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La laïcité au Québec : un débat de débats

Numéro 9 Septembre 2010 par Pierre Ansay

septembre 2010

La laï­ci­té au Qué­bec est un débat qui s’en­ra­cine et se relie à la pro­blé­ma­tique de la sou­ve­rai­ne­té, à l’a­ve­nir démo­gra­phique, au sta­tut de la langue fran­çaise, à l’emploi, au sta­tut de la femme et aux rap­ports entre les sexes. Com­pa­ra­ti­ve­ment avec l’a­ve­nir de la Bel­gique, son inci­dence dans le débat poli­tique cana­do-qué­bé­cois s’a­vère sans doute plus sen­sible, plus conflic­tuelle et plus stratégique.

Rien n’est jamais simple en démo­cra­tie : l’imprévisibilité du vivre ensemble ne manque pas de géné­rer, en aval des déci­sions prises, bon nombre d’effets per­vers. En aval de cer­tains débats que l’on croyait cir­cons­crits par l’enjeu qui les nomme, viennent se connec­ter divers pro­blèmes qu’une réflexion sereine ne peut qu’intégrer à titre de com­po­santes pour la décision.

C’est bien le cas pour le débat qué­bé­cois sur la défi­ni­tion de la laï­ci­té, qui depuis sa réou­ver­ture en 2008, n’a ces­sé d’agiter la socié­té qué­bé­coise, autant les médias que la classe poli­tique, les asso­cia­tions volon­taires, les grou­pe­ments fémi­nistes et les milieux intel­lec­tuels et uni­ver­si­taires. Des camps et des alliances se forment, et tel pro­gres­siste est tout sur­pris de retrou­ver dans son camp des mau­ras­siens à la qué­bé­coise et de voir en face de lui dans l’autre camp l’ami poli­tique avec qui il a mili­té pour une socié­té plus juste ou à tout le moins améliorée.

Les cartes se brouillent, les repères s’évaporent, signe sans doute d’un moment de crise et de redé­fi­ni­tion aux enjeux mul­tiples : qu’en est-il de l’avenir du sou­ve­rai­nisme et de l’indépendance du Qué­bec ? Quelle poli­tique d’immigration mettre en place pour favo­ri­ser l’intégration et l’insertion sociale, fran­co­phone1 et pro­fes­sion­nelle de 60.000 migrants par an ? Com­ment conju­guer la tra­di­tion catho­lique, fran­çaise, rurale et pay­sanne avec l’avenir proche du Qué­bec, sécu­lier et sou­vent athée, gagné par l’anglo-conformité com­mer­ciale, la vie urbaine et l’atmosphère indus­trielle ? Com­ment encore croire à un com­mun que par­ta­ge­raient les ruraux d’Hérouxville2 avec les cadres anglo­phones de West­mount, le « Neuilly » anglo­phone de Mont­réal, en ligne chaude avec Wall Street ? Débat qui prend sens et s’inscrit dans la for­mi­dable pres­sion qu’exercent près de 300 mil­lions d’anglophones acquis au libé­ra­lisme éco­no­mique sur les 7 mil­lions de « Cubains du Nord » tétant leurs der­niers cigares sociaux-démo­crates. Le rou­leau com­pres­seur est anglo­phone et par­ti­san du libre commerce.

En amont du débat sur la laïcité, il y a la grande noirceur

La « grande noir­ceur », c’est la période 1945 – 1960, domi­née par la figure du Pre­mier ministre Duples­sis, diri­geant un gou­ver­ne­ment conser­va­teur et tra­di­tio­na­liste, appuyé sur le cler­gé et les élites tra­di­tion­nelles, valo­ri­sant la rura­li­té et la pro­duc­tion agri­cole, per­sé­cu­tant les syn­di­cats, ouvrant le Qué­bec aux inves­tis­se­ments et aux capi­taux amé­ri­cains, dans un contexte de conjonc­ture éco­no­mique favo­rable dû à la fin de la guerre et à la forte demande euro­péenne. Les fran­co­phones res­tent, au Qué­bec, des citoyens de seconde zone. Leur reve­nu est infé­rieur à celui des anglo­phones, ils sont sou­vent can­ton­nés dans des emplois subal­ternes. Leurs entre­prises sont de plus petite taille et montrent une faible pro­duc­ti­vi­té. Un grand nombre d’entre eux tra­vaille dans un uni­vers qui leur est étran­ger, où la langue de tra­vail est l’anglais, où les valeurs et la culture sont d’inspiration bri­tan­nique et américaine.

L’idéologie duplés­siste est clé­ri­cale : l’enseignement, la direc­tion des âmes, les soins de san­té, l’action cha­ri­table doivent être du res­sort du cler­gé. Elle est rurale et antiur­baine : le monde rural trempe les carac­tères et per­met aux Cana­diens fran­çais de main­te­nir leur iden­ti­té, elle est antiur­baine car le Mont­réal anglo­phone est la Baby­lone de tous les vices. Elle est anti­com­mu­niste et anti­so­cia­liste : les lea­deurs syn­di­caux sont pour­sui­vis et les grèves dure­ment répri­mées, elle est enfin fami­lia­liste : la femme est confi­née à son rôle d’épouse obéis­sante, et de mère féconde et édu­ca­trice. L’idéologie natio­na­liste est, aux dires de ses détrac­teurs, un natio­na­lisme de repli, fait de pas­séisme inféo­dé aux grands mythes dépres­seurs et vic­ti­mi­sants du Qué­bec : la défaite devant les armées anglaises, le mar­tyre des mis­sion­naires, le colon cou­ra­geux affron­tant les ours, la dure­té de l’existence rurale et la sur­vi­vance dans la fidé­li­té à ses sources. On peste contre la France, mère marâtre aban­don­nique, mais on ne décroche pas d’une France plus rêvée que réelle, de Gaulle et « Vive le Qué­bec libre » sont encore loin. Les lignes de paral­lé­lisme avec le pétai­nisme ne manquent pas.

Les années cin­quante voient le duplés­sisme s’essouffler : la contra­dic­tion est trop forte entre, d’une part, un appa­reil d’État sclé­ro­sé qui fige l’évolution et, de l’autre, la hausse rela­tive du niveau de vie, le consu­mé­risme hédo­niste qui gagne les chau­mières les plus recu­lées, la mon­tée de nou­velles élites for­mées dans les uni­ver­si­tés amé­ri­caines et euro­péennes, la culture télé­vi­suelle et la demande forte d’un État inter­ven­tion­niste et pro­vi­den­tiel. La grève de l’amiante (1949) et celle de Radio Cana­da (1958 – 1959) prennent valeur de sym­bole : la plage ondule et com­mence à faire bou­ger les pavés.

Le « rat­tra­page » vise dès lors à rejoindre le niveau de déve­lop­pe­ment d’autres pro­vinces cana­diennes, à moder­ni­ser la socié­té, à dyna­mi­ser l’entreprise et l’appareil d’État et à accé­lé­rer l’entrée du Qué­bec dans l’ère moderne indus­trielle au sein d’une for­mu­la­tion à la qué­bé­coise du com­pro­mis for­diste : plus d’État redis­tri­bu­tif pour plus de mar­ché et moins d’Église.

