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La laïcité est-elle si favorable aux femmes ?
La laïcité et le féminisme marchent-ils forcément main dans la main ? C’est aujourd’hui le « récit dominant » dans notre société. Il s’appuie d’une part sur le souvenir des alliances des cinq dernières décennies autour de grandes thématiques portées en commun, comme le droit à la contraception et à l’avortement. Mais il s’appuie aussi sur la tendance plus récente à présenter la religion comme l’ennemi quasiment unique de la cause des femmes. C’est peut-être gommer un peu vite une partie de l’histoire. Le droit de suffrage pour les femmes, par exemple, n’a pas toujours été bien vu, en Belgique (et moins encore en France), de la gauche laïque, qui craignait de voir le vote féminin trop influencé par les curés. L’histoire de la « grande alliance » entre féminisme et laïcité mérite à tout le moins un inventaire, centré ici sur la Belgique francophone.
Dans un essai resté célèbre, Susan Möller Okin pose la question : « Le multiculturalisme est-il nuisible pour les femmes ? » L’argument est clair : la protection des cultures minoritaires est un idéal normatif respectable, mais il peut entrer en contradiction avec un idéal de portée supérieure pour les démocrates, à savoir l’égalité de traitement et de respect à l’égard de tous les individus et, en particulier, entre hommes et femmes. C’est que de nombreuses cultures ne traitent pas de manière égale les hommes et les femmes et, tout bien considéré (du moins selon Okin), les cultures occidentales sont, aujourd’hui, les moins lourdement patriarcales. Dès lors, accorder une protection spéciale aux cultures minoritaires dans les pays occidentaux pourrait facilement aboutir à détériorer la situation des femmes à l’intérieur de ces groupes en renforçant l’emprise de normes sociales davantage patriarcales. Les exemples sont bien connus, le plus souvent cité étant la pratique de mutilations génitales sur les fillettes dans certains pays africains.
C’est une question troublante, car elle nous rappelle que deux valeurs que la plupart d’entre nous considèrent comme extrêmement importantes, le respect des cultures et le respect pour les individus peuvent souvent entrer en collision. À tout le moins, cette collision est possible si nous considérons non seulement les droits culturels individuels (le droit pour chacun de pratiquer sa culture pour autant qu’il ne lèse aucun autre individu), mais aussi les droits collectifs, à savoir les droits pour certaines communautés d’organiser leur vie selon leurs propres règles, ce qui implique la possibilité d’imposer des contraintes sur les individus membres du groupe (en particulier les femmes).
L’argument d’Okin est fondamental (nous ne pouvons l’écarter d’un revers de la main) et, dans le même temps, discutable (la notion de ce qu’est une contrainte n’est pas complètement indépendante de la culture). Cet article ne vise pas à trancher l’argument sur le fond, mais plutôt à discuter l’usage qui en est fait aujourd’hui en Belgique et en France, en particulier. Dans le contexte de la poussée xénophobe en Europe, cet argument a été utilisé comme une arme puissante à l’encontre de l’islam, décrété religion « inacceptable », parce que contraire à toute définition raisonnable de l’égalité entre hommes et femmes. L’attaque a pris des formes diverses, en fonction de l’«ethos national » des différents pays : Christian Joppke compare la façon dont la controverse autour du voile s’est développée en France, au Royaume Uni et en Allemagne, et il montre bien que la revendication de l’«identité chrétienne » en Allemagne joue plus ou moins le même rôle fonctionnel que la « laïcité » en France. Ainsi, dans le cas de la France et, dans une certaine mesure de la Belgique, la laïcité est présentée au sein du débat public comme le bouclier destiné à protéger les femmes musulmanes des attitudes lourdement patriarcales au sein de leur propre communauté culturelle et religieuse. Cette « alliance » entre la laïcité et le féminisme contre l’islam (et très accessoirement contre le catholicisme) est aujourd’hui la grille de lecture idéologiquement dominante des relations entre le genre, la laïcité et la démocratie dans les débats publics belge et français.
Il y a au moins une raison circonstancielle qui justifie le scepticisme à l’égard de ce « storytelling » : il est devenu un schéma narratif central de la propagande du populisme d’extrême-droite. En particulier en France, Marine Le Pen, la présidente du Front national, semble avoir accompli une soudaine conversion simultanée à la laïcité et au féminisme. Cela paraît curieux : le fn, depuis ses débuts, a toujours défendu à la fois la conception traditionnelle du rôle des femmes et le catholicisme le plus traditionaliste. La figure que le Front promeut comme représentation symbolique de la France dans toutes ses manifestations est celle de Jeanne d’Arc, héroïne guerrière nationaliste directement inspirée par Dieu. Il est difficile d’imaginer un schéma narratif plus opposé à l’«alliance » du féminisme et de la laïcité. Même si ce mouvement idéologique est, très probablement, en partie tactique, il représente une véritable « conversion » au sein de la droite radicale et il conduit à marginaliser certaines options idéologiques importantes du parti. Ce déplacement a déjà affecté sérieusement certaines franges du mouvement féministe. Une féministe aussi importante qu’Élisabeth Badinter, déclarait ainsi, dès septembre 2011 dans le journal Le Monde que Marine Le Pen était la dernière personnalité politique française à défendre la laïcité.
Notre objectif est précisément de soulever certaines questions sur la nature « authentique » ou non de « l’alliance » entre féminisme et laïcité, et d’explorer quelle peut être la fonction de ce schéma narratif dans le contexte idéologique actuel. On s’en tiendra essentiellement au cas de la Belgique francophone, mais on ne pourra éviter de fréquentes références à la France, souvent présentée comme « modèle » dans ces controverses.
Les guerres scolaires premier mouvement vers la sécularisation
Idéalement, la distinction entre société « laïque » et société « sécularisée » devrait paraitre évidente : la laïcité n’est pas la sécularisation. Alors que la première se réfère à des arrangements institutionnels (séparation entre l’État et la religion), la seconde décrit un processus sociologique empirique : la diminution de l’importance de la religion au sein de la société. Un simple exemple peut clarifier la différence : jusqu’à très récemment, la Suède n’était pas formellement un État laïque1 puisque le luthéranisme y fut religion d’État jusqu’en 2000. Mais la Suède, comme toutes les sociétés luthériennes, est une société très sécularisée, où la pratique religieuse tend asymptotiquement vers zéro et où l’influence de la religion est minime, tant sur les croyances collectives que dans la vie quotidienne des gens. À l’inverse, les États-Unis sont un État rigoureusement laïque, qui interdit la présence de la religion en tant que telle dans les institutions, alors qu’ils sont tout sauf une société sécularisée, vu l’importance que les gens accordent à Dieu dans leur vie quotidienne.
