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La guerre des métaux rares, de Guillaume Pitron

Numéro 3 - 2018 - climat Développement transition écologique par Olivier Derruine

mai 2018

Au cours de la décen­nie écou­lée, la com­mu­nau­té scien­ti­fique s’est mon­trée presque una­nime pour recon­naitre l’origine essen­tiel­le­ment anthro­pique des chan­ge­ments cli­ma­tiques. Dans le même temps, nombre d’institutions se sont empa­rées de ce défi. On ne compte plus les rap­ports et les ouvrages poin­tant la néces­si­té d’enclencher au plus vite une tran­si­tion éco­lo­gique de manière à limi­ter la hausse des températures.
Guillaume Pitron est la petite voix qui crée de la dis­so­nance dans ce concert.

Un livre

C’est en livrant un plai­doyer « en faveur d’un renou­veau extrac­tif dans l’Hexagone [parce que] la réou­ver­ture des mines fran­çaises serait la meilleure déci­sion éco­lo­gique qui soit » (p. 236) que Guillaume Pitron s’est fait remar­quer en jan­vier 20181. Ce qui passe pour une héré­sie post­in­dus­trielle résulte d’une enquête de mara­tho­nien menée pen­dant une décen­nie par ce jour­na­liste du Monde Diplo­ma­tique, de Géo et de Natio­nal Geo­gra­phic. Au tra­vers de ses entre­tiens aux quatre coins du monde, son voyage l’a conduit au cœur de la tran­si­tion écologique.

Au cours de la décen­nie écou­lée, la com­mu­nau­té scien­ti­fique s’est mon­trée presque una­nime pour recon­naitre l’origine essen­tiel­le­ment anthro­pique des chan­ge­ments cli­ma­tiques. Dans le même temps, nombre d’institutions se sont empa­rées de ce défi, du Fonds moné­taire inter­na­tio­nal à l’Organisation inter­na­tio­nale du tra­vail en pas­sant par la Com­mis­sion euro­péenne. On ne compte plus les rap­ports et les ouvrages poin­tant la néces­si­té d’enclencher au plus vite une tran­si­tion éco­lo­gique de manière à limi­ter la hausse des tem­pé­ra­tures. Et les recom­man­da­tions sont d’autant plus pres­santes que se mul­ti­plient les signaux d’une fonte des glaces, d’une dété­rio­ra­tion des éco­sys­tèmes et d’une dis­pa­ri­tion des espèces plus rapides que ce qui était anti­ci­pé alors que l’insuffisance des actions prises par la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale, et par les pays indi­vi­duel­le­ment, saute aux yeux.

Guillaume Pitron est la petite voix qui crée de la dis­so­nance dans ce concert. Il met en garde contre une accep­ta­tion béate d’une tran­si­tion « tech­no­por­tée ». Il modi­fie les termes du débat en remet­tant en ques­tion le mode de déve­lop­pe­ment des pays riches qui depuis le début de la révo­lu­tion indus­trielle a repo­sé sur le bru­lage des com­bus­tibles fos­siles, lequel est à l’origine d’une insou­te­nable émis­sion de gaz à effet de serre. Ce fai­sant, il invite à une forme de sobrié­té tan­dis que les par­ti­sans de la lutte contre les chan­ge­ments cli­ma­tiques font trop sou­vent le pari que les tech­no­lo­gies vien­dront aux secours de l’humanité, que l’homme pui­se­ra au fond de sa créa­ti­vi­té les res­sources lui per­met­tant de sur­mon­ter ce choc pla­né­taire et d’améliorer tou­jours plus son niveau de confort, et donc de consom­ma­tion. C’est notam­ment le cas de Jere­my Rif­kin, pros­pec­ti­viste de répu­ta­tion mon­diale, qui syn­thé­tise bien la vision que ces tech­no-opti­mistes se font du monde de demain. Dans La nou­velle socié­té du cout mar­gi­nal zéro qu’il publia en 2014, il pro­je­tait que la décen­tra­li­sa­tion et la déma­té­ria­li­sa­tion per­mise par les nou­velles tech­no­lo­gies (TIC, impri­mantes 3D, réseaux intel­li­gents, réseaux sociaux, inter­net des objets, etc.) rédui­ront à zéro les frais de sto­ckage et de dis­tri­bu­tion, voire de pro­duc­tion dans la mesure où les consom­ma­teurs ont mué en « pro­duc­teurs contri­bu­tifs » en rela­tion de par­tage les uns avec les autres dans le cadre de « com­mu­naux col­la­bo­ra­tifs ». Ain­si, en annon­çant l’ère de la gra­tui­té et du pro­fit zéro, Rif­kin ajou­tait son nom à la liste des pro­phètes de la fin du capi­ta­lisme. Comme s’emballe son édi­teur van­tant les diva­ga­tions pro­mé­théennes de Rif­kin sur la qua­trième de cou­ver­ture, ce nou­veau para­digme « se maté­ria­li­se­ra par ces mil­liards de cap­teurs dis­po­sés sur les res­sources natu­relles, les chaines de pro­duc­tion, implan­tés dans les mai­sons, les bureaux et même les êtres humains, ali­men­tant en big data un réseau mon­dial inté­gré, sorte de sys­tème ner­veux pla­né­taire. » Rif­kin est per­sua­dé que ce para­digme est la clé du ver­dis­se­ment et de la décar­bo­ni­sa­tion de nos socié­tés : « L’infrastructure inter­net des objets offre un espoir réa­liste de rem­pla­cer rapi­de­ment l’énergie fos­sile par l’énergie renou­ve­lable et de ralen­tir le chan­ge­ment cli­ma­tique » (p. 433).