L’État est appe­lé à se sub­sti­tuer, voire à chas­ser l’Église catho­lique hors de trois sec­teurs clés, l’enseignement, l’aide sociale et la san­té. Il est vrai que l’Église, dans la prise en charge de ces sec­teurs, est débor­dée, à la fois par l’accroissement de la demande sociale, par la chute de ses effec­tifs et par la cri­tique gran­dis­sante rela­tive à la sélec­ti­vi­té orien­tée de ses inter­ven­tions. Entre 1945 et 1960, tous les indi­ca­teurs virent pro­gres­si­ve­ment au rouge : crise des voca­tions dans le cler­gé régu­lier et sécu­lier, chute de la pra­tique domi­ni­cale et sacra­men­telle, refus de la socié­té d’obéir aux oukases du cler­gé. L’État crée de nou­veaux minis­tères qui se sub­sti­tuent aux orga­nismes spé­cia­li­sés contrô­lés pour par­tie par le cler­gé. L’enseignement se déclé­ri­ca­lise et se laï­cise. Ain­si, il aura fal­lu attendre 1964 pour que le Qué­bec se dote d’un minis­tère de l’Éducation ! À la laï­ci­sa­tion ou déclé­ri­ca­li­sa­tion des acti­vi­tés contrô­lées par l’Église dans le pre­mier temps des réformes se sub­sti­tuent rapi­de­ment la sécu­la­ri­sa­tion et l’État pro­vi­dence, dont le déploie­ment fait consen­sus entre l’État fédé­ral cana­dien et la Belle Pro­vince. La Révo­lu­tion tran­quille met fin au magis­tère de l’Église sur les âmes, les intel­li­gences et les corps. La laï­ci­té mili­tante devient une laï­ci­té d’État ache­vée en 2008 par la sécu­la­ri­sa­tion de l’enseignement public.

Révolution tranquille et laïcité

Cet effon­dre­ment ins­ti­tu­tion­nel et cultu­rel du cler­gé et de la reli­gion catho­lique en tant qu’institutrice du social s’effectue sur une por­tée de dix ans à par­tir de 1960 : c’est la fameuse « Révo­lu­tion tran­quille ». Pour l’anthropologue Fer­nand Dumont, « pour l’essentiel, la Révo­lu­tion tran­quille a été d’abord elle-même une révo­lu­tion cultu­relle ». Il y a un avant et un après, et pour cer­tains, il y a un abime entre les deux. Avant, l’Église catho­lique, toute-puis­sante, exerce son magis­tère sur la culture, les modes de vie, la famille, les loi­sirs, l’aide sociale orga­ni­sée sous le mode cha­ri­table : les grandes infra­struc­tures qui sur­veillent, bénissent et punissent lui appar­tiennent et elle y exerce un pou­voir dis­cré­tion­naire et qua­si mono­po­lis­tique. Mais à tout bien consi­dé­rer, l’après n’est pas que l’émergence du pro­jet moderne, basé sur la res­pon­sa­bi­li­té indi­vi­duelle, le libre-exa­men, le consu­mé­risme nord-amé­ri­cain, l’ouverture mul­ti­cul­tu­relle au « mel­ting-pot » et la culture d’entreprise orien­tée vers les nou­velles fron­tières comme autant de défis.

La Révo­lu­tion tran­quille voit émer­ger et se déployer un État pro­vi­dence fort et laïc, por­teur du pro­jet éman­ci­pa­teur natio­nal lin­guis­tique dont la fine pointe évo­lue­ra dix ans plus tard vers le sou­ve­rai­nisme. Elle donne libre cours à l’expansion d’un capi­ta­lisme moder­ni­sa­teur, moins arri­mé au sec­teur pri­maire (houille blanche, agri­cul­ture et mines), plus cen­tré sur les ser­vices et la pro­duc­tion de biens à forte valeur ajou­tée et dis­po­sant de larges accès aux capi­taux ban­caires. Elle crée, dans son auto­dé­ploie­ment, une élite avec ceux qui devien­dront aujourd’hui les diri­geants papy­boo­mers de la socié­té qué­bé­coise. Elle fait signe vers une orien­ta­tion pro­gres­siste qui condui­ra le Par­ti qué­bé­cois3 à défi­nir une option pré­fé­ren­tielle pour les travailleurs.

Laïcité et accommodements raisonnables

La défi­ni­tion de la laï­ci­té va reve­nir au pre­mier plan avec la que­relle des accom­mo­de­ments rai­son­nables. On peut affir­mer sans risque que l’extension et la publi­ci­té don­nées à cette pro­cé­dure ont cris­tal­li­sé et pré­ci­pi­té le débat sur la laï­ci­té au Qué­bec. L’accommodement rai­son­nable est une obli­ga­tion de l’État, des per­sonnes et des entre­prises pri­vées à modi­fier, dans des cas liés essen­tiel­le­ment à la dis­cri­mi­na­tion indi­recte, des normes et des pra­tiques poli­tiques légi­times et jus­ti­fiées, qui s’appliquent sans dis­tinc­tion à tous, pour tenir compte des besoins par­ti­cu­liers de cer­taines mino­ri­tés (autoch­tones, femmes, mino­ri­tés ethniques/visibles et per­sonnes han­di­ca­pées, confes­sions reli­gieuses), à moins que l’adaptation requise n’entraine une contrainte exces­sive. Elle pren­dra la forme d’une pro­cé­dure extra ou intrajudiciaire.

Le droit et la pra­tique qué­bé­coise dis­tinguent deux types de dis­cri­mi­na­tion. Alors que la dis­cri­mi­na­tion directe est celle qui repose ouver­te­ment sur un motif pro­hi­bé de dis­tinc­tion, « il faut tel tour de taille pour être hôtesse de l’air », la dis­cri­mi­na­tion indi­recte découle d’une règle « neutre » qui n’est en rien contraire à la charte des droits et liber­tés : « L’horaire de tra­vail est du lun­di au ven­dre­di », c’est-à-dire qui s’applique de la même façon à tous, mais cette norme ou ce règle­ment pro­duit néan­moins un effet dis­cri­mi­na­toire sur un seul groupe de per­sonnes en ce qu’elle leur impose des obli­ga­tions ou des condi­tions restrictives.

Toute per­sonne pré­su­mée vic­time va deman­der un accom­mo­de­ment rai­son­nable pour évi­ter qu’il y ait une dis­cri­mi­na­tion fon­dée sur sa reli­gion ou sur d’autres spé­ci­fi­ci­tés (âge, han­di­cap, gros­sesse, etc.). Ain­si, un enfant musul­man ne peut pas man­ger du porc parce que sa reli­gion le lui inter­dit et va deman­der donc un « arran­ge­ment » avec four­ni­ture, par la can­tine sco­laire, de nour­ri­ture hal­lal. Si l’école refuse, l’enfant devient vic­time d’un trai­te­ment néga­ti­ve­ment et indi­rec­te­ment dis­cri­mi­nant par rap­port aux autres du fait de son appar­te­nance à sa reli­gion. Les parents ont deux recours : ils peuvent uti­li­ser les méca­nismes internes à l’établissement/institution de règle­ments de conflit pour que leur enfant dis­pose d’une nour­ri­ture appro­priée à sa reli­gion, il s’agit alors d’une « plainte admi­nis­tra­tive » et d’une pro­cé­dure à l’amiable interne, sans débou­ché judi­ciaire. Ain­si, bon nombre d’accommodements n’arrivent pas à la connais­sance du public et des auto­ri­tés, ils sont trai­tés avec bonne volon­té et réci­pro­ci­té par les deux par­ties selon des accords plus ou for­ma­li­sés, selon les cas. Bon nombre de ces accom­mo­de­ments internes se concluent dans les sec­teurs de la san­té et de l’école. Les par­ties en cause ont aus­si le choix d’enclencher des méca­nismes externes, en d’autres termes des pro­cé­dures judiciaires.

La commission Bouchard-Taylor et ses recommandations relatives à la laïcité

Le 8 février 2007, le Pre­mier ministre du Qué­bec, Jean Cha­rest, annon­çait la créa­tion d’une com­mis­sion de consul­ta­tion sur les pra­tiques d’accommodement liées aux dif­fé­rences cultu­relles. Cette com­mis­sion, pré­si­dée par Charles Tay­lor, phi­lo­sophe mon­dia­le­ment connu, clas­sé « anglo­phone » et « fédé­ra­liste », quoique dans les faits très modé­ré et par­fai­te­ment bilingue, et par Gérard Bou­chard, socio­logue qué­bé­cois, frère de l’ancien Pre­mier ministre, clas­sé « fran­co­phone » et « sou­ve­rai­niste », avait pour but d’établir un diag­nos­tic et des pro­po­si­tions rela­tives à ce qu’il faut bien appe­ler la crise des accom­mo­de­ments raisonnables.

