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La guerre des subjectivités en islam, de Fethi Benslama

Numéro 7 - 2016 par Paul Géradin

novembre 2016

De mul­tiples ques­tions sont aujourd’hui agi­tées autour de l’islam et exa­cer­bées par ce qu’on appelle « radi­ca­li­sa­tion ». Une seule sera rete­nue ici, « Et Allah, dans tout ça ? », pour­­rait-on dire pour faire court… Elle sera sui­vie dans le sillage de La guerre des sub­jec­ti­vi­tés en islam, de Fethi Bens­la­ma. Sa pra­tique cli­nique a ame­né ce psy­cha­na­lyste tuni­sien à considérer […]

De mul­tiples ques­tions sont aujourd’hui agi­tées autour de l’islam et exa­cer­bées par ce qu’on appelle « radi­ca­li­sa­tion ». Une seule sera rete­nue ici, « Et Allah, dans tout ça ? », pour­rait-on dire pour faire court1… Elle sera sui­vie dans le sillage de La guerre des sub­jec­ti­vi­tés en islam, de Fethi Bens­la­ma2. Sa pra­tique cli­nique a ame­né ce psy­cha­na­lyste tuni­sien à consi­dé­rer qu’une de ses tâches essen­tielles était d’essayer de com­prendre ce qui se passe dans le monde ara­bo-musul­man en met­tant notam­ment en œuvre une lec­ture psychanalytique.

Comprendre ce que les musulmans font de ce qu’on a fait d’eux

Ce sou­ci a sus­ci­té chez l’auteur une recherche appro­fon­die. D’un côté, minu­tieuse inves­ti­ga­tion his­to­rique sur l’islam à par­tir des ori­gines, décryp­tage phi­lo­lo­gique des textes fon­da­teurs, lec­ture atten­tive d’œuvres mar­quantes, obser­va­tions cli­niques…; de l’autre, démarche d’interprétation en recou­rant, non seule­ment aux outils théo­riques de la psy­cha­na­lyse, mais à d’autres savoirs — his­toire, socio­lo­gie, isla­mo­lo­gie : « L’essentiel, c’est ce que les musul­mans font de ce qu’on a fait d’eux. » On, c’est-à-dire l’organisation sym­bo­lique de l’aventure de l’islam autour de la ques­tion de l’être et de l’existence humaine uni­ver­selle. Il s’agit de pen­ser de quelle manière l’aventure col­lec­tive de ce monde ara­bo-musul­man influence le psy­chisme des indi­vi­dus. Plus pré­ci­sé­ment, sur la base de sa pra­tique dans le domaine de la psy­cho­pa­tho­lo­gie dans la ban­lieue pari­sienne, Bens­la­ma a été ame­né à ana­ly­ser le cir­cuit qui débouche sur la « radi­ca­li­sa­tion » de nombre de jeunes au nom de l’islam, comme expres­sion d’un fait reli­gieux deve­nu mena­çant, en même temps que symp­tôme social et psychique.

Dans La psy­cha­na­lyse au risque de l’islam (2002), la mise au point d’une concep­tua­li­sa­tion et d’hypothèses per­ti­nentes occu­pait une place impor­tante. Un furieux désir de sacri­fice. Le sur­mu­sul­man (2016) inter­prète ce qu’on appelle aujourd’hui « radi­ca­li­sa­tion ». La guerre des sub­jec­ti­vi­tés en islam (2014) occupe une posi­tion inter­mé­diaire entre la théo­ri­sa­tion ini­tiale et l’analyse fac­tuelle. Cet ouvrage com­porte une série d’articles très diver­si­fiés pré­cé­dés par une introduction.

Le pro­jet est d’en esquis­ser une syn­thèse. Sans être spé­cia­li­sé dans les ques­tions abor­dées, mais sur la base d’une lec­ture atten­tive de publi­ca­tions de Bens­la­ma, je me pro­pose de faire connaitre sa contri­bu­tion, qui me semble « incon­tour­nable », à une réflexion de fond au cœur du bruit et de la fureur qui ne sont sans doute pas encore près de s’atténuer3.

Les faits sont envi­sa­gés dans une dimen­sion qui échappe à la conscience et à la volon­té des acteurs. Au-delà du niveau obser­vable de leurs com­por­te­ments et du conte­nu expli­cite de leurs dis­cours, il s’agit de cer­ner ce qui leur arrive, au niveau de l’incons­cient, en tant que « sujets ».

