages, mais aus­si des arran­ge­ments qui donnent leur sin­gu­la­ri­té aux espaces locaux et qui sont autant de freins à une mise en œuvre homo­gène de réformes pro­gram­mées par le haut. L’introduction d’un outil de ges­tion semble ain­si sou­mise à la bonne volon­té des acteurs en place ou, inver­se­ment, à leurs stra­té­gies d’évitement. Un autre frein à l’ancrage des outils tient dans le déca­lage entre l’étendue des pos­si­bi­li­tés d’action que ces der­niers offrent et les capa­ci­tés ges­tion­naires — en termes de savoir et d’action — des chefs de corps. Non seule­ment les pro­fes­sion­nels du judi­ciaire doivent accom­plir leurs tâches tra­di­tion­nelles, mais ils sont désor­mais tenus d’être des magis­trats-mana­gers. Ils sont ain­si ame­nés à déve­lop­per les quelque vingt-quatre com­pé­tences éta­blies par le Conseil supé­rieur de la jus­tice, en par­ti­cu­lier dans le plan de ges­tion sur la base duquel ils se voient accor­der leur man­dat. Or ils n’ont actuel­le­ment que peu de marge dans la ges­tion des res­sources finan­cières et humaines de leur orga­ni­sa­tion. Autre­ment dit, ces chefs de corps reçoivent de plus en plus de res­pon­sa­bi­li­tés de ges­tion, mais ne dis­posent ni de « carotte » ni de « bâton » pour gérer leur organisation.

Dans son état d’évolution, la moder­ni­sa­tion de la Jus­tice est ain­si une moder­ni­sa­tion à plu­sieurs vitesses, cer­tains outils se ven­dant mieux que d’autres, dans cer­tains par­quets ou tri­bu­naux et dans des formes d’appropriation hété­ro­gènes. Un constat exa­cer­bé, d’une part, par un contexte fédé­ral où l’introduction d’outils mana­gé­riaux répond à des logiques d’adhésion ou de résis­tances dif­fé­rentes, du Nord au Sud, et tant en ce qui concerne la défi­ni­tion des prin­cipes de ges­tion que de l’utilisation des ins­tru­ments. Et, d’autre part, à l’échelle de la chaine pénale au sein de laquelle les capa­ci­tés cultu­relles au chan­ge­ment sont très inégales et semblent peu prises en consi­dé­ra­tion quand il s’agit de réfor­mer l’ensemble du système.

Une confusion entre le symptôme et la maladie

Les acro­nymes cités au début de ce texte laissent peu de doute tant sur leurs ori­gines anglo-saxonnes que sur leurs racines externes à une orga­ni­sa­tion judi­ciaire plus encline à manier le lan­gage juri­dique. À l’instar du mou­ve­ment géné­ral de mana­gé­ria­li­sa­tion du sec­teur public, les réfé­ren­tiels uti­li­sés ici sont extra­ju­di­ciaires. Au pas­sage, on note­ra une forte dose de mimé­tisme dans le déve­lop­pe­ment des outils des­ti­nés à moder­ni­ser le sec­teur public. On note­ra éga­le­ment leur empreinte éco­no­mique intrin­sèque : les concepts de per­for­mance, de ren­ta­bi­li­té ou de red­di­tion de compte sont consub­stan­tiels à ces outils.

Le monde de la Jus­tice habi­tué à fonc­tion­ner autour de pra­tiques, de valeurs et de sym­boles propres se voit contraint de se jus­ti­fier de son fonc­tion­ne­ment, de son cout et de sa capa­ci­té à répondre aux attentes socié­tales. Dans le cadre de la crise de légi­ti­mi­té que connait la Jus­tice depuis la fin des années nonante et qui la hante tou­jours, les outils dif­fu­sés consti­tuent les signes d’une volon­té de réforme et sont sans conteste por­teurs d’opportunités de chan­ge­ment. Les acquis mana­gé­riaux peuvent en effet, dans le res­pect de l’impératif d’indépendance des magis­trats, se mon­trer des sou­tiens au trai­te­ment des dos­siers et à la prise de déci­sion, à la redé­fi­ni­tion de la divi­sion du tra­vail et à l’allocation des ressources.

L’objectif de cet article n’est d’ailleurs pas de dis­qua­li­fier l’intérêt des prin­cipes et des outils du mana­ge­ment dans la moder­ni­sa­tion de la Jus­tice ou de l’administration publique. Der­rière les constats et les cri­tiques posés, des expé­ri­men­ta­tions et des solu­tions ins­pi­rées des tech­niques mana­gé­riales voient le jour, se mettent en place et contri­buent loca­le­ment à amé­lio­rer le fonc­tion­ne­ment concret des orga­ni­sa­tions. Ces ini­tia­tives sont par ailleurs por­tées par des acteurs, ins­ti­tu­tion­nels ou non, mais dont le rôle doit être sou­li­gné. À côté de figures connues dans le monde de la Jus­tice telles que le jus­ti­ciable, la vic­time, éven­tuel­le­ment l’usager, on observe l’apparition ou le ren­for­ce­ment d’acteurs tels que le mana­ger judi­ciaire et le conseiller en ges­tion des res­sources humaines au sein des par­quets et des tri­bu­naux, le mana­ger, pro­ces­sus clé des mai­sons de jus­tice ou encore, sur un autre mode, le consul­tant en jus­tice répa­ra­trice en pri­son. Si les outils de ges­tion montrent une face contrai­gnante, ils sont aus­si por­teurs d’une face habi­li­tante. La force de ces ins­tru­ments tient dans ce qu’ils peuvent être mobi­li­sa­teurs et fédé­ra­teurs : qu’importe le fla­con, pour­rait-on dire, pour­vu qu’il y ait sou­tien à la néces­saire coopération.

