Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.
La formation des coalitions au sein des communes belges, de Fanny Wille et Kris Deschouwer
Au lendemain des élections communales du 14 octobre 2012, une coalition se forme à Watermael-Boitsfort. Elle réunit Écolo, le MR et la liste GMH (Gestion municipale — CDH), rejetant dans l’opposition la liste de la bourgmestre sortante, Martine Payfa (FDF), pourtant arrivée en tête. Aussitôt, Didier Gosuin, bourgmestre FDF d’Auderghem, s’indigne : « La majorité qui se met en place […]
Au lendemain des élections communales du 14 octobre 2012, une coalition se forme à Watermael-Boitsfort1. Elle réunit Écolo, le MR et la liste GMH (Gestion municipale — CDH), rejetant dans l’opposition la liste de la bourgmestre sortante, Martine Payfa (FDF), pourtant arrivée en tête. Aussitôt, Didier Gosuin, bourgmestre FDF d’Auderghem, s’indigne : « La majorité qui se met en place ainsi est contraire à la volonté de l’électeur, qui a largement soutenu la liste de la bourgmestre. Cet accord rejette dans l’opposition celle qui a gagné les élections. Il est contraire à l’éthique et à la bonne gouvernance dont nous serine Écolo2. » La bourgmestre sortante, dont la famille a occupé le mayorat durant trente-six ans, renchérit : « On n’a pas respecté le choix de l’électeur. Je fais deux fois plus de voix que M. Deleuze et il monte une coalition contre-nature3. » Le coprésident d’Écolo réplique sur le champ : « Ce n’est pas trahir la volonté de l’électeur. Nous formons une majorité solide. L’alternance est un élément fondamental de la démocratie4. » Invité à commenter la controverse, un politologue de l’ULB, Jean-Benoît Pilet, déclare : « Le fait de gagner 30% des voix — score approximatif de la liste de M. Payfa — signifie que 70% des électeurs n’ont pas voté pour vous. En quoi ces 70% devraient-ils être moins entendus que les 30 autres5 ? » La question demeure : qui a raison et qui a tort ? Pour pouvoir trancher le débat, il faut savoir par qui, comment et pourquoi se forment les coalitions communales. Ce sont là des aspects qu’éclaire utilement un ouvrage6 de Fanny Wille et Kris Deschouwer, politologues à la VUB.
Un détour par les théories politiques générales sur les coalitions s’impose, avant de les compléter et de les nuancer par une observation des pratiques mises en œuvre à l’échelon communal. Lorsqu’ils doivent s’associer pour former une majorité, les partis, enclins à maximiser leur pouvoir, tentent de minimiser le nombre de leurs partenaires. Cependant, cette propension n’est pas de mise lorsqu’ils veulent se prémunir de pressions exercées par un allié unique et incontournable, mais aussi quand ils cherchent à réduire les effets perturbateurs d’éventuelles dissidences ou encore à ménager un associé probable au sein d’une coalition ultérieure.
En général, les formations politiques privilégient les alliances avec des partis proches d’elles par le programme. Toutefois, la multiplicité des clivages ne permet pas de mesurer aisément les distances idéologiques entre les acteurs, distances qui peuvent se manifester sur différents terrains. C’est pourquoi des formules de coalition un peu étranges, en apparence, ne sont pas à exclure.
Lorsqu’ils entament des négociations en vue de gouverner ensemble, les protagonistes tiennent compte de leurs expériences passées, heureuses ou malheureuses. Ils anticipent également les risques de l’exercice du pouvoir en prévision des échéances électorales à venir. Dans les tractations, ils observent un certain nombre de règles, écrites ou non écrites. Ainsi, à défaut d’un dispositif réservant explicitement le rôle de formateur au chef de file de la liste la plus puissante, il n’est ni rare ni anormal que celle-ci soit mise hors-jeu par une alliance d’autres formations constituée contre elle.