L’impasse du consumérisme

Si les pré­dic­tions de Rif­kin semblent suivre le cours de l’histoire2, Pitron tem­père sobre­ment, mais métho­di­que­ment : « Le digi­tal néces­site l’exploitation de quan­ti­tés consi­dé­rables de métaux. Chaque année, l’industrie de l’électronique consomme 320 tonnes d’or et 7500 tonnes d’argent, acca­pare 22% de la consom­ma­tion mon­diale de mer­cure (soit 514 tonnes) et jusqu’à 2,5% de la consom­ma­tion de plomb. La fabri­ca­tion des seuls ordi­na­teurs et télé­phones por­tables englou­tit 19% de la pro­duc­tion glo­bale de métaux rares tels que le pal­la­dium et 23% de cobalt » (p. 66). Or, « au rythme actuel de pro­duc­tion, les réserves ren­tables d’une quin­zaine de métaux de base et de métaux rares seront épui­sées en moins de cin­quante ans ; pour cinq métaux sup­plé­men­taires (y com­pris le fer, pour­tant très abon­dant), ce sera avant la fin de ce siècle » (p. 216).

Enfin, Pitron relève que « la seule fabri­ca­tion d’une puce de deux grammes implique le rejet de deux kilo­grammes de maté­riaux envi­ron, soit un ratio de 1 à 1.000 entre la matière pro­duite et les rejets géné­rés » (p. 66).

À l’image de Rif­kin, les enthou­siastes de la révo­lu­tion numé­rique comme clé de la tran­si­tion éco­lo­gique sont vic­times d’un aveu­gle­ment col­lec­tif qui conduit l’humanité dans une impasse : « Ils n’ont rien vou­lu savoir, parce qu’un monde connec­té est contre pré­fé­rable à une pla­nète propre » (p. 105).

À cet égard, Pitron rejoint Phi­lippe Bihouix qui avait publié en 2014 L’âge des low tech. Comme d’autres3, cet ingé­nieur fran­çais met­tait en garde contre le mirage des tech­no­lo­gies vertes en rai­son des effets per­vers qui les entourent : effet rebond (aus­si dit para­doxe de Jevons selon lequel l’introduction de tech­no­lo­gies plus effi­caces en matière d’énergie peut, dans l’agrégat, aug­men­ter la consom­ma­tion totale de l’énergie, comme ce fut le cas avec la machine à vapeur de Watt), effet parc (qui pose la ques­tion de « com­ment assu­rer, assez rapi­de­ment, le rem­pla­ce­ment de l’existant et le déploie­ment géné­ra­li­sé des nou­velles tech­no­lo­gies ? »). Pas­sant en revue les tech­no­lo­gies solaires (Deser­tec), éoliennes (Wind Water Sun), hydrau­liques (Pela­mos), Bihouix
indi­quait qu’il est maté­riel­le­ment et éner­gé­ti­que­ment inen­vi­sa­geable de les déployer à une vaste échelle sans ques­tion­ner d’emblée les besoins éner­gé­tiques qui doivent dimi­nuer. Pitron pour­suit le rai­son­ne­ment : « La seule pro­duc­tion d’un pan­neau solaire, compte tenu en par­ti­cu­lier du sili­cium qu’il contient, génère plus de 70 kg de CO2. Or, avec un nombre de PV qui va aug­men­ter de 23% par an dans les années à venir, cela signi­fie que les ins­tal­la­tions solaires pro­dui­ront chaque année dix giga­watts d’électricité sup­plé­men­taires. Cela repré­sente 2,7 mil­liards de tonnes de car­bone reje­tées dans l’atmosphère, soit l’équivalent de la pol­lu­tion géné­rée pen­dant un an par l’activité de près de 600.000 auto­mo­biles » (p. 58). Les exemples s’enchainent. Glo­ba­le­ment, « sou­te­nir le chan­ge­ment de notre modèle éner­gé­tique exige déjà un dou­ble­ment de la pro­duc­tion de métaux rares tous les quinze ans envi­ron, et néces­si­te­ra au cours des trente pro­chaines années d’extraire davan­tage de mine­rais que ce que l’humanité a pré­le­vé depuis 70.000 ans » (p. 25).