Pour entrer dans le ver­sant psy­cha­na­ly­tique de la démarche de Bens­la­ma, il est dif­fi­cile, mais indis­pen­sable d’ouvrir une paren­thèse pour intro­duire, aus­si sim­ple­ment que pos­sible, une impor­tante dis­tinc­tion entre trois ins­tances opé­rée par Lacan, mais qui était inexis­tante chez Freud.
1. L’instance sym­bo­lique ren­voie aux énon­cés qui s’articulent dans le jeu des signi­fiants tis­sés dans le lan­gage d’une col­lec­ti­vi­té (par exemple tout ce à quoi ren­voie le mot « père »). C’est à ce niveau qu’intervient la notion de « sujet ».
2. L’ima­gi­naire est une repré­sen­ta­tion fic­tive de la tota­li­té uni­fiée par l’individu à par­tir de la confron­ta­tion entre ses dési­rs et la réa­li­té (par exemple sur la base de l’expérience des rela­tions paren­tales dans son enfance). À ce niveau inter­vient la notion de « moi ». Le vécu de celui-ci se déroule dans l’histoire de cha­cun. Mais ce déve­lop­pe­ment de la per­son­na­li­té s’effectue dans le cadre de ce qui est per­mis par le sym­bo­lique (par exemple l’image du Père idéal dans la tra­di­tion chrétienne).
« Sujet » et « moi » : deux concepts qui ren­voient res­pec­ti­ve­ment à ces ins­tances dis­tinctes tout en per­met­tant de pen­ser leur inter­ac­tion. Tout jeu de lan­gage ren­voie en défi­ni­tive au sujet de ce qu’il énonce. Or, un sys­tème sym­bo­lique struc­ture les signi­fiants dans une col­lec­ti­vi­té, c’est un immense lan­gage qui struc­ture l’inconscient des indi­vi­dus. Le concept de sujet est donc trans­po­sé à cette échelle pour dési­gner ce qui pola­rise le désir d’exister de « moi » indi­vi­duels qui sont tou­jours en même temps alié­nés, entre la réa­li­té à laquelle ils sont confron­tés et des pul­sions refou­lées. Celles-ci se tra­duisent psy­chi­que­ment dans un ima­gi­naire qui puise dans le sym­bo­lique les repré­sen­ta­tions qui leur donnent un accom­plis­se­ment mental.
Freud avait ana­ly­sé la consti­tu­tion du moi à tra­vers la repré­sen­ta­tion ima­gi­naire qu’il forge de lui-même, des autres, de l’idéal à atteindre. L’apport de Lacan porte sur la façon dont cette genèse psy­chique s’enracine dans un ensemble de signi­fiants qui ren­voient à un sujet en amont du sens que le moi donne consciem­ment à ce qu’il est et fait. « L’inconscient est struc­tu­ré comme un lan­gage » (Lacan).
3. Mais en deçà et au-delà des sym­boles col­lec­tifs et des images indi­vi­duelles, qu’en est-il fina­le­ment ? Selon Lacan, le réel visé est hors d’atteinte et indi­cible. Telle est la troi­sième ins­tance qu’il dis­tingue et qui est à l’horizon des deux autres. L’imaginaire du moi se déploie dans le désir qui porte sur une source de jouis­sance, plé­ni­tude abso­lue dans le contexte reli­gieux. Mais il est iné­luc­ta­ble­ment confron­té au manque réel de l’objet sym­bo­lique. Le réel, c’est ce qui, dans la réa­li­té visée dans le champ des pul­sions et dans ce qui est signi­fié par les signi­fiants qui peuplent cet ima­gi­naire, échappe à la pos­si­bi­li­té d’être com­plè­te­ment dit. C’est l’impos­sible.
Qu’en est-il alors de l’accomplissement rêvé ou redou­té par cha­cun ? Réponse de Lacan : « Il n’y a pas d’objet du désir. Le désir, cela se construit, cela s’invente. »

La réfé­rence au sujet ne signi­fie donc nul­le­ment qu’on s’engage dans une com­pré­hen­sion limi­tée aux repré­sen­ta­tions for­gées par les acteurs au cours de leur vécu dans le noyau fami­lial, avec leur épa­nouis­se­ment et leurs frus­tra­tions indi­vi­duelles qui remontent à leur petite enfance. Leurs flux ima­gi­naires, avec les émo­tions cor­res­pon­dantes, sont inté­grés dans des construc­tions sym­bo­liques.

L’islam est abor­dé comme une telle construc­tion. Mais on met tout et n’importe quoi dans ce récep­tacle signi­fiant. Les études aca­dé­miques réservent l’écriture « Islam » au nom propre d’une civi­li­sa­tion loca­li­sée, par oppo­si­tion à « islam » qui désigne le fait reli­gieux. Mais celui-ci a évo­lué dans l’histoire, comme reli­gion mono­théiste, avec ses déve­lop­pe­ments théo­lo­giques et juri­di­co-poli­tiques. Il est diver­si­fié géo­gra­phi­que­ment et socia­le­ment jusqu’à l’avènement de la moder­ni­té, au point que le mot est aujourd’hui pour ain­si dire « sor­ti de ses gonds ». Il ren­voie tan­tôt à des traits com­muns dans les croyances, tan­tôt à des rituels, à des concep­tions du monde, à des modes de gou­ver­ne­ment, à des habi­tudes sociales. Bref, tout ce autour de quoi les musul­mans sont sus­cep­tibles de s’identifier comme rele­vant du sujet de l’islam.

La recherche de Bens­la­ma consti­tue une explo­ra­tion de ce tis­sage du signi­fiant par le sujet de l’islam4. Il s’agit de com­prendre com­ment et pour­quoi la confron­ta­tion vio­lente avec la moder­ni­té s’est sol­dée par une déchi­rure du tis­su trans­mis, laquelle prive ce sujet de l’organisation sym­bo­lique cohé­rente qui pour­rait le sou­te­nir. Jusqu’à une diver­gence entre les inter­pré­ta­tions qui ne porte pas sim­ple­ment sur tel dogme ou pra­tique, mais sur la « sup­po­si­tion » elle-même. Divi­sion si pro­fonde que l’auteur parle d’une « guerre civile » à l’intérieur de l’islam.

Signifiants fondamentaux

Le sujet com­mun de la tra­di­tion musul­mane s’est repré­sen­té lui-même, les autres, le sens idéal dans un mythe et des construc­tions théo­lo­gi­co-poli­tique dont les conte­nus concep­tuels sont his­to­ri­que­ment datés. Cepen­dant, les fon­de­ments d’une telle construc­tion du sujet, les mots au pou­voir évo­ca­teur, imprègnent le moi bien plus que n’importe quel sys­tème d’idées. Il s’agit d’une manière d’être au monde pro­fon­dé­ment enra­ci­née et qui se noue au pul­sion­nel. Elle struc­ture le col­lec­tif qui façonne à son tour l’individu.