Enfin, lorsqu’ils préparent la formation d’une coalition, les négociateurs envisagent les répercussions que ce processus pourrait avoir, à d’autres niveaux de pouvoir, comme la province, ou dans d’autres circonscriptions analogues. On peut, dès lors, assister à un jeu de dominos tel qu’il s’est produit en 2012 dans l’agglomération bruxelloise : le CDH annonce son intention de gouverner à Schaerbeek avec la liste du bourgmestre Clerfayt et avec Écolo ; il est évincé par le PS de la future majorité à Bruxelles-Ville, ce qui ressemble, à tout le moins, à une mesure de rétorsion ; mécontent, il opte pour le renvoi dans l’opposition du bourgmestre sortant, Philippe Moureaux (PS), à Molenbeek-Saint-Jean ; le MR, qui décroche le mayorat dans cette dernière commune, renvoie l’ascenseur au parti orange en lui ouvrant les portes du collège d’Uccle. Comme on le voit, la « volonté de respecter le choix de l’électeur » n’est qu’un des multiples paramètres qui entrent en ligne de compte.
S’en tenant toujours aux théories générales sur les coalitions, les auteurs pointent d’autres éléments intéressants. Au cours des négociations, la répartition des portefeuilles est une opération cruciale. Assez souvent, elle reflète le poids respectif des associés. Cependant, tel n’est pas le cas si un des partenaires, placé en position d’arbitre et pouvant faire pencher la balance entre deux majorités envisageables, exige et obtient davantage. À ma connaissance, l’exemple le plus spectaculaire de ce cas de figure remonte à 1988 : avec seulement trois sièges sur vingt-sept, la liste locale Nivelles Nouvelle obtient le mayorat et deux échevinats dans la cité aclote7. A‑t-on vu, à cette occasion, D.Gosuin et M. Payfa monter au créneau pour dénoncer un mépris envers « le choix des électeurs » ? Nullement. D’expérience, l’un et l’autre savaient qu’en pareille occurrence, l’arithmétique électorale et les rapports de force priment.
Si les négociations évoluent favorablement, elles débouchent sur la conclusion d’un accord de majorité, tantôt très précis, tantôt sommaire, selon le degré de confiance qui règne entre les parties. Cet accord fixe le programme de la nouvelle équipe. Il peut inclure un calendrier des réalisations à entreprendre et les règles de fonctionnement de la future majorité.
Après avoir rappelé l’importance de ces mécanismes généraux, les auteurs tirent les enseignements d’une enquête menée dans dix communes wallonnes et dans dix communes flamandes où ils ont interviewé des négociateurs impliqués dans la formation de coalitions. On peut regretter qu’ils n’aient pas inclus dans cet échantillon quelques communes bruxelloises, dans lesquelles le jeu politique est plus complexe en raison de la fragmentation de l’échiquier. Quoi qu’il en soit, ils sont en mesure de procéder à des constats révélateurs des pratiques politiques locales.
Plus qu’à d’autres niveaux de pouvoir, ce sont les voix de préférence, davantage que les votes émis en case de tête, qui, au plan municipal, déterminent l’identité des élus : pour des raisons de technique électorale assez complexes, le seuil d’éligibilité est plus élevé dans les communes qu’au fédéral. À la différence de ce qui se produit en Flandre, le nombre de majorités absolues ne diminue pas en Wallonie. Contrairement à une idée reçue, la plupart de ces majorités absolues ne sont pas le fait du seul PS, mais de listes locales, qui ne se présentent pas sous un numéro régional.
Dans les communes, les coalitions se constituent très souvent sur la base d’accords préélectoraux, verbaux ou écrits, valables pour une mandature ou deux. Ces accords sont conclus à l’issue de pourparlers discrets, d’abord informels, puis formels, entamés parfois plusieurs années avant l’échéance fatidique. Dans ces tractations, les relations interpersonnelles jouent un rôle déterminant. On reviendra sur ce point.
Pourquoi les responsables politiques locaux procèdent-ils de la sorte et comment peuvent-ils obtenir le respect de la parole donnée par leurs interlocuteurs ? Les témoignages recueillis par F. Wille et K. Deschouwer convergent : un accord négocié avant les élections constitue une sorte d’assurance contre l’instabilité de la vie politique locale. Il garantit, en effet, aux signataires que, si la majorité souhaitée est arithmétiquement possible au soir du scrutin, elle verra le jour, sauf volte-face d’une des parties, aussitôt stigmatisée par les autres protagonistes. Bien plus, les dirigeants locaux qui tardent à nouer des contacts avec leurs pairs s’exposent à un gros risque : celui d’être devancés par des concurrents et, de ce fait, d’être mis sur la touche. Généralement, les partis écologistes veillent à annoncer l’existence de préaccords avant les scrutins, de sorte que les électeurs puissent se prononcer en connaissance de cause. Afin d’éviter qu’un « contrat de mariage » ne soit remis en cause après les élections, les négociateurs communaux ont recours à différentes techniques : signature des actes de présentation (en blanc) du bourgmestre et des échevins, cosignature du préaccord par des dirigeants de rang supérieur, enregistrement de ce document devant notaire, dépôt d’une caution financière, perdue en cas de « trahison ».