Mais si cette distinction est simple au plan conceptuel, les choses sont plus compliquées d’un point de vue historique. En Belgique comme en France, le mouvement vers un État laïque et le mouvement vers une société sécularisée ont été portés historiquement par les mêmes forces. La « guerre des deux France » a dominé la dernière partie du XIXe siècle et ne prit fin que par la fameuse loi de séparation de 1905. Il ne s’est rien produit de tel en Belgique. La révolution belge fut dirigée par une alliance historique, interne à la bourgeoisie, entre les laïques libéraux (au sein desquels il y avait une fraction active de francs-maçons) et les catholiques (plus ou moins) conservateurs. L’alliance fut rompue dès 1847 et pour une grande partie du XIXe siècle, l’histoire politique de la Belgique est une histoire de compétition entre ces deux forces. En 1884, les catholiques prennent la tête du pays jusque 1919, quand, avec l’octroi du suffrage universel, le Parti ouvrier belge émerge comme force parlementaire de poids à l’échelle du pays.
Y a‑t-il eu durant cette période une « alliance » entre la laïcité et le féminisme ? C’est à tout le moins discutable. Durant tout le XIXesiècle, tant en France qu’en Belgique, les laïques des deux pays furent par exemple très réticents à accorder le suffrage universel aux femmes. Les femmes étaient soupçonnées d’être « sous l’influence » du clergé et dans leur majorité, les laïques craignaient que le vote féminin vienne renforcer encore l’influence des partis catholiques. Dans les deux pays, le suffrage universel ne fut étendu aux femmes qu’après la Seconde Guerre mondiale (1946 en France, 1948 en Belgique). Cela signifie, pour la Belgique, un décalage de trente ans avec le suffrage universel masculin. En France, le décalage est d’un siècle, soit un temps très long par rapport à la grande majorité des États du monde, ce qui a conduit Youssef Courbage et Emmanuel Todd2 à parler d’un antiféminisme (laïque) spécifique à la France.
Durant toute la période qui sépare la révolution de 1848 de la fin de la Seconde Guerre mondiale, il est donc difficile de parler d’une « alliance » ou même d’une « convergence générale » entre le féminisme et la laïcité. Les femmes étaient vues comme les alliées des curés et la convergence n’était effective que lorsque le soutien aux revendications des femmes pouvait affaiblir la force de l’Église catholique. À titre d’exemple, dans les deux pays, le système de sécurité sociale, tel qu’implanté juste après la Seconde Guerre mondiale, avec un appui massif de la gauche socialiste (laïque) était initialement basé sur des principes patriarcaux : c’était un système bismarckien où le mari ramenait l’argent du ménage. En temps de paix, la force de travail féminine était plutôt encouragée à rester « à la maison » selon le modèle familial traditionnel, et la plupart des droits sociaux des femmes étaient des « droits dérivés », dépendant de la situation du « chef de ménage ». Ce système était protecteur pour les travailleurs, mais, dans l’ensemble, peu favorable à l’autonomie des femmes.
Cette situation s’explique en grande partie par le fait que, durant toute cette période, la préoccupation centrale de la laïcité n’était pas la condition des femmes, mais l’éducation obligatoire. Ce fut le principal champ de bataille entre les laïques libéraux (ou républicains) et les catholiques durant tout un siècle. Mais l’issue de la bataille fut très différente dans les deux pays. Tandis que l’école publique devenait le modèle (largement) dominant pour l’éducation obligatoire en France, ce ne fut pas le cas en Belgique. Au moment de l’indépendance de la Belgique, l’éducation était essentiellement aux mains de l’Église catholique. Une première « guerre scolaire » opposa les catholiques et les laïques (libéraux) de 1879 à 1884 à l’issue de laquelle le parti catholique gagna la majorité absolue qu’il conserva trente ans durant. Le rapport des forces ne permit jamais aux laïques d’inverser la situation scolaire mais, à tout le moins, ils développèrent un système d’école publique dans chaque municipalité. Le système scolaire catholique devint peu à peu le service public « fonctionnel » qu’il est aujourd’hui, où les écoles catholiques sont largement subsidiées par l’État (moyennant le respect des conditions légales), mais disposent d’une large autonomie organisationnelle et pédagogique.
En Belgique, la dernière tentative des laïques pour changer radicalement l’organisation scolaire eut lieu sous le gouvernement libéral-socialiste d’Achille Van Acker entre 1954 et 1958 (nouvelle guerre scolaire). Mais ce gouvernement fut battu aux élections de 1958, où le PSC (successeur du parti catholique) approcha la majorité absolue à l’échelle du pays. La grande négociation qui suivit aboutit au Pacte scolaire qui encadre toujours l’éducation obligatoire.
La fin de la « guerre scolaire » eut aussi des effets sociopolitiques importants : l’opposition catholiques-laïques passa à l’arrière-plan comme clivage politique efficace, durant quatre décennies3. Le résultat fut presque immédiat : lors des élections de 1961, le Parti libéral (rebaptisé Parti de la liberté et du progrès) modifia radicalement son profil idéologique, abandonnant la laïcité comme thème structurant pour se redéfinir comme un parti de droite sur le clivage socioéconomique. Il annonçait qu’il était désormais ouvert autant aux catholiques qu’aux « laïques » et adopta comme ligne principale la défense des « classes moyennes » (indépendants et PME). Cette évolution a aussi conduit à une position très différente de la « laïcité » en France et en Belgique. En France, la loi de 1905, qui organise la séparation de l’Église et de l’État, a ainsi officiellement séparé, si l’on peut dire, la question de la laïcité de celle de la sécularisation. Bien que le mot « laïcité » soit absent de cette loi (il est apparu dans la Constitution de la Quatrième République en 1946), les historiens considèrent généralement que la laïcité est depuis 1905 inscrite comme un principe de l’organisation de l’État français. De sorte que s’il existe en France des mouvements « antireligieux », il n’existe pas, de mouvement « laïque » en tant que tel : la laïcité est considérée comme faisant partie du « fond commun » idéologique et institutionnel du pays.