Pitron ne se prive pas de lan­cer le pavé des inéga­li­tés dans la mare de la tran­si­tion éco­lo­gique. Bien que la lutte contre les chan­ge­ments cli­ma­tiques fasse de régu­lières appa­ri­tions dans les débats publics, ses aspects poten­tiel­le­ment redis­tri­bu­tifs sont tou­jours pas­sés sous silence par mécon­nais­sance. Or, « la tran­si­tion éner­gé­tique et numé­rique est une tran­si­tion pour les classes les plus aisées : elle dépol­lue les centres-villes, plus hup­pés, pour mieux les­ter de ses impacts réels les zones plus misé­reuses et éloi­gnées des regards » (p. 81). Sur le plan mon­dial, « dis­si­mu­ler en Chine l’origine dou­teuse des métaux a per­mis de décer­ner aux tech­no­lo­gies vertes et numé­riques un cer­ti­fi­cat de bonne répu­ta­tion. C’est cer­tai­ne­ment la plus fan­tas­tique opé­ra­tion de green­wa­shing de l’histoire » (p. 103).

Les défen­seurs de la filière nucléaire ne se réjoui­ront pas long­temps de cette cri­tique de la tran­si­tion car quelques pages plus loin, Pitron ne les épargne pas en poin­tant que l’uranium ne fait pas excep­tion à la raré­fac­tion crois­sante des res­sources : « Pour la même quan­ti­té d’énergie dépen­sée, les groupes miniers extraient aujourd’hui jusqu’à dix fois moins d’uranium qu’il y a trente ans, et c’est le cas d’à peu près toutes les res­sources minières. La situa­tion est si cri­tique qu’un gise­ment rece­lant les mêmes teneurs en mine­rais que dans les années 1980 est doré­na­vant consi­dé­ré, dans le monde minier, comme une “perle rare”» (p. 222). À cela, il faut encore ajou­ter le risque d’approvisionnement géo­po­li­tique car, à part le Cana­da et l’Australie (deuxième et troi­sième pro­duc­teurs mon­diaux cumu­lant une part de mar­ché de 32%), les huit plus grands pro­duc­teurs mon­diaux concen­trant 95% de la pro­duc­tion mon­diale ne sont pas des pays poli­ti­que­ment stables ou fiables (Kaza­khs­tan, Niger, Nami­bie, Rus­sie, Ouz­bé­kis­tan, Chine).

En conclu­sion de ce volet, à l’heure où beau­coup se disent « citoyen.ne.s du monde » ou se réfu­gient dans un pro­tec­tion­nisme naïf ou hypo­crite, le livre de Pitron est une ten­ta­tive d’ouvrir les yeux de la popu­la­tion de sorte qu’elle assume plei­ne­ment les consé­quences de ses choix de socié­té et de ses styles de vie. C’est notam­ment par cette contrainte qu’un ali­gne­ment de notre modèle éco­no­mique avec les valeurs que l’on bran­dit à tra­vers notam­ment les Objec­tifs du déve­lop­pe­ment durable de l’ONU (2015) sera enfin envi­sa­geable. « La réou­ver­ture des mines fran­çaises serait même la meilleure déci­sion éco­lo­gique qui soit. Car la délo­ca­li­sa­tion de nos indus­tries pol­luantes a eu un double effet per­vers : elle a contri­bué à main­te­nir les consom­ma­teurs occi­den­taux dans l’ignorance des véri­tables couts éco­lo­giques de nos modes de vie et elle a lais­sé à des États dépour­vus de tout scru­pule éco­lo­gique le champ libre pour extraire et trai­ter les mine­rais dans des condi­tions bien pires que si la pro­duc­tion avait été main­te­nue en Occi­dent. […] Rien ne chan­ge­ra radi­ca­le­ment tant que nous n’expérimenterons pas, sous nos fenêtres, la tota­li­té du cout de notre bon­heur stan­dard. La mine res­pon­sable chez nous vau­dra tou­jours mieux que la mine irres­pon­sable ailleurs. Un tel choix serait pro­fon­dé­ment éco­lo­gique, altruiste, cou­ra­geux, et conforme à l’éthique de res­pon­sa­bi­li­té prô­née par de nom­breuses asso­cia­tions envi­ron­ne­men­tales » (p. 236 – 237).