Tou­te­fois, la mise en place de ces dif­fé­rentes inno­va­tions mana­gé­riales semble être consi­dé­rée comme une réponse glo­bale et suf­fi­sante à un défi­cit pro­fond de légi­ti­mi­té socié­tale et poli­tique. Pour le dire autre­ment, l’utilisation de ces outils afin de résoudre des pro­blèmes de cette enver­gure s’apparente à une confu­sion entre la mala­die et le symp­tôme. Si l’introduction d’outils est un point d’entrée, ils ne peuvent à eux seuls sim­pli­fier les pro­cé­dures, réduire les couts ou ren­for­cer les par­te­na­riats avec le monde exté­rieur. Les ins­tru­ments de ges­tion peuvent être utiles pour aider un chef de corps à pilo­ter son orga­ni­sa­tion, mais pas à orien­ter, par eux-mêmes, les com­por­te­ments des magis­trats vers plus de coopé­ra­tion interne et vers une plus grande ouver­ture aux attentes de la société.

La neutralité des outils de gestion

Tout pro­ces­sus de mana­gé­ria­li­sa­tion implique une recherche de stan­dar­di­sa­tion et d’objectivation. La mise en chiffres est, faut-il le rap­pe­ler, au cœur du pro­jet ges­tion­naire. Tou­te­fois, les chiffres, les mesures ou autres ins­tru­ments de ges­tion ne sont pas que de simples outils, neutres et objec­tifs. Ce constat, régu­liè­re­ment mis en exergue, nous rap­pelle que der­rière leur neu­tra­li­té appa­rente, les ins­tru­ments de ges­tion imposent des logiques sous-jacentes d’analyse et d’action.

Autre­ment dit, un outil de ges­tion, par exemple, un modèle comp­table, un pro­gramme infor­ma­tique ou un indi­ca­teur de per­for­mances, aura non seule­ment pour effet de pres­crire les pra­tiques, mais éga­le­ment d’influencer la manière de pen­ser des acteurs, d’avoir cette capa­ci­té à les enfer­mer dans un modèle de rai­son­ne­ment : les ins­tru­ments de ges­tion encadrent les inter­pré­ta­tions, mettent en forme une réa­li­té et repro­duisent une concep­tion domi­nante de l’organisation et de son action légi­time. Ce méca­nisme peut s’illustrer par le rôle d’un indi­ca­teur dans la prise de déci­sion. À ce sujet, nous avons déjà eu l’occasion d’utiliser la méta­phore de la « lampe torche ». Ces outils éclairent un pro­blème en met­tant sous contrôle un phé­no­mène, mais, dans le même temps, for­matent les solu­tions par le mode d’approche uti­li­sé. Ain­si dans le cas clas­sique de l’absentéisme — le taux d’absentéisme étant le rap­port entre le nombre d’absents sur la période consi­dé­rée et les effec­tifs pen­dant une période don­née — les options seront dif­fé­rentes selon que l’on consi­dère absentes toutes les per­sonnes n’étant pas à leur tra­vail, quel que soit leur motif (congés, for­ma­tions, mala­die, récu­pé­ra­tion…) ou les absences que l’on peut impu­ter à la péni­bi­li­té ou la répé­ti­ti­vi­té du tra­vail. Dans la pre­mière confi­gu­ra­tion, une solu­tion pour­rait être le ren­for­ce­ment du contrôle, dans l’autre, la remé­dia­tion à une situa­tion de retrait et de souf­france. Le fais­ceau lumi­neux d’un indi­ca­teur n’éclaire donc qu’une par­tie de la com­plexi­té d’un pro­blème, sou­vent d’ailleurs la face qui ne remet pas grand-chose en ques­tion. Ain­si, expres­sion de stra­té­gies et de valeurs propres à un ou plu­sieurs acteurs, les indi­ca­teurs et autres ins­tru­men­ta­tions pro­duisent et repro­duisent une vision légi­time de l’organisation. Pour pour­suivre dans cette méta­phore, on ajou­te­ra que l’orientation du fais­ceau dépend éga­le­ment de l’acteur qui dirige la lampe torche. Les ins­tru­ments, et plus pré­ci­sé­ment ceux qui les mai­trisent, défi­nissent dès lors les acteurs qui par­ti­cipent à l’action ain­si que leur rôle, la por­tée de leur influence ou, même, leur impli­ca­tion forcée.

