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La force du politique
En démissionnant, les ministres de l’Intérieur et de la Justice auraient posé le « geste fort » attendu, celui susceptible de renouer un dialogue entre gouvernants et gouvernés. C’est en tout cas ce que pourrait faire penser Johan Vande Lanotte s’excusant publiquement « pour le mal inutile fait aux victimes et aux enfants ». Au cours des derniers mois, […]

En démissionnant, les ministres de l’Intérieur et de la Justice auraient posé le « geste fort » attendu, celui susceptible de renouer un dialogue entre gouvernants et gouvernés. C’est en tout cas ce que pourrait faire penser Johan Vande Lanotte s’excusant publiquement « pour le mal inutile fait aux victimes et aux enfants ». Au cours des derniers mois, peu de responsables ont su faire preuve, de leur propre initiative, d’un minimum d’empathie vis-à-vis des sentiments de la population. Et que cet effort vienne de celui qui incarne le « tournant sécuritaire » du S.P. n’est pas le moins surprenant… ou inquiétant. Cela ne peut que nous inciter à analyser plus avant le retrait des deux ministres. S’il marque certainement une réelle prise de conscience de l’échec des pratiques habituelles, en annonce-t-il pour autant l’avènement de nouvelles ? Rien n’est moins sûr…
Une dette symbolique
Face à la nécessité — euro et sondages obligent — de désamorcer une crise qui menait droit à des élections anticipées, l’équipe Dehaene sentait qu’elle ne pouvait plus reproduire la « gestion boutiquière » des moments critiques qu’elle a eus à traverser. À tout le moins, le Premier ministre ne pouvait répéter son insultant « Je ne vais quand même pas tomber là-dessus ! » lancé lors des débats sur le génocide rwandais. Il lui semblait tout autant impossible d’encore faire mine de confondre erreur (voire délit) et responsabilité sans faute. Ou de prétendre que « le véritable courage était de rester ». Voir d’agiter le risque de désigner un bouc émissaire : tout le monde étant un peu responsable, personne ne l’est réellement et toute sanction devient « disproportionnée ».
Ramené inopinément, en position d’accusé, au cœur de l’affaire Dutroux, le gouvernement se voyait en fait rattrapé par une émotion avec laquelle il n’avait jamais été en phase. Ses trucs et ficelles habituels devenus inopérants, il a voulu éviter une rupture définitive avec l’opinion en se délestant précipitamment, avant tout débat parlementaire, de deux de ses éléments clés. Il a posé là un acte à défaut d’avoir pu, depuis près de deux ans, appuyer une parole signifiante sur des mesures qui lui auraient donné quelque crédit. Et finalement à défaut (mais était-ce encore possible ?) d’avoir trouvé les mots qui auraient effacé les carences passées. En ne saisissant aucune des occasions qui leur permettaient d’assumer l’échec du système et de donner, par là, le signal nécessaire à sa réforme, les ministres démissionnaires ont ignoré cette Belgique qui, depuis aout 1996, « cherche responsable désespérément ». Notre démocratie ne méritait pas que ce soit Dutroux qui en force deux à sortir du bois… On ne peut que partager l’amertume des parents à cet égard. En tentant, dans l’urgence, d’éviter d’alourdir une dette symbolique qui serait devenue fatale à la coalition, Johan Vande Lanotte et Stefaan De Clerck n’ont en rien inauguré un nouveau pacte politique. Cette portée reste encore à conférer à leur acte.
Dire et faire en politique
L’aphasie politique était plus patente que jamais depuis la clôture des travaux de la commission Dutroux-Nihoul. C’est que, vaille que vaille, cette commission avait pris en charge une des tâches propres au politique : dire et mettre en perspective les problèmes qui se posent à la société. Mais ce travail, qui n’a pas été parfait (loin s’en faut), ne s’arrête pas là ; ce dire, qui fait droit à l’émotion, doit être prolongé en un faire qui donne au discours un sens concret et collectif. Ce relais pratique n’a pas été assuré ; la « soixantaine » de projets de Stefaan De Clerck ne pouvant tenir lieu de programme cohérent, financièrement crédible et, surtout, pensé en termes généraux et durables. C’est l’absence de réponse apportée aux revendications1, qui a empêché de les articuler à un processus de (re)définition d’un projet. L’attitude du politique s’est caricaturalement divisée entre deux registres cloisonnés : celui de la parole (dévolu au Parlement) et celui de l’action (tenu par les partis et le gouvernement). L’écart ainsi institué bloquait presque fatalement tout changement.
