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La génération paradoxale

Numéro 1 Janvier 2012 par Olivier Servais

janvier 2012

Une enquête récente montre que, pour les jeunes, le monde change radi­ca­le­ment et que les équi­libres sociaux héri­tés sont sym­bo­li­que­ment mis à mal. Ils se sentent vivre dans un sys­tème sans pers­pec­tives claires, bou­ché, mais ce constat ne leur est pas propre, il est le miroir et l’am­pli­fi­ca­teur des ques­tions à la fois intimes et de socié­té aux­quelles nous sommes tous confron­tés. Leur image de l’a­ve­nir oscille entre deux pers­pec­tives para­doxales, un pes­si­misme glo­bal et une vision indi­vi­duelle opti­miste. Mais lors­qu’ils ima­ginent l’a­ve­nir, la sphère publique a pra­ti­que­ment dis­pa­ru, pha­go­cy­tée par la sphère pri­vée, réduite au rela­tion­nel de proxi­mi­té. Le dis­po­si­tif d’un ser­vice citoyen, d’a­bord volon­taire, à terme géné­ra­li­sé, paraît une des pistes indis­pen­sables pour main­te­nir une ambi­tion socié­tale à nos aspi­ra­tions collectives.

« Je suis réa­liste, car je sais que la plu­part des rêves
ne se réa­lisent jamais » (Stef­fi)

Le monde des jeunes est en évo­lu­tion. C’est un truisme que d’avancer cette idée. Les déve­lop­pe­ments des tech­no­lo­gies et des médias ne sont pro­ba­ble­ment pas étran­gers à ces trans­for­ma­tions. Télé­vi­sions ultra­pré­sentes avec leurs rea­li­ty shows et autres émis­sions par­ti­ci­pa­tives, télé­phone por­table deve­nu une véri­table pro­thèse com­mu­ni­ca­tion­nelle, et bien enten­du inter­net et ses nou­veaux modes de consti­tu­tion de col­lec­tifs (Face­book, Link­din ou Twit­ter), et ses exten­sions numé­riques de notre réa­li­té (Second life, Entro­pia Uni­verse), voire ses pro­po­si­tions de nou­veaux mondes à explo­rer (World of War­craft ou Dofus). Un monde où les moda­li­tés de com­mu­ni­ca­tion et de socia­li­sa­tion évo­luent radicalement.

En contre­point, les ins­ti­tu­tions fon­da­trices de nos socié­tés perdent de leurs signi­fi­ca­tions pour eux. Ain­si en est-il, par exemple, d’une école dont les moda­li­tés de trans­mis­sion, voire même la mytho­lo­gie, ne portent plus. Un poli­tique qui s’en trouve délé­gi­ti­mé, non seule­ment parce que ce qu’il nous vend n’est pas ce qu’il met en œuvre, mais sur­tout parce qu’un pro­jet col­lec­tif de socié­té ne fait plus sens dans un contexte d’autonomie des indi­vi­dus et de plu­ra­lisme idéo­lo­gique. Des mou­ve­ments sociaux ins­ti­tu­tion­nels (syn­di­cats, mutuelles ou par­tis) dont le com­bat n’est plus par­ta­gé ou plus audible comme tel, voire un État dont l’action, mais aus­si la repré­sen­ta­tion, ne font plus par­tie des réfé­rents de cette géné­ra­tion. En d’autres termes, un monde en chan­ge­ment radi­cal et des héri­tages et équi­libres sociaux mis à mal symboliquement.

Pour cet ensemble de rai­sons, l’arrière-fond de la vie des jeunes appa­rait bou­ché et satu­ré par le terme de « crise ». Depuis la fin des Trente glo­rieuses, la rhé­to­rique de la crise s’est de fac­to ins­tal­lée dura­ble­ment dans le champ média­tique. Les crises se sont sur­ajou­tées les unes aux autres : crise pétro­lière, crise nucléaire, crise de l’emploi et du chô­mage, crise envi­ron­ne­men­tale, crise moné­taire, crise éco­no­mique, crise finan­cière, crise de la dette, crise migra­toire, crise poli­tique ou ins­ti­tu­tion­nelle ou encore crise du pro­jet euro­péen et en der­nier res­sort, conclu­sif en quelque sorte, crise des iden­ti­tés à tous les niveaux.