« Islam », cela signi­fie être sau­vé après avoir été atteint dans sa vie. Celle de Maho­met, orphe­lin, s’est construite à par­tir de l’expérience d’un aban­don radi­cal. Mais le Pro­phète a amor­cé un mou­ve­ment qui pous­sait à bout un trait com­mun aux trois ver­sions du mono­théisme euro-médi­ter­ra­néen : la foi en une ins­tance toute puis­sante qui seule peut com­bler un « trou » ori­gi­naire de l’être humain. Jusqu’à l’extrême car, en islam, pour l’homme livré à lui-même, Dieu c’est l’impossible (et en termes laca­niens, l’impossible, c’est le réel…).

La limite de l’ordre sym­bo­lique est ici posée. Sa fonc­tion reste sépa­rée et sépa­ra­trice : impos­sible, Dieu l’est parce qu’immatériel, hors sexe, hors géné­ra­tion, impé­né­trable parce que satu­ré. Il n’est pas pen­sé à par­tir de la figure du père, mais c’est l’inverse5. En effet, Allah n’a pas engen­dré, contrai­re­ment au Dieu chré­tien. Il est dès lors dans une dis­tance abso­lue. Par contre, nul être humain ne peut com­bler les trous qui le tra­versent (quant au sexe, au savoir, à la sou­ve­rai­ne­té…) sans que son désir ne devienne fou. Mais avec le pro­phète, une parole passe par le trou de l’ouïe : « sois », moyen­nant la sou­mis­sion à la loi de la parole, « lis ». « Coran », cela signi­fie lec­ture, au sens de « réci­ta­tion ». Loin de prendre un recul cri­tique, il s’agit en effet pour le croyant de se faire le récep­tacle pas­sif d’une parole qui le tra­verse, aus­si bien dans ce qui est dit que dans l’acte de le dire. Il faut apprendre par cœur le Coran, énon­cé en arabe ; c’est la parole incréée qu’Allah énonce ain­si comme intra­dui­sible à l’extérieur de la com­mu­nau­té. Le sujet se relève une fois qu’il se résigne à ne pas déchif­frer les secrets du monde et s’en tient à la récep­tion d’un lieu d’écriture, de tis­sage des signes. Pas n’importe quel lan­gage de tel ou tel autre, mais celui-là, attri­bué à l’Autre inaccessible.

L’histoire nous apprend que cha­cune des voies du mono­théisme contient un poten­tiel de vio­lence qui est sus­cep­tible de s’actualiser. Par exemple, dans le judaïsme, la sym­bo­lique de l’alliance a per­mis au peuple élu de mas­sa­crer les pre­miers occu­pants de la terre pro­mise ; dans le chris­tia­nisme, après avoir sous-ten­du les croi­sades et légi­ti­mé l’Inquisition, celle du Christ-Roi a été pla­cée au ser­vice de cer­tains fas­cismes… S’agissant de l’islam, ils ont rai­son ceux qui rap­pellent que, même si cette reli­gion a aus­si tra­ver­sé des péri­pé­ties bel­li­queuses au cours de son his­toire, son mes­sage expli­cite est aus­si axé sur des valeurs de paix… Néan­moins elle recèle un noyau poten­tiel­le­ment très explo­sif, à savoir la coa­gu­la­tion du sujet dans la Révélation.

Cette sym­bo­lique offre prise à une éla­bo­ra­tion théo­lo­gique selon laquelle tout homme nait musul­man, et ce sont ses parents qui le judaïsent, le chris­tia­nisent. « Prin­cipe exor­bi­tant qui sup­pose que le musul­man est le natu­rel de l’homme, alors que les autres confes­sions en seraient la déna­tu­ra­tion », écrit Bens­la­ma. La sup­po­si­tion selon laquelle le sujet pour­rait être por­teur de lumière en dehors du soleil de la norme révé­lée est exclue. Au nom de Dieu est ins­ti­tué un lien qui le rat­tache au pou­voir. « L’islam est la solu­tion », pro­clament les Frères musul­mans6. Certes, la déma­té­ria­li­sa­tion radi­cale de Dieu qui est d’emblée ins­crite dans le mythe peut être géné­ra­trice d’une liber­té spi­ri­tuelle qui s’est mani­fes­tée dans la veine sou­fiste de cette tra­di­tion7. Mais la dif­fi­cul­té à la por­ter peut entrai­ner un déses­poir, auquel répond la cha­ria8, che­min doc­tri­nal et règle­men­taire dont la révé­la­tion vient col­ma­ter la béance ini­tiale de l’être humain.

Désinstallation du sujet

L’ancrage du sujet sur le socle d’une tra­di­tion loca­li­sée, mais à laquelle on donne une signi­fi­ca­tion uni­ver­selle, sera des­cel­lé par l’irruption de la moder­ni­té. L’Europe avait fait l’expérience inau­gu­rale de cette « muta­tion anthro­po­lo­gique ». Mais l’épreuve a été bien plus déci­sive dans le monde isla­mique. Il en a été ain­si en rai­son de condi­tions maté­rielles, mais aus­si de la façon dont ces com­mu­nau­tés humaines don­naient sens à leur deve­nir. L’accoutumance émousse notre per­cep­tion de la bru­ta­li­té de la « cas­sure his­to­rique » qui s’est opé­rée du XIXe siècle, à par­tir du moment inau­gu­ral de la cam­pagne d’Égypte de Napo­léon (1798 – 1801), jusqu’à la guerre totale à laquelle on assiste actuel­le­ment9.

