Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

La France, mon cul ! (bref rapport d’enquête, 8  décembre  2018)

Numéro 1 - 2019 par Mendes Sargo

janvier 2019

J’ai vou­lu cette fois-ci ne prendre aucun biais par­ti­cu­lier. Donc direc­te­ment les Champs-Ély­­sées (le jeu étant de ne pas être contrô­lé) et quand je dis direc­te­ment c’est de la gare Saint-Lazare, puis rue de la Pépi­nière et rue de Pen­thièvre par Roqué­pine à 11h00, puis rond­point des Champs-Ély­­sées, tout ça noir de monde, enfin jaune. J’en aurais […]

Billet d’humeur

J’ai vou­lu cette fois-ci ne prendre aucun biais par­ti­cu­lier. Donc direc­te­ment les Champs-Ély­sées (le jeu étant de ne pas être contrô­lé) et quand je dis direc­te­ment c’est de la gare Saint-Lazare, puis rue de la Pépi­nière et rue de Pen­thièvre par Roqué­pine à 11h00, puis rond­point des Champs-Ély­sées, tout ça noir de monde, enfin jaune.

J’en aurais plus appris dans un com­par­ti­ment comme autre­fois il y en avait dans les trains que dans cette jour­née-là : ici, per­sonne ne dis­cu­tait, tout le monde beu­glait, le taux d’alcool était impres­sion­nant et les gens se regar­daient eux-mêmes faire leur manif his­to­rique avec force sel­fies devant le dra­peau fran­çais : vive le RIP ou le RIC, c’est-à-dire le réfé­ren­dum d’initiative popu­laire ou citoyenne. La ligne moyenne c’est « on veut exis­ter », on ne sera pas récu­pé­ré, mais fina­le­ment on est déjà cocu. Mais on est des durs jusqu’à la mort, et on vivra « tri­quards ». Il y a quelque chose d’écœurant dans cette virée sur Paris entre bière et lacry­mo, et je vous le dis cama­rades, rien ne me fera jamais aimer le foot, les sup­por­teurs et les scènes de viol simu­lées entre tri­quards et tri­quardes. Les gens me regar­daient de tra­vers parce que je pre­nais quelques notes : « Frexit car dic­ta­ture », le mec qui por­tait cette pan­carte, me voyant noter, me dit « hé, l’intello, on est pas ici pour prendre des notes », alors à quoi elle sert ta pan­carte, que j’lui dis. « Et en plus tu poses des ques­tions » qu’y m’dit. Ben ché­ri, que j’dis, je pré­fère l’en plus que l’en moins. « T’es qu’une pute de jour­na­liste » qu’y me fait. T’as rai­son ché­ri, chuis trop chère pour toi. Le reste s’est per­du dans une charge de flics.

Je dis­cute avec deux très anciens étu­diants sur les droits d’inscription pour les étran­gers. Ce salaud d’Édouard (que je confonds avec Gérard, autant prendre le bâtard pour un bayard), il a bien joué son coup : je fais dire à la cour des comptes que la fac devrait être payante pour tous, et le len­de­main je dis aux étu­diants étran­gers « choi­sis­sez la France », car vous allez pas­ser de 170 euros (sans la mutuelle) à 2780 pour la licence et 3780 pour les mas­ters et doc­to­rats. Bande d’ignobles mafieux : l’un fait le méchant, l’autre le gen­til (le pre­mier cui­cuistre). Et on tape la dis­cute, les vieux sou­ve­nirs du dépar­te­ment d’anthropologie de Paris 8 (tué par des anthro­po­logues d’excellence de gauche modé­rée), les his­toires de sans-papiers — vu que ma car­rière aca­dé­mique se limite à faire confes­seur pour sans-papiers. Acces­soi­re­ment je leur explique que la socio­lo­gie, c’est une inven­tion des Fran­çais, dixit Wil­helm Dil­they (1833 – 1811), mais c’est un autre sujet.