Le contexte belge est loin d’être aussi tranché. Constitutionnellement, la Belgique fonctionne avec un système de cultes et de « convictions » reconnus. La question scolaire reste un « conflit dormant » entre catholiques et laïques, d’autant que la société civile (mouvements de jeunesse, asbl, institutions scolaires et de soins) reste prise dans un système de « piliers » qui tarde à s’effacer. Sociologiquement, l’enseignement catholique s’est redéfini par son attractivité pour les familles des classes moyennes et des classes moyennes supérieures, disposant d’un capital culturel important et d’une forte propension à investir dans l’éducation de leurs enfants. Dans une société qui s’est profondément sécularisée depuis 1958, il est ainsi révélateur de constater que l’enseignement catholique n’a pas perdu de « part de marché », au contraire.
Dans ce contexte, on n’est pas surpris qu’il subsiste un « mouvement laïque », principalement en Belgique francophone (Centre d’action laïque) qui associe la promotion de la laïcité comme objectif institutionnel et celle de l’athéisme (accessoirement de l’agnosticisme) comme référence idéologique et morale. Cette situation stabilise une confusion marquée entre la laïcité comme dispositif institutionnel et l’athéisme comme philosophie personnelle. Les statuts du Centre d’action laïque (article4) confirment explicitement cette confusion en utilisant le même vocable « laïcité » pour défendre les deux aspects. Ainsi, la situation des croyants laïques apparait presque comme une curiosité, en décalage avec les lignes de clivage traditionnelles de la société belge.
Si, à la fin de la guerre scolaire, le clivage catholique-laïque devint secondaire dans la formation des coalitions gouvernementales, la société belge, elle, était loin d’avoir « soldé ses comptes » avec son Église dominante.
La révolution silencieuse : une véritable alliance ?
Au bout du compte, le refroidissement du clivage religieux n’a pas produit un véritable « réarmement » du clivage socioéconomique, en raison des transformations globales des relations entre capital et travail qui trouvent leur origine lointaine dès le tout début des années 1970.
Le clivage socioéconomique lui-même fut en effet progressivement affaibli par la révolution silencieuse dans le domaine des valeurs politiques, bien décrite notamment dans tous les travaux de Ronald Inglehart. L’idée centrale d’Inglehart et de ses collaborateurs peut être très schématiquement décrite comme suit : à la fin des années soixante, dans tous les pays industrialisés, une nouvelle génération intègre le champ politique. Cette génération était la première a ne pas avoir vécu ni une période de guerre ni une période de crise économique majeure. Elle a été entièrement socialisée dans une ère de forte amélioration des conditions de vie matérielles et, en conséquence, elle élabore ses valeurs politiques davantage à partir des « besoins psychologiques » tels que l’affiliation, l’estime de soi et la réalisation personnelle qu’à partir des besoins de sécurité matérielle ou de subsistance.
Au sein de ces nouvelles valeurs « postmatérialistes » ou « postmodernes », un sous-ensemble prend une place décisive : il s’agit des valeurs de libre disposition de soi qui lient les questions de genre (le contrôle de leur fécondité par les femmes) et les questions de liberté sexuelle (le droit de choisir pour les deux sexes, l’égal respect de toutes les orientations sexuelles, le rejet du puritanisme). En Belgique, une question spécifique fut dans ce nouveau contexte, au centre d’une « nouvelle alliance » entre laïcité et féminisme : le droit à l’avortement. Le corps des femmes devient le nouveau champ de bataille où convergent les laïques, les féministes et les francs-maçons. En cette circonstance, la convergence était évidente : aucune institution n’est plus réticente à l’avortement que l’Église catholique. La situation est d’autant plus difficile que l’estompement du clivage politique entre laïques et cléricaux a eu comme effet paradoxal d’installer les partis chrétiens encore plus au centre du système politique belge.
En effet, la fin de la guerre scolaire a produit une nouvelle situation politique où le parti libéral repositionné comme parti de droite (voir supra) au plan socioéconomique est en opposition forte aux socialistes. Le PSC, héritier du vieux parti catholique, bien que sa base sociale soit en déclin constant en raison de la crise du catholicisme, est devenu en pratique quasiment indispensable à toute coalition gouvernementale : solidement installé au centre sur l’axe socioéconomique (qui reste la clef de la formation des gouvernements), il peut passer d’une alliance de centre-gauche avec les socialistes, à une alliance de centre-droit avec les libéraux, alors que la porte est quasiment fermée durant quatre décennies à une alliance socialiste-libérale à l’échelle du pays.
Dans le même temps, la pression pour changer la loi réprimant l’avortement commence à émerger d’une partie croissante de la société belge (en ce compris un nombre significatif de catholiques progressistes). C’est qu’il ne s’agit pas seulement d’une question philosophique, mais d’une question sociale : l’avortement, lourdement pénalisé en Belgique, était largement pratiqué. Mais les femmes de milieux plus ou moins aisés pouvaient se faire avorter dans de bonnes conditions à l’étranger alors que les femmes de la classe ouvrière étaient souvent obligées de se fier à des praticiens clandestins, avec des risques importants de séquelles physiques, voire de décès. Cette situation mettait fortement la pression sur le PSC, toujours indispensable pour former un gouvernement, mais qui savait très bien qu’il n’avait plus le soutien de la majorité de l’opinion sur cette question.
La légalisation de l’avortement a pris la tournure dramatique que l’on connait : la loi fut votée sous un gouvernement unissant socialistes et chrétiens, mais par une majorité de rechange, les chrétiens votant contre ou s’abstenant alors que les libéraux joignaient leurs voix à celles des socialistes. Le refus initial du roi de sanctionner la loi et la décision de le déclarer en « incapacité de régner » aurait pu définitivement délégitimer la monarchie constitutionnelle.