Expé­di­tions mili­taires des puis­sances euro­péennes, refonte arbi­traire de la carte géo­po­li­tique du Moyen Orient, abo­li­tion par Atta­turk (pas par les Euro­péens) du cali­fat qui avait une haute valeur sym­bo­lique ; ago­nie sous la sou­mis­sion colo­niale de socié­tés qui étaient déjà affai­blies aupa­ra­vant, guerres meur­trières de libé­ra­tion natio­nale, dic­ta­ture des régimes post-colo­niaux sou­te­nus au gré des inté­rêts pétro­liers de l’Occident ; arro­gance, affai­risme et cor­rup­tion des classes diri­geantes locales de pair avec une explo­sion démo­gra­phique qui fait de la jeu­nesse une masse déses­pé­rée et mena­çante ; jusqu’à l’invasion russe en Afgha­nis­tan et à la des­truc­tion de l’Irak par l’Amérique qui avait aupa­ra­vant uti­li­sé Sad­dam Hus­sein contre l’Iran ; sur arrière-fond de la « colo­ni­sa­tion » de la Cis­jor­da­nie et de l’enclavement de Gaza par Israël. Il n’y a pas lieu de retra­cer ici l’histoire de cette vio­lence. Celle-ci ne résulte nul­le­ment des textes fon­da­teurs de l’islam. Mais elle a consti­tué un obs­tacle sup­plé­men­taire et déci­sif à l’accès à une réflexion cri­tique sur ceux-ci qui aurait cap­té le meilleur de la ratio­na­li­té incluse dans l’occidentalisation.

En Occi­dent, la foi dans une incar­na­tion de Dieu avait sous-ten­du le rêve d’une orga­ni­sa­tion du domaine tem­po­rel dans la sou­mis­sion aux impé­ra­tifs du royaume céleste et à la hié­rar­chie ecclé­sias­tique qui s’en por­tait garante. Mais elle avait aus­si per­mis le déploie­ment d’une sub­jec­ti­vi­té intrin­sèque à l’existence humaine. Un sujet s’est peu à peu inven­té, sur des voies diverses — phi­lo­so­phique, scien­ti­fique, poli­tique et même mys­tique. Il s’est de plus en plus décro­ché des murailles dog­ma­tiques pour s’ouvrir à la diver­si­té de ce monde du point de vue d’un savoir et d’une éthique auto­nomes par rap­port à une révé­la­tion. Un autre rap­port à l’impossible s’est cher­ché. Une liber­té a été conquise de façon de plus en plus déci­sive quant à ce qui était offi­ciel­le­ment consi­dé­ré comme fron­tière entre croire et ne pas croire.

Or, l’islam posait Dieu comme grand Sujet qui a dic­té le savoir total. À l’être humain, il reve­nait certes de deve­nir plus que lui-même en inté­rio­ri­sant l’achèvement du sujet uni­ver­sel, mais dans le cadre d’une éthique fon­dée sur la lec­ture d’une loi tenue pour sainte dans sa trans­crip­tion littérale.

Une fois que les Lumières appor­tées par l’Occident étaient impo­sées aux peuples musul­mans par les canon­nières, ceux-ci ne res­sen­tirent pas la rela­ti­vi­sa­tion de la révé­la­tion par les signi­fiants modernes — ose te ser­vir de ta rai­son (Kant)… — comme levée d’un voile d’obscurité, mais comme catas­tro­phique sépa­ra­tion de pla­nètes par rap­port à la brillance de leur étoile.

Ce choc était d’autant plus bou­le­ver­sant qu’il mar­quait une ren­contre défor­mante dans le cadre du signi­fiant très ser­ré du mono­théisme isla­mique. Dieu y res­tait déten­teur exclu­sif de la Véri­té, tout en don­nant une bonne fois à lire un livre humai­ne­ment situé où sont consi­gnées les pra­tiques qu’il auto­rise. Dans ce contexte, la liber­té de l’homme de répondre par lui-même en inter­pré­tant l’écriture et le tra­vail cor­ré­la­tif d’éclairement sur soi par la réflexion repré­sen­tait une dés­ins­tal­la­tion du sujet par rap­port au livre trans­mis. En termes psy­cha­na­ly­tiques, on dirait que cela signi­fiait le meurtre de l’Auteur du livre abso­lu dont Allah était cen­sé être le seul pro­prié­taire et une mor­telle mise en cause du pro­phète par lequel tran­si­tait le seul livre acces­sible. On est ici au cœur de l’interprétation de Benslama.

L’expansion de la moder­ni­té a signi­fié une mise en cause de plus en plus cru­ciale de la sou­mis­sion à un lan­gage que l’islam ins­ti­tué pré­sen­tait comme auto­suf­fi­sant pour expri­mer l’indicible. Voi­ci que le sujet est aspi­ré par l’espoir d’être un autre et d’être autre­ment : plus de liber­té, de recherche par soi-même, de plai­sir, d’autorité. Moins de Dieu — il devient incons­cient — tou­jours plus de moi-Je dans la vora­ci­té de la consommation.

Sépa­ré de l’étoile, l’imaginaire des indi­vi­dus et des foules se met à errer sur les lézardes de la construc­tion sym­bo­lique. Pour une part, l’effacement des points de repère qui étaient liés à la figure sym­bo­lique du sujet ori­gi­naire de l’islam libère un défou­le­ment pul­sion­nel dans l’orbite du soleil occi­den­tal. En même temps, la détresse face à l’évincement de cette figure pro­voque une cris­pa­tion du moi, un reflux nar­cis­sique et le défer­le­ment de l’imaginaire.

Incomplétude du sujet

En islam, comme d’ailleurs dans les autres ver­sions du mono­théisme, le sché­ma reli­gieux archaïque a rem­pli une fonc­tion de ges­tion de l’endettement des âmes pour le compte d’un Dieu qui détient une créance de vie et de mort sur les indi­vi­dus dont il régente l’existence. On sait que les reli­gions ne s’affranchissent de ce sché­ma culpa­bi­li­sant que dans la mesure où elles par­viennent à mobi­li­ser des anti­dotes qui valo­risent leur ins­pi­ra­tion pro­fonde tout en dépas­sant les arché­types rigides dans le sens d’une éthique de la res­pon­sa­bi­li­té, du res­pect, de l’amour. Tout au long de ses ana­lyses, Bens­la­ma montre que, quelles que soient les res­sources que l’islam est sus­cep­tible d’apporter dans ce sens, une telle dyna­mique d’ouverture est entra­vée par la pro­pa­ga­tion d’une onde mélan­co­lique, en écho de la sépa­ra­tion bru­tale. Chaque musul­man est res­pon­sable du déclin de l’étoile, du « sou­ve­rai­ni­cide ». Loin de se subli­mer, la culpa­bi­li­té ini­tiale s’empare plus que jamais du sujet.