Des fou­lards tête-de-mort, comme des GI qui se la jouent. Ils cas­se­raient du bou­gnoule. Vrai­ment l’argument de la mort est le plus petit qu’on puisse avoir dans une pen­sée — là, c’est dans Spi­no­za, mais vous cher­che­rez un peu. Viva la muerte, au fond ça me dégoute et, si tu veux mou­rir, petit, n’oublie pas d’appuyer sur « camé­ra » au bon moment.

N’importe qui ici peut être sif­flé par n’importe quoi vu qu’ex fal­so sequi­tur quod libet. Il n’y a pas un tract pour dire quoi que ce soit et je peux vous dire que sans la chose impri­mée, je me demande ce qu’est la poli­tique. La tête à Macron comme tapis de sou­ris devant ton ordi ou comme cible à flé­chettes, le soir au fond des bistrots ?

Je hais les troupes colo­niales, Mireille Mat­thieu, Yvette Hor­ner, André Ver­chu­ren. Je hais les Guy Lux et les beaufs. Je hais John­ny. S’il faut s’encanailler alors que ce soit avec le Mar­quis de Sade ou avec Lau­tréa­mont. Et si c’est ça le peuple, je hais le peuple — car je hais le madi­son même avec Godard.

Quand j’ai enten­du sur l’air des par­ti­sans « Manu la sens-tu dans ton cul qui se glisse la que-nelle-eu », je me suis dit : le peuple fran­çais, mon cul, les sans-culottes, mon cul, adieu Vic­tor Hugo, le peuple fran­çais n’existe plus depuis la Com­mune de Paris, d’ailleurs de toute ma vie je ne l’ai jamais vu. Louise Michel l’a vu dis­pa­raitre, le peuple fran­çais, en Nou­velle-Calé­do­nie, avec le mas­sacre des Kanaks. « Hié­ro­glyphe de la rai­son civi­li­sée » ça oui, ça existe. Les peuples du monde, le pro­lé­ta­riat inter­na­tio­nal en France, oui ça existe. Mais la der­nière hypo­thèse de son exis­tence, au peuple fran­çais, c’était Zazie dans le métro1. Ici, c’est une sor­tie de caserne qui joue au peuple et qui n’a plus besoin d’être cocu puisqu’il s’autococufie avec son por­table. Res­te­rait à voir sur les rond­points, quelque part, s’il existe, dans la France, son feu rouge et son bar-tabac. Faut médi­ter que Paris a été libé­ré par un esca­dron de la deuxième DB entiè­re­ment com­po­sé d’anarchistes espa­gnols. Seul le capi­taine était fran­çais (Dronne qu’y s’appelait, un nom prédestiné).

Je quitte le « jour his­to­rique », vers Saint-Lazare, des voi­tures flambent. Je pense à Nizan à Aden : « Je suis arri­vé. Il n’y a pas de quoi être fier. »

Seconde par­tie, sur com­mande de l’ami Boris Naj­man : fic­tion plus vraie que la réa­li­té sur mon rap­port cir­cons­tan­cié de la jour­née à mes camarades.

Et je me dis « Dou­dou (c’est mon petit blaze depuis 1955), t’es tel­le­ment vieux et bou­di­né que t’as même plus de blaze à la gare Saint-Laze ». Ce que je fais dans ces cas-là, c’est me remé­mo­rer ce qui était écrit sur une table du lycée de Bou­logne-Billan­court : « Un coup de barre, Marx et ça repart », remar­quez que c’est ce que je me suis dit le 25 février 1972, quand on a tué mon Pierre O2 : depuis, je cours tou­jours dans la même direction.

Donc je vais me faire ana­lyse-de- contrô­ler par Man­man Mao et Tata Mao, res­pec­ti­ve­ment Cécile Win­ter et Olga Naj­ge­born, vu que n’étant pas d’une essence urbaine libre comme le petit Cou­pat ou le vieux Hazan, j’ai des cheffes, moi, et que je donne pas cher de mon matri­cule laca­no-maoïste pas­sé à la mou­li­nette de la cri­tique et de l’autocritique.

