Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

La Grande Guerre mérite une grande histoire

Numéro 12 Décembre 2013 par Luc Van Campenhoudt

décembre 2013

Nous sommes aver­tis : le 1er jan­vier 2014 ne sera pas un Nou­vel An comme les autres. Nous entre­rons dans une période de quatre années de com­mé­mo­ra­tion de la Grande Guerre. Celle de Willy Cop­pens, le Diable Bleu qui abat­tit plus de qua­rante avions enne­mis, celle de Jacques de Dix­mude qui, après avoir com­bat­tu l’esclavagisme en […]

Nous sommes aver­tis : le 1er jan­vier 2014 ne sera pas un Nou­vel An comme les autres. Nous entre­rons dans une période de quatre années de com­mé­mo­ra­tion de la Grande Guerre. Celle de Willy Cop­pens, le Diable Bleu qui abat­tit plus de qua­rante avions enne­mis, celle de Jacques de Dix­mude qui, après avoir com­bat­tu l’esclavagisme en Afrique, oppo­sa une résis­tance farouche à l’envahisseur dans les tran­chées de l’Yser, celle de Gabrielle Petit, fusillée pour avoir espion­né les Alle­mands pour le compte de la Bel­gique. Mais qui connait encore ces héros de la Pre­mière Guerre mon­diale ? C’est que, dans la mémoire de nos contem­po­rains, la guerre a chan­gé de sta­tut. Elle n’est plus l’héroïque épo­pée trans­mise par une mémoire triom­phante ; elle est un désastre, une bou­che­rie trans­mise par une mémoire trau­ma­ti­sée. Dans les repor­tages, les émis­sions de télé­vi­sion, les céré­mo­nies com­mé­mo­ra­tives sur­tout, ce n’est plus au héros, mais à la vic­time que l’on rend hom­mage, le poi­lu trem­pé jusqu’aux os enter­ré dans le trou boueux où il est pié­gé, le sol­dat incon­nu à qui toute sépul­ture est inter­dite, le civil mas­sa­cré sous les bombes, jusqu’au fan­tas­sin fusillé par ses propres com­pa­gnons d’armes parce qu’il a refu­sé d’obéir à un ordre absurde et sui­ci­daire. La véné­ra­tion col­lec­tive se porte moins désor­mais sur la bra­voure de quelques indi­vi­dua­li­tés excep­tion­nelles que sur le sort tra­gique du com­mun des (bien nom­més) mortels.

Le héros était presque tou­jours une figure natio­nale et la mémoire culti­vait les anta­go­nismes natio­naux : par deux fois, en 1918 et en 1945, les alliés avaient vain­cu les Alle­mands. Aujourd’hui, la vic­time n’a d’autre patrie que l’humanité tout entière. La mémoire consiste en une sym­bo­lique de la récon­ci­lia­tion et du par­don (que l’on demande à foi­son), où se recons­truit une fra­ter­ni­té bri­sée, dans un espace paci­fié, en l’occurrence euro­péen. Cer­tains com­por­te­ments qui marquent cette fra­ter­ni­té, comme ceux des « braves », sont mis en évi­dence tan­dis que d’autres, moins nobles ou plus ambi­gus, sont oppor­tu­né­ment oubliés. Ce n’est pas vrai­ment de l’amnésie, mais une réin­ter­pré­ta­tion sélec­tive du pas­sé visant à se pro­je­ter dans un ave­nir sou­hai­table1. Les thèmes de l’amitié entre les peuples et de la tolé­rance sont mis en avant. Les enne­mis ne sont plus d’autres nations ou groupes humains, mais des atti­tudes poten­tiel­le­ment assas­sines comme le racisme et la xéno­pho­bie, l’intolérance et le fanatisme.

Mais en même temps et para­doxa­le­ment, des iden­ti­tés col­lec­tives diverses s’affirment à tra­vers la mémoire, com­plé­men­taires diront les uns, concur­rentes diront les autres. Les vic­times civiles ou com­bat­tantes comme les champs de batailles peuvent être fla­mands ou wal­lons autant que belges ou euro­péens. Entre, d’une part, les enjeux de recon­nais­sance légi­time des vic­times et de leur iden­ti­té cultu­relle, éven­tuel­le­ment mécon­nue par cer­taines lec­tures de l’histoire, et, d’autre part, les enjeux d’affirmation iden­ti­taire actuelle qui uti­lisent oppor­tu­né­ment cette même his­toire, la fron­tière est moins nette que la Ligne Magi­not. Les tra­di­tions que l’on invente, comme les mul­tiples com­mé­mo­ra­tions, « activent le pas­sé dans le pré­sent2 » pour ser­vir celui-ci et non celui-là.