De plus, en même temps qu’elle décroche les sujets de l’objet reli­gieux, la moder­ni­té détruit le lien entre ceux-ci, mine la com­mu­nau­té. Son irrup­tion ne signi­fie pas un simple chan­ge­ment qui ferait matière à débats. Impo­sant bru­ta­le­ment des signi­fiants inédits qui excluent la sup­po­si­tion com­mune, elle est res­sen­tie comme l’effondrement d’un monde.

Com­ment conti­nuer à être sujet, avec ce trou dans la suf­fi­sance d’un lieu sacré qui ren­fer­me­rait la tota­li­té des connais­sances, avec cette défaillance des média­tions ? La rela­tion au moi — le nar­cis­sisme — est dévas­tée. Elle va se cher­cher entre, d’un côté une auto­no­mie effrayante et, de l’autre la sou­mis­sion à l’institution qui se crispe sur les signi­fiants démo­né­ti­sés dont elle était por­teuse. Pour le sujet en déses­poir, au-delà du retour à Dieu, la ques­tion, c’est d’être soi.

Com­ment arrê­ter la dérive pul­sion­nelle liée à l’effritement de la rela­tion ini­tiale au fon­de­ment sur lequel l’islam avait émer­gé comme convo­ca­tion uni­ver­selle ? La réponse mobi­li­se­ra une acti­va­tion impor­tante de l’imaginaire des indi­vi­dus : à savoir, pour l’exprimer en termes freu­diens, l’intervention de l’instance psy­chique du sur­moi, tout à la fois pour inter­dire et pro­té­ger le moi face aux pul­sions qui émanent du ça.

Trajectoires de la subjectivation

La ten­ta­tive de remé­dier à l’incomplétude du sujet de l’islam pren­dra des direc­tions très dif­fé­rentes, en fonc­tion de fac­teurs géo­gra­phiques, his­to­riques, méta­phy­siques, avec un rôle très impor­tant des inéga­li­tés sociales. À un extrême, un déta­che­ment — beau­coup, un peu, pas du tout… — de l’islam tout en se deman­dant com­ment res­ter musul­man. À l’autre, l’absence des moyens pour inté­rio­ri­ser une expé­rience de confron­ta­tion avec la moder­ni­té qui reste inin­tel­li­gible. Bens­la­ma dis­tingue un ensemble de figures. Il les situe à tra­vers le temps, mais cette typo­lo­gie offre des clés pour s’y retrou­ver dans l’extrême diver­si­té des situa­tions contem­po­raines sur une même toile de fond.

(1) Pen­dant la période qui va de la colo­ni­sa­tion (XIXe siècle) aux indé­pen­dances (seconde moi­tié du XXe siècle) en pas­sant par la fin de l’Empire otto­man (1923), les classes supé­rieures musul­manes ont com­pris la néces­si­té d’emprunter les res­sources de la puis­sance euro­péenne pour étendre leur propre domi­na­tion. Ces « par­ti­sans des Lumières » étaient en même temps des « musul­mans réfor­més » qui rema­niaient les idéaux issus du coran. On assiste ici à un mou­ve­ment de dési­den­ti­fi­ca­tion dans lequel la sub­jec­ti­vi­té ne repose plus sur une inté­rio­ri­sa­tion du fon­de­ment tra­di­tion­nel, mais est fas­ci­née par une source de lumière extérieure.

Cepen­dant, les masses vivaient une détresse sub­jec­tive. Sur la base des seuls signi­fiants aux­quels elles avaient accès, et qui se rigi­di­fiaient sous les coups du butoir occi­den­tal, conti­nuer à être sujet, c’était per­sé­vé­rer dans l’ordre de la sujé­tion reli­gieuse. De cet ordre, le garant sym­bo­lique était le cali­fat isla­mique. Le sou­ve­rain « vicaire » signi­fiait l’autosuffisance de l’ordre reli­gieux. Sans lui, plus de sujet iden­ti­fié de l’islam. L’abolition de ce prin­cipe d’organisation poli­ti­co-reli­gieux en 192410 fut res­sen­tie comme une catas­trophe, à laquelle répon­dit en 1928 la fon­da­tion des Frères musulmans.

En réfé­rence à l’œuvre de Jacques Der­ri­da, Bens­la­ma pré­sente cette évo­lu­tion comme émer­gence d’une « attente auto-immu­ni­taire », concept en réfé­rence auquel il inter­prète les vagues suc­ces­sives jusqu’au paroxysme actuel11.

(2) Un méca­nisme qu’on pour­rait qua­li­fier de « co-immu­ni­taire », a émer­gé comme adap­ta­tion aux effets toxiques pour l’islam de l’ingestion des « anti­gènes » de la moder­ni­té. Il a été concep­tuel­le­ment éla­bo­ré dans les milieux intel­lec­tuels, la moder­ni­sa­tion poli­tique était assu­rée avec la nais­sance d’États arabes indé­pen­dants. Res­tait à inté­grer le savoir de l’autre, de façon à faire sienne son effi­ca­ci­té sans pour autant que la véri­té de la foi soit mise en cause. Advint la figure d’un « musul­man sépa­ré », c’est-à-dire qui ne s’identifie plus à l’ensemble de ce qui est impo­sé au nom du Sujet divin dans le texte cora­nique. On s’accommode d’une dési­den­ti­fi­ca­tion par­tielle : l’islam est doté d’une uni­ver­sa­li­té rela­tive qui est com­pa­tible avec l’universalisme mon­dial de la modernité.