Une lecture complémentaire de la désindustrialisation

Alors que deux emplois indus­triels sur trois sont pas­sés à la trappe depuis le début des années 1970, les regards accu­sa­teurs se tournent essen­tiel­le­ment vers la mon­dia­li­sa­tion et le pro­grès tech­no­lo­gique. Pitron retrace com­ment la Chine sous la férule d’ingénieurs (« sur les six der­niers pré­si­dents et Pre­miers ministres, à l’exception du Pre­mier ministre actuel [Li Keg­jang], juriste, tous reçurent une for­ma­tion thé­ma­tique d’ingénieur : élec­tri­ci­té, hydro­élec­tri­ci­té, géo­lo­gie, chi­mie des pro­cé­dés ») a mis en place une poli­tique de siphon­nage des indus­tries des pays riches. La Chine que beau­coup consi­dèrent encore de manière condes­cen­dante comme l’atelier du monde qui casse les prix en inon­dant les mar­chés de pro­duits de piètre qua­li­té est en réa­li­té un acteur beau­coup plus stra­tège. Il tire sa force de la richesse de son ter­ri­toire. En 1992, Deng Xiao­ping annon­çait la cou­leur : « Le Moyen-Orient a le pétrole, nous avons les terres rares ». Pen­dant long­temps, ces mine­rais ne connurent que des appli­ca­tions anec­do­tiques. L’invention des aimants de terres rares en 1983 chan­gea pro­fon­dé­ment la donne car ils per­mirent une amé­lio­ra­tion signi­fi­ca­tive des per­for­mances des pro­duits équi­pés d’un moteur électrique.

Un quart de siècle plus tard, « l’empire du Milieu est le pre­mier pro­duc­teur de vingt-huit res­sources miné­rales indis­pen­sables à nos éco­no­mies [dont ces fameuses terres rares], avec sou­vent une part supé­rieure à 50% de la pro­duc­tion mon­diale. Et il pro­duit au moins 15% de toutes les res­sources miné­rales sauf pour le pla­tine et le nickel » (p. 50).

« À par­tir des années 2000, les [Chi­nois] ont com­men­cé à [fixer] des quo­tas de métaux rares, qui ont bien­tôt désta­bi­li­sé les fabri­cants d’aimants [dont l’importance pour les nou­velles tech­no­lo­gies vertes, numé­riques, médi­cales, de défense, etc., est sou­li­gnée dans l’ouvrage] qui avaient fait le choix de ne pas délo­ca­li­ser leurs usines (et leurs secrets indus­triels). Ces fabri­cants ont com­men­cé à man­quer de terres rares et se sont vus contraints d’arbitrer entre des options aus­si dra­ma­tiques les unes que les autres : main­te­nir leurs acti­vi­tés indus­trielles à demeure, au risque de les faire tour­ner au ralen­ti faute d’approvisionnements suf­fi­sants en matières pre­mières ou bien délo­ca­li­ser en Chine afin de béné­fi­cier d’un accès sans entrave aux com­mo­di­tés. […] À ceux qui s’obstinaient à résis­ter, Pékin a réser­vé un trai­te­ment par­ti­cu­liè­re­ment cruel : une dis­tor­sion des prix du mine­rai » (p. 150 – 151).

Mais, cela ne s’arrête pas là car la Chine pro­fite de sa posi­tion domi­nante pour orga­ni­ser une insta­bi­li­té des mar­chés des res­sources dans l’objectif de fra­gi­li­ser finan­ciè­re­ment les mines et les pro­jets miniers qui pour­raient éven­tuel­le­ment émer­ger pour, le moment venu, faire main basse et ache­ter à bon marché.

Ce natio­na­lisme de res­sources minières a fait école en Afrique, en Argen­tine et en Indo­né­sie, pays qui contrôle le prix de l’étain via ses inter­ven­tions sur les mar­chés financiers.