Dès l’abord, il convient de men­tion­ner la « neu­tra­li­sa­tion » de deux ques­tions chaudes liées à l’histoire conjointe du Cana­da et du Qué­bec : celle de la mino­ri­té anglo­phone et celle des peuples autoch­tones qui seront pla­cées hors débat, his­toire sans doute de ne pas rajou­ter des barils de poudre au champ de mines qui se prépare.

Cette com­mis­sion a dépouillé plus de 900 mémoires, enten­du 241 témoi­gnages et pro­cé­dé à 31 jours d’audiences publiques, orga­ni­sé 22 forums régio­naux ayant accueilli 3423 par­ti­ci­pants et 4 forums natio­naux dans tout le Qué­bec. Les audi­tions ont été retrans­mises en direct à la télé­vi­sion de Radio-Cana­da et semblent avoir don­né l’occasion d’un exer­cice de démo­cra­tie assez pro­di­gieux, ce que relève peu la presse qué­bé­coise. Le rap­port com­porte 300 pages et 37 recommandations.

Pour la com­mis­sion, le gou­ver­ne­ment qué­bé­cois devrait adop­ter un livre blanc sur la laï­ci­té, et en défi­nir les prin­cipes et les usages ; le rap­port rap­pelle les quatre prin­cipes de la laï­ci­té qué­bé­coise : res­pect de l’intégrité morale des per­sonnes, liber­té de conscience et de reli­gion, auto­no­mie réci­proque de l’Église et de l’État, et neu­tra­li­té de l’État eu égard aux diverses confes­sions et opi­nions phi­lo­so­phiques. Cepen­dant, les auteurs conviennent, avec bon nombre d’intervenants, qu’un espace public neutre est dépour­vu de sens : en un, il est déjà occu­pé par des cultures par­ti­cu­lières et en deux, toute opi­nion, confes­sion devrait, moyen­nant le res­pect des règles de base, pou­voir s’y mani­fes­ter libre­ment. Comme l’indiquent les auteurs du rap­port, « en matière de diver­si­té eth­no­cul­tu­relle, nous adop­te­rons une ligne de pen­sée et des pro­po­si­tions visant à per­mettre l’expression des dif­fé­rences dans l’espace public, de manière à ce qu’elles puissent être appri­voi­sées et accep­tées, au lieu de les dis­si­mu­ler, de les repous­ser dans les marges ou de les répri­mer sous un pré­texte quel­conque ». Les auteurs du rap­port pour­suivent en men­tion­nant « que plu­sieurs normes, en appa­rence neutres et uni­ver­selles, repro­duisent en réa­li­té des visions du monde, des valeurs, des normes impli­cites qui sont celles de la culture ou de la popu­la­tion majoritaire ».

Les auteurs sou­lignent avec rai­son la confu­sion sub­sis­tant entre les deux signi­fi­ca­tions de l’instance publique : dans un pre­mier sens est public ce qui relève de l’État et, dans un second sens est public ce qui est acces­sible à tous. Si l’État en tant qu’acteur public doit res­ter neutre et veiller sur tous avec un égal res­pect et une égale sol­li­ci­tude, la laï­ci­té ne doit pas exi­ger de la reli­gion qu’elle soit absente des lieux publics. Si l’école en tant qu’institution se doit de res­ter neutre, est-ce pour autant requis que ceux qui la fré­quentent, autant les élèves que les pro­fes­seurs et les parents, doivent être sou­mis à cette exi­gence de neutralité ?

Ain­si, les poli­ciers, les pro­cu­reurs de la Cou­ronne, les gar­diens de pri­son ne pour­raient pas por­ter de signes reli­gieux4, mais les ensei­gnants, les fonc­tion­naires et les pro­fes­sion­nels de la san­té pour­raient en por­ter. Le cru­ci­fix situé au-des­sus du siège du pré­sident de l’Assemblée natio­nale devrait être reti­ré, mais pla­cé à un endroit stra­té­gique, ce qui per­met­trait de ne pas renier l’apport de la reli­gion catho­lique dans l’identité du Qué­bec. Le len­de­main de la publi­ca­tion du rap­port, le gou­ver­ne­ment a, dans une motion, reje­té à l’unanimité la pro­po­si­tion de sup­pri­mer le cru­ci­fix de l’Assemblée natio­nale : « Sym­bole du pas­sé reli­gieux du Qué­bec […] le cru­ci­fix témoigne de l’attachement de la Chambre à notre patri­moine reli­gieux et his­to­rique. » Et le Pre­mier ministre de pour­suivre : « L’histoire ne peut se réécrire à l’envers. L’Église catho­lique a joué un rôle très impor­tant pen­dant trois-cent-cin­quante ans chez nous, dans l’organisation de notre socié­té. On ne l’effacera pas. » Pour le Pre­mier ministre, le cru­ci­fix n’est plus un sym­bole reli­gieux, mais un élé­ment du patrimoine.

Le rap­port pro­pose en outre une série de balises rela­tives à l’interculturalisme. Et ces balises doivent pré­si­der aux demandes d’accommodement et plus lar­ge­ment au déve­lop­pe­ment de la coha­bi­ta­tion har­mo­nieuse. Outre la démo­cra­tie libé­rale, le fran­çais comme langue publique com­mune, le Qué­bec comme socié­té pour laquelle l’immigration est vitale, les auteurs tiennent à pré­ci­ser ce qu’ils entendent par inter­cul­tu­ra­lisme. C’est un cadre de pra­tiques qui se loge dans le Qué­bec en tant que nation5. Les actions inter­com­mu­nau­taires de ter­rain y sont valo­ri­sées, et les membres du groupe majo­ri­taire et les mino­ri­tés migrantes acceptent que leur culture soit trans­for­mée à long terme par le jeu des inter­ac­tions. Les dif­fé­rences cultu­relles n’ont pas à être refou­lées dans le domaine pri­vé6, mais peuvent appa­raitre libre­ment dans le domaine public. Le prin­cipe des iden­ti­tés mul­tiples est recon­nu et les citoyens qui le dési­rent peuvent main­te­nir leur adhé­sion à leurs appar­te­nances pre­mières. Le plu­ri­lin­guisme est encou­ra­gé à côté du fran­çais comme langue publique com­mune et pour faci­li­ter l’intégration des migrants et de leurs enfants, il est utile de leur don­ner les moyens de conser­ver leur langue d’origine. Les auteurs du rap­port sont per­sua­dés que les constantes inter­ac­tions entre majo­ri­taires et mino­ri­taires mènent au déve­lop­pe­ment d’une nou­velle iden­ti­té et d’une nou­velle culture com­mune, et cette nou­velle iden­ti­té se construi­ra, parient les auteurs, parce que cha­cune des par­ties se réfè­re­ra davan­tage à des valeurs com­munes et uni­ver­selles, plu­tôt qu’à ses traits eth­niques d’origine. Et à la base de ce pro­ces­sus de fusion mixte, les dimen­sions civiques et juri­diques, et notam­ment les normes qui orga­nisent la non-dis­cri­mi­na­tion, devront jouer un rôle fondamental.

