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La Grande Guerre en Belgique : expositions récentes

Numéro 4/5 avril-mai 2014 par Roland Baumann

mai 2014

Inau­gu­rée le 26 février der­nier au musée royal de l’Armée et d’Histoire mili­taire, 14 – 18, c’est notre his­toire se veut la grande expo­si­tion de réfé­rence des com­mé­mo­ra­tions de la Pre­mière Guerre mon­diale en Bel­gique et béné­fi­cie d’importants sou­tiens finan­ciers du gou­ver­ne­ment fédé­ral comme des trois Régions. Retra­çant les grands moments du grand conflit, véri­table « matrice du XXesiècle » […]

Inau­gu­rée le 26 février der­nier au musée royal de l’Armée et d’Histoire mili­taire, 14 – 18, c’est notre his­toire1 se veut la grande expo­si­tion de réfé­rence des com­mé­mo­ra­tions de la Pre­mière Guerre mon­diale en Bel­gique et béné­fi­cie d’importants sou­tiens finan­ciers du gou­ver­ne­ment fédé­ral comme des trois Régions. Retra­çant les grands moments du grand conflit, véri­table « matrice du XXesiècle » et réa­li­sée par la socié­té Tem­po­ra, connue pour son exper­tise dans la mise en scène de grandes expo­si­tions d’histoire cultu­relle, 14 – 18, c’est notre his­toire entend mettre en valeur les col­lec­tions du musée royal de l’Armée, et trans­mettre aux jeunes géné­ra­tions l’histoire d’une période dra­ma­tique de notre his­toire natio­nale, aujourd’hui lar­ge­ment mécon­nue du grand public. Comme le sou­lignent Elie Bar­na­vi et K. Pomian, his­to­riens du musée de l’Europe, dans leur contri­bu­tion à la publi­ca­tion accom­pa­gnant l’exposition, la connais­sance de l’histoire de la Grande Guerre est indis­pen­sable à notre com­pré­hen­sion de l’Europe d’aujourd’hui : c’est de 14 – 18 que sur­girent la révo­lu­tion bol­ché­vique, le fas­cisme et le nazisme… Il est trop tôt pour s’interroger aujourd’hui sur l’efficacité péda­go­gique de cette expo­si­tion, dont le conte­nu et la scé­no­gra­phie s’inspirent lar­ge­ment d’autres expo­si­tions mon­tées par la socié­té Tem­po­ra, telle Chienne de guerre, excel­lente évo­ca­tion du rôle majeur des ani­maux dans la Pre­mière Guerre, mon­trée au musée de l’Armée en 2009. Deux autres expo­si­tions récentes liées à la mémoire de la guerre 14 – 18 retien­dront donc notre atten­tion dans cette ana­lyse som­maire de pro­duc­tions cultu­relles asso­ciées au cen­te­naire du grand conflit dans notre pays.

Guerre et patrimoine artistique

Au M‑Museum Leu­ven, l’exposition Ravage : Art et culture en temps de conflit2 com­mé­more le cen­tième anni­ver­saire du « sac de Lou­vain » en situant cet épi­sode mar­quant du mar­tyre de la Bel­gique enva­hie en aout 2014 dans le vaste contexte his­to­rique de la des­truc­tion du patri­moine cultu­rel par les conflits armés.

On sait com­ment le mythe des francs-tireurs pro­vo­qua les atro­ci­tés com­mises par la sol­da­tesque alle­mande à Lou­vain, fai­sant deux-cents vic­times civiles et incen­diant une bonne par­tie du centre-ville dont l’église Saint-Pierre et les Halles qui abri­taient la célèbre biblio­thèque uni­ver­si­taire. Ces crimes sus­ci­tèrent une vague d’indignation dans le monde entier. Prises en pho­tos par Pierre Alphonse et Pierre Émile Arnou, ces des­truc­tions intro­duisent le visi­teur au thème ancien des villes détruites : pour les pay­sa­gistes fla­mands et hol­lan­dais, les repré­sen­ta­tions de l’incendie des villes mythiques de Troie ou de Sodome et Gomorrhe sont les méta­phores des désastres de la guerre qui ravage nos contrées aux XVIeet XVIIe siècles.

