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La gauche en ruines

Numéro 4 - 2016 par Christophe Mincke

juillet 2016

Pour qui exa­mine la situa­tion actuelle, la gauche de l’échiquier poli­tique semble soit un désert, soit un champ de ruines. Tan­dis que, chez nous, mal­gré sa cure d’opposition fédé­rale, le par­ti socia­liste conti­nue de bais­ser dans les son­dages, en France, le PS au pou­voir ne convainc plus per­sonne, s’embourbe dans des poli­tiques de droite et […]

Dossier

Pour qui exa­mine la situa­tion actuelle, la gauche de l’échiquier poli­tique semble soit un désert, soit un champ de ruines. Tan­dis que, chez nous, mal­gré sa cure d’opposition fédé­rale, le par­ti socia­liste conti­nue de bais­ser dans les son­dages, en France, le PS au pou­voir ne convainc plus per­sonne, s’embourbe dans des poli­tiques de droite et mène une répres­sion des mou­ve­ments sociaux que n’aurait sans doute pas osée le ministre de l’Intérieur Sar­ko­zy. Pen­dant ce temps, en Grèce, Alexis Tsi­pras semble bien loin de l’espoir du retour de la gauche qu’il incar­na lors de son élec­tion, Pode­mos peine à accé­der au pou­voir et la gauche anglaise semble esquis­ser un retour cri­tique sur le blai­risme. Quant au niveau euro­péen, on peine à y dis­tin­guer les socia­listes des man­da­taires de la droite libé­rale (ALDE).

Bien enten­du, sub­sistent des mou­ve­ments conti­nuant de se reven­di­quer d’une gauche forte, géné­ra­le­ment amal­ga­més sous l’appellation de gauche radi­cale. Les der­niers son­dages font état d’une pro­gres­sion spec­ta­cu­laire du PTB en Wal­lo­nie ou d’un coude à coude entre Jean-Luc Mélen­chon et Fran­çois Hol­lande, du moins dans les inten­tions de vote. Il n’en demeure pas moins que celle qui fit les belles heures des pro­grès sociaux et des luttes en faveur de la soli­da­ri­té et de la jus­tice éco­no­mique, la gauche social-démo­crate clas­sique, appa­rait, élec­to­ra­le­ment et idéo­lo­gi­que­ment, dans un état lamen­table. Immi­gra­tion, sécu­ri­té, droits sociaux, poli­tiques éco­no­miques, les renon­ce­ments sont tels que ses pères idéo­lo­giques ne recon­nai­traient plus en elle leur enfant réformiste ?

Nous avons vou­lu, dans ce dos­sier, poser quelques jalons d’un ques­tion­ne­ment que nous déve­lop­pons depuis long­temps (voir ci-des­sous) et qui est appe­lé à se pour­suivre dans les mois et les années à venir.

Une des cri­tiques que l’on entend de manière récur­rente est celle d’une tra­hi­son de ses pro­messes par la gauche. Conti­nuant de jouer dis­cur­si­ve­ment sur les thé­ma­tiques de la jus­tice sociale et de la rup­ture avec le capi­ta­lisme finan­cier, ce n’est qu’une fois au pou­voir qu’elle tom­be­rait le masque pour mettre en œuvre des poli­tiques loin de ses ancrages idéo­lo­giques. Pour­tant, comme nous le montre Paul Aimant, la réa­li­té est bien dif­fé­rente. Depuis long­temps la gauche ne fait plus mys­tère de ses inten­tions. À la lec­ture de ses pro­grammes, il appa­rait en effet clai­re­ment qu’elle a inté­gré des pans entiers de l’idéologie libé­rale et qu’elle en fait ouver­te­ment état. Dans ces condi­tions, les pro­jets consi­dé­rés comme consti­tu­tifs de tra­hi­sons, s’ils en sont peut-être au regard de l’histoire des idées, ne sont rien de tel au regard des posi­tions défen­dues de manière récur­rente, notam­ment au cours des cam­pagnes électorales.

La ques­tion se pose dès lors de savoir com­ment se peut-il qu’une par­tie de l’électorat conti­nue de voter pour cette gauche-là en pen­sant qu’elle va chan­ger les coor­don­nées du débat ? Par quel étrange effet d’optique cer­tains conti­nuent-ils de rete­nir deux ou trois décla­ra­tions mata­mo­resques plu­tôt que les mille signes indi­quant que la messe est dite depuis longtemps ?