L’immense majo­ri­té de la popu­la­tion res­tait à l’écart de cette intel­li­gi­bi­li­té, en butte à l’arrogance des nou­veaux domi­nants alliés à l’Occident, secouée par l’enchainement des guerres, de l’appauvrissement, des humi­lia­tions, dans le cadre d’une explo­sion démo­gra­phique qui se sol­dait par une forte émigration.

(3) Une pre­mière pous­sée « auto-immu­ni­taire » a pro­gres­sé sur cette toile de fond. Il s’agit de rede­ve­nir le même que ce qu’on a été, d’opérer un retour vers les attaches ini­tiales. Ce « musul­man réiden­ti­fié » va témoi­gner d’un rigo­risme dog­ma­tique et moral qui, dans son carac­tère exces­sif, consti­tue une réac­tion oppo­sée à l’évasion en dehors du patri­moine sym­bo­lique. Il est « contre-Lumières ».

His­to­ri­que­ment, le sala­fisme contem­po­rain, dont l’expansion a lar­ge­ment été sou­te­nue par l’Arabie saou­dite à par­tir des années 1960, cor­res­pond à cette confi­gu­ra­tion. À l’origine, il s’agissait d’un mou­ve­ment reli­gieux fon­da­men­ta­liste axé sur un effort de puri­fi­ca­tion. Mais sur lui se sont gref­fés des cou­rants inci­tant au com­bat (dji­had). En effet, il ne suf­fi­sait pas de se poser contre, de réagir, mais de répa­rer et de res­tau­rer l’idéal isla­mique bles­sé, dans un effort contre soi-même qui se ferme et refuse les plai­sirs nou­veaux qui s’offrent à lui.

(4) Par­tout, sous des formes et dans des contextes dif­fé­ren­ciés, s’affirme et pro­gresse à la fin du XXe siècle une seconde vague, un « mou­ve­ment anti-Lumières » qui exclut tout ce qui n’est pas la tra­di­tion. Le sujet, cou­pé des sym­boles fon­da­teurs qui convo­quaient à la vie sur fond d’un réel inac­ces­sible, concentre la décoc­tion doc­tri­nale que l’imaginaire de pré­di­ca­teurs lui offre en pâture dans des fan­tasmes aux­quels il est cen­sé plier la réa­li­té d’aujourd’hui. Cou­pés de leur sol natif, les signi­fiants fon­da­men­taux sont cris­tal­li­sés dans un mythe iden­ti­taire. « Allah akbar ». Il s’agit à tout prix de rendre réelle une ori­gine dont on est cou­pé sur le mode sym­bo­lique, de réani­mer des fétiches vivants sur la voie jon­chée de valeurs exté­nuées. « L’islam est la solu­tion. » En répa­ra­tion de ce qu’il a per­du, le musul­man contem­po­rain est exhor­té à pui­ser de façon obses­sion­nelle dans la pano­plie des moyens — ves­ti­men­taires12, ali­men­taires, rituels, doc­tri­naux — qui lui per­mettent d’objectiver sa sub­jec­ti­vi­té reli­gieuse dans le monde d’aujourd’hui. En somme, un « super­mu­sul­man ».

« Super », y com­pris au sens psy­cha­na­ly­tique : la fonc­tion à la fois pro­tec­trice et inter­dic­trice, du sur­moi s’emballe, pro­dui­sant une foule d’individus culpa­bi­li­sés qui, de « moi » rat­ta­chés aux autres par des média­tions réflé­chies, se trans­forment en agents aveugles d’une auto-immu­ni­sa­tion de leur communauté.

Maladie auto-immune

À par­tir de là, la défense de l’islam devient mor­telle comme une mala­die auto-immune, dans laquelle la sur­pro­tec­tion devient auto­des­truc­trice. Pour expli­quer la tra­jec­toire vers la vio­lence — de l’islamisme à la radi­ca­li­sa­tion — Bens­la­ma refuse les expli­ca­tions qui se limitent à des fac­teurs socio­po­li­tiques en fai­sant fi de la sub­jec­ti­vi­té. Il montre com­ment on se trouve au croi­se­ment du poli­tique, de l’histoire et de la clinique.

On réduit sou­vent l’islamisme à un simple retour à de l’intégrisme. Il s’agit bien plu­tôt d’un mythe archéo-moderne qui allie théo­lo­gie, scien­tisme, popu­lisme et natio­na­lisme. Non point évo­ca­tion du pas­sé gran­diose, mais remake contem­po­rain de l’origine : c’est dans le réel d’aujourd’hui qu’une puis­sance ultra-reli­gieuse doit s’emparer de la fra­gi­li­té iden­ti­taire pour la trans­for­mer en une puis­sante armure à l’abri de laquelle le sujet peut être soi13.

Être-soi… jusqu’à dis­pa­raitre tout en semant la mort autour de soi au cours des atten­tats sui­cides. Dans l’islam tra­di­tion­nel, le mar­tyr était un com­bat­tant qui meurt pour une cause, sans pour autant dési­rer mou­rir même s’il espé­rait que son sacri­fice serait récom­pen­sé. Dans le cadre de l’idéologie de l’islam bles­sé, on anéan­tit l’autre pour ven­ger la divi­ni­té outra­gée, tout en répu­diant pour soi-même la jouis­sance de cette vie dans l’espoir d’accéder à une déli­vrance abso­lue. En effet, la vio­lence des­truc­trice et l’auto-sacrifice qui dis­loquent des corps impurs sont jus­ti­ciables devant Dieu et se passent de la jus­tice humaine.