Dia­lo­guant avec ces pein­tures de maitres anciens repré­sen­tant le spec­tacle à la fois fas­ci­nant et ter­ri­fiant de la des­truc­tion des villes antiques, les œuvres concep­tuelles des artistes contem­po­rains Mona Hatoum et Lamia Joreige évoquent l’histoire de leur ville natale Bey­routh, dévas­tée par la guerre civile à par­tir de 1975. Bun­ker, de Mona Hatoum est un impo­sant ensemble de treize construc­tions d’acier, ins­pi­rées de l’architecture moderne du centre de Bey­routh avant la guerre. Une archi­tec­ture apo­ca­lyp­tique dont le métal noir­ci et per­cé de mul­tiples déchi­rures semble témoi­gner de com­bats urbains aus­si achar­nés que fra­tri­cides. Les ruines de villes anéan­ties par la guerre et déser­tées par leurs habi­tants n’ont ces­sé d’inspirer les artistes qu’il s’agisse des ruines de Bruxelles bom­bar­dée par les Fran­çais en 1695 ou des ruines des villes détruites en 14 – 18 comme Ypres, Lens ou Sois­sons. Le Black Fire­works Pro­ject for Hiro­shi­ma (2008), de Cai Guo-Qiang, mon­tré en vidéo dans l’exposition, est un grand feu d’artifice de 1 200 fusées noires, tirées dans le ciel bleu d’Hiroshima, pour y for­mer une sorte d’énorme des­sin au lavis. Ce feu d’artifice tiré en mémoire de l’explosion ato­mique d’aout 1945 est aus­si évo­qué dans l’exposition par un grand « des­sin à l’explosif » dont une vidéo nous montre l’exécution par cet artiste chi­nois, « com­bat­tant le feu par le feu ».

Comme nous le rap­pelle Ravage, à la guerre, le patri­moine cultu­rel est sou­vent déli­bé­ré­ment détruit, en par­ti­cu­lier lors de conflits reli­gieux et poli­tiques : crise ico­no­claste de 1566 dans les Pays-Bas espa­gnols, van­da­lisme sous la Révo­lu­tion fran­çaise, auto­da­fés de livres par les nazis, ren­ver­se­ment des sta­tues en Europe de l’Est à la chute du com­mu­nisme… Dans cette sec­tion de l’exposition, une évo­ca­tion de la furie ico­no­claste par le peintre anver­sois Frans Fran­cken II, ou La des­truc­tion du Temple de Jéru­sa­lem (1867) par le peintre roman­tique ita­lien Fran­ces­co Hayez, se trouvent confron­tées aux œuvres contem­po­raines de l’Afghane Lida Abdul, dont la vidéo Clap­ping with Stones dénonce la des­truc­tion des sta­tues des boud­dhas de Bamyan, et du Bruxel­lois Sven Augus­ti­j­nen qui, dans son sin­gu­lier tra­vail d’archives, asso­cie pho­tos et revues d’époque pour docu­men­ter l’histoire de monu­ments à Léo­pold II et à Patrice Lumum­ba, tous deux éri­gés à Stan­ley­ville (Kisan­ga­ni) et suc­ces­si­ve­ment détruits lors des troubles qui agitent le Congo durant la période de rébel­lion allant de l’Indépendance à l’intervention des paras belges à « Stan » fin novembre 1964.