La ques­tion de la neu­tra­li­té des outils de ges­tion ne se limite tou­te­fois pas au seul niveau micro­so­cio­lo­gique. Le rôle du mana­ge­ment dans les réformes de la Jus­tice doit aus­si s’analyser à tra­vers les prismes de l’évolution des pro­fes­sions judi­ciaires, des luttes d’autonomie au sein de la chaine pénale et des rela­tions entre pou­voirs exé­cu­tif et judi­ciaire. Pre­miè­re­ment, le mana­ge­ment et ses outils repré­sentent un enjeu dans l’arène pro­fes­sion­nelle de magis­trats dont le métier évo­lue et, de sur­croit, en défi­cit de légi­ti­mi­té. Der­rière le mana­ge­ment, der­rière les contro­verses qu’il sus­cite, ce sont aus­si des concep­tions dif­fé­rentes du métier qui s’entrechoquent, il est vrai encore de manière feu­trée. Tant au minis­tère public qu’au siège, qui sera capable de défi­nir la manière de gérer son orga­ni­sa­tion pour­ra impri­mer sa vision, des­si­ner les contours et les limites d’exercice de la profession.

Ensuite, sur le même mode, les dis­po­si­tifs de ges­tion mis en place par les acteurs de la chaine pénale auront, à n’en pas dou­ter, une influence sur l’équilibre du sys­tème, sur l’évolution des ter­ri­toires d’action de chaque maillon. Les indi­ca­teurs de per­for­mance de l’un s’imposeront à d’autres et limi­te­ront, par consé­quent, les marges de manœuvre. Ain­si, l’appareillage mana­gé­rial (hyper-)développé de l’organisation poli­cière peut-il res­ter sans influence sur les acteurs de l’aval ? Par­ti­cu­liè­re­ment, dans le cadre d’une ten­dance obser­vée au glis­se­ment des com­pé­tences à l’avantage des acteurs en amont de la chaine pénale.

Enfin, à un niveau fai­tier dans la struc­ture de l’État, une nou­velle réforme de la Jus­tice — pour l’anecdote, avant celle de l’État — est en route. Une réforme sans conteste néces­saire et légi­time. Tou­te­fois, remar­quons que, ici aus­si, défi­nir la struc­ture d’un autre niveau de pou­voir n’est pas sans effet sur les rap­ports de force entre­te­nus avec celui-ci. L’actualité poli­tique récente nous a mon­tré suc­ces­si­ve­ment la chute d’une par­tie de l’exécutif et la mise en œuvre de cette nou­velle réforme de la Jus­tice. Les liens de cau­sa­li­té entre ces deux évè­ne­ments sont sans doute com­plexes, peut-être sont-ils ténus ou loin­tains, ils res­tent tou­te­fois à explo­rer et à se pla­cer dans le contexte plus large des rap­ports entre poli­tique et Justice.

Mais quel modèle de justice veut-on ?

Char­gé d’enjeux et d’investissements iden­ti­taires, le mana­ge­ment dépasse donc sa simple dimen­sion ins­tru­men­tale et se fait fenêtre d’opportunité, véhi­cule stra­té­gique tant en ce qui concerne les juri­dic­tions, la chaine pénale et l’État. À la ques­tion de savoir si le mana­ge­ment et ses outils consti­tuent une solu­tion tech­nique, notre pro­pos est de plai­der pour une uti­li­sa­tion basée sur la recherche de coopé­ra­tion — plu­tôt que sur le contrôle — et orien­tée vers la réso­lu­tion des pro­blèmes concrets de divi­sion du tra­vail et d’allocation des res­sources. Au risque sans doute d’aborder des sujets épi­neux, mais cru­ciaux tels que l’indépendance fonc­tion­nelle ou la pro­duc­ti­vi­té individuelle.

Tou­te­fois, les ins­tru­ments de ges­tion n’ont de sens que dans leur inclu­sion dans un pro­jet plus vaste que celui de la moder­ni­sa­tion. On sou­lève régu­liè­re­ment et à juste titre que les outils de ges­tion entrainent une prio­ri­té du com­ment sur le pour­quoi. Or la légi­ti­mi­té du mana­ge­ment passe par son asser­vis­se­ment à un modèle de Jus­tice fédé­ra­teur. En effet, quel modèle de Jus­tice veut-on ? La ques­tion n’est pas sou­vent posée. Elle est pour­tant essen­tielle, de sur­croit au moment où les obser­va­teurs convergent dans leurs constats de muta­tion de la péna­li­té. Veut-on une Jus­tice sécu­ri­taire ou, au contraire, une Jus­tice adap­tée aux nou­velles manières de résoudre les conflits ? Veut-on une Jus­tice dont les ins­tances suivent une évo­lu­tion inté­grée ou dif­fé­ren­ciée ? C’est en tout cas à par­tir d’un pro­jet sur l’avenir de l’organisation judi­ciaire que les méthodes mana­gé­riales trou­ve­ront signi­fi­ca­tion et direc­tion : le poli­tique pré­cè­de­ra dès lors le managérial.

  1. Ber­nard B. (dir.). « Le mana­ge­ment des orga­ni­sa­tions judi­ciaires », dans Per­for­mance publique, Lar­cier, 2009, 163 p.

Benoît Bernard Benoît


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