Qui sont les négociateurs des accords préélectoraux ? Les intervenants sont peu nombreux. Il s’agit de personnalités expérimentées, dotées d’une forte légitimité au sein de leur formation et qui connaissent bien leurs interlocuteurs. Incontestablement, on a affaire à des membres de l’élite locale, parfois secondés par des mandataires de rang supérieur. Ils jouissent d’une marge de manœuvre réelle, mais ils font preuve de prudence et veillent scrupuleusement à éviter les fuites : toute indiscrétion pourrait compromettre le déroulement ou l’issue du processus.
Quels sont les critères d’appréciation des négociateurs ? Les listes qui s’associent se comportent conformément à la plupart des théories sur les coalitions. Elles évitent tout partenaire surnuméraire, à moins qu’elles ne cherchent à se prémunir de certains risques, assez élevés à l’échelon local : une majorité étriquée, mise finalement en minorité à la suite de déménagements d’élus ou de défections, ou encore une possible éviction du pouvoir à l’issue de la mandature en cours. Il arrive que la majorité communale soit délibérément élargie afin d’établir une congruence avec des coalitions nouées au niveau supérieur, comme celui de la province ou de la Région : une telle symétrie permet d’obtenir davantage de subventions ou un traitement plus rapide des dossiers par la tutelle. En Wallonie, cette dernière considération joue, évidemment, en faveur du PS. Au plan local, sauf peut-être dans quelques grandes villes, les programmes des différentes listes ne se différencient guère. Aussi est-il assez rare que des exclusives soient lancées pour des incompatibilités de fond, sauf à l’égard de l’extrême droite, même si le rejet de Groen ! par la N‑VA, à Anvers, semble accréditer la thèse inverse. La qualité des relations humaines au sein du futur collège est, pour maints négociateurs, un élément déterminant. C’est pourquoi l’échec d’alliances à priori plausibles est dû avant tout à des incompatibilités de caractères, à des haines corses héritées du passé, à des rancœurs à l’égard d’anciens transfuges ou à des querelles d’égo insurmontables pour l’obtention du mayorat.
On l’a déjà signalé : la répartition et l’attribution des mandats sont les points nodaux de la négociation. Contrairement à ce qui se produit aux échelons fédéral, communautaire et régional, on discute rarement d’abord du programme8, mais avant tout du « partage du gâteau », selon l’expression consacrée. La première question qui, sauf exception, vient sur le tapis est la suivante : « Combien pour vous, combien pour nous, quels mandats pour vous, quels mandats pour nous ? »
En Wallonie, la désignation des bourgmestres est, en partie du moins, soustraite au package deal : le poste de premier magistrat de la commune revient automatiquement au mandataire qui, sur la liste la plus puissante de la majorité, a obtenu le plus de voix de préférence. Il n’empêche que la formation qui devrait « tirer le gros lot » est fréquemment obligée de faire des concessions à ses futurs partenaires.
Les négociations ne portent pas seulement sur la répartition des échevinats ou sur celles des présidences du CPAS et, le cas échéant, du conseil communal. Elles ont trait aussi à la distribution de mandats « dérivés », rémunérés ou non : positions au sein du CPAS, des conseils d’administration d’intercommunales, d’organismes communaux ou para-communaux. Pour procéder à ce genre d’opération, des clés de répartition, variables selon les lieux, sont utilisées. Elles mettent en œuvre le principe de proportionnalité, mais avec quelquefois des distorsions dont on a précédemment signalé les motifs. Entrent également en ligne de compte des considérations comme la visibilité des postes, la gratification électorale qu’ils peuvent apporter, l’importance des budgets à gérer, les compétences et les intérêts personnels des protagonistes.