J’arrive comme un chat trem­blant en lais­sant des traces de pattes sur le bitume tel­le­ment que j’ai les cho­cottes d’avoir fait le fier en citant Mao la veille (sur face de bouc en plus, cir­cons­tance aggra­vante) avec le point « des­cendre de che­val pour regar­der les fleurs » de l’intervention bien connue de mon bie­nai­mé pré­sident à la confé­rence natio­nale du Par­ti com­mu­niste chi­nois sur le tra­vail de pro­pa­gande du 12 mars 1957 : vous ne voyez pas le rap­port avec ma virée aux Champs — ben soyez un peu patients, quoi, ça vient.

« Dis donc, Manu » [faut savoir qu’on m’appelait Manu quand j’étais au lycée et ça leur est res­té, mais après la dia­spo­ra de l’Ucéeffeaimeelle (UCFML, je vous expli­que­rai ça un jour), les sans-papiers m’appellent Men­dès], « Dis donc, Manu », qu’elle dit Man­man, « tu nous ramènes des fleurs ? ». Je peux vous dire que là c’est chaud, vu que si tu te ramènes sans les fleurs — on n’est pas pétai­nistes, j’précise, c’est-à-dire qu’on n’est pas pour celui qu’a inven­té la fête des mères —, ça veut dire que ton enquête elle va pas­ser au mou­lin à café ou à la toile éme­ri de savoir si t’es un oppor­tu­niste de gauche ou de droite. En plus, elle est pas contente, vu qu’elle ter­mine un article sur Simon Leys.

« Ben, euh » que je dis, un poil cen­triste. Elles se regardent, et y’a Tante Mao qui m’fait : « Puisque tu pré­fères les Mémoires du car­di­nal de Retz aux œuvres du pré­sident Mao, tu devrais savoir qu’on a plus d’ennuis avec les amis de son par­ti qu’avec les enne­mis du par­ti opposé ».

— J’suis cuit, que je me dis à moi-même, en moi-même, sous contrôle de ma seule com­pa­gnie men­tale. Faut être seul pour être avec tous, me dit le fan­tôme de Sartre.

— D’autant plus que nous sommes tes amies… Qu’el’m’fait, sans en rajou­ter sur la pro­non­cia­tion inclu­sive, vu que c’est pas son genre, euh, son style, ou l’inverse, je ne sais plus moi.

Elles se regardent et se chu­chotent des trucs à l’oreille et le ver­dict tombe : tu nous copie­ras trois fois en dazi­bao : 1. Lettres gothiques d’imprimerie ; 2. Kur­rent­schrift du XIXe siècle ;
3. Écri­ture her­bue de la GRCP (grande révo­lu­tion cultu­relle pro­lé­ta­rienne — on en par­le­ra un autre jour), le texte suivant :

Pas de discussion !

10 décembre 2018 [la date est après, mais c’est une fic­tion quoi] par Cécile Winter

Sous le cou­vert de mots tels que démo­cra­tie, hori­zon­ta­li­té, ce qui régnait dans le mou­ve­ment Nuit Debout et règne main­te­nant mal­heu­reu­se­ment dans le mou­ve­ment des gilets jaunes, c’est l’interdit de dis­cus­sion. « Ici, on ne cause pas, mes­sieurs », comme le chan­tait Jacques Brel.