Dans ce contexte géné­ral, ceux que les socio­logues ont appe­lés la géné­ra­tion « X1 », nés après mai1968, ont subi de plein fouet la mon­tée en puis­sance de ces dif­fé­rentes « crises ». Plus encore, la nou­velle géné­ra­tion, qua­li­fiée de « Y », née après la chute du Mur, doit gérer ce pas­sif, cette dette monu­men­tale de crises cumulées.

Le cas belge est d’autant plus emblé­ma­tique que le royaume est lui-même un ter­ri­toire en per­pé­tuelle attente d’euthanasie. Sans ave­nir, refa­çon­né au coup par coup, bri­co­lé au hasard de négo­cia­tions sou­vent étranges, la coha­bi­ta­tion qu’il invente semble s’épuiser petit à petit…

Cette por­tion de terre encla­vée au cœur de l’Europe repré­sente à mer­veille cette illu­sion dés­illu­sion­née d’un espace aux confi­gu­ra­tions autant impro­bables que com­plexes, même pour le spé­cia­liste. La jeu­nesse belge hérite en ce sens d’un État illus­trant allé­go­ri­que­ment à mer­veille cet ave­nir sans issue d’une socié­té à bout de souffle. Un étrange sym­bole pour une popu­la­tion qui a sou­vent incar­né une moyenne socio­lo­gique euro­péenne2. Au cœur de l’Europe, au confluent des cultures latines et ger­ma­niques, avec sa capi­tale de l’Union, le plat pays est d’un cer­tain point de vue un véri­table micro­cosme du continent.

Avenir des jeunes

Est-ce à dire pour autant que nous sommes face à une géné­ra­tion tota­le­ment débous­so­lée, une cohorte « no future » en quelque sorte ? Les choses semblent un petit peu plus complexes.

En 2010, la Fon­da­tion P&V, qui s’intéresse aux pro­blé­ma­tiques d’intégration, de par­ti­ci­pa­tion et de citoyen­ne­té des jeunes, orga­ni­sait une action autour de la manière dont les jeunes appré­hendent leur ave­nir3. Inti­tu­lée Go 2030. « Com­ment je vois mon uni­vers en 2030 ? », elle visait à recueillir des visions du futur des jeunes sous forme de scé­na­rios pour l’an 2030. Ce dis­po­si­tif incluait les deux prin­ci­pales com­mu­nau­tés lin­guis­tiques du pays, sous forme d’un concours de scé­na­rios tex­tuels ou d’autres types de sup­ports (films, audio,etc.). Le pro­jet a recueilli cent-trois scé­na­rios, majo­ri­tai­re­ment sous forme écrite.

À pro­pos de ces maté­riaux, Abra­ham Frans­sen a évo­qué un « miroir consti­tué de cent-trois frag­ments ». Et de fait, avec un tel nombre, on ne peut pas par­ler de repré­sen­ta­ti­vi­té sous quelque forme sta­tis­tique que ce soit. Cepen­dant, en termes qua­li­ta­tifs, les don­nées sont impor­tantes. La diver­si­té des points de vue, les frac­tures entre nar­ra­tions, tout comme les lignes de conver­gence, per­mettent d’ébaucher un cer­tain nombre de repré­sen­ta­tions emblé­ma­tiques de la vision des jeunes sur leur avenir.

De manière très hété­ro­clite donc, ces pro­po­si­tions nous livrent « des pré­oc­cu­pa­tions, des aspi­ra­tions et des ten­sions » méta­pho­riques de leur per­cep­tion du monde et de leur situa­tion actuelle. Au-delà de la dimen­sion scrip­tu­raire, ces his­toires sont ain­si essen­tiel­le­ment des récits auto­cen­trés, au sens où elles nous révèlent peut-être avant tout des élé­ments signi­fi­ca­tifs de la réa­li­té de leur auteur, hic et nunc.

Les ana­lystes de ces don­nées4 sont una­nimes : ces récits ne témoignent pas d’une caté­go­rie spé­ci­fique des jeunes de seize à vingt-six ans. Dans la mesure où les jeunes sont par­ti­cu­liè­re­ment sen­sibles aux muta­tions et aux enjeux de notre époque et de notre socié­té, leurs expres­sions ont une por­tée plus géné­rale. Ils sont le miroir, inévi­ta­ble­ment défor­mant, et l’amplificateur des ques­tions à la fois intimes et de socié­té aux­quelles nous sommes tous confron­tés, aujourd’hui, en 2010 – 2011, à par­tir de ce minus­cule frag­ment de la pla­nète qu’est notre pays « virtuel ».