La réception du rapport dans l’espace public québécois : premières salves

La publi­ca­tion du rap­port a géné­ra­le­ment été bien accueillie dans les dif­fé­rentes com­mu­nau­tés cultu­relles. Pour Moha­med Kar­mel, du Forum musul­man cana­dien, « Le rap­port doit deve­nir un moteur au sein de la socié­té pour com­battre les pré­ju­gés, plus par­ti­cu­liè­re­ment ceux à l’égard des musul­mans et des juifs ». Le congrès juif cana­dien « se réjouit de consta­ter que le rap­port conclut qu’il n’y a pas de crise au Qué­bec ». Cepen­dant, « il marque son désac­cord avec la recom­man­da­tion qui se pro­pose d’interdire le port de signes reli­gieux aux agents de l’État repré­sen­tant l’autorité ». Les réac­tions des trois grandes cen­trales syn­di­cales (CSN, FTQ et CSQ) sont dans un pre­mier temps posi­tives, elles ne le res­te­ront pas tou­jours. Plu­sieurs crain­dront une « bal­ka­ni­sa­tion » du social et des rap­ports entre le patro­nat et les tra­vailleurs. Le syn­di­cat de la fonc­tion publique du Qué­bec a décla­ré qu’il contes­te­ra devant la jus­tice les demandes d’accommodement rai­son­nable et cer­taines direc­tives, notam­ment celle qui per­met à un homme, pour motif reli­gieux, de refu­ser de se faire ser­vir par une femme.

Les par­tis poli­tiques d’opposition, et tout par­ti­cu­liè­re­ment Madame Marois, chef du Par­ti qué­bé­cois, sont fri­leux et mesu­rés. Pour elle, « une par­tie essen­tielle est absente du rap­port, l’épineuse ques­tion du pro­blème iden­ti­taire […] En arri­vant à la conclu­sion qu’aucun remède n’est néces­saire, parce qu’il n’y a pas de mala­die, les inquié­tudes expri­mées par les par­ti­ci­pants à la com­mis­sion se trouvent écar­tées du rap­port. De dire qu’il n’y a aucun dan­ger pour la popu­la­tion qué­bé­coise, qui repré­sente 3% de la popu­la­tion de l’Amérique du Nord, ça ne tient pas compte de la réa­li­té dans laquelle s’inscrit cette nation […]». Elle reproche à la com­mis­sion et à ses diri­geants d’avoir mini­mi­sé la crise iden­ti­taire des Qué­bé­cois. « En fait, au lieu de récon­ci­lier les pra­tiques d’accommodement, le rap­port cherche plu­tôt à récon­ci­lier les Qué­bé­cois avec les pra­tiques d’accommodement. » Elle déplore aus­si que les pra­tiques d’accommodement ne sont pas enca­drées par des balises juri­diques. En outre, pour­suit-elle, « il n’est pas néces­saire d’être né ici pour être pas­sa­ger de notre his­toire, mais il faut d’abord bien vou­loir mon­ter dans le train ». Elle indique encore « pour évi­ter que le déra­page des accom­mo­de­ments rai­son­nables ne se per­pé­tue, la Charte des droits et liber­tés devrait tenir compte du patri­moine his­to­rique et des valeurs fon­da­men­tales du Québec ».

À noter aus­si que cer­tains intel­lec­tuels se sont dis­so­ciés du rap­port, lui trou­vant comme défaut rédhi­bi­toire qu’il pro­meut abu­si­ve­ment le plu­ri­cul­tu­ra­lisme. Pour le socio­logue Jacques Beau­che­min, « les com­mis­saires font le constat d’une socié­té post­mo­derne, frag­men­tée, divi­sée, qui a per­du son uni­té. C’est le ter­ri­toire au sein duquel se ren­contrent une mul­ti­tude d’identités qui, toutes, peuvent pré­tendre à l’égalité. Dans cette pers­pec­tive, il n’y a plus de pôle orga­ni­sa­teur, il n’y a plus de culture de réfé­rence. La socié­té est un peu comme le mar­ché, un lieu de ren­contre comme le mar­ché est un lieu de ren­contre pour des biens qui cir­culent. Ce qui est aban­don­né, c’est le Qué­bec comme pro­jet de socié­té, une com­mu­nau­té fabri­quée par l’histoire, qui est majo­ri­taire, qui aspire légi­ti­me­ment à faire du Qué­bec quelque chose qui lui res­semble et qui aspire légi­ti­me­ment à voir les nou­veaux arri­vants se ras­sem­bler autour d’elle. »

Le rap­port pro­po­se­rait ain­si une ver­sion nuan­cée du mul­ti­cul­tu­ra­lisme cana­dien, l’interculturalisme pro­po­sé pour le Qué­bec ne serait que la resu­cée huma­niste du « nation buil­ding »7 cana­dien, l’État cana­dien construi­sant la nation cana­dienne à uni­fier avec les apports des immi­grants, des pre­mières nations et, noyée dans cette mosaïque, la nation fran­çaise quand on veut bien la recon­naitre. Pour ces cri­tiques, qui per­çoivent sans doute à rai­son les dan­gers de l’idéologie mul­ti­cul­tu­ra­liste cana­dienne et les menaces qu’elle fait peser sur les reven­di­ca­tions auto­no­mistes qué­bé­coises, l’identité pro­po­sée par les tenants du rap­port est une iden­ti­té à construire, sans trop faire réfé­rence au pas­sé natio­nal-catho­lique-rural du Qué­bec. C’est une iden­ti­té pro­cé­du­rale, post­na­tio­nale, basée sur la confiance dans le dia­logue et sans balises autres que celles expri­mées dans les diverses décla­ra­tions des droits8.

Les débats font émer­ger trois concep­tions rela­tives à l’aménagement de la diver­si­té cultu­relle, reli­gieuse et phi­lo­so­phique au Qué­bec : la posi­tion conser­va­trice réclame un sta­tut par­ti­cu­lier et pri­vi­lé­gié pour les com­mu­nau­tés chré­tiennes et le réta­blis­se­ment des liens orga­niques entre la sphère poli­tique et la sphère reli­gieuse. L’acteur poli­tique doit pro­té­ger, valo­ri­ser et contri­buer à dif­fu­ser la culture iden­ti­taire his­to­rique et évi­ter qu’elle soit « javel­li­sée » par le mul­ti­cul­tu­ra­lisme. La posi­tion répu­bli­caine est ardem­ment défen­due par de nom­breuses asso­cia­tions et fédé­ra­tions laïques et vise à neu­tra­li­ser l’espace public9, et les convic­tions et pra­tiques reli­gieuses doivent être relé­guées dans la sphère pri­vée, posi­tion sou­te­nue par plu­sieurs intel­lec­tuelles, mais pas par la Fédé­ra­tion des femmes du Québec.

La posi­tion dite libé­rale plu­ra­liste enfin ouvre un espace pour la foi dans l’espace public (accom­mo­de­ments et patri­moine reli­gieux) dans le res­pect des balises de l’égalité et de la liber­té de conscience. Cette der­nière concep­tion semble pré­va­loir chez les auteurs du rap­port. Mais elle va entrai­ner des débats fort vifs et encais­ser de vigou­reuses cri­tiques, venues de plu­sieurs hori­zons : le fémi­nisme appuyé sur les tra­vaux de Susan Mol­ler Okin, mais divi­sé entre appui et cri­tique aux pro­po­si­tions du rap­port, et une oppo­si­tion for­mu­lée dans une ver­sion pam­phlé­taire et acide qu’illustrent bien les tra­vaux et posi­tions de Mathieu Bock-Cote (lire plus loin).