À l’occasion du double jubi­lé de la Grande Guerre, une autre guerre va-t-elle se décla­rer, la guerre des mémoires ? La Bel­gique se connait beau­coup moins bien que les cli­chés his­to­riques ne le laissent croire3. Le suc­cès phé­no­mé­nal et méri­té du livre monu­men­tal de David Van Rey­brouck, Congo. Une his­toire4 s’explique en grande par­tie parce qu’il tranche avec la masse des livres d’histoire com­plai­sants pour le colo­ni­sa­teur, parce qu’en somme, il ne sert ni les Noirs ni les Blancs, mais tout sim­ple­ment l’histoire. Faire l’histoire de la guerre 14 – 18 non pas au ser­vice de la Bel­gique, ni de la Flandre, ni de la Wal­lo­nie, ni de l’Europe, mais au ser­vice de l’histoire elle-même, c’est là sans doute le meilleur hom­mage à rendre aux géné­ra­tions qui en ont souf­fert et le meilleur ser­vice à rendre aux géné­ra­tions actuelles et à venir. Les com­mé­mo­ra­tions seront un test de notre intel­li­gence col­lec­tive, de notre capa­ci­té à avoir un rap­port adulte et réflexif à notre pas­sé et à notre propre avenir.

Mer­ci à Gene­viève Warland

  1. On s’inspire ici du livre de Delan­ty G. et Rum­ford C., Rethin­king Europe. Social Theo­ry and the Impli­ca­tions of Euro­pea­ni­za­tion, Rout­ledge, Tay­lor & Fran­cis, 2005, qui a été pré­sen­té dans La Revue nou­velle, janvier2009, par L. Van Cam­pen­houdt et S. Per­son, p.66 – 72.
  2. Idem.
  3. Voir notam­ment Anne Morel­li (dir.), Les grands mythes de l’histoire de Bel­gique, de Flandre et de Wal­lo­nie, Vie Ouvrière, 1995.
  4. Actes Sud, 2012 pour la tra­duc­tion fran­çaise. Voir le compte ren­du de Paul Géra­din, « Congo. Een ges­chie­de­nis, de David Van Rey­brouck », La Revue nou­velle, octobre 2011.

Luc Van Campenhoudt


Auteur

Docteur en sociologie. Professeur émérite de l’Université Saint-Louis – Bruxelles et de l’Université catholique de Louvain. Principaux enseignements : sociologie générale, sociologie politique et méthodologie. Directeur du Centre d’études sociologiques de l’Université Saint-Louis durant une quinzaine d’années, jusqu’en 2006, il a dirigé ou codirigé une quarantaine de recherches, notamment sur l’enseignement, les effets des politiques sécuritaires, les comportements face au risque de contamination par le VIH et les transformations des frontières de la Justice pénale. Ces travaux ont fait l’objet de plusieurs dizaines d’articles publiés dans des revues scientifiques, de nombreux ouvrages, et de plusieurs invitations et chaires dans des universités belges et étrangères. À travers ces travaux, il s’est intéressé plus particulièrement ces dernières années aux problématiques des relations entre champs (par exemple la justice et la médecine), du pouvoir dans un système d’action dit « en réseau » et du malentendu. Dans le cadre de ces recherches il a notamment développé la « méthode d’analyse en groupe » (MAG) exposée dans son ouvrage La méthode d’analyse en groupe. Applications aux phénomènes sociaux, coécrit avec J.-M. Chaumont J. et A. Franssen (Paris, Dunod, 2005). Le plus connu de ses ouvrages, traduit en plusieurs langues, est le Manuel de recherche en sciences sociales, avec Jacques Marquet et Raymond Quivy (Paris, Dunod, 2017, 5e édition). De 2007 à 2013, il a été directeur de La Revue Nouvelle.