Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.
La Grande Guerre mérite une grande histoire
Nous sommes avertis : le 1er janvier 2014 ne sera pas un Nouvel An comme les autres. Nous entrerons dans une période de quatre années de commémoration de la Grande Guerre. Celle de Willy Coppens, le Diable Bleu qui abattit plus de quarante avions ennemis, celle de Jacques de Dixmude qui, après avoir combattu l’esclavagisme en […]
Nous sommes avertis : le 1er janvier 2014 ne sera pas un Nouvel An comme les autres. Nous entrerons dans une période de quatre années de commémoration de la Grande Guerre. Celle de Willy Coppens, le Diable Bleu qui abattit plus de quarante avions ennemis, celle de Jacques de Dixmude qui, après avoir combattu l’esclavagisme en Afrique, opposa une résistance farouche à l’envahisseur dans les tranchées de l’Yser, celle de Gabrielle Petit, fusillée pour avoir espionné les Allemands pour le compte de la Belgique. Mais qui connait encore ces héros de la Première Guerre mondiale ? C’est que, dans la mémoire de nos contemporains, la guerre a changé de statut. Elle n’est plus l’héroïque épopée transmise par une mémoire triomphante ; elle est un désastre, une boucherie transmise par une mémoire traumatisée. Dans les reportages, les émissions de télévision, les cérémonies commémoratives surtout, ce n’est plus au héros, mais à la victime que l’on rend hommage, le poilu trempé jusqu’aux os enterré dans le trou boueux où il est piégé, le soldat inconnu à qui toute sépulture est interdite, le civil massacré sous les bombes, jusqu’au fantassin fusillé par ses propres compagnons d’armes parce qu’il a refusé d’obéir à un ordre absurde et suicidaire. La vénération collective se porte moins désormais sur la bravoure de quelques individualités exceptionnelles que sur le sort tragique du commun des (bien nommés) mortels.
Le héros était presque toujours une figure nationale et la mémoire cultivait les antagonismes nationaux : par deux fois, en 1918 et en 1945, les alliés avaient vaincu les Allemands. Aujourd’hui, la victime n’a d’autre patrie que l’humanité tout entière. La mémoire consiste en une symbolique de la réconciliation et du pardon (que l’on demande à foison), où se reconstruit une fraternité brisée, dans un espace pacifié, en l’occurrence européen. Certains comportements qui marquent cette fraternité, comme ceux des « braves », sont mis en évidence tandis que d’autres, moins nobles ou plus ambigus, sont opportunément oubliés. Ce n’est pas vraiment de l’amnésie, mais une réinterprétation sélective du passé visant à se projeter dans un avenir souhaitable1. Les thèmes de l’amitié entre les peuples et de la tolérance sont mis en avant. Les ennemis ne sont plus d’autres nations ou groupes humains, mais des attitudes potentiellement assassines comme le racisme et la xénophobie, l’intolérance et le fanatisme.
Mais en même temps et paradoxalement, des identités collectives diverses s’affirment à travers la mémoire, complémentaires diront les uns, concurrentes diront les autres. Les victimes civiles ou combattantes comme les champs de batailles peuvent être flamands ou wallons autant que belges ou européens. Entre, d’une part, les enjeux de reconnaissance légitime des victimes et de leur identité culturelle, éventuellement méconnue par certaines lectures de l’histoire, et, d’autre part, les enjeux d’affirmation identitaire actuelle qui utilisent opportunément cette même histoire, la frontière est moins nette que la Ligne Maginot. Les traditions que l’on invente, comme les multiples commémorations, « activent le passé dans le présent2 » pour servir celui-ci et non celui-là.
À l’occasion du double jubilé de la Grande Guerre, une autre guerre va-t-elle se déclarer, la guerre des mémoires ? La Belgique se connait beaucoup moins bien que les clichés historiques ne le laissent croire3. Le succès phénoménal et mérité du livre monumental de David Van Reybrouck, Congo. Une histoire4 s’explique en grande partie parce qu’il tranche avec la masse des livres d’histoire complaisants pour le colonisateur, parce qu’en somme, il ne sert ni les Noirs ni les Blancs, mais tout simplement l’histoire. Faire l’histoire de la guerre 14 – 18 non pas au service de la Belgique, ni de la Flandre, ni de la Wallonie, ni de l’Europe, mais au service de l’histoire elle-même, c’est là sans doute le meilleur hommage à rendre aux générations qui en ont souffert et le meilleur service à rendre aux générations actuelles et à venir. Les commémorations seront un test de notre intelligence collective, de notre capacité à avoir un rapport adulte et réflexif à notre passé et à notre propre avenir.
Merci à Geneviève Warland
- On s’inspire ici du livre de Delanty G. et Rumford C., Rethinking Europe. Social Theory and the Implications of Europeanization, Routledge, Taylor & Francis, 2005, qui a été présenté dans La Revue nouvelle, janvier2009, par L. Van Campenhoudt et S. Person, p.66 – 72.
- Idem.
- Voir notamment Anne Morelli (dir.), Les grands mythes de l’histoire de Belgique, de Flandre et de Wallonie, Vie Ouvrière, 1995.
- Actes Sud, 2012 pour la traduction française. Voir le compte rendu de Paul Géradin, « Congo. Een geschiedenis, de David Van Reybrouck », La Revue nouvelle, octobre 2011.