On avancera que ce combat commun pour l’avortement peut être considéré comme une alliance « authentique » entre les laïques et les féministes, partageant les mêmes valeurs sur cette question et désireux, d’un côté comme de l’autre, de desserrer l’emprise de l’Église catholique sur une société belge en voie de rapide sécularisation. Cet épisode fit germer l’idée, chez les socialistes et les libéraux, qu’ils pourraient, un temps, mettre leurs désaccords socioéconomiques « au frigo » et former un gouvernement ensemble pour enterrer définitivement le vieux clivage historique entre laïques et cléricaux. On connait la suite : l’occasion se présenta en 1999, au moment de la crise de la dioxine, qui donna naissance au gouvernement arc-en-ciel, incluant pour la première fois les écologistes. Ce gouvernement, et le suivant, menèrent sans doute une des politiques législatives les plus « postmatérialistes » du monde, avec (entre autres) la simplification du divorce, la reconnaissance du mariage homosexuel et une loi très libérale sur l’euthanasie.
Cela aurait dû constituer la « phase terminale » du clivage laïc-clérical, d’autant que, peu après, l’Église catholique belge, suivant l’Irlande, se prenait de plein fouet le scandale des prêtres pédophiles. Mais entretemps, la question de l’islam avait progressivement émergé.
Une nouvelle alliance contre l’islam ?
L’alliance entre la laïcité et le féminisme autour des questions de contraception et surtout de l’avortement entre les années 1960 et les années 1990 a donné naissance à une construction narrative où les deux marchent « naturellement » main dans la main. Ce fut probablement vrai durant cette période, mais, dans un contexte plus large, on a pu voir que les choses sont plus complexes. En outre, après plus de trois décades de combat commun, la composition sociologique du « noyau dur » des militants laïques, pour autant qu’on puisse le savoir, est toujours en décalage avec toute logique « postmatérialiste ». Par exemple, la majorité de la maçonnerie belge, représentée par le Grand Orient de Belgique et la Grande Loge de Belgique refuse toujours d’accepter les femmes comme membres. Les éléments empiriques disponibles (assez rares) montrent que parmi les membres et sympathisants actifs du mouvement laïque, il y a une forte surreprésentation des hommes âgés et dotés d’un haut capital culturel. On manque de données, mais les entretiens avec les membres montrent que les attitudes machistes ou homophobes n’y sont pas moins présentes que dans la population en général. De sorte que, même si la laïcité a été l’alliée du féminisme durant cette période, il reste difficile de savoir si c’était une alliance structurelle ou circonstancielle.
La nouvelle visibilité de l’islam, qui a fortement imprégné le débat public en France et en Belgique, a recomposé le contexte idéologique. Elle a polarisé les attitudes au sein même du mouvement laïque et du mouvement féministe, pour déboucher sur deux alliances opposées.
Au sein de la première, on trouve les féministes comme Élisabeth Badinter, citée plus haut, qui (s’appuyant notamment sur Okin) considèrent que, dans les sociétés occidentales, la violence et l’oppression à l’égard des femmes sont essentiellement le fait des minorités culturelles, donc des immigrés. Ces féministes sont alliées à cette part du mouvement laïque pour qui le combat pour la laïcité est en fin de compte un combat pour la sécularisation de la société : de ce point de vue, la religion est considérée comme un archaïsme, qu’il faut traiter avec tolérance, mais qui dans un « monde idéal » serait naturellement vouée à disparaitre. Tout bien considéré, c’est la position du philosophe français Henri Peña Ruiz, issu du Parti communiste, conseiller de Jean-Luc Mélenchon et théoricien reconnu de cette vision laïque. Pour cette alliance, la présence visible de l’islam en Europe signale non seulement une régression des droits des femmes, mais, ni plus ni moins, une régression de la raison.
Dans la seconde alliance sont impliquées ces féministes pour qui les musulmanes sont doublement victimes : non seulement victimes des règles patriarcales (au sein de la société globale et au sein de leur propre groupe), mais aussi victimes du racisme, au même titre que les hommes de leurs communautés. Dans ce groupe de féministes, on trouvera notamment Christine Delphy, qui n’hésite pas à qualifier Élisabeth Badinter de révisionniste : la façon dont Badinter considère les hommes de l’immigration comme source fondamentale (et presque unique) de violence contre les femmes est ainsi vue comme une façon d’occulter la violence structurelle à l’intérieur de la société française (et belge). Et aux côtés de ces féministes, nous trouvons des laïques comme Jean Baubérot, des philosophes comme Jocelyn Maclure et Charles Taylor, ou même des islamologues comme Olivier Roy, pour qui la laïcité est un principe politique de séparation qui ne peut être confondu avec un dispositif antireligieux.
C’est évidemment une distinction « à la grosse louche », qu’il faudrait nuancer à l’infini, mais il semble que cette opposition rende bien compte du débat public et que la plupart des acteurs savent parfaitement dans quel « camp » ils se trouvent. Pour éviter de disqualifier d’emblée une des positions, on parlera de camp « républicain » pour la première alliance et de camp « libéral » pour la seconde. Mais il s’agit là essentiellement d’une convention de langage4. Sur le plan normatif, on assumera ici une position clairement « libérale » tout en reconnaissant que les « républicains » sont nettement majoritaires parmi les militants laïques. La suite du texte tentera donc de construire un argumentaire (évidemment très incomplet) contre la position ici baptisée « républicaine ».
L’émergence de la question du voile en France
Pour rappel, les premières affaires d’«élèves voilées » ont émergé dans les médias et dans le débat public français à la fin des années 1980, contre l’interprétation alors en vigueur de la constitution puisque le Conseil d’État cassait les expulsions de jeunes filles, jugées discriminatoires. Les raisons qui ont multiplié ce genre d’affaire dans les quinze années suivantes sont à peu près les mêmes que pour la Belgique.
La première en est sans doute la prise de conscience par les musulmans eux-mêmes de la pérennité de leur installation. Beaucoup étaient d’ailleurs devenus citoyens français par naturalisation ou par naissance. Dans cette perspective, la discrétion religieuse destinée à rendre leur « séjour » plus facile, a cessé de faire sens : la réserve que l’on accepte de respecter dans une perspective temporaire ne peut être maintenue pour l’éternité. C’est ce qui a conduit un certain nombre de sociologues à voir dans ces nouvelles revendications de visibilité un signe d’intégration de la part de ces citoyens musulmans.