Un excellent exemple de ce ral­lie­ment aux idéo­lo­gies de droite peut être trou­vé dans les choix poli­tiques de la gauche euro­péenne. Alors qu’elle n’a pas su ou pu tirer pro­fit d’une période d’hégémonie au milieu des années 1990, son action au sein des ins­tances de l’Union dénote d’un ali­gne­ment très large sur l’ALDE et sur le PPE, plu­tôt que sur les autres groupes éti­que­tés « de gauche » que sont les Verts et la gauche radi­cale (GUE). C’est ce que montre Oli­vier Der­ruine qui s’interroge sur la pos­si­bi­li­té de renou­ve­ler le pro­jet de gauche à l’heure d’une « grande coa­li­tion » qui n’a rien d’une com­pro­mis­sion secrète, mais tout d’une affi­lia­tion idéo­lo­gique com­mune. Si tel est le cas, l’espoir ne vien­dra pas des struc­tures par­ti­cra­tiques de gauche, mais bien de la socié­té civile, la dif­fi­cul­té étant dès lors de mettre celle-ci en prise avec l’Union.

S’il est un dos­sier par­ti­cu­lier dans lequel se donnent à voir les com­pro­mis­sions de la gauche de gou­ver­ne­ment, c’est celui de l’asile et de l’immigration. La récur­rence de la ques­tion, et le bou­le­vard qu’elle offre depuis des années à la droite, en font un ter­rain d’observation privilégié.

Dans sa contri­bu­tion, Fran­çois Gemenne pointe la manière dont la gauche a renon­cé à tous ses prin­cipes lorsqu’il fut ques­tion de la ges­tion de la « crise des réfu­giés ». L’afflux de réfu­giés fut excep­tion­nel, non par son ampleur, mais par la débâcle idéo­lo­gique et poli­tique qu’elle pro­vo­qua à gauche. Décri­vant une gauche sou­ve­rai­niste inca­pable de pen­ser la col­lec­ti­vi­té poli­tique hors des schèmes de l’extrême droite, Fran­çois Gemenne dénonce un ren­ver­se­ment des valeurs d’une gauche qui a aban­don­né son inter­na­tio­na­lisme pour lais­ser à la droite le soin de pen­ser et d’organiser une mon­dia­li­sa­tion ultra­li­bé­rale. Car s’il existe une droite natio­na­liste et sou­ve­rai­niste, il en existe une qui œuvre au décloi­son­ne­ment, éla­bo­rant un pro­jet qui échappe à une gauche en panne de pro­jet alter­na­tif. Qu’est-il donc adve­nu des héri­tiers de l’internationalisme ?

Enfin, Albert Bas­te­nier se penche sur les poli­tiques migra­toires, ques­tion cen­trale pour une Europe qui devra bien admettre que son peu­ple­ment pas­se­ra par l’arrivée de nou­velles popu­la­tions. Pour­tant, elles conti­nuent d’être pen­sées par la gauche au tra­vers de la pos­ture de la real­po­li­tik. Dans le petit monde de la poli­tique pro­fes­sion­nelle, même à gauche, plus per­sonne ne pense la pro­blé­ma­tique au regard des prin­cipes, des devoirs moraux ou des néces­si­tés d’un pro­jet qui dépas­se­rait l’immédiateté de la « crise ». Par­lant de congé­la­tion intel­lec­tuelle et morale, Albert Bas­te­nier aborde l’essentielle ques­tion de la force de pro­po­si­tion de la gauche. Plu­tôt que de cou­rir après un élec­to­rat qui se droi­tise, que n’entame-t-elle pas le tra­vail de réflexion et d’explication qui per­met­tra de sor­tir de l’impasse des replis et, inévi­ta­ble­ment, de la haine ? Cet aban­don par la gauche de sa mis­sion d’exploration de meilleurs mondes pos­sibles est sans doute l’un des plus coupables.

Au terme de la lec­ture de ce dos­sier, se pro­filent à la fois la néces­si­té d’une réin­ven­tion idéo­lo­gique et pra­tique de la gauche et celle de la consti­tu­tion d’un mou­ve­ment enra­ci­né dans la socié­té civile plu­tôt que dans des struc­tures par­ti­cra­tiques usées et désabusées.

Christophe Mincke


Auteur

Christophe Mincke est codirecteur de La Revue nouvelle, directeur du département de criminologie de l’Institut national de criminalistique et de criminologie et professeur à l’Université Saint-Louis à Bruxelles. Il a étudié le droit et la sociologie et s’est intéressé, à titre scientifique, au ministère public, à la médiation pénale et, aujourd’hui, à la mobilité et à ses rapports avec la prison. Au travers de ses travaux récents, il interroge notre rapport collectif au changement et la frénésie de notre époque.