Pour dépasser ce blocage, il aurait fallu pouvoir s’appuyer sur la mobilisation commune de la magistrature (encore, et heureusement, indépendante) et des services de police : des appareils paralysés souvent à tort, parfois à raison, par les reproches formulés par la commission2… Et les derniers évènements ne décrisperont pas ces corps. Déjà, le « pas de côté » du chef (flamand) de la gendarmerie est mis en balance avec ceux que devraient concéder certains magistrats (francophones) !… Les responsabilités civiles, pénales et disciplinaires, qui doivent être sanctionnées de haut en bas de la hiérarchie, risquent fort de se réduire à un jeu de dominos de démissions « volontaires », non pas au nom du bien commun mais d’un équilibre belgo-belge d’intérêts particuliers. Exiger la démission de Melchior Wathelet pour maintenir cet équilibre ou satisfaire des demandes de vengeance imputées à l’opinion, c’est ôter aux retraits des ministres de l’Intérieur et de la Justice toute la dimension rénovatrice que l’on peut en attendre. Le pas de deux majorité/opposition (libérale) offrira-t-il plus de perspectives ?
Entre citoyenneté et « exigence de certitude3 »
S’il n’y a évidemment aucune raison objective d’être plus désespéré du fonctionnement de la Belgique que de celui d’un autre pays, la méfiance face aux institutions y est spécifique. Elle se nourrit de la conjonction des crises politique, sociale, économique et judiciaire avec la remise en cause de l’existence même de l’État. Au-delà des « Halte à la sinistrose ! », c’est dans ce cadre particulier (différemment vécu en Flandre, en Wallonie et à Bruxelles) qu’il convient de toujours replacer la crise du rapport aux institutions, notamment judiciaires. Comme partout ailleurs, la Justice se voit chargée de réaliser les « promesses » (Antoine Garapon) que ni le législatif ni l’exécutif ne parviennent à tenir. Or dans l’affaire Dutroux, le système judiciaire, lui-même mis en cause, n’a pu jouer ce rôle de recours. La soumission de son personnel aux logiques pilarisées de partage du pouvoir a ajouté au discrédit d’une Justice d’autant plus décevante qu’elle focalise nos attentes.
Cette ultime défaillance de la puissance publique a eu deux effets contradictoires. Elle a, d’une part, renvoyé les citoyens à eux-mêmes et à leurs propres responsabilités dans la lutte pour le respect de leurs droits. Mais, dans le même mouvement, l’engagement actif de la société civile, bien au-delà de la sphère de la délinquance sexuelle, n’a pu trouver aucune institution sur laquelle rebondir. Les réticences de ces dernières à ne serait-ce que procéder à leurs propres examens de conscience n’ont fait qu’approfondir la défiance dont elles sont l’objet, jusqu’à se demander si elles cherchaient effectivement à découvrir la vérité. Comment relancer une dynamique institutionnelle sans faire fond sur la conviction élémentaire que c’est bien le cas ? Le problème posé est crucial mais ne peut recevoir aucune réponse d’évidence. Pas plus que la vigilance ne peut dériver vers la recherche utopique d’une vérité pure et totale sur la vie en société. Humanité et efficacité des institutions ne sont pas des exigences contradictoires. Elles le deviennent pourtant si l’État n’en garantit aucune ; pour ensuite n’offrir d’autre issue que la restauration de l’autorité de la puissance publique par la maitrise technologique du réel.
La force du politique ne tient pas à sa capacité à produire des lois parfaites que des appareils infaillibles n’auraient plus qu’à appliquer (comme le sous-tend le discours sur les dysfonctionnements). Elle ne tient pas plus à l’adoption de mesures musclées que permettrait la concentration d’un pouvoir « dès lors » plus aisément contrôlable. Elle relève de la recherche constante d’un lien entre des projets, les moyens de les mettre en œuvre, les contraintes qui les limitent et une participation citoyenne critique. Responsabiliser, c’est permettre d’agir et donc de prendre des risques. Si les démissions de deux ministres ne servent pas à ouvrir cette voie, elles auront été inutiles.
- Y compris dans d’autres domaines que la justice, mais qui concernent le quotidien des enfants et de leurs parents, la petite enfance, l’enseignement, les politiques d’emploi…
- Sur celle-ci, voir M. Mallet, « La fin d’une parenthèse. L’après commission Verwilghen ? », dans La Revue Nouvelle, n° 4, 1998, p. 22 – 27.
- D. Kaminski, dans Le Soir, 15 novembre 1997.