Mais pour beaucoup de féministes et de laïques, ce point de vue est inaccessible. La plupart d’entre eux ont vu le voile musulman comme un signe non ambigu de soumission de la femme. La diffusion du voile est ainsi apparue comme le résultat d’une stratégie de « réislamisation par le bas », en aucun cas issue de la libre volonté des femmes, mais bien d’un « clergé » inspiré soit par la révolution iranienne soit par le renouveau du salafisme en Arabie saoudite. On peut admettre une part de vérité dans cette idée d’une pression extérieure. Mais il semble difficile de produire une explication convaincante sans intégrer la volonté de ces nouvelles générations de « citoyens musulmans » de se voir reconnus comme tels. On ne peut expliquer la multiplication des voiles sans prendre en compte les mécanismes de « réaffirmation identitaire » : non seulement à l’échelle de l’identité collective (l’appartenance à une communauté qui revendique l’estime de soi), mais tout autant à l’échelle de l’affirmation identitaire individuelle. Les (trop rares) études existant à ce sujet tendent à montrer qu’une part importante des jeunes femmes musulmanes (pas toutes, évidemment) qui décident de se voiler donne à cette décision le sens d’une affirmation d’autonomie, tant à l’égard de leurs parents que des hommes en général.
La majorité de la population, tant belge que française, n’est toutefois pas en position de voir toutes ces nuances et ceci pour au moins quatre raisons. La première est la crise de l’intégration par le travail, qui s’aggrave avec le rapide affaiblissement du modèle « fordiste » : le thème de l’«exclusion » de la force de travail comme nouveau processus de domination a été solidement documenté par les travaux sociologiques depuis trente ans. Comme le suggère le philosophe français Joël Roman, dans ce contexte, c’est l’appartenance à la « communauté nationale » qui est directement en cause parce qu’elle n’est plus médiatisée par les multiples liens noués au sein du travail. Il se construit donc une tension globale autour des symboles culturels de cette appartenance nationale et le voile est vu comme le « refus de l’assimilation » en tant que citoyen(nes). La seconde raison du rejet de cet islam « plus visible » est la recherche classique d’un bouc émissaire en temps de difficultés sociales et économiques. L’exclusion dont sont victimes de nombreux citoyens « français de souche » mène rapidement à la montée de la xénophobie, et les femmes voilées constituent une cible visible. La troisième raison est que la xénophobie peut être « recatégorisée » comme une position morale acceptable par l’existence d’une offre politique explicite. Le politologue suédois Jens Rydgren, entre autres, a ainsi montré que la présence du Front national au sein de l’offre politique française a contribué à faire de la xénophobie une opinion « respectable ». Enfin, la quatrième raison tient au contexte international : la disparition de l’Union soviétique, les attaques du 11 septembre 2001 et les réactions militaires particulièrement agressives qui ont suivi ont donné du crédit au schéma narratif du « choc des civilisations » proposé par Samuel Huntington, qui a fait percevoir les musulmans au sein des pays occidentaux comme une sorte de « cinquième colonne » de l’«islam mondial ».
On sait comment la « guerre du voile » a trouvé en France une issue (sans doute provisoire): la loi d’interdiction des signes religieux dans les écoles, votée en 2004 après les travaux de la commission Stasi, cible de toute évidence, et assez hypocritement, le voile islamique essentiellement, tout en évitant de le formuler de manière explicite (ce qui aurait été contraire à la « laïcité française »).
Le conflit « copié-collé » en Belgique
La « question du voile » qui s’est développée plus tard en Belgique a probablement émergé en partie par contagion depuis la France. Le vote de la loi française a sans doute été vu comme un « succès à imiter » par une partie du mouvement laïque et la multiplication des incidents est en fait postérieure à 20045.
C’est en 2007 que s’est créé le Rappel (Réseau d’action pour la promotion d’un État laïque) qui s’est d’abord fait connaitre par la mise en circulation d’une pétition contre le port du foulard dans les écoles publiques. On peut trouver étrange, à première vue, que cette nouvelle agitation « républicaine » s’amorce si peu de temps après les grands acquis de la sécularisation du début du XXIe siècle. À y bien regarder, le mouvement est évident : ces victoires ont mobilisé les laïques et leur ont donné l’envie d’aller plus loin. Au moment même où la Belgique se positionnait comme un des États les plus sécularisés du monde, un nouvel « ennemi » semblait émerger, à savoir la transformation de l’islam belge « invisible » en une forme de religion plus assertive et plus exigeante. Il paraît assez naturel que l’énergie accumulée par la frange la plus radicale du mouvement laïque soit réfractée vers ce qui est alors perçu comme la « menace émergente », probablement plus « dangereuse » que l’Église catholique elle-même dont l’emprise sur la population belge s’est radicalement affaiblie. Une partie du mouvement féministe est dans la même disposition d’esprit : il lui semble insupportable de voir des jeunes femmes revendiquer pour elles-mêmes ce que ces féministes perçoivent comme un signe non ambigu de domination patriarcale.
Il n’est bien sûr pas sans conséquence que le champ de bataille soit à nouveau l’école. L’éducation obligatoire est devenue un secteur fortement concurrentiel en Belgique. Les efforts pour restreindre le libre choix de l’école par les parents sont durement contestés et peu efficaces. En conséquence, il y a peu de mixité sociale et de considérables inégalités de résultats entre écoles, partant, entre élèves. Les écoles disposent de stratégies (inégales entre le réseau libre et officiel) pour sélectionner leur public, ce qui produit de puissants effets de ségrégation. Le voile devient alors un « signal symbolique » : les écoles qui le tolèrent attirent assez rapidement un grand nombre de jeunes musulmanes, issues de milieux socioéconomiquement défavorisés. Elles ont donc du mal à conserver leurs élèves issus des familles de classes moyennes et de classes moyennes supérieures. Le phénomène prend une ampleur particulière à Bruxelles où une proportion importante des élèves est de culture musulmane (ce qui n’en fait pas forcément des croyants).