D’une manière géné­rale, l’image de l’avenir qui se dégage de ces maté­riaux oscille entre deux pers­pec­tives para­doxales. La pre­mière ren­voie à un pes­si­misme glo­bal, qui s’ajuste sur un futur inquié­tant, per­çu comme incer­tain et assez sombre. À ce regard très noir s’oppose une vision indi­vi­duelle para­doxa­le­ment opti­miste d’un sujet volon­ta­riste en rien arc­bou­té sur ce des­tin funeste qu’il anti­cipe. Bref, un ave­nir per­son­nel mani­fes­te­ment posi­tif sur un arrière-fond socié­tal ample­ment pes­si­miste. La récur­rence de ces deux pôles est telle qu’on pour­rait qua­li­fier à titre hypo­thé­tique ce para­doxe d’éléments clés de cette géné­ra­tion5. Nous serions aux pré­misses d’une géné­ra­tion para­doxale. Il est tou­te­fois dif­fi­cile sur la base de ces bribes d’aller plus en pro­fon­deur quant au sens de cette dis­jonc­tion. On peut cepen­dant rap­pe­ler les enquêtes euro­péennes et belges qui décrivent un jeune non dog­ma­tique, accep­tant une donne com­plexe et une socié­té ambi­va­lente, c’est-à-dire ne reje­tant pas la nature par­fois contra­dic­toire du réel, et par­ti­cu­liè­re­ment du social.

Le cocon et le chaos

Dans tous ces récits, une ten­sion très claire se laisse sen­tir entre, d’une part, un désir de paix et de sécu­ri­té, essen­tiel­le­ment affec­tive ; et, d’autre part, un envi­ron­ne­ment chao­tique, effrayant, ris­qué et incer­tain dont il faut se protéger.

La pre­mière atti­tude peut être qua­li­fiée, de façon un peu pro­vo­ca­trice, de « désir de cocon ». Il s’agit au fond de la volon­té d’un chez soi apai­sé, cou­pé des tra­cas, voire des erre­ments du monde. Une sécu­ri­té sociale, au sens lit­té­ral, à l’échelle de soi. Un monde clos, rela­tion­nel, de petite taille et sans grande ambition.

Dans nos dis­cus­sions sur ces maté­riaux, Abra­ham­Frans­sen uti­li­sa une phrase un peu pro­vo­cante, mais très signi­fi­ca­tive socio­lo­gi­que­ment, affir­mant avec iro­nie, mais luci­di­té, que cette pers­pec­tive pou­vait se résu­mer : « Moi, mon tra­vail, mon mari, mes deux enfants, ma grande mai­son, mon chien…» La pro­jec­tion per­son­nelle a de fait une place impor­tante dans ces his­toires, mais elle ren­voie éton­nam­ment à une réus­site sociale très conven­tion­nelle. Un peu comme si, pour ces jeunes, les modèles de réus­site sociale se situaient der­rière eux, étaient déjà don­nés. Comme si aucune alter­na­tive ne se fai­sait jour en leur sein et que seul un héri­tage consti­tuait le pay­sage de leur ave­nir. Bref, on sou­haite réus­sir sco­lai­re­ment (« en 2030, j’aurai fini mes études »), pro­fes­sion­nel­le­ment (ins­ti­tu­trice, infir­mière pédia­trique…), fami­lia­le­ment (mari, mai­son, enfants, chien, chat, voyages). Où est la part de rêve ? Où est le gran­diose ? Nulle part.