Autre thème abor­dé par l’exposition, Art et pro­pa­gande revient sur le sac de Lou­vain pour explo­rer l’univers de la pro­pa­gande alliée qui, ali­men­tant la vague d’indignation inter­na­tio­nale pro­vo­quée par l’incendie de la ville, exploi­ta les atro­ci­tés com­mises par l’envahisseur pour mieux dénon­cer la « bar­ba­rie teu­tonne ». Fer­nan­do Bryce a créé pour l’exposition une cen­taine d’œuvres repro­dui­sant un ensemble de docu­ments sélec­tion­nés dans ses recherches d’archives à Lou­vain, Reims et Ber­lin : jour­naux, cartes pos­tales et pam­phlets asso­ciés à la des­truc­tion de la biblio­thèque de Lou­vain et de la cathé­drale de Reims par les Alle­mands. La sélec­tion et la copie minu­tieuse par l’artiste péru­vien de tout ou par­tie de ces docu­ments qui nous trans­mettent le point de vue des alliés, mais aus­si celui des Alle­mands qui cherchent à jus­ti­fier les des­truc­tions montre com­ment nous recons­trui­sons en per­ma­nence l’histoire. Tou­jours dans cette même sec­tion thé­ma­tique liée à l’indignation inter­na­tio­nale pro­vo­quée par la des­truc­tion de la biblio­thèque se trouve expo­sée pour la pre­mière fois en Bel­gique une grande tapis­se­rie réa­li­sée d’après un car­ton de Flo­ris Jes­pers et offerte en 1935 à la Hoo­ver Ins­ti­tu­tion en remer­cie­ment de l’aide amé­ri­caine et en par­ti­cu­lier à Her­bert Hoo­ver, tant pour la recons­truc­tion de la biblio­thèque de Lou­vain que sous l’occupation dans le ravi­taille­ment de nos popu­la­tions par la Com­mis­sion for Relief in Belgium.

Enfin, der­nier grand thème de l’exposition, le pillage d’œuvres d’art montre l’association étroite entre guerre et spo­lia­tions du patri­moine artis­tique. Depuis l’Antiquité, lorsque les empe­reurs romains vic­to­rieux rame­naient triom­pha­le­ment à Rome de pré­cieux butins, jusqu’à Napo­léon Bona­parte reve­nant de la cam­pagne d’Italie et Hit­ler, rêvant de consti­tuer un grand musée dans sa ville natale à Linz, où seraient expo­sées les œuvres d’art spo­liées dans toute l’Europe par l’Allemagne nazie. Démon­tée avant la Pre­mière Guerre mon­diale lors de fouilles archéo­lo­giques alle­mandes du site de la ville antique de Baby­lone, puis recons­truite au musée de Per­game à Ber­lin, la célèbre porte d’Ishtar, dont les Ira­kiens réa­li­sèrent une réplique plus réduite in situ est repro­duite par l’artiste new-yor­kais Michael Rako­witz. Simu­lacre de porte monu­men­tale réa­li­sée par une gros­sière struc­ture en bois recou­verte d’emballages de pro­duits ali­men­taires arabes contem­po­rains, May the Arro­gant Not Pre­vail (2010) tire son nom de la voie pro­ces­sion­nelle qui par­tait de la porte d’Ishtar éri­gée pour hono­rer la puis­sante déesse baby­lo­nienne vic­to­rieuse des enne­mis. L’exposition se ter­mine sur l’installation ex libris (2010 – 2012) d’Emily Jacir : agran­dis­se­ments de pho­to­gra­phies prises par l’artiste pales­ti­nienne avec son télé­phone por­table et repro­dui­sant des détails de livres pro­ve­nant à l’origine de biblio­thèques pales­ti­niennes, conser­vés aujourd’hui à la Biblio­thèque natio­nale d’Israël à Jéru­sa­lem sous la déno­mi­na­tion A. P., Aban­do­ned Pro­per­ty. Une œuvre donc étroi­te­ment asso­ciée à la mémoire de l’exode pales­ti­nien pen­dant la guerre de 1948… La scé­no­gra­phie de l’exposition est ponc­tuée d’imposants volumes noirs des­ti­nés à évo­quer les archi­tec­tures incen­diées d’une ville détruite par la guerre. L’exposition s’accompagne d’une impo­sante publi­ca­tion riche­ment illus­trée, édi­tée aus­si en fran­çais par le fonds Mer­ca­tor et ras­sem­blant une tren­taine d’essais d’historiens et his­to­riens d’art autour des thèmes de l’exposition.