Il y a donc des raisons compréhensibles à voir la frange radicale du mouvement laïque investir ce champ de bataille et réclamer la prohibition légale du voile. Il y a aussi un argument fort : sans cette prohibition, les responsables d’école sont « laissés à eux-mêmes » et confrontés à des problèmes qui dépassent leurs possibilités d’action. Mais cette campagne a rapidement mené à des conséquences idéologiques pas très différentes du cas français : la xénophobie est implicitement reformatée comme une position « respectable » lorsqu’elle cible l’islam, défini comme une religion dangereuse et archaïque, cherchant à imposer ses normes à la société belge tout entière. Les jeunes femmes qui veulent porter le hijab sont vues, au mieux comme « manipulées » par les hommes de leur communauté, au pire comme les victimes d’une cruelle oppression de leurs pères, frères et mères. Ce glissement idéologique finira par s’étendre à l’essentiel du mouvement laïque (avec un certain nombre de dissidents) et, avec l’aide des médias, les conditions sont créées pour une sorte de panique morale.
Les incidents symboliques, dès lors, se suivent. Dès 2006, on avait vu un CPAS refuser le revenu d’insertion à une jeune femme voilée, sous prétexte qu’elle se trouvait dans un lieu public, donc qu’elle avait une « obligation de neutralité ». Cette position était suffisamment excentrique pour attirer l’attention des médias, mais elle a constitué une claire tentative d’étendre l’obligation de « neutralité » des autorités publiques aux citoyens eux-mêmes.
En septembre 2009, une Belge d’origine turque, Mahinur Özdemir, est élue députée régionale de Bruxelles et prête serment avec un foulard. Le principal parti d’opposition (le MR en l’occurrence) a vigoureusement protesté et la polémique a duré des semaines (alors que, constitutionnellement, on puisse penser que la liberté d’expression des députés soit encore davantage protégée que celle des citoyens ordinaires).
Le vote de la loi prohibant le niqab (abusivement assimilé à la burqa dans les commentaires) en avril 2011 a aussi un côté surréaliste (indépendamment de l’opinion qu’on peut avoir sur la pratique du niqab elle-même): ce fut sans doute la seule loi votée durant cette période par tous les membres du Parlement (sauf une) et cela le restera sans doute pour longtemps.
Ces évènements peuvent sembler anecdotiques, mais ils participent tous d’un glissement idéologique global qui consiste à « redéfinir » l’islam comme une religion misogyne et barbare, et la laïcité comme un « bouclier » à son encontre. Au-delà de la question de la domination patriarcale des femmes, l’islam est resté dans les médias pour toutes sortes de raisons. Ainsi, on se souviendra de la sortie du député MR Daniel Ducarme protestant contre l’absence (apparemment non confirmée) de la viande de porc dans les prisons. On se souviendra aussi d’une émission « Questions à la une » fort contestée sur sa vision très orientée de l’islam à Bruxelles.
Les raisons de cette nouvelle « islamophobie » ne paraissent pas très différentes en Belgique de celles qui ont été évoquées pour la France. Cette alliance entre une partie du mouvement féministe et une partie du mouvement laïque, qu’on a baptisé ici « alliance républicaine » a certainement des effets contreproductifs en ce qu’elle relégitime la xénophobie comme un sentiment et une idéologie respectables. Cela ne dispense pas d’évaluer quels arguments raisonnables peuvent éventuellement plaider en faveur de cette alliance.
Point de vue normatif
Revenons un moment au texte du Susan Möller Okin cité au début de cet article. On peut lui reconnaitre un noyau de vérité : les sociétés occidentales (dans le cas présent notre société belge francophone) sont, tout bien considéré, plus favorables aux femmes que la plupart des autres cultures. Dès lors, la prudence s’impose lorsqu’il s’agit d’accorder aux minorités culturelles des droits collectifs qu’elles pourraient utiliser pour détériorer la situation des femmes dans leurs propres communautés. Cet argument mériterait une longue discussion, mais on peut lui concéder ici une part de vérité. On ne va donc pas tenter de contester la position d’Okin, mais plutôt de se demander quelle pertinence elle a dans le contexte de la « guerre contre l’islam » en Belgique. Et pour plusieurs raisons, on défendra que cette pertinence est fort limitée.
La première raison est que, pour ce que l’on en sait, les musulmans de Belgique, dans leur immense majorité, ne réclament pas de droits qui pourraient détériorer la situation des membres de leurs communautés, ni même de droits qui pourraient être opposables (de la part d’une autorité quelconque) aux membres de leurs communautés (en dehors de l’autorité parentale normale, dans les limites où elle est reconnue à tous les citoyens belges). À l’exception peut-être de groupes marginaux, il n’y a par exemple pas de demande d’être jugés selon des lois ou par des tribunaux « communautaires ». Ce qu’on observe, à l’inverse, c’est une tendance de la part de la société « majoritaire » de restreindre les droits individuels dans un nombre sans cesse croissant de domaines de la vie sociale et culturelle : le droit de choisir sa manière de se vêtir, le droit de choisir son alimentation, le droit d’exprimer ses convictions en public. Tout bien considéré, c’est là, semble-t-il, que se situe la véritable pente glissante dans la société belge : les laïques républicains exigent de plus en plus d’interdits, et l’on peut penser que l’essentiel est moins de prévenir la détérioration de la situation des femmes que de ramener les musulmans à leur « invisibilité » antérieure. Il est fort possible que, dans l’ensemble, la situation des femmes au sein des communautés musulmanes soit pire que dans la société « mainstream », mais cette situation ne nécessite pas que l’on invente de nouvelles lois, de nouveaux délits ou de nouveaux crimes : la société belge a largement son content de lois pénales. Nous avons plutôt besoin d’un travail social plus efficace et surtout d’une réduction des discriminations, en clair, d’une alliance centrée sur une volonté claire de promouvoir la justice sociale (dans des conditions difficiles) plutôt que sur la criminalisation croissante de comportements qui ne sont absolument pas délictueux en soi.