À y regar­der de près, cette pro­jec­tion est assez para­doxale. Cette géné­ra­tion se pro­jette dans des formes très conve­nues de réus­site, des ins­ti­tu­tions, la triade école-tra­vail-famille6, mais ces mêmes ins­ti­tu­tions sont en déclin de signi­fi­ca­tion pour elle. Bref, elle se pro­jette per­son­nel­le­ment dans des pers­pec­tives qui, en défi­ni­tive, ne sont pas véri­ta­ble­ment les siennes. Pas d’appropriation, pas de créa­tion, pas d’utopie, mais pire, en der­nière ins­tance, quand ils tentent de se déployer indi­vi­duel­le­ment dans un temps long, les jeunes mobi­lisent les formes des ainés, alors que ces mêmes formes ne sont plus recon­nues comme les leurs. C’est une pos­ture cynique sans fio­ri­ture, dés­illu­sion­née. À cet égard je par­le­rais de crise de la pro­jec­ti­vi­té pour reprendre les termes de Bajoit et Frans­sen (1995). C’est donc une pro­jec­tion sans rêve, qui repro­duit en par­tie les formes nor­ma­tives qui la pré­cèdent. Un peu comme si, sur ce plan-là, celui des ima­gi­naires et des rêve­ries, l’avenir aus­si était bouché.

Et fon­da­men­ta­le­ment, ce constat n’étonne pas. Car, à lire ces récits, le contexte à venir n’incline pas à la poé­sie. Ou alors une poé­sie triste et angois­sante. C’est pêle­mêle une socié­té écla­tée, un monde glo­ba­li­sé et anar­chique, et une terre aux pers­pec­tives sombres qui sont décrits par ces textes.

La grande majo­ri­té des his­toires ren­voie­net­te­ment à une socié­té de néo­li­bé­ra­lisme effré­né. Sans y adhé­rer mais avec fata­lisme, les des­crip­tions men­tionnent un chô­mage mas­sif, lié à la robo­ti­sa­tion, aux évo­lu­tions tech­niques et orga­ni­sa­tion­nelles. Ce cadre d’action débouche sur une seg­men­ta­tion extrême, et des ten­sions crois­santes et tenaces entre nan­tis et exclus. Cette dua­li­sa­tion est une clé de lec­ture utile pour com­prendre les logiques sociales dont nous parlent ces jeunes. On peut pareille­ment la per­ce­voir entre géné­ra­tions. Dans une « socié­té vieillis­sante », la ten­sion entre jeunes et vieux est latente ou à contra­rio béante. Deux mondes sociaux sou­vent divi­sés se font face sans dia­lo­guer. Cette idée du face-à-face se retrouve ailleurs. Frac­tures migra­toires, frac­tures numé­riques et tech­no­lo­giques, frac­tures envi­ron­ne­men­tales, frac­tures reli­gieuses. Bref, une socié­té mor­ce­lée déploie ses ravages.

Une domi­nante à la teinte gri­sée, voire fon­da­men­ta­le­ment noire, se laisse entendre dans la voix de ces jeunes, même si quelques espoirs, sur la mul­ti­cul­tu­ra­li­té, la prise de consciences des enjeux ou la soli­da­ri­té, voire « l’utopie d’une huma­ni­té paci­fiée par des lois uni­ver­selles et éthiques », sont aus­si expri­mées, quoique sur un mode mineur.

L’anarchie et l’éclatement demeurent cepen­dant les cadres de réfé­rence majo­ri­taires. On évoque tan­tôt une « Troi­sième Guerre mon­diale », la pro­li­fé­ra­tion nucléaire, la mon­tée en puis­sance de la Chine, les riva­li­tés inter­na­tio­nales très fortes, des affron­te­ments mul­tiples et des ten­sions tou­jours latentes. Bref, un monde incer­tain et ris­qué au cœur duquel les humains se trouvent livrés à eux-mêmes.

Cette situa­tion d’impuissance se tra­duit aus­si pour ce qui est de l’anticipation de l’avenir de la pla­nète. D’emblée on peut noter ain­si de mul­tiples réfé­rences aux enjeux envi­ron­ne­men­taux. Et ici encore, à quelques excep­tions près, la fresque que nous dépeignent les rédac­teurs n’est pas des plus réjouis­santes. Pol­lu­tions mas­sives, radio­ac­ti­vi­té, par­ti­cules fines, réchauf­fe­ment cli­ma­tique, régres­sion majeure de la bio­di­ver­si­té, arti­fi­cia­li­sa­tion du monde, toutes les nui­sances sont à l’ordre du jour. Un monde où le vivant, au sens large, est mena­cé dans son exis­tence même. La domi­na­tion de tech­no­lo­gies inva­sives ajoute ici aus­si une couche à cette voie anthro­po­lo­gique sans issue apparente.