La mai­son Autrique illustre un aspect mécon­nu de la vie quo­ti­dienne en Bel­gique occu­pée dans l’exposition Guerre & Jouet3. Des jouets belges de 14 – 18 pro­ve­nant de la col­lec­tion Paul Her­man et fabri­qués le plus sou­vent en bois par des asso­cia­tions cari­ta­tives comme l’Œuvre belge du jouet ou l’entreprise Le Jouet lié­geois qui donnent ain­si du tra­vail aux chô­meurs et inva­lides de guerre. Par­mi ces jouets dont les sujets évoquent sou­vent la vie pai­sible d’avant-guerre (ferme, fête foraine, etc.) citons entre autres une belle repro­duc­tion du bégui­nage de Dix­mude, tota­le­ment détruit pen­dant la bataille de l’Yser. Paul Her­man vient par ailleurs de publier un ouvrage très riche­ment illus­tré dans lequel il raconte la Pre­mière Guerre mon­diale en jouets et petits sol­dats, le plus sou­vent d’époque, et pro­duits par les prin­ci­paux pays impli­qués dans le grand conflit.

Pré­sen­tée lors du fes­ti­val Ani­ma de Bruxelles en mars der­nier une sélec­tion de neuf courts-métrages d’animation4 réa­li­sés de 2001 à 2013 montre à quel point la guerre des tran­chées domine lar­ge­ment les repré­sen­ta­tions audio­vi­suelles de la Grande Guerre, en France comme dans les pays de l’ancien Empire bri­tan­nique (Royaume-Uni, Cana­da, Nou­velle-Zélande). Mal­gré leurs dif­fé­rences d’inspiration comme de style, ces films d’animation ne s’intéressent qu’à la guerre sur le front de l’Ouest. L’engagement des tirailleurs séné­ga­lais est évo­qué (Lien), tout comme la fameuse trêve de Noël 1914 impro­vi­sée en dif­fé­rents points du front par les sol­dats alliés et leurs adver­saires alle­mands (War Game), ou les trau­ma­tismes des sur­vi­vants de la guerre des tran­chées (Trois Petits Points, De si près). Mais, la tra­gé­die que vécurent les civils en 14 – 18, en Bel­gique comme dans le nord de la France, occu­pés par les Alle­mands, reste curieu­se­ment hors-champ, seul un film néo­zé­lan­dais y fait allu­sion (Pop­py). La Grande Guerre vue par les ani­ma­teurs se limite-t-elle à la mémoire des combattants ?

  1. Expo­si­tion : 14 – 18, c’est notre his­toire ; jusqu’au 26 avril 2015, www.expo14-18.be.
  2. Jusqu’au 1er sep­tembre 2014, www.ravage1914.be.
  3. Expo­si­tion Guerre & Jouet. Les jouets belges de 14 – 18 à la mai­son Autrique, www.autrique.be ;
    Paul Her­man, Les petits sol­dats de la Grande Guerre. 800 jouets de la Pre­mière Guerre mon­diale, Glé­mat, 2013.
  4. 14 – 18 : La Grande Guerre vue par les ani­ma­teurs ; copro­duc­tion Folio­scope et Les Films du Nord en par­te­na­riat avec l’Historial de la Grande Guerre de Péronne ; en vente sur le site www.animafestival.be.

Roland Baumann


Auteur

Roland Baumann est historien d’art et ethnologue, professeur à l’Institut de radioélectricité et de cinématographie (Inraci), assistant à l’Université libre de Bruxelles (ULB).