« La stra­té­gie chi­noise de remon­tée de la chaine en aval des métaux rares s’est faite aux dépens du dyna­misme indus­triel de l’Europe et des États-Unis » (p. 178). Des cher­cheurs ont retra­cé la mon­tée de la Chine depuis le bas de la chaine de valeur (mine­rais) à son som­met (actuel­le­ment, la pro­duc­tion de com­po­sants et de sys­tèmes). Ils montrent que la Chine a mis le grap­pin sur le mar­ché des com­po­sants (cir­cuits impri­més, cap­teurs, ampli­fi­ca­teurs, diodes…) de 400 mil­liards de dol­lars, les­quels étaient pré­cé­dem­ment fabri­qués en Europe, aux États-Unis et au Japon. Elle fixe désor­mais son ambi­tion sur la pro­duc­tion de sys­tèmes (mar­ché de 4.000 mil­liards de dol­lars), c’est-à-dire les camé­ras inté­grées, les disques durs, le logi­ciel des avions de lignes, etc. Dans cette quête, cela va sans dire qu’elle se réser­ve­ra la prio­ri­té dans la consom­ma­tion des terres rares issues de sa propre pro­duc­tion, quitte à assé­cher les mar­chés mon­diaux et en pri­ver les entre­prises non chi­noises. Elle consomme actuel­le­ment déjà près des trois quarts des terres rares qu’elle extrait.

Mal­gré les preuves du réveil chi­nois pour expli­quer par­tiel­le­ment le déclin indus­triel euro­péen en par­ti­cu­lier, beau­coup d’entreprises sont tou­jours ber­cées de l’illusion que les res­sources sont dis­po­nibles de manière illi­mi­tée. Elles n’y prêtent aucune atten­tion, d’autant que les dogmes du « just in time » et du « zéro stock » ont conduit à un mor­cè­le­ment à l’extrême de leur chaine de pro­duc­tion. Dès lors, elles s’exonèrent de la res­pon­sa­bi­li­té de l’approvisionnement des inputs puisque cette ques­tion a été exter­na­li­sée. « La ges­tion des pièces déta­chées et des com­po­sants est confiée à une arma­da de sous-trai­tants externes. C’est donc à ces four­nis­seurs que les risques liés à la livrai­son de matières pre­mières ont été trans­fé­rés de fac­to » (p. 109).

De la sorte, l’enjeu de la raré­fac­tion des res­sources qui est pour­tant réelle n’apparait pas clai­re­ment. Les rap­ports de l’Ins­ti­tut d’études géo­lo­giques amé­ri­cain (USGS) rat­ta­ché au Dépar­te­ment de l’Intérieur ou ceux de la Com­mis­sion euro­péenne sont là pour attes­ter de l’épuisement de nombre de métaux et de notre dépen­dance à ceux-ci.

Quant aux tech­no­philes et autres opti­mistes qui estiment que la rare­té crée des inci­tants à creu­ser plus loin, plus pro­fon­dé­ment et plus effi­ca­ce­ment, deux cher­cheurs4 ont éta­bli que même en dou­blant les réserves de res­sources, on ne gagne­rait que peu de temps, une tren­taine d’années. Et encore cela ne tient pas compte du fait que la réou­ver­ture ou l’ouverture d’une mine ne se fait pas en un cla­que­ment de doigts, mais prend entre quinze à vingt années ou que, comme expli­qué ci-des­sus, la Chine et d’autres ont la capa­ci­té de manœu­vrer pour rendre ces pro­jets non rentables.

La mon­tée en gamme de la Chine est riche d’enseignements pour les Occi­den­taux et les Japo­nais. Sans sous-esti­mer le fait que la réa­li­sa­tion d’un tel pro­jet trans­for­ma­teur fut faci­li­tée par la cen­tra­li­sa­tion du pou­voir à Pékin et dans les mains de quelques-uns, il fal­lut pri­vi­lé­gier une stra­té­gie de long terme qui contraste avec le court-ter­misme qui a fra­gi­li­sé les éco­no­mies des pays riches et, par exten­sion, notre sécu­ri­té nationale/européenne et donc notre sou­ve­rai­ne­té. Cela montre la néces­si­té de se doter en Europe d’une poli­tique indus­trielle coor­don­née, fon­dée sur un objec­tif par­ta­gé par tous les États membres et éman­ci­pée des exi­gences de ren­de­ments impo­sées par les mar­chés ain­si que d’une diplo­ma­tie com­mer­ciale pour faire valoir nos inté­rêts com­muns et s’assurer de l’approvisionnement en matières critiques.