Dans ce tableau aux accents par­fois apo­ca­lyp­tiques, les indi­vi­dus se retrouvent sou­vent seuls face aux dan­gers. Déso­cia­li­sés par les médias, dépen­dants tech­no­lo­gi­que­ment, ils sont les jouets d’un contexte qui redé­fi­nit l’humain en pro­fon­deur. Cette vision du futur s’apparenterait-elle à un post­hu­ma­nisme ? Une huma­ni­té en train de ne plus l’être ? Dans cer­taines pro­duc­tions, on n’en est pas loin. La place que les tech­no­lo­gies occupent dans ces uni­vers est sans doute une des clés de l’explication.

Prométhéisme technologique

En effet, face à ces dyna­miques para­doxales et angois­santes, les tech­no­lo­gies appa­raissent à la fois comme un recours pos­sible et en même temps comme un fac­teur poten­tiel­le­ment aggra­vant. Le démiurge humain, se sau­vant grâce à ses arté­facts, ou au contraire accé­lé­rant sa chute. Voi­là ce dont il est ques­tion en sous-main. Une très vieille his­toire de l’humanité, mais rejouée avec un décor nou­veau, celui des tech­no­lo­gies. Un Pro­mé­thée futu­riste, dont le feu est main­te­nant virtuel.

Bien des des­crip­tions s’aventurent en pro­fon­deur dans ces uni­vers futu­ristes où les tech­no­lo­gies hyper­tro­phiées enva­hi­ront nos vies. Des robots pour toutes les tâches, des moyens de com­mu­ni­ca­tion et des trans­ports ultra­ra­pides (« Ware­gem-Los Angeles en trente minutes »), des gué­ri­sons mas­sives de mala­dies endé­miques, l’allongement fan­tas­tique de l’espérance de vie, l’augmentation des capa­ci­tés cor­po­relles (sens, force, voire intel­li­gence) grâce à l’intégration de véri­tables pro­thèses informatiques.

Cette omni­pré­sence des tech­no­lo­gies exalte autant qu’elle effraye. Il y a comme un salut par la science à l’arrière-plan de ces contri­bu­tions. Face au des­tin humain plus qu’aléatoire dans ce contexte téné­breux, les tech­no­lo­gies semblent l’unique recours pour sau­ver l’humanité d’un funeste ave­nir. Les espoirs les plus fous sont donc pla­cés dans ces arté­facts qua­si magiques. Bref, c’est une fonc­tion presque reli­gieuse qu’attribuent les jeunes aux tech­no­lo­gies de demain. Comme si l’humain s’était par­tiel­le­ment dépos­sé­dé lui-même de son ave­nir au pro­fit de ses créa­tures technologiques.

Mais la géné­ra­tion qui nous parle ici de son futur n’est pas dupe d’un récit sim­pliste, posi­tif, d’un homme sau­vé par ses créa­tions. Ces tech­no­lo­gies sont ambi­va­lentes, et der­rière elle, l’humain agit tou­jours. Les scé­na­rios n’éludent pas ces aléas. Contrôle (des nais­sances ou des com­mu­ni­ca­tions, voire des consciences), mani­pu­la­tion (des médias, voire des com­por­te­ments) alié­nante (opium du peuple ou pal­lia­tif) sont autant de déve­lop­pe­ments et de fonc­tions plau­sibles de ces outils com­plexes. La tech­no­lo­gie s’immisce par­tout et régente tout. L’amour, le social sont ain­si régu­lés par des pro­ces­sus tech­niques et informatiques.

Cette inva­sion tech­no­lo­gique dans nos vies, jusque dans nos corps, confirme en miroir la peur du déclin du rela­tion­nel dans des socié­tés numé­riques. Ces figures extrêmes de rela­tions amou­reuses ou paren­tales régen­tées par les tech­niques, soit le cœur même de l’humain, tra­duisent sans ambages le désar­roi ou à tout le moins la crainte d’une modi­fi­ca­tion irré­mé­diable de notre anthro­po­lo­gie. Pour les jeunes, c’est le rela­tion­nel de base dans nos socié­tés qui est menacé.