On concèdera que la question de la liberté ne suffit pas à régler l’exigence de cohésion d’une société. Les laïques républicains citent souvent la fameuse phrase de Lacordaire (un prêtre, pourtant) pour qui « Entre le faible et le fort entre le riche et le pauvre, entre le maitre et le serviteur, c’est la liberté qui opprime et la loi qui libère ». Ce point de vue rejoint un autre argument d’Okin : les féministes sont très attentives à l’oppression à l’intérieur des structures privées comme la famille. C’est un argument que l’on ne peut pas écarter si l’on veut prendre au sérieux l’exigence d’égalité. La question qui se pose est donc de savoir dans quelle mesure une sorte de « paternalisme d’État » serait justifiée en vue de protéger les plus faibles. C’est la raison pour laquelle même certains laïques libéraux envisagent la question de l’interdiction du voile dans les écoles jusqu’à un certain âge par exemple.
Mais il faut bien admettre que d’un point de vue général, le choix du prohibitionnisme ne protège guère les femmes. En toute hypothèse, c’est sur elles que tombe la sanction et non sur ceux qui sont supposés les opprimer. Dans le cas exemplaire de la loi « anti-burqa », les sanctions ciblent directement les femmes qui portent le niqab en public : elles peuvent se voir imposer une amende ou même une peine de prison. On a du mal à voir comment leur situation va s’en trouver améliorée. D’un point de vue conséquentialiste, cette loi semble difficile à justifier. Une étude récente de la sociologue (et députée) Eva Brems, de l’université de Gand, a montré que parmi les quelques dizaines de femmes qui portent le niqab beaucoup le font volontairement et que cela leur confère un sentiment de « liberté et d’estime de soi ». Même si nous prenons en compte la possibilité de préférences adaptatives6, l’effet le plus probable de cette loi sera de confiner ces femmes chez elles davantage que de les amener à circuler en rue sans leur niqab (mais du moins ces niqabs seront-ils devenus invisibles : ils cesseront de « faire scandale »). On peut sincèrement se demander si substituer un paternalisme d’État au paternalisme religieux est forcément toujours un mieux. Comme le formule très bien et extensivement la philosophe française Cécile Laborde, le rôle de l’État est de donner à chacun les moyens de vivre une vie autonome (avec une attention spécifique au plus faible). Il n’est pas de contraindre les citoyens à mener une vie autonome (selon ses propres critères!).
Si nous laissons la question du niqab, qui est quantitativement un problème mineur, pour nous tourner vers le hijab, on peut attendre des laïques républicains, selon leurs propres principes, qu’ils soient extrêmement soucieux de protéger les femmes musulmanes contre la principale restriction à leur autonomie : le chômage et l’exclusion. C’est la conquête de leur autonomie financière (et auparavant de leur autonomie éducative) qui constitue la voie évidente de l’émancipation des femmes musulmanes. Mais précisément, la suspicion qui s’est étendue à tout ce qui « signale » les musulmans constitue un lourd fardeau pour les femmes : la ligne laïque « dure » veut les obliger à ôter leur voile pour toute possibilité d’emploi dans le secteur public. On a du mal à concevoir que cela puisse aider ces femmes à renforcer leur autonomie. Mais il y a plus grave : le secteur public étant de moins en moins distinguable du secteur privé (une partie croissante des tâches auparavant réservées au public est aujourd’hui confiée à des sous-traitants privés), on voit maintenant des firmes privées interdire le hijab parce que cela « perturbe leurs clients ». La jurisprudence des tribunaux est hésitante sur cette question : l’argument a plusieurs fois été jugé comme discriminatoire, mais beaucoup de juristes font remarquer que la justice pourrait, à l’avenir, prendre de plus en plus souvent le parti de l’employeur. De sorte que sur ce qui est probablement la question essentielle — la possibilité pour les femmes musulmanes de réelles opportunités d’autonomie professionnelle et financière — la stratégie de la laïcité républicaine semble dangereusement contreproductive.
Ce deuxième argument que l’on vient d’exposer pourrait donc se résumer comme suit : encourager l’autonomie des femmes musulmanes à travers l’interdiction qu’on veut leur faire de se vêtir selon leurs convictions ne peut fonctionner qu’à trois conditions ; premièrement, si le port du voile est principalement (ou exclusivement) une décision de soumission de leur part ; deuxièmement, si elles se sentent prêtes à utiliser la prohibition comme une occasion de se révolter contre cet soumission et enfin, si confrontées à cette opportunité, elles sont capables (fût-ce avec l’aide des pouvoirs publics) d’imposer à leurs « oppresseurs » leur choix de se dévoiler afin de pouvoir continuer à marcher dans les rues et garder leur travail. Selon toutes les connaissances empiriques disponibles, on a du mal à voir comment ces trois conditions pourraient être réunies au-delà d’un très petit nombre de cas spécifiques. On peut donc dire que, globalement, et certainement avec des nuances et des exceptions, la stratégie de « paternalisme d’État » visant à rendre les femmes musulmanes plus autonomes sera autodestructrice7.
Il y a une troisième raison de scepticisme à l’égard de la tentation prohibitionniste : même en acceptant une dose de paternalisme, si nous voulons promouvoir l’autonomie des femmes, il n’est jamais justifié de disqualifier les victimes elles-mêmes en tant qu’interlocutrices. C’est une forme de mépris radical qui invalide d’office n’importe quelle « bonne intention » et la rend hautement suspecte. Aider les gens en général (et dans ce cas les femmes) à se sortir de situations piégeuses de soumission (plus ou moins) consentie commence toujours par reconnaitre leur droit à la parole. La caractéristique la plus déplaisante de la laïcité républicaine (sous sa forme radicale) est précisément le fait que la parole des femmes portant le hijab ou le niqab est d’office considérée comme nulle et non avenue. Ces femmes sont exclues du débat sur leur propre situation. Elles ne sont pas invitées à intervenir dans le processus législatif. Elles sont disqualifiées d’office comme « manipulées » sans effort sérieux pour étayer cette accusation. En fait la plupart (pas tous) des laïques républicains leur imposent une infantilisation qu’ils n’accepteraient pour eux-mêmes en aucune circonstance.
