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La force de frappe du cinéma. Vénus noire, d’Abdellatif Kechiche
Depuis sa présentation en septembre 2010 à la Mostra de Venise, le dernier film du cinéaste français Abdellatif Kechiche, Vénus noire, actuellement projeté dans quelques salles en Belgique, dérange aussi bien la critique que le public. Le silence de mort et le malaise qui régnaient dans la salle pendant la projection, les mines consternées et défaites […]
Depuis sa présentation en septembre 2010 à la Mostra de Venise, le dernier film du cinéaste français Abdellatif Kechiche1, Vénus noire2, actuellement projeté dans quelques salles en Belgique, dérange aussi bien la critique que le public. Le silence de mort et le malaise qui régnaient dans la salle pendant la projection, les mines consternées et défaites des spectateurs, très peu nombreux, à la sortie du film, les empoignades verbales des critiques de cinéma entendues à la radio française en disent long sur l’effet d’assommoir d’un film qui veut pourtant, si l’on en croit les propos du cinéaste rapportés par La Libre Belgique, « faire appel à la réflexion et à l’esprit du spectateur ».
Vénus noire, c’est le nom de scène, de cirque ou de foire, selon le point de vue, de Sarrtje Baartman, une jeune Sud-Africaine amenée en Europe en 1810 par un colon britannique dont elle était la domestique. Exhibée comme un animal sauvage dans des bouges populaires à Londres puis, à la suite d’un procès, dans des salons bourgeois et aristocrates à Paris, louée à des savants de l’Académie des sciences férus de mesures et d’observations, revendue à un protecteur, producteur, proxénète, toujours question de point de vue, elle échoue dans un bordel puis dans la rue, et meurt en 1815 rongée par l’alcool, la tuberculose, les maladies vénériennes. Une courte vie dévastée de malheur.
Regarder le regard qui nous regarde
C’est un jour de 1817, dans l’enceinte de l’Académie de médecine, que débute le film. On y voit Georges Cuvier, anatomiste célèbre, décrire dans un langage scientifique empreint de détachement, le moulage du cadavre de la jeune femme, le crâne « proche de celui de l’orang-outang », les fesses hypertrophiées, et faire circuler le bocal de formol dans lequel est conservé l’objet de toutes les convoitises, ledit « tablier hottentot ». Construit en boucle, le film se conclut par la vente, deux ans plus tôt, du cadavre à Cuvier, par le moulage et la dissection du corps, les gestes lents et précis, presque maniaques, des scientifiques. Entre ces deux moments, une succession de longues scènes, celles des différents spectacles au cours desquels la Vénus noire, encagée, passe lentement du statut de bête effrayante qu’à force de dressage le maitre a réussi à dompter à celui de bête de sexe, objet de débauche voyeuriste et de manipulations violentes, en passant par celui de bête de somme, battue et insultée à la moindre incartade par ceux qui se disent ses associés.
C’est dans ce dispositif complexe de construction des regards et des discours publics, de leur succession et de leur évolution, que réside l’intelligence de ce film dur, exigeant, intraitable. Ce que montre en effet le cinéaste, ce dans quoi il embarque le spectateur sans lui offrir la moindre issue de secours, c’est la spirale infernale de l’enchainement des regards, à laquelle, fatalement, son propre regard participe, et celle des flux discursifs, à laquelle son propre commentaire, quel qu’il soit, s’ajoute vainement. Au cours de ces interminables et exténuantes scènes d’exhibition, ce sont les assemblées de spectateurs et leurs réactions qui évoluent sous nos yeux : regards triviaux et facéties verbales du petit peuple londonien, regards intéressés et questions indiscrètes des bourgeois et aristocrates plus ou moins décadents des salons parisiens, regards objectivants et envolées lyriques de la justice, de la presse et de la science. Tous regards qui butent sur la fascinante étrangeté de ce corps massif, sa troublante beauté hors normes, le mystère de son visage fermé et impassible. Toutes interrogations qui se heurtent au déni du statut de victime et à la volonté de Sarrtje Baartman d’être reconnue en tant qu’artiste, au grand dam des philanthropes et antiesclavagistes londoniens qui, face à son obstination, abandonnent la partie, voyant dans son déni la preuve même de sa condition aliénée de femme sous influence, moralement dominée par son maitre.
Cette succession d’assemblées trouve son épilogue au générique de fin. Des images télévisuelles montrent ainsi un membre de l’Assemblée nationale annoncer, en 2002, la restitution des reliques de la femme hottentote à l’Afrique du Sud, afin de réparer l’outrage d’une exposition du moulage de son corps au Musée de l’Homme jusqu’en 1976, puis le Premier ministre sud-africain clore la cérémonie d’hommage lors de funérailles nationales. L’outrage est irréparable, mais la Vénus repose désormais en paix dans sa terre natale.
- Réalisateur et scénariste, il se révèle en tant qu’acteur dans Le thé à la menthe, d’Abdelkrim Bahloul en 1985. Après ses débuts derrière la caméra avec La faute à Voltaire (2000), il obtient la reconnaissance du public et de la critique pour L’esquive (2003), puis pour La graine et le mulet (2007).
- Vénus noire, France, 2010, avec Yahima Torrès, André Jacobs, Olivier Gourmet, Elina Löwensohn, François Marthouret, Michel Gionti, Jean-Christophe Bouvet.