Il ne nous semble pas inop­por­tun de repla­cer ce cri au regard des pra­tiques actuelles. Mon­tée en puis­sance du groupe de pairs, hyper­dé­ve­lop­pe­ment des com­mu­ni­ca­tions à visée pure­ment sociale, bref, hyper­tro­phie de la socia­bi­li­té proche qui devient une des valeurs de réfé­rence de la jeune géné­ra­tion. Une stra­té­gie géné­ra­li­sée de sur­vie sociale par l’entretien d’un noyau rela­tion­nel de petite taille (guilde WoW, groupe de sport ou mou­ve­ment de jeu­nesse, amis Face­book privilégiés,etc.) et rela­ti­ve­ment stable. En l’absence de pos­si­bi­li­té pro­jec­tive sti­mu­lante, la jeu­nesse se sur­ali­mente à la socia­bi­li­té, pour­rait-on dire. À défaut de rêver ensemble du futur, on dis­cute (tchate, sms…) au pré­sent pour tis­ser des liens.

Perspectives sociétales

Même si ces maté­riaux ne sont pas repré­sen­ta­tifs des dif­fé­rentes strates socio­lo­giques de notre socié­té et qu’ils ren­voient pro­ba­ble­ment à une sym­bo­lique de classes moyennes et supé­rieures, ils témoignent que, pour au moins une frange de nos jeunes, l’avenir est pétri d’interrogations et d’inquiétudes notam­ment en matière de vivre-ensemble. Com­ment s’établiront les rela­tions entre les indi­vi­dus ? Entre les com­mu­nau­tés ? Quel pro­jet pour demain ? Mais aus­si com­ment en éla­bo­rer un ? Autant de ques­tion­ne­ments qui tra­versent ces récits futu­ristes7.

« Je ne peux pré­dire l’avenir, donc je vis au jour le jour et ver­rai bien ce qui se pas­se­ra demain. »

« Vivons le moment présent ».

Au vu de ces dif­fé­rentes des­crip­tions, on com­prend l’urgence de pro­po­ser un cadre de socia­bi­li­té éten­du, au-delà du groupe de pairs ou de proches, qui per­mette de réin­suf­fler du sens dans le col­lec­tif, par­ti­cu­liè­re­ment dans le vivre-ensemble ins­ti­tu­tion­na­li­sé, de pro­mou­voir une signi­fi­ca­tion par­ta­gée pour les col­lec­tifs ins­ti­tués dont nous par­ta­geons l’existence.

On res­sent dans ces his­toires un risque impor­tant de frag­men­ta­tion socié­tale. Un effon­dre­ment de la cohé­sion sociale n’est plus une uto­pie, avec pour coro­laire évident, un repli affec­tif et stra­té­gique sur des groupes proches, fer­més et iso­lés les uns des autres. Bref, une socié­té qui se ver­rait cade­nas­sée par l’angoisse du len­de­main ou du dehors. En face de cette hypo­thèse alar­miste, il semble abso­lu­ment néces­saire de rou­vrir des cadres et des dis­po­si­tifs qui per­mettent de pen­ser l’avenir au-delà d’une logique immé­diate de sur­vie sociale.

« L’avenir est à nous. À nous de réussir. »

« À l’avenir, vous devrez cher­cher vous-mêmes votre coin de paradis. »

Et il y a des atouts chez les jeunes pour dépas­ser ces visions ici majo­ri­tai­re­ment pes­si­mistes. Toutes les enquêtes le montrent, la géné­ra­tion « Y » regorge de qua­li­tés : une forte image d’elle-même, une cer­taine assu­rance, une envie de réus­sir, une bonne dose de luci­di­té et de prag­ma­tisme, un désir de soli­da­ri­té, mais sous des moda­li­tés plus infor­melles et spon­ta­nées, un gout pour la nou­veau­té, une bonne per­cep­tion de ses atouts et de ses fai­blesses, bref un panel repré­sen­ta­tif de ces évo­lu­tions dont témoigne sa vision d’avenir.

Alors certes, cette géné­ra­tion semble bien auto­cen­trée, dés­ins­ti­tu­tion­na­li­sée, indi­vi­dua­liste, fata­liste et hédo­niste. Certes ses convic­tions éco­lo­giques sont ébran­lées par les sen­ti­ments néga­tifs quant aux péré­gri­na­tions humaines géné­rales. Et certes sa foi ne repose plus que sur elle-même et sur la science, alors que les défis à rele­ver tiennent autant du pari que de l’utopie. Mais cette géné­ra­tion n’attend qu’à débattre avec la socié­té dans laquelle elle se démène pour sur­vivre. Lui offrir une occa­sion au-delà de ses propres repré­sen­ta­tions contri­bue­rait sans doute à péren­ni­ser une socié­té au seuil de l’implosion.