De plus et c’est la quatrième raison qui justifie le scepticisme à l’égard de la stratégie laïque-républicaine, celle-ci se construit sur un double schéma narratif contradictoire à propos des femmes voilées. D’une part, elles sont considérées comme des femmes dominées et soumises, incapables de se libérer par elles-mêmes, ni d’exprimer un jugement autonome. Mais dans le même temps, elles sont accusées de se voiler pour le plaisir de la transgression ou pour la seule raison stratégique d’accroitre la visibilité de l’islam. Il est difficile de faire tenir ensemble les deux accusations. Pour leur livre Les filles voilées parlent, Ismahane Chouder, Malika Latrèche et Pierre Tévanian ont réalisé des entretiens avec quelque quarante jeunes femmes voilées. Ils décrivent quelque chose qui apparait de fait comme ni de la soumission ni de la stratégie mais comme une sorte d’«assertion transgressive » : beaucoup de ces jeunes femmes avec lesquelles ils ont parlé décrivent un désir un peu absolutiste d’être « authentiquement elles-mêmes » (ce qui est en fait très en phase avec la culture individualiste de la société mainstream). Elles ont souvent décidé de se voiler contre la volonté de leur famille. On a peut-être là une indication de ce qui est réellement en jeu : il est très difficile pour les féministes et les laïques du courant dominant de reconnaitre qu’il puisse y avoir des voies pour l’émancipation ou l’affirmation de soi très différentes de celles que ces féministes laïques européennes ont choisies pour elles-mêmes.
Le raisonnement ne serait pas complet sans un cinquième argument qui est, lui, circonstanciel et spécifique à la Belgique. La Belgique a retenu de son passé catholique beaucoup de traits culturels, malgré la crise de l’Église. Ainsi, il n’est pas rare de voir des nonnes en vêtement religieux strict sans que cela pose le moindre problème, ni de neutralité ni de « soumission » (alors que le choix monacal est, lui, un choix explicite d’engagement à l’obéissance et de renoncement à la sexualité). À un autre niveau, en quoi l’imposition par un père musulman du voile à sa fille est-elle si différente de l’imposition de la communion catholique et des leçons de catéchisme à un enfant de six ans ? La conclusion qui vient à l’esprit est que le problème est moins la religion en soi que la religion étrangère.
Ce dernier argument est extrêmement sensible compte tenu de tout ce que l’on a rappelé sur l’école. Il n’y a pas aujourd’hui de décision législative sur l’interdiction ou non du hijab dans les écoles publiques (même si celles qui l’autorisent sont de plus en plus rares). Il y a un fort lobbysme de la part des laïques républicains. Il y a aussi des propositions de compromis : par exemple, les Assises de l’interculturalité mises en place sous le gouvernement précédent par Joëlle Milquet ont retenu l’idée d’interdire le hijab jusqu’à seize ans, mais de refuser toute interdiction à partir de seize ans (ce qui aurait au moins le mérite de bannir les pratiques de certaines écoles supérieures où les élèves majeures se voient interdire le port du voile). Mais quelle que soit la solution législative finalement retenue (s’il y en a une), une chose paraît raisonnablement sure : pour l’instant, personne ne semble en mesure d’imposer la « neutralité » aux écoles catholiques qui scolarisent, avec les subsides de l’État, la moitié des élèves de l’enseignement obligatoire rien que dans la partie francophone du pays (davantage encore en Flandre) et qui peuvent donc être considérées comme un service public fonctionnel. Dès lors, si l’interdiction dans les écoles publiques est finalement votée, les musulmans de Belgique seront confrontés à une situation pour le moins étrange : leurs signes religieux seront interdits dans la moitié des écoles au nom de la laïcité (de l’État?) et ils seront interdits dans l’autre moitié au nom du projet catholique de ces écoles. Par quelque bout qu’on la prenne, il paraît difficile de ne pas voir dans cette situation une discrimination globale parfaitement hypocrite.
Les cinq arguments qui précèdent sont évidemment tous discutables. Mais quand on les articule, même s’il y faudrait beaucoup plus de nuances, la position de la laïcité républicaine paraît difficilement tenable, au nom même des principes qu’elle défend.
En conclusion
On a tenté de « périodiser » dans cet article l’alliance entre laïcité et féminisme sur l’histoire de la Belgique, pour répondre à la question-titre : la laïcité est-elle si favorable aux femmes ? En première lecture, si on suit l’argument d’Okin, la réponse devrait être un indiscutable « oui ». Mais sur les trois périodes considérées, cette réponse ne s’impose de toute évidence que pour la deuxième. Pour la première et surtout la troisième période, la réponse est plus mitigée. Le sort des femmes est une réelle préoccupation du mouvement laïque au cours de son histoire. Mais en même temps, il est aussi un champ de bataille dans sa lutte séculaire contre la religion.
En rejoignant la position de Jean Baubérot, on pourrait dire que l’attitude contemporaine des laïques républicains à l’égard des femmes musulmanes n’est pas si différente de la méfiance à l’égard des femmes durant la période de laïcité offensive du XIXe siècle : aujourd’hui comme hier, les femmes sont accusées d’être manipulées par le « clergé » et d’être incapables de mettre fin à cette manipulation par elles-mêmes. De sorte qu’elles ont besoin de l’intervention d’hommes (paternalistes et blancs) bien intentionnés et elles devraient les remercier pour leur sollicitude.
Il est fort possible qu’il n’y ait pas de religion sans patriarcalisme. Mais il semble en tous les cas qu’il peut exister un patriarcalisme sans religion.
- Par convention on utilisera le masculin « laïque » pour parler des gens de conviction laïque par opposition aux « laïcs » au sein de l’Église catholique.
- Dans Le Rendez-vous des civilisations, Le Seuil, 2007.
- Ce qui ne veut pas dire que cette opposition disparut de la société, mais qu’elle ne joua plus qu’un rôle secondaire, durant quarante ans, sur la formation des alliances politiques.
- Voir par exemple la très intéressante position de « républicanisme critique » de Cécile Laborde dans Français, encore un effort pour être républicains, Le Seuil, 2010.
- On se limitera dans la suite essentiellement à la Belgique francophone, faute de connaissance suffisante des spécificités flamandes.
- Le fait que ces femmes puissent modifier leurs évaluations en fonction des options qui leur sont ouvertes : seraient-elles toujours heureuses de porter le niqab si elles avaient été socialisées dans d’autres contextes ?
- Cet argument, comme tous les autres, ne vaut évidemment que dans le contexte où nous parlons, celui de la Belgique francophone.