Nul doute que les auteurs du rap­port pro­posent, à tra­vers les aléas d’un débat ouvert et démo­cra­tique, une redé­fi­ni­tion de la laï­ci­té qué­bé­coise : laï­ci­té inclu­sive qui pro­pose en quelque sorte aux par­ti­cu­la­rismes et aux mino­ri­tés cultu­relles et reli­gieuses de s’inviter dans l’espace public, lieu auto­ri­sé pour le pro­sé­ly­tisme, où les droits de cha­cun à l’hérésie, au blas­phème et à l’apostasie sont garan­tis par les chartes des droits. Cette laï­ci­té est aus­si un appel à l’État pour qu’il aban­donne une neu­tra­li­té pas­sive et orga­nise la diver­si­té dans le res­pect mutuel des par­ti­cu­la­ri­tés expri­mées. Cette fonc­tion orga­ni­sa­trice de la laï­ci­té est donc garante de la plu­ra­li­té, elle en orga­nise les règles et le fonc­tion­ne­ment, elle est poli­tique et consti­tue un devoir d’État. Le mou­ve­ment laïc ne se confond pas, dans leur esprit, et cela leur vau­dra bien des cri­tiques, avec la laï­ci­té de l’État. Pour eux, le mou­ve­ment laïc est une ten­dance phi­lo­so­phique par­mi d’autres, mais la laï­ci­té de l’État est d’un autre type et com­porte un devoir d’arbitrage, de coor­di­na­tion et de veille démo­cra­tiques. L’État, affirment Bou­chard et Tay­lor, est laïc, mais les citoyens ne sont pas som­més de l’être et d’adopter une phi­lo­so­phie sécu­la­riste ou d’en sin­ger les pos­tures. Le posi­tion­ne­ment de Bou­chard et Tay­lor n’a rien de révo­lu­tion­naire : l’ONU affirme pour sa part que « le droit de cha­cun de par­ti­ci­per à la vie cultu­relle est aus­si intrin­sè­que­ment lié au droit à l’éducation qui per­met aux indi­vi­dus et aux com­mu­nau­tés de trans­mettre leurs valeurs, leur reli­gion, leurs cou­tumes, leur langue et autres réfé­rences culturelles »

À la kalachnikoff chez les femmes et dans les milieux féministes

La pro­li­fé­ra­tion sup­po­sée des demandes d’accommodements rai­son­nables et la publi­ci­té sou­vent biai­sée don­née au rap­port Bou­chard-Tay­lor ont conduit à une foire d’empoigne entre mou­ve­ments laïques et fémi­nistes, acteurs syn­di­caux et par­tis poli­tiques. En 2008, le débat s’est cris­tal­li­sé sur la légi­ti­mi­té et sur la léga­li­té pos­sible du port de signes convic­tion­nels par les agents des pou­voirs publics. Les femmes et les mou­ve­ments fémi­nistes montent à l’avant-garde du débat et étalent leurs divi­sions : la pré­si­dente de Qué­bec Soli­daire10, Fran­çoise David, la jour­na­liste d’origine algé­rienne, Dje­mi­la Ben­ha­bi, Alexa Conra­di, pré­si­dente de la Fédé­ra­tion des femmes du Qué­bec, Yolande Gea­dah et bien d’autres portent la contro­verse dans l’espace public et leurs inter­ven­tions reçoivent une grande cou­ver­ture médiatique.

Pour Yolande Gea­dah, le rap­port accré­dite l’idée que la liber­té de reli­gion prime sur d’autres enjeux sociaux impor­tants et jus­ti­fie des excep­tions à des règles de ges­tion laïque de l’État. Cette liber­té de reli­gion doit, selon elle, trou­ver sa limite dans l’obligation de res­pec­ter l’égalité des sexes ; ain­si, la ségré­ga­tion sexuelle est une pré­fé­rence légi­time, mais ne doit pas deve­nir une norme légale, et le ser­vice public n’est pas tenu de répondre posi­ti­ve­ment à des demandes d’accommodement de ce type. En outre, les demandes rela­tives aux refus de mixi­té cau­tionnent des pra­tiques patriar­cales qui consacrent, même au Qué­bec, la domi­na­tion des hommes sur les femmes. En outre, cau­tion­ner ce type de demandes revien­drait à res­treindre les espaces publics dis­po­nibles pour les femmes qui devront bien­tôt s’abstenir de fré­quen­ter des lieux mixtes. Le rap­port, selon elle, feint d’ignorer l’oppression que subissent au Qué­bec les jeunes femmes d’origine musulmane.

Pour Dje­mi­la Ben­ha­bib, la Fédé­ra­tion des femmes du Qué­bec tra­hit le com­bat des femmes et la longue lutte des mou­ve­ments fémi­nistes qué­bé­cois contre l’emprise de la reli­gion et de la hié­rar­chie catho­lique. Elle se com­pro­met avec des mou­ve­ments fon­da­men­ta­listes rétro­grades et appuie leurs reven­di­ca­tions. Pour elle, les demandes d’accommodements sont le che­val de Troie de deux mou­ve­ments : l’un poli­tique qui dis­si­mule la mon­tée en puis­sance du « fas­cisme vert » et de l’islamisme poli­tique, l’autre le retour dégui­sé de l’Église catho­lique dans la sphère publique. Elle convie Bou­chard et Tay­lor à rendre visite aux groupes isla­mistes radi­caux qui embri­gadent la jeu­nesse à Mont­réal. Elle fait enfin état de menaces de mort qu’elle aurait reçues depuis la publi­ca­tion de son livre, Ma vie à contre-Coran. « L’islamisme poli­tique est une idéo­lo­gie miso­gyne, sexiste, xéno­phobe, qui porte en elle la haine et la vio­lence […] les vio­lences à l’égard des femmes sont mon­naie cou­rante […] ce n’est pas un hasard si le FIS en Algé­rie a impo­sé le voile isla­mique et assas­si­né des mili­tantes fémi­nistes ou de simples femmes avec une sau­va­ge­rie inouïe […] quand les voiles avancent, les valeurs démo­cra­tiques reculent et les droits des femmes avec elles. » Les posi­tions de Mme Ben­ha­bib ont reçu le sou­tien du col­lec­tif citoyen pour l’égalité et la laï­ci­té. Pour lui, la laï­ci­té qué­bé­coise, obte­nue après de longues luttes, est un fait poli­tique réver­sible et il convient que les auto­ri­tés poli­tiques et l’Assemblée natio­nale du Qué­bec s’attèlent sans plus tar­der à consti­tuer une charte de la laï­ci­té québécoise.

La Fédé­ra­tion des femmes du Qué­bec a répli­qué aux attaques de Mme Ben­ha­bib. La fédé­ra­tion défend le droit de toutes les femmes du Qué­bec de pra­ti­quer ou non la reli­gion de leur choix. Elle mani­feste son oppo­si­tion à toute obli­ga­tion de por­ter le fou­lard et à toute inter­dic­tion de le por­ter. Elle s’oppose à toute inter­dic­tion de por­ter des signes reli­gieux osten­ta­toires dans la fonc­tion publique. Pour elle, la non-inter­dic­tion du voile per­met­tra aux femmes d’accéder à l’emploi en pré­ser­vant leurs convic­tions reli­gieuses et cette inser­tion dans l’emploi est garante de leur indé­pen­dance éco­no­mique. L’interdiction du fou­lard dans l’espace public et dans les entre­prises pour­rait avoir comme consé­quences le repli sur soi et l’isolement de femmes dési­reuses par ailleurs de s’insérer socia­le­ment et pro­fes­sion­nel­le­ment. Dans une décla­ra­tion ulté­rieure, la Fédé­ra­tion a pré­ci­sé qu’il ne conve­nait pas d’opposer l’immigration à la consti­tu­tion de l’État laïque qué­bé­cois, le pro­blème étant bien davan­tage l’intégration des migrants sur le mar­ché du tra­vail avec une moyenne de 7% de chô­mage pour la popu­la­tion qué­bé­coise, de 30% pour la popu­la­tion d’origine magh­ré­bine et de 20% pour la popu­la­tion d’origines sub­sa­ha­rienne et haïtienne.

Okin : le multiculturalisme est-il mauvais pour les femmes ?