Une nouvelle ruée vers l’or ?

L’enquête de Guillaume Pitron aborde d’autres ques­tions qui sont hors du radar du grand public. Cer­tains pays et entre­prises par­ti­cu­liè­re­ment lucides quant à l’épuisement des res­sources ont jeté leur dévo­lu sur les océans. Un des enjeux des pro­chaines années consis­te­ra à mai­tri­ser ces immenses éten­dues d’eau qui recouvrent 71% du globe et qui sont loin d’être des déserts miné­raux, au contraire. C’est ain­si que la Chine a com­men­cé à créer des ilots arti­fi­ciels ce qui lui sert de pré­texte pour reven­di­quer le contrôle d’eaux ter­ri­to­riales pré­sen­tant de l’intérêt sur le plan de l’extraction. Les États-Unis ne sont pas en reste puisque l’administration Oba­ma adop­ta un décret d’appropriation uni­la­té­rale de… l’espace ! Le Luxem­bourg, lui-même, entend bien jouer un rôle de pre­mier plan dans la conquête de ces Eldo­ra­do extra­ter­restres puisqu’il a conçu un dis­po­si­tif d’avantages… fis­caux pour atti­rer les entre­prises dési­reuses de prendre part à la conquête spatio-extractive.

Cette nou­velle ruée vers l’or qui prend des accents futu­ristes n’en ignore pas moins ce que Pitron dénon­çait au sujet des mines. Pour para­phra­ser un célèbre adage, « loin des yeux, loin de la… res­pon­sa­bi­li­té socié­tale ». Autre­ment dit, comme per­sonne ne semble s’attaquer fron­ta­le­ment au sujet de la consom­ma­tion ahu­ris­sante atteinte dans nos socié­tés et puisque l’on note une élé­va­tion du niveau de vie dans les pays en déve­lop­pe­ment (l’équivalent de près de trois pla­nètes serait néces­saire si tous les habi­tants vivaient comme les Euro­péens), nous sommes pro­ba­ble­ment en train de creu­ser, non pas pour trou­ver des mine­rais, mais la tombe des géné­ra­tions et des espèces futures. On ne peut pas dire que l’on n’était pas pré­ve­nu car les tra­vaux de Pitron ne sont pas sans faire écho à l’équation dite « IPAT »5 déve­lop­pée par Bar­ry Com­mo­ner, Paul Ehr­lich et John Hol­dren ou aux tra­vaux du Club de Rome sur les Limites à la crois­sance (rap­port Meadows).

Bref, et ceci est assez déses­pé­rant, la démons­tra­tion de Pitron vient cor­ro­bo­rer, chiffres et études à l’appui, les résul­tats de modèles conçus il y a près d’un demi-siècle et lar­ge­ment igno­rés lorsque furent conçus les modèles tou­jours uti­li­sés par les éco­no­mistes et les gou­ver­ne­ments pour assoir les poli­tiques pro­duc­ti­vistes et consu­mé­ristes sur les­quels s’articule notre modèle de développement.

  1. Pitron G., La guerre des métaux rares. La face cachée de la tran­si­tion éner­gé­tique et numé­rique, Les liens qui libèrent, 2008. 
  2. Lais­sons de côté les inci­dences en matière de pro­tec­tion des don­nées, du contrôle des tech­no­lo­gies domi­nantes et de la réi­fi­ca­tion de la nature par faute de place et parce que l’objet de ce papier est le livre de G. Pitron.
  3. Voir notam­ment Hamil­ton Cl., Les Appren­tis sor­ciers du cli­mat. Rai­sons et dérai­sons de la géoin­gé­nie­rie, Seuil, 2013 ; Bar­di U., Le Grand pillage : com­ment nous épui­sons les res­sources de la pla­nète, Les Petits Matins, 2015.
  4. Vale­ro & Vale­ro (2010), « Phy­si­cal geo­no­mics : com­bi­ning the exer­gy and hub­bert peak ana­ly­sis for pre­dic­tion mine­ral resources deple­tion », dans Resources conser­va­tion & recy­cling, Volume 54, n° 12.
  5. Celle-ci rend compte des impacts envi­ron­ne­men­taux (I) en fonc­tion de la démo­gra­phie ℗, du niveau d’affluence ou du pou­voir d’achat (A) et des tech­no­lo­gies (T).

Olivier Derruine


Auteur

économiste, conseiller au Parlement européen