Com­ment, vous récriez-vous ? Tout le monde a la parole, au contraire. Tout le monde s’exprime. Mais « s’exprimer », c’est autre chose que se cau­ser. Certes, tout le monde a la parole ! Mais à la condi­tion expresse de ne rien dire, de ne s’adresser jamais aux autres. Dans Nuit Debout, c’était deux minutes de temps de parole par per­sonne. En deux minutes, on a le temps de dire : moi, et moi je. C’est l’empire du tweet. On ne peut par contre nul­le­ment argu­men­ter une pro­po­si­tion adres­sée à la col­lec­ti­vi­té. C’est le règne de la col­lec­tion d’individus, l’interdiction de ris­quer une pen­sée col­lec­tive. Consti­tuer une pen­sée col­lec­tive signi­fie obli­ga­toi­re­ment débats, éven­tuel­le­ment contra­dic­toires, argu­men­ta­tions, expo­si­tion des divi­sions éven­tuelles. C’est seule­ment dans un tel pro­ces­sus qu’un mou­ve­ment peut par­ve­nir à s’unifier, à se don­ner des objec­tifs et des mots d’ordre, donc, deve­nir réel­le­ment une force indépendante.

Aux car­re­fours des gilets jaunes, la même inter­dic­tion de parole règne sous la forme, pas de dis­cus­sion, pas de poli­tique. Cha­cun peut tout au plus énon­cer ses griefs per­son­nels. La sup­po­sée ver­tu de cette atti­tude, c’est : pas de chefs, pas de récu­pé­ra­tion. Mais c’est évi­dem­ment tout le contraire. Pas de chefs, pas de dis­cus­sion, cela veut dire des chefs occultes. Pas de pen­sée col­lec­tive, pas d’unification sauf sur le seul point néga­tif — et d’ailleurs tout aus­si cen­tré indi­vi­duel­le­ment — « déga­gez le Macron », si agréable soit la chose, cela veut dire que la récu­pé­ra­tion est déjà là. Et le sui­vant ne sera pas plus odo­rant. Pas de dis­cus­sion « pour ne pas se faire avoir » veut dire évi­dem­ment : on ne peut que se faire manœuvrer.

L’image de cette ato­mi­sa­tion obli­ga­toire sous l’injonction « inter­dic­tion de toute idée », est don­née par l’absence de tout tract. Des canettes vides et des gre­nades, mais pas de papiers sur les Champs-Ély­sées ou aux rond­points des gilets jaunes.

Ah oui, il y a les tweets, les sel­fies, et les posts sur face­book ! Mais vous devez savoir que ce n’est pas la même chose, mes­sieurs et dames qui vous expri­mez sur Mediapart ?

Se mettre à la remorque de cette façon d’interdire la dis­cus­sion et pen­ser, l’encourager, l’encenser même, c’est peut-être ce que l’on peut ren­con­trer aujourd’hui de plus hon­teux, de plus misé­rable, de plus irres­pon­sable et de plus lâche3.

— Et c’est pas du luxe, qu’on me fait assa­voir du haut de la tribune.

— Mais j’ai ménage, dimanche, que j’m’exclame !

Silence. On sous-entend pas trop en des­sous de la table qu’il pour­rait y avoir bien, bien plus grave comme cor­rec­tion pour beau­coup, beau­coup moins que ça.

Je sors et j’me fais comme ça une petite pen­sée bien réflexive en abso­lu intrin­sèque apar­té : si j’ai le cul dans le ruis­seau, c’est la faute à Mao (vous pou­vez mettre aus­si Pierre O., vu que ça rime) et si y a plus la France point ne m’outrance. Tou­jours est-il que je me chauf­fe­rai la bile tant qu’on dira — et on le dit depuis la révo­lu­tion néo­li­thique, selon Badiou —: oignez vilains, il vous poin­dra, poi­gnez vilains, il vous oindra.

  1. Que­neau R., Zazie dans le métro, Gal­li­mard, 1959.
  2. NdlR : Pierre Over­ney, mili­tant maoïste de la gauche pro­lé­ta­rienne tué par un agent de sécu­ri­té de l’usine Renault de Billancourt.
  3. NdlR : Une ver­sion résu­mée de ce texte est parue sur le blog de Cécile Win­ter sur Média­part.

Mendes Sargo


Auteur

maitre de conférences, Université Paris 8