On recon­nait là le titre du célèbre essai de Susan Mol­ler Okin. Que faire dès lors que les reven­di­ca­tions des cultures mino­ri­taires ou de leurs reli­gions entrent en conflit avec la norme de l’égalité des sexes ? Une femme membre d’une mino­ri­té cultu­relle est femme, sujette des droits qui consacrent l’égalité homme-femme et membre d’une mino­ri­té cultu­relle qui réclame des droits col­lec­tifs spé­ci­fiques, double créance de droits qui risquent d’entrer en conflit pra­tique. Okin prend acte, dans son essai, de la ten­dance qu’ont les démo­cra­ties occi­den­tales à concé­der des droits col­lec­tifs à des mino­ri­tés cultu­relles, migrantes et sou­vent issues de pays aupa­ra­vant colo­ni­sés par le pays d’accueil. Elle vise par­ti­cu­liè­re­ment Wil Kym­li­cka11 qui sou­haite voir les démo­cra­ties accor­der des droits col­lec­tifs de pro­tec­tion externes aux mino­ri­tés cultu­relles pour peu qu’elles ne limitent pas, à l’interne, les droits de leurs membres. En effet, pour­suit ce der­nier, cer­taines de ces cultures sont mena­cées de dis­pa­ri­tion et motivent l’octroi de droits spé­ciaux de pro­tec­tion. Cer­tains théo­ri­ciens estiment qu’il faut même accor­der des droits spé­ciaux à des mino­ri­tés qui, au regard du cré­do libé­ral des droits, oppriment cer­tains de leurs membres.

Pour Okin, ces avo­cats de droits spé­ciaux concé­dés aux mino­ri­tés cultu­relles n’abordent pas leurs pra­tiques oppres­sives qui sont des pra­tiques gen­rées, consa­crant la domi­na­tion de l’homme sur la femme. En outre, ils ne prêtent pas atten­tion au fait que bon nombre de ces pra­tiques de domi­na­tion s’effectuent, dis­si­mu­lées, dans la sphère de la vie pri­vée qui, pour ces théo­ri­ciens, est sou­vent « infra­po­li­tique ». Okin pré­tend, sans doute à rai­son, que bon nombre de ces mino­ri­tés cultu­relles qui réclament des droits col­lec­tifs sont patriar­cales et oppriment les femmes qui en font par­tie : mariages d’enfants, mariages for­cés, divorces sys­té­ma­ti­que­ment pro­non­cés en faveur du mari, poly­ga­mie, muti­la­tions sexuelles, crimes d’honneur, sui­cides for­cés, mariage par rapt et viol. Pour elle, les femmes de ces mino­ri­tés ne dis­posent pas de l’éventail de droits et de jouis­sances pro­po­sés par les deux prin­cipes de Rawls : elles ne dis­posent pas du maxi­mum de liber­té com­pa­tible avec la liber­té des autres, les inéga­li­tés fami­liales ne sont pas démo­cra­ti­que­ment acces­sibles aux femmes et les inéga­li­tés de sta­tut et de biens ne leur pro­fitent pas davan­tage qu’aux hommes favo­ri­sés par des dis­tri­bu­tions inéquitables.

Pour le cer­ner en un mot, les familles sont des ins­ti­tu­tions injustes et les femmes ont objec­ti­ve­ment inté­rêt à la dis­pa­ri­tion de leur com­mu­nau­té d’origine car leur sort, en cas de dis­pa­ri­tion, sera gran­de­ment amé­lio­ré. Les cri­tiques adres­sées aux accom­mo­de­ments rai­son­nables s’adossent sur ces réflexions théo­riques construites elles-mêmes à par­tir d’enquêtes anthro­po­lo­giques de terrain.

Bock-Cote et l’identité historique des Canadiens français

Pour celui qu’on peut qua­li­fier sans le stig­ma­ti­ser comme le jeune Maur­ras qué­bé­cois, « la crise de la conscience col­lec­tive propre aux socié­tés de la moder­ni­té tar­dive a pris au Qué­bec des allures de psy­cho­drame ». Le pro­pos est polé­miste et sty­lis­ti­que­ment étin­ce­lant. Pour l’auteur, les tenants de la laï­ci­té à la fran­çaise et les tenants de la laï­ci­té inclu­sive à la Bou­chard-Tay­lor opèrent ce qu’il nomme une déna­tio­na­li­sa­tion tran­quille, entre­prise s’il en est de javel­li­sa­tion de l’identité natio­nale-his­to­rique qué­bé­coise. Le malin qu’il est ne craint pas d’aller cher­cher ses argu­ments chez Orwell, car le peuple anglais était habi­té par des traits iden­ti­taires forts, ce que Orwell nomme « la com­mon decen­cy », une culture popu­laire com­mune, faite d’enracinement et d’attachement pra­tique et quo­ti­dien à des valeurs his­to­riques mâti­nées de soli­da­ri­té et d’enracinement, qui lui ont per­mis de résis­ter et de vaincre le nazisme. Voir aus­si Mar­cel Gau­chet qu’il cite abon­dam­ment : « La fidé­li­té du citoyen envers la chose publique n’est pas sépa­rable de la vali­di­té recon­nue aux normes qui la régissent. Ce qu’oublie le patrio­tisme consti­tu­tion­nel, c’est le sup­port par­ti­cu­lier que conti­nue de pré­sup­po­ser cette élé­va­tion de la citoyen­ne­té à l’universalité. »

Bock-Cote pour­suit : «[…] l’identité, bien avant d’être décré­tée, est héri­tée, elle n’est pas une pâte mal­léable au gré des ins­pi­ra­tions poli­tiques. Autre­ment dit, la nation ne sau­rait être une simple construc­tion juri­dique, non plus qu’un bri­co­lage vite fait d’allégeances dis­pa­rates ou un ras­sem­ble­ment hété­ro­clite de valeurs trop uni­ver­selles pour vrai­ment mar­quer la par­ti­cu­la­ri­té d’un peuple ». La démo­cra­tie, pour s’exercer, doit trou­ver un lieu hors d’elle-même, une trans­cen­dance faite de chair et de sang, tis­sée par l’histoire où s’expriment émi­nem­ment les par­ti­cu­la­ri­tés d’un peuple. « Tous les pays, affirme-t-il, toutes les iden­ti­tés natio­nales ont besoin d’un mini­mum de mytho­lo­gie offi­cielle pour sur­vivre. » Les socié­tés occi­den­tales, dans leur recherche d’une cohé­sion col­lec­tive, « appren­dront vite que des prin­cipes de droit ne sont pas suf­fi­sants et elles devront fata­le­ment se tour­ner vers la nation majo­ri­taire sur laquelle elles sont fon­dées pour se ras­sem­bler sub­stan­tiel­le­ment autour d’elle, en y trou­vant de nom­breuses rai­sons com­munes […] il fau­dra rompre, pour­suit-il, avec un cer­tain ter­ro­risme idéo­lo­gique, qui accuse nos socié­tés de racisme, de xéno­pho­bie, dès qu’elles mani­festent quelque vel­léi­té d’affirmation collective. »

Dans son entre­prise, Bock-Cote cri­tique aus­si le natio­na­lisme civique, pour qui l’indépendance du Qué­bec n’est qu’un moyen pour réa­li­ser et confor­ter un État social-démo­crate. Cette entre­prise sans épais­seur his­to­rique, il la nomme la « mont­réa­li­sa­tion » de la ques­tion natio­nale, Mont­réal, la Baby­lone mul­ti­cul­tu­relle dont les résis­tances his­to­riques au mul­ti­cul­tu­ra­lisme, selon ses pro­mo­teurs, dis­pa­rai­tront quand la popu­la­tion connai­tra des pour­cen­tages d’immigration plus éle­vés. Cette « mont­réa­li­sa­tion » cou­pée du fait régio­nal du Qué­bec pro­fond est dans le même mou­ve­ment une cana­dia­ni­sa­tion et un pacte faus­tien conclu avec l’oppresseur anglo-saxon qui, lui, serait déjà au stade avan­cé de la citoyen­ne­té pos­teth­nique. À pous­ser dans les iden­ti­fi­ca­tions dénon­cia­trices, Bock-Cote dénonce la « bruxel­li­sa­tion » de Mont­réal, « nous assis­tons effec­ti­ve­ment à la désaf­fi­lia­tion pro­gres­sive de la métro­pole par rap­port à la socié­té qué­bé­coise. Mont­réal comme Bruxelles accuse de plus en plus son contraste iden­ti­taire, lin­guis­tique et démo­gra­phique avec la socié­té dont elle est la métro­pole. On pour­rait par­ler d’une bruxel­li­sa­tion de Mont­réal ». Toute cette entre­prise de laï­ci­té ouverte est pour lui une manière de faire du Qué­bec un petit Cana­da. La com­mu­nau­té résis­tante n’est pas faite de citoyens abs­traits indif­fé­rents à un sub­strat cultu­rel com­mun, mais de gens qui luttent le dos au mur pour sur­vivre à par­tir de leurs racines historiques.