Dans ces ima­gi­naires de jeunes, la sphère publique a pra­ti­que­ment dis­pa­ru. Le col­lec­tif se trouve pha­go­cy­té par la sphère pri­vée, réduit au rela­tion­nel de proxi­mi­té. Peu ou pas de dimen­sion plus large pour des ancrages sociaux. Bref, c’est comme si le capi­ta­lisme débri­dé avait été jusqu’à dévo­rer de l’intérieur nos modes d’être col­lec­tif, notre manière d’établir des rela­tions sociales8. Dans cette optique, plus de place pour un col­lec­tif public, ins­ti­tué et ouvert à tous. Bref un néo­com­mu­nau­ta­risme lar­vé prend pro­gres­si­ve­ment pied dans les pra­tiques col­lec­tives quo­ti­diennes et dans les ima­gi­naires. Des micro­com­mu­nau­tés d’affinité, fon­dées d’abords sur une socio­lo­gie rela­tion­nelle, émergent comme nou­velle domi­nante de nos socié­tés. Elles sont locales ou déter­ri­to­ria­li­sées, basées sur des rela­tions for­te­ment affec­tives ou d’affinité intel­lec­tuelle, cen­trées sur l’action concrète. Inévi­ta­ble­ment, selon ces dif­fé­rentes condi­tions, ces groupes humains de petite taille sont socia­le­ment peu mixtes. En effet, com­po­sés sur la base des milieux d’habitation (très stra­ti­fiés socia­le­ment) ou des lieux d’activités (école, tra­vail, loi­sirs), ils repro­duisent assez fidè­le­ment les seg­men­ta­tions sociales. Bref, à part quelques cas dif­fé­ren­ciés (notam­ment dans cer­tains uni­vers vir­tuels ou dans cer­tains groupes poli­tiques ou de mili­tance), le mode majeur de ces com­mu­nau­tés en émer­gence est donc celui d’une socié­té écla­tée et séparée.

Le service citoyen comme fenêtre

Avec une telle concep­tion du col­lec­tif, il nous parait oppor­tun de nous inter­ro­ger sur l’avenir de la socié­té. Com­ment pen­ser le bien com­mun à par­tir d’une telle pré­misse socio­lo­gique ? Com­ment envi­sa­ger des valeurs com­munes dans un scé­na­rio de cloi­son­ne­ments micro­com­mu­nau­taires aus­si forts ? Bref, com­ment dépas­ser ces loca­lismes sociaux et com­ment pen­ser la pos­si­bi­li­té d’une vie en socié­té si nos exis­tences quo­ti­diennes n’y mènent plus ?

Le ser­vice citoyen répond aujourd’hui sans conteste à cette urgence de redé­ployer des ima­gi­naires col­lec­tifs par­ta­gés et une conscience du col­lec­tif public, c’est-à-dire d’un col­lec­tif dépas­sant les fron­tières d’un soi éten­du. En d’autres mots, il semble impé­ra­tif de créer des outils capables de dépas­ser une éten­due rela­tion­nelle de proxi­mi­té, close sur elle-même, refu­sant la véri­table alté­ri­té, demeu­rant dans un face-à-face chi­mé­rique et jugeant impli­ci­te­ment l’autre sans le connaitre.

Le dis­po­si­tif d’un ser­vice citoyen, d’abord volon­taire, à terme géné­ra­li­sé, nous paraît une des pistes indis­pen­sables à suivre pour main­te­nir une ambi­tion socié­tale à nos aspi­ra­tions col­lec­tives. Construc­tion de pro­jec­tions créa­tives, déve­lop­pe­ment d’une socia­bi­li­té à géo­mé­trie socié­tale ; réflexion sur le sens du vivre-ensemble, expé­rience de décen­tre­ment cultu­rel (sor­tir de son eth­no­cen­trisme loca­liste), par­tage des ima­gi­naires indi­vi­duels et (re)construction de fic­tions par­ta­gées, ou encore bras­sage vécu des géné­ra­tions, sont autant d’enjeux dont un ser­vice citoyen nous semble devoir se sai­sir aujourd’hui.