En ce qui concerne la radi­ca­li­sa­tion de frac­tions de la jeu­nesse dans les socié­tés euro­péennes, Bens­la­ma ne la ramène nul­le­ment à des troubles de l’adolescence. Cepen­dant, sur la base de sa pra­tique cli­nique en psy­cho­pa­tho­lo­gie, il montre com­ment, avec leur offre de pure­té idéale, des recru­teurs exploitent des caté­go­ries sociales qui sont en détresse du fait de failles iden­ti­taires. Four­nis­sant une réponse fan­tas­ma­tique au désir déçu d’enracinement de sujets ado­les­cents qui sont plon­gés dans des condi­tions dif­fi­ciles de relé­ga­tion urbaine, ils pro­posent une pro­thèse de croyance pour s’enraciner dans le ciel.

* * * * *

Certes, les périodes de tran­si­tion sub­jec­tive sont tou­jours pro­pices à la conflic­tua­li­té et l’auto-immunisation carac­té­rise toutes les reven­di­ca­tions iden­ti­taires radi­cales. Cepen­dant, aucun sys­tème d’idées, reli­gieux ou pas, ne peut élu­der de se deman­der par où ses signi­fiants fon­da­men­taux peuvent être tirés dans une direc­tion délirante.

La mons­truo­si­té qui tue aujourd’hui n’est pas l’islam. Mais quand une reli­gion s’empoisonne par les pro­duits qu’elle intègre pour sa conser­va­tion, elle doit s’interroger, non pas d’abord sur tel ou tel dogme ou pra­tique, mais sur les points sen­sibles du cadre de réfé­rence qu’elle offre à ses adeptes pour per­ce­voir et inter­pré­ter leur deve­nir dans des situa­tions déterminées.

Le bout de che­min avec Bens­la­ma a per­mis de mettre en évi­dence la posi­tion très homo­gène du sujet de l’islam, au détri­ment de l’ouverture auto­nome à une plu­ra­li­té de dimen­sions, laquelle habi­li­te­rait pour une inter­pré­ta­tion qui ne serait pas syno­nyme de renon­ce­ment des musul­mans à leur iden­ti­té, mais enri­chi­rait celle-ci.

Ni les inter­mi­nables dis­cus­sions sur tel ou tel « accom­mo­de­ment rai­son­nable », qui res­tent dans les limites de ce qui est accep­table par un sujet reli­gieux inchan­gé ni l’islamophobie, qui enfonce celui-ci de façon injuste dans l’humiliation, ne semblent à la hau­teur de la situa­tion actuelle. Le véri­table enjeu, c’est la pro­duc­tion d’une sub­jec­ti­vi­té musul­mane, mais dans le monde tel qu’il est.

La contri­bu­tion de Bens­la­ma invite à prendre en compte ce qui se passe dans les méandres de l’inconscient. Mais au niveau du conscient, elle incite aus­si à réflé­chir sur la façon d’envisager la pré­di­ca­tion, l’éducation et la recherche, en islam et sans doute aus­si ailleurs : revi­si­ter la rela­tion aux évè­ne­ments de l’origine, non point comme un ori­gi­nal à copier-col­ler dans le réel, mais comme un grand récit qui donne à pen­ser en d’autres temps ; remettre en ques­tion l’identification entre loi, théo­lo­gie, pou­voir poli­tique et nature ; témoi­gner de la rela­tion à un invi­sible dont la pré­sence-absence éveille l’imagination tout en sti­mu­lant la réflexion cri­tique dans un espace de réci­pro­ci­té entre « je » et les autres.

Le sujet de l’islam en sor­ti­rait non point vic­to­rieux, mais capable d’inscrire du sens dans les inter­stices de la modernité.

  1. Voir le titre de l’émission heb­do­ma­daire « Et Dieu dans tout ça ? », pré­sen­tée par Pas­cal Claude, RTBF Radio Première.
  2. Lignes, 2014.
  3. Il s’agit, soit d’inciter le lec­teur à entrer par lui-même dans les publi­ca­tions de Bens­la­ma, soit de rendre acces­sible ce qui semble essen­tiel dans son approche. Son texte et mon propre expo­sé se sont entre­mê­lés au point que je me suis per­mis d’omettre presque toute réfé­rence à la pagi­na­tion de l’ouvrage. J’ai recou­ru sub­si­diai­re­ment à des inter­ven­tions trou­vées dans ses autres ouvrages ou sur inter­net. Mon apport propre se veut évo­ca­tion fidèle, non dépour­vue de com­men­taires, et cla­ri­fi­ca­trice — par­fois sans doute jusqu’à la sim­pli­fi­ca­tion, le lec­teur en juge­ra. Donc, point de compte ren­du assor­ti de cita­tions : tout est rede­vable de Bens­la­ma, tout est « appro­prié ». Je remer­cie Ber­nard De Backer et Édouard Mair­lot pour leur lec­ture atten­tive et leurs impor­tantes suggestions.
  4. Dans cette direc­tion, voir Ali Aout­tah, « Révo­lu­tions arabes, islam, isla­misme », La Revue nou­velle, avril 2012.
  5. Ain­si, la figure d’Abraham est inter­pré­tée comme celle d’un père pure­ment géni­teur, moyen­nant aban­don de l’objet de son désir, qui était de conce­voir ce sta­tut sur le mode abso­lu, comme s’il avait pou­voir de dis­po­ser de la vie d’Isaac et d’être créa­teur d’une lignée spirituelle.
  6. Socié­té secrète fon­dée en 1928, axée sur la renais­sance isla­mique, avec pour objec­tif la res­tau­ra­tion du cali­fat, ini­tia­le­ment par une voie pacifique.
  7. Cou­rant mys­tique orga­ni­sé en confré­ries à par­tir du XVIIIe siècle, qui se réclame des ori­gines, mais a été com­bat­tu par l’islam orthodoxe.
  8. Codi­fi­ca­tion à la fois des aspects publics et pri­vés de la vie d’un musul­man, ain­si que des inter­ac­tions socié­tales. Les musul­mans consi­dèrent cet ensemble de normes comme l’émanation de la volon­té de Dieu. Le niveau, l’intensité et l’étendue du pou­voir nor­ma­tif varient consi­dé­ra­ble­ment sur les plans his­to­riques et géographiques.
  9. Certes, un cli­vage était déjà inter­ve­nu en 658, avec la scis­sion entre chiites et sun­nites. Mais on pour­rait le rap­pro­cher des schismes et des guerres de reli­gion que l’Occident a connus. Il s’agissait d’une guerre de suc­ces­sion, dont l’enjeu ne por­tait pas sur les fon­de­ments de la tra­di­tion, mais sur la trans­mis­sion de celle-ci. L’actuel déchai­ne­ment autour de cet enjeu ne s’explique pas sim­ple­ment par un accro­chage bor­né à la mémoire des ori­gines, mais par des décou­pages géo­po­li­tiques au sein de la région et des inéga­li­tés de condi­tion des popu­la­tions à l’intérieur des États, dont les effets res­tent bien contem­po­rains. Muta­tis mutan­dis, et à une échelle immen­sé­ment plus grande, on pour­rait com­pa­rer cette situa­tion à celle d’une Irlande du Nord dont on aurait lais­sé pour­rir les pro­blèmes confessionnels…