Pour Bock-Cote, la gauche qué­bé­coise liquide le pas­sé his­to­rique et cultu­rel du Qué­bec et l’annexe à des visées sociales et idéo­lo­giques. Les valeurs poli­tiques droi­tières de Bock-Cote pointent le bout du nez, car il feint d’oublier que cette épais­seur his­to­rique qu’il appelle au secours était faite d’écrasement des luttes popu­laires, d’emprisonnement des lea­deurs syn­di­caux et de mise en coupe réglée des richesses du Qué­bec par les inves­tis­seurs amé­ri­cains et cana­diens. Quel est l’État prô­né par Bock-Cote ? Nul doute, un État qui donne la prio­ri­té au catho­li­cisme, à la langue fran­çaise, à l’indépendance natio­nale, sans que les ques­tions sociales et éco­no­miques soient pour le moins abor­dées. Ce que cri­tique ulti­me­ment Bock-Cote, c’est la consti­tu­tion poli­tique d’un Qué­bec poli­tique pro­gres­siste, ce qu’il nomme en le raillant un petit para­dis éga­li­taire, socia­liste, fémi­niste, paci­fiste et éco­lo­giste et alter­mon­dia­liste. Pour l’ancien Pre­mier ministre péquiste du Qué­bec, Ber­nard Lan­dry, « la socié­té qué­bé­coise est une nation civique inclu­sive qui trans­cende toute forme d’ethnicité », faute majeure selon Bock-Cote pour qui « le Qué­bec est l’État natio­nal des Cana­diens français ».

Le Manifeste pour un Québec pluraliste versus la Déclaration des intellectuels pour la laïcité

Plu­sieurs intel­lec­tuels proches de Bou­chard et Tay­lor ont publié un mani­feste qu’ils qua­li­fient de plu­ra­liste et inter­cul­tu­rel12 : « La posi­tion plu­ra­liste consi­dère que les membres des mino­ri­tés ne doivent pas être vic­times de dis­cri­mi­na­tion ni d’exclusion sur la base de leur dif­fé­rence, et l’intégration des immi­grants à la socié­té qué­bé­coise ne doit pas exi­ger une assi­mi­la­tion pure et simple […] le devoir d’adaptation est réci­proque. » La laï­ci­té inclu­sive, plu­rielle et inter­cul­tu­relle, au contraire de ce que pré­tendent les détrac­teurs de la posi­tion « natio­na­liste-conser­va­trice » et de la posi­tion qu’ils nomment « la vision stricte de la laï­ci­té récu­sant les mani­fes­ta­tions reli­gieuses osten­ta­toires dans la sphère publique », implique que l’État éla­bore les normes col­lec­tives indé­pen­dam­ment des groupes reli­gieux ou de convic­tion : « Il exerce sa neu­tra­li­té en s’abstenant de favo­ri­ser ou de gêner, direc­te­ment ou indi­rec­te­ment, une reli­gion ou une concep­tion sécu­lière de l’existence, dans les limites du bien com­mun. » Pour eux, l’interdiction de signes convic­tion­nels dans la sphère publique « aurait un effet dis­cri­mi­na­toire, car elle ne vise­rait que les croyants appar­te­nant aux reli­gions com­por­tant des pres­crip­tions ves­ti­men­taires ou ali­men­taires ». En outre, pré­cisent-ils, « le fait qu’un agent de l’État affiche un signe d’appartenance reli­gieuse ne l’empêche nul­le­ment d’appliquer les normes laïques de façon impar­tiale ». Sans doute que les auteurs de ce mani­feste dribblent fine­ment entre les prin­cipes abs­traits du répu­bli­ca­nisme et les valeurs tra­di­tion­nelles du natio­na­lisme eth­nique. Ils sont loin de per­sua­der leurs oppo­sants, qu’ils soient poli­tiques ou qu’ils appar­tiennent comme eux à la sphère des intel­lec­tuels universitaires.

La réplique n’a pas tar­dé. Pour les tenants de la Décla­ra­tion des intel­lec­tuels pour la laï­ci­té13, le plu­ra­lisme de la socié­té ne peut être garan­ti que si « l’État et ses ins­ti­tu­tions s’obligent à une totale neu­tra­li­té à l’égard de ces convic­tions […] Loin d’être une néga­tion du plu­ra­lisme […] elle est la seule voie pos­sible d’un trai­te­ment égal et juste de toutes les convic­tions parce qu’elle n’en favo­rise ni n’en “accom­mode” aucune, pas plus l’athéisme que la foi reli­gieuse ». Suit une cri­tique de la laï­ci­té ouverte, telle que défi­nie dans le Mani­feste : « La laï­ci­té dite “ouverte” […] s’avère être en pra­tique une néga­tion de la laï­ci­té de l’État puisqu’elle per­met toute forme d’accommodement des ins­ti­tu­tions publiques avec une reli­gion ou une autre […] les amé­na­ge­ments de cette laï­ci­té “ouverte” convergent avec les objec­tifs des groupes reli­gieux conser­va­teurs qui cherchent à faire pré­va­loir leurs prin­cipes sur les lois en vigueur ».

Sans doute aus­si les auteurs de ce Mani­feste veulent-ils se pré­mu­nir contre les cri­tiques des natio­na­listes conser­va­teurs car ils ins­crivent les luttes pour la laï­ci­té dans l’épaisseur his­to­rique du Qué­bec, dans la décla­ra­tion d’indépendance des Patriotes de 183814, dans les luttes du Mou­ve­ment laïque de langue fran­çaise des années soixante et dans la Charte des droits et liber­tés adop­tée par le Qué­bec en 1975 : « La laï­ci­té fait donc par­tie du pay­sage his­to­rique qué­bé­cois et ses acquis récents carac­té­risent le Qué­bec moderne. » Les signa­taires prennent réso­lu­ment par­ti pour l’abolition des signes convic­tion­nels chez les agents de l’État : « Le signe reli­gieux étant un lan­gage non ver­bal qui exprime la foi, les croyances, l’appartenance reli­gieuse et le code des valeurs de la per­sonne qui le porte, il est nor­mal que l’employé de l’État s’abstienne d’un tel dis­cours puisque l’usager des ser­vices publics n’a pas à y être sou­mis lorsqu’il fré­quente des ins­ti­tu­tions par défi­ni­tion neutres. » Les signa­taires se réfèrent à plu­sieurs juge­ments de la Cour euro­péenne des droits de l’homme pour les­quels l’État n’est pas sou­mis à l’obligation d’accepter le port de signes reli­gieux de la part de ses employés. « La laï­ci­té de l’État doit être clai­re­ment affir­mée dans un texte de loi, notam­ment dans la Charte des droits et liber­tés, pour lui assu­rer une por­tée qua­si constitutionnelle. »

Le débat n’est pas clos

Les limites de l’article ne per­mettent pas d’aborder cer­tains enjeux : l’instauration du cours de culture et d’éthique reli­gieuse, la défi­ni­tion du calen­drier des fêtes, le sub­ven­tion­ne­ment accor­dé aux écoles confes­sion­nelles et la loi 16 sur la diver­si­té. Sans doute que bon nombre d’enjeux se mêlent, voire se dis­si­mulent l’un l’autre : les accom­mo­de­ments rai­son­nables ren­voient pro­blé­ma­ti­que­ment à l’égalité hommes-femmes et à la dyna­mique cultu­relle d’une socié­té qui ne sub­sis­te­ra qu’à fortes doses thé­ra­peu­tiques de démo­gra­phie migrante. Toute pos­si­bi­li­té d’accommodement rai­son­nable fait signe vers la défi­ni­tion pro­blé­ma­tique de la laï­ci­té et des moda­li­tés concrètes par les­quelles l’État impar­tial doit arbo­rer les signes de son impar­tia­li­té. Et l’intégration des per­sonnes migrantes ne doit pas lais­ser dans l’ombre ce que les sta­tis­tiques et son­dages ne cessent de rap­pe­ler : à qua­li­fi­ca­tion égale, les immi­grants haï­tiens ou magh­ré­bins font l’objet de mas­sives dis­cri­mi­na­tions néga­tives à l’embauche.