Le défi est immense. Loin de mar­cher à recu­lons, une telle ini­tia­tive ambi­tion­ne­rait de main­te­nir un pro­jet de socié­té au plus près de ses membres tout en ajus­tant l’action publique en tenant compte des évo­lu­tions anthro­po­lo­giques récentes.

Mais peut-être, plus radi­ca­le­ment, le terme même de « socié­té » est-il, en fait, un vocable socio­lo­gi­que­ment péri­mé ? Ou pour le dire autre­ment, la crise de l’État-nation ne serait-elle pas, au fond, le bou­le­ver­se­ment radi­cal de nos manières de faire « col­lec­ti­vi­té », et dès lors, le pen­dant socié­tal et ins­ti­tu­tion­nel de cette crise anthro­po­lo­gique dont témoignent cette cen­taine de jeunes ? Avec la fin de cette étape his­to­rique des col­lec­tifs poli­tiques s’achèverait alors l’idée même d’un pro­jet de « socié­té », en tout cas au sens où ce mot est com­pris encore aujourd’hui.

Et si cela était le cas, une situa­tion sai­sis­sante, il y aurait lieu de s’interroger sur le lieu où ancrer ce dis­po­si­tif. Car, à n’en point dou­ter, dans cette confi­gu­ra­tion inédite, la fina­li­té du ser­vice citoyen ne serait pas fon­ciè­re­ment remise en ques­tion. En effet, dans ce cas hypo­thé­tique, il fau­drait repen­ser plus radi­ca­le­ment encore le vivre-ensemble. De ce fait, un tel dis­po­si­tif appa­rai­trait là aus­si néces­saire, car il envi­sa­ge­rait, a mini­ma, la paci­fi­ca­tion des rela­tions sociales, quels que soient les col­lec­tifs en vigueur alors. Ain­si, il nous semble que, même dans cette seconde inter­pré­ta­tion de la tran­si­tion à l’œuvre sous nos yeux, un tel ins­tru­ment s’avèrerait autant indis­pen­sable, sinon plus encore. Pour le sur­plus, les pages res­tent à écrire. Mais cela nous emmè­ne­rait trop loin ici, on atten­dra la pose plus ou moins défi­ni­tive du constat. Elle n’est heu­reu­se­ment pas pour demain.

  1. Selon les tra­vaux main­te­nant clas­siques de Howe et Strauss, 1991.
  2. Dans la plu­part des Euro­pean Values Stu­dy, les Belges se situent en géné­ral à l’intersection des dif­fé­rentes ten­dances euro­péennes. Un peu comme si le com­pro­mis à la belge n’était pas que poli­tique, mais aus­si axiologique.
  3. Une large part des maté­riaux et le détail du pro­jet sur www.go2030.be ; voir aus­si les ana­lyses de Fons Van Dijck et A. Franssen.
  4. Dif­fé­rentes dis­cus­sions avec Mark Elchar­dus (VUB), Abra­ham Frans­sen (FUSL) et Fons Van Dijck (VUB).
  5. Comme le rap­pe­lait avec per­ti­nence Sabine Verhel­st (Fon­da­tion P&V), l’âge moyen des répon­dants est rela­ti­ve­ment jeune et on peut sup­po­ser que la plu­part sont encore aux études ou du moins vivent chez leurs parents ou dépendent d’eux. Ces jeunes ne sont pas encore for­te­ment confron­tés aux condi­tions de l’autonomie. Ceux qui tra­vaillent ou sont sur le mar­ché de l’emploi n’ont sou­vent pas pris le temps de répondre ou n’ont pas eu l’information.
  6. Voir à ce pro­pos les dif­fé­rentes ana­lyses de l’ouvrage col­lec­tif de Gal­land O. et Rou­det B. (2005). En par­ti­cu­lier, les articles de Tcher­nia sur la crise de la valeur tra­vail ou de Gal­land sur la mon­tée en puis­sance des groupes de pairs comme lieu de socia­li­sa­tion au détri­ment des valeurs et des dis­po­si­tifs de leurs ainés.
  7. On y trouve des réso­nances éton­nantes avec les tra­vaux de Cas­to­ria­dis, notam­ment La mon­tée de l’insignifiance.
  8. Sur ce constat et l’analyse de l’individualisation des rela­tions sociales, et sur la nou­velle nature du lien, voir la très bonne syn­thèse de Fran­çois de Sin­gly, Les uns et les autres. Quand l’individualisme crée du lien.

Olivier Servais


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