    Au XIIe siècle, la por­tée de l’interpellation d’Averroès fut bien plus pro­fonde : elle reve­nait à poser un sujet qui peut s’affranchir de la norme reli­gieuse pour emprun­ter aux sources d’une rai­son auto­nome. Dans le monde chré­tien, une mise en cause simi­laire allait dure­ment, mais pro­gres­si­ve­ment frayer son che­min jusqu’aux Lumières, en tran­si­tant par l’Inquisition, mais aus­si par des ten­ta­tives de conci­lia­tion entre la foi et la rai­son. En islam, elle a pure­ment et sim­ple­ment été empê­chée, dans un contexte où pré­do­mi­nait le dogme de la suf­fi­sance de la tra­di­tion à répondre à tous les pro­blèmes des musulmans.

  10. Non point par les Occi­den­taux, mais par Kemal Atta­turk. Le para­doxe ; c’est que cette abo­li­tion s’est faite après le géno­cide des chré­tiens de Tur­quie (Armé­niens, Assy­ro-Chal­déens…), pour faire une Tur­quie eth­no-reli­gieuse homogène.
  11. La réac­tion immu­ni­taire pro­tège l’indemnité du corps propre en pro­dui­sant des anti­corps contre des anti­gènes étran­gers. Quant au pro­ces­sus d’auto-immunisation, il inter­vient en méde­cine lorsque le sys­tème immu­ni­taire ne recon­nait plus comme sien un anti­gène d’une cel­lule du corps auquel il appar­tient et qu’il est cen­sé défendre. Il attaque donc ces cel­lules de son propre corps qui sont deve­nues pour lui « enne­mies ». Ce qui enclenche une mala­die auto-immu­ni­taire, c’est-à-dire dans laquelle il détruit ses propres pro­tec­tions. Dans les sciences sociale, ce sché­ma d’origine bio­lo­gique est fré­quem­ment appli­qué pour com­prendre com­ment des mou­ve­ments axés sur des enjeux d’identité (eth­nique, idéo­lo­gique, reli­gieuse) passent de l’affirmation à l’autodéfense, jusqu’à l’autodestruction. Bens­la­ma ne verse pas pour autant ici dans le bio­lo­gisme. Sa grille de lec­ture reste d’ordre psy­cha­na­ly­tique. Il ana­lyse com­ment un sujet (« moi » freu­dien) aux prises avec un choc externe qui met en cause les valeurs qu’il inves­tis­sait men­ta­le­ment (« idéal du moi ») en fai­sant fond sur les res­sources d’un lan­gage qui lui per­met­tait de prendre la parole (le « sym­bo­lique ») est ame­né à acti­ver les méca­nismes men­taux de fil­trage des dési­rs (« sur­moi ») tout à la fois mis en cause et exa­cer­bés par le chan­ge­ment de l’environnement. En même temps qu’il se pro­tège, il s’interdit, à la limite en retour­nant la vio­lence contre lui-même.
  12. C’est dans cette pers­pec­tive que Bens­la­ma inter­prète l’expansion récente du port du voile. La tra­di­tion isla­mique carac­té­ri­sait le corps humain par un vide ori­gi­naire qui est appe­lé à prendre forme en s’ouvrant à la trans­cen­dance. Le corps des femmes est spé­ci­fi­que­ment à pro­té­ger du tou­cher et du voir en dehors du contexte qui per­met la ren­contre entre deux béances dans la digni­té de cha­cun. L’exhibition d’une fémi­ni­té dénu­dée dans la cité moderne est par consé­quent iden­ti­fiée à la défaite de l’ancien ordre qui loca­li­sait les sujets.

    Le voile n’apparait donc pas d’abord ici comme un signe reli­gieux, mais comme un objet quel­conque par lequel est occul­té un fémi­nin qui per­drait son iden­ti­té de sujet de l’islam s’il fai­sait publi­que­ment signe. 

  13. Un fait est signi­fi­ca­tif à cet égard. Les dis­cours isla­mistes ne se carac­té­risent nul­le­ment par une néga­tion des acquis scien­ti­fiques au nom d’une vision péri­mée du monde, mais par une infil­tra­tion scien­tiste du dis­cours reli­gieux. Bien loin de déva­lo­ri­ser le savoir scien­ti­fique et ses retom­bées tech­no­lo­giques, il s’agit de se l’approprier pour attes­ter la véri­té du coran. On a donc bien affaire à une construc­tion iden­ti­taire actuelle, pas à de l’archaïsme.

Paul Géradin


Auteur

Professeur émérite en sciences sociales de l'ICHEC