Outre le mayorat et la présidence du CPAS, les mandats les plus convoités sont l’échevinat des Travaux publics, source de notoriété, et l’échevinat des Finances, qui donne une vue transversale sur toute la vie politique locale. Par contre, la compétence de l’Aménagement du territoire, pourtant importante, n’est pas unanimement prisée : son titulaire doit souvent refuser des permis de bâtir…
Une fois les influences réparties entre les listes, ces dernières tentent chacune de désigner the right man at the right place, mais sans pouvoir toujours y parvenir, comme en atteste un certain nombre de dysfonctionnements et d’erreurs de gestion récents. À cet effet, le principal critère est le nombre de voix de préférence obtenues. Peuvent être pris en considération des paramètres comme la disponibilité des futurs mandataires, leurs aptitudes professionnelles, leur expérience, sans oublier le sacrosaint équilibre entre les anciennes communes antérieures aux fusions. Une liste peut propulser un élément jeune à une haute position pour préparer l’avenir : le remplacement de Jacques Étienne par Maxime Prévot comme bourgmestre de Namur, à une encablure des élections d’octobre 2012, s’inscrit manifestement dans ce genre de considération stratégique.
L’ouvrage présenté dans ces colonnes met à mal un cliché, qui circule dans des milieux peu informés : celui d’un pouvoir communal proche de la population qui, de ce seul fait, serait préservé des dérives oligarchiques et de l’influence des caciques, en tout cas davantage organisé en fonction des préférences émises par les électeurs. En réalité, les notables jouent grosso modo, au plan local, le même rôle que celui des présidents de parti à l’échelon fédéral. L’enjeu principal de leurs négociations est, on l’a vu, la répartition des influences, et non le programme. Enfin, le processus de formation des coalitions municipales n’est pas plus transparent qu’aux autres niveaux de pouvoir, bien au contraire. Il ne faut pas y voir le produit monstrueux de la perversité humaine. C’est là le résultat, somme toute assez logique, d’un système politique ouvert, fondé sur la représentation proportionnelle, dans lequel, à la limite, tout le monde peut s’allier à n’importe qui, si ce n’est avec l’extrême droite en raison de l’existence d’un « cordon sanitaire ».
Le livre de F. Wille et K. Deschouwer comporte quelques faiblesses. Les auteurs perdent de vue qu’en Wallonie, la présidence du conseil communal ne revient pas nécessairement au bourgmestre : à Profondeville, par exemple, elle sera assurée par Emily Hoyos, coprésidente d’Écolo, mais simple conseillère communale. L’ouvrage pèche aussi par un certain nombre de redites, dont le présent compte rendu n’est, de ce fait, pas exempt lui non plus. Il permet cependant de comprendre, en toute lucidité, comment la plupart des listes électorales tentent d’accéder à l’exercice du pouvoir communal et s’y préparent. Certes, les citoyens ignorent souvent bien des choses, mais ils gardent, en définitive, le dernier mot : qu’il soit rendu public ou demeuré secret, un préaccord devient caduc si la majeure partie des électeurs en décide ainsi. L’étude a également le mérite de montrer combien les relations entre les personnes déterminent les stratégies d’alliance. De ce point de vue, le titre qu’elle porte À propos d’hommes et de pouvoir se justifie pleinement.
- Les exemples cités dans cette présentation ne figurent pas dans l’ouvrage sous recension. Ils sont évoqués par l’auteur de ces lignes en vue d’illustrer l’intérêt de certains constats formulés dans le livre en question.
- Le Soir en ligne, 14 octobre 2012.
- La Dernière Heure en ligne, 15 octobre 2012.
- Ibidem.
- La Libre Belgique, 17 octobre 2012.
- Academic and Scientific Publishers, 2012.
- P. Wynants, Marcel Plasman. Itinéraire d’un homme d’action, Wavre, 2007, p.66 – 68.
- À moins que ce préalable ne soit la condition sine qua non de l’établissement d’un climat de confiance, comme c’est le cas, par exemple, à Profondeville, en 2012. Dans cette commune, selon un témoignage recueilli par mes soins, « il y a eu une vraie négociation de programme entre les listes IC (Intérêts communaux) et Écolo », tant il existait, au départ, « de la méfiance » entre les parties.