Et puis le fran­çais recule devant le rou­leau com­pres­seur de l’anglo-conformité. Les accom­mo­de­ments rai­son­nables menacent-ils deux conquêtes du mou­ve­ment sou­ve­rai­niste, le fait fran­çais et la laï­ci­té arra­chée contre la grande noir­ceur et Duples­sis ? Le Qué­bec com­merce à 75% avec les États-Unis et à 10% avec le reste du Cana­da. Faut-il dès lors s’étonner, ce que Bou­chard et Tay­lor ont vou­lu exor­ci­ser, que l’identité qué­bé­coise fran­co­phone s’éprouve comme fra­gile comme si l’intensité de la rela­tion com­mer­ciale était cultu­rel­le­ment neutre15 ? Reste que les Qué­bé­cois ont don­né au monde une for­mi­dable leçon de démo­cra­tie par la pro­fon­deur et la liber­té des débats qui les séparent peut-être sous cer­taines moda­li­tés, mais qui les unissent par cette pra­tique du débat si pro­fon­dé­ment ancrée dans leurs mœurs démocratiques.

Je remer­cie Pierre Bos­set, avo­cat et pro­fes­seur au dépar­te­ment des sciences juri­diques de l’université du Qué­bec à Mont­réal (UQAM) pour sa relec­ture et ses sti­mu­lantes remarques.

  1. Les der­niers recen­se­ments de 2001 et 2006 montrent que dans la région de Mont­réal métro­po­li­tain, l’anglais a connu une crois­sance de 6.3% et le poids des fran­co­phones, entre ces deux recen­se­ments est pas­sé est 81 à 79%. Source : Pau­line Gra­vel, Le Devoir, 11 mai 2010.
  2. Petit vil­lage de la Mau­ri­cie qui a, au conseil muni­ci­pal, adop­té en 2007, ses normes de vie : inter­dic­tion de la lapi­da­tion des femmes, inter­dit qu’elles soient bru­lées vives ou exci­sées, une femme peut être soi­gnée par un homme méde­cin ou l’inverse, les enfants ne peuvent por­ter aucune arme à l’école, même sym­bo­lique, etc. Pen­dant quelques semaines et à la suite de ce règle­ment muni­ci­pal, ce petit vil­lage a atti­ré l’attention des médias internationaux.
  3. Pour rap­pel, le PQ, ou Par­ti qué­bé­cois, est le par­ti qui milite ouver­te­ment et démo­cra­ti­que­ment pour la sou­ve­rai­ne­té du Qué­bec insé­ré ou non dans l’État fédé­ral canadien.
  4. Selon G. Bou­chard inter­ro­gé en 2009 à Bruxelles sur cette dis­tinc­tion entre poli­ciers et ensei­gnants, les pre­miers ne pour­raient arbo­rer des signes reli­gieux dis­tinc­tifs parce qu’ils sont les déten­teurs de la vio­lence légi­time. Arbo­rer un signe dis­tinc­tif pour­rait les délé­gi­ti­mer en les sus­pec­tant d’attitudes partisanes.
  5. Cette pré­ci­sion est d’importance après une décla­ra­tion publique du Pre­mier ministre cana­dien Har­per qui a recon­nu le Qué­bec en tant que nation.
  6. Cette pré­ci­sion est essen­tielle : le mémoire remis par le pas­teur Gilles Mar­couiller de la com­mu­nau­té pro­tes­tante de Notre-Dame de Lorette à Qué­bec indique que le Qué­bec ne doit pas renier son pas­sé catho­lique et que les auto­ri­tés doivent per­mettre la mani­fes­ta­tion, dans l’espace public, des confes­sions reli­gieuses dans la mesure où elles res­pectent les chartes et l’ordre public. Venant d’une mino­ri­té pro­tes­tante, cette prise de posi­tion indique une ouver­ture spi­ri­tuelle et poli­tique peu fré­quente chez nous.
  7. Le « nation buil­ding » est l’axe fort de la doc­trine fédé­ra­liste cana­dienne. L’État cana­dien doit construire un Cana­da fort et uni, enri­chi par la diver­si­té de la mosaïque des cultures qui l’habitent au sein d’un ter­ri­toire avec trop peu d’histoire et trop de géo­gra­phie. La construc­tion de la nation se fera par une dyna­mique ouverte à la mul­ti­cul­tu­ra­li­té orches­trée par l’État sans pri­vi­lé­gier, pré­tend-on, les nations fon­da­trices. Le « nation buil­ding » est per­çu par les sou­ve­rai­nistes qué­bé­cois comme une idéo­lo­gie dan­ge­reuse qui veut miner et saper leur iden­ti­té fondatrice.
  8. Cer­tains esprits malins ont pré­ten­du que le fédé­ra­liste anglo­phone Tay­lor avait rou­lé le sou­ve­rai­niste qué­bé­cois fran­co­phone Bou­chard dans la farine mul­ti­cul­tu­ra­liste cana­dienne. Ce diag­nos­tic est loin d’être par­ta­gé par tous : les auteurs du rap­port acquies­çaient avec déter­mi­na­tion la relance de l’ouverture mul­ti­cul­tu­relle au sein de la laï­ci­té inclu­sive. Cer­tains auteurs, comme Pierre Bos­set, accré­ditent même la thèse que les accom­mo­de­ments rai­son­nables « réveillent » en quelque sorte l’épaisseur his­to­rique iden­ti­taire, et la vivi­fient et l’irriguent par les apports dia­lo­gaux menés avec les cultures mino­ri­taires. Les iden­ti­tés figées meurent, les iden­ti­tés plu­rielles et évo­lu­tives vivent.
  9. Sans doute que l’«espace public » vise ici à la fois sa dimen­sion urba­nis­tique (places, rues, squares, etc.) et sa défi­ni­tion par Haber­mas (sphère de la dis­cus­sion située entre la sphère poli­tique et les tra­jec­toires privées).
  10. Par­ti de gauche éco­lo­giste et sou­ve­rai­niste co-pré­si­dé par l’ancienne pré­si­dente de la Fédé­ra­tion des femmes du Qué­bec, Fran­çoise David.
  11. Lire notam­ment Pierre Ansay, « De la recon­nais­sance des droits des mino­ri­tés », Poli­tique, février 2009.
  12. P. Bos­set, D. Ley­det et alii, « Mani­feste pour un Qué­bec plu­ra­liste », Le Devoir, 3 février 2010.
  13. D. Baril, M.-Fr. Baz­zo, J. Beau­che­min et alii, « Décla­ra­tion des intel­lec­tuels pour la laï­ci­té », Le Devoir, 16 mars 2010.
  14. Répri­mée dans le sang par les troupes anglaises et dont les lea­deurs furent pen­dus à Mont­réal. Le lun­di de Pen­te­côte est pour les anglo­phones la fête de la reine et pour la majo­ri­té des Qué­bé­cois fran­co­phones la fête des Patriotes.
  15. Para­doxe que cette neu­tra­li­sa­tion qué­bé­coise de la face cultu­relle de la mar­chan­dise alors que les archives Pola­nyi se trouvent à l’université mont­réa­laise Concor­dia : Pola­nyi, dans La grande trans­for­ma­tion, rap­pe­lait que la culture mar­chande est enchâs­sée dans une gangue cultu­relle qui la légitime.

Pierre Ansay


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