La fin du cycle progressiste ?
Depuis quelques années, les pays d’Amérique latine font face à une offensive conservatrice et à un épuisement des différentes formules de gauche de gouvernement, au point que l’on évoque une « fin du cycle progressiste ». C’est certainement la fin d’une époque, mais n’est-il pas hasardeux d’y voir la fin d’un cycle ?
À la fin des années 2000, l’Amérique latine comptait un nombre sans précédent de gouvernements de gauche et/ou progressistes : sept en Amérique du Sud (Venezuela, Équateur, Brésil, Bolivie, Argentine, Uruguay et Paraguay) et deux en Amérique centrale (El Salvador et Nicaragua) rompant l’isolement de Cuba. Le cycle progressiste latino-américain, ou « vague rose » comme on l’appela aussi, vivait ses heures de gloire. On parlait alors d’une « décennie gagnée » par opposition à la « décennie perdue » des années 1980, marquée par la crise de la dette et de graves crises économiques. Les années 1990, quant à elles, furent celles de la mise en œuvre de réformes néolibérales dont l’échec fut précisément le prélude d’un cycle progressiste.
Bien que très hétérogènes, tant sur le plan des idéologies qu’en matière de politiques publiques, ces gouvernements développèrent des affinités croissantes et à un degré d’intégration politique sans précédent dans la région, indépendamment de la tutelle historique des États-Unis. Deux nouveaux organes intergouvernementaux furent créés : la Celac (Communauté d’États latino-américains et Caraïbes) et l’Unasur (Union des nations sud-américaines). Alors que la première cherchait à devenir la voix unifiée de l’Amérique latine et des Caraïbes dans le monde1, la seconde, inspirée de l’Union européenne, se voulait un exemple d’intégration politique.
Sur le plan économique, l’intégration de la région fut plus faible. En 2005 déjà, lors du sommet de Mar del Plata, certains gouvernements, menés par le Venezuela, avaient montré leur volonté de privilégier l’intégration économique de la région latino-américaine en rejetant l’initiative de libre-échange promue par les États-Unis, connue sous le nom de ZLÉA2. Cependant, malgré cette volonté, la seule initiative significative à cet égard fut l’accord Alba (Alternative bolivarienne pour les peuples de notre Amérique). Composée de douze pays, dont le Venezuela, Cuba, la Bolivie, l’Équateur et le Nicaragua étaient parmi les principaux, l’Alba reposait à la fois sur un accord de coopération économique et sur le libre-échange.
Outre les efforts d’intégration régionale, le cycle progressiste se caractérisa par la mise en œuvre de réformes postnéolibérales qui, avec de grandes différences entre pays, rendirent à l’État un rôle accru dans la vie économique. Cela impliquait soit la (re)nationalisation d’entreprises dans des pays tels que le Venezuela, la Bolivie, l’Équateur et l’Argentine, soit des réformes fiscales progressistes dans le cas de l’Uruguay, soit encore de solides politiques d’investissements sociaux dans le cas du Brésil. Au même moment, l’économie de ces pays bénéficia d’une hausse du prix des matières premières qui sont quasiment les seuls produits d’exportation des pays de la région, laquelle permit le lancement de politiques d’investissement fiscal et social agressives, sortant des millions de personnes de la pauvreté et de l’extrême pauvreté, leur donnant accès au logement, à la santé et à l’éducation et réduisant même les inégalités.
Vu de 2018, les années de fastes du cycle progressiste semblent plutôt lointaines. En effet, les gouvernements des deux plus importants pays d’Amérique du Sud, l’Argentine et le Brésil, ont radicalement changé d’orientation politique. En 2015 d’abord, Mauricio Macri, conservateur de droite, fut élu à la présidence de l’Argentine après la déroute du kirchnerisme3. En 2016, au Brésil, la présidente Dilma Rousseff (Parti des travailleurs) fut poussée vers la sortie au terme d’une procédure de destitution controversée. Michel Temer, dirigeant de droite également cité dans des dossiers de corruption, accéda alors au pouvoir. La même année, le Venezuela dut faire face à ce que l’on peut considérer comme la crise économique, sociale et politique la plus grave de son histoire. Or, ce pays était, de longue date, la figure de proue de cette nouvelle gauche latino-américaine qui avait inauguré le cycle postnéolibéral. Bien qu’il existe de nombreux facteurs explicatifs à cette crise, le principal fut sans aucun doute, dès 2015, la chute brutale du prix du pétrole, seul produit d’exportation du Venezuela. Cette baisse toucha d’autres pays producteurs de pétrole tels que l’Équateur et le Brésil et s’étendit également au gaz naturel, aux ressources minières et aux produits agricoles. C’est ce que l’on nomma la fin du super-cycle des matières premières. Cette chute et son impact sur pratiquement tous les pays de la région mirent en évidence une des principales faiblesses de tous les gouvernements latino-américains, toutes orientations politiques confondues, à savoir leur incapacité à transformer et à diversifier leur secteur productif, accroissant ainsi la dépendance économique des pays centraux et réaffirmant leur position d’exportateurs de matières premières et d’importateurs de produits manufacturés.
Les cas du Nicaragua et de l’Équateur complètent ce tableau. Le premier est confronté à une crise du gouvernement du Front sandiniste de libération nationale (FSLN), au pouvoir depuis 2007 et, sans doute, la plus belle réussite de reconversion d’une guérilla en parti politique (Martí, Garcé et Martín, 2013). Sous la férule de Daniel Ortega, le FSLN remporta toutes les élections depuis 2006 dont la dernière, en 2016, avec 72,5% des voix. Compte tenu du large soutien et des bons résultats économiques, rien ne laissait présager la très grave crise qui frappe le pays depuis avril dernier. Or, une vague de protestations contre la réforme des retraites a conduit le gouvernement à réprimer durement les manifestants. Selon un rapport de la Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH), le bilan à la fin du mois de juin faisait état de plus de deux-cents morts. Au déchainement gouvernemental se sont ajoutées les exactions commises par des bandes criminelles et par des opposants au pouvoir sandiniste. Bien que le projet de réforme ait été abandonné par le gouvernement, les manifestations se sont poursuivies, signe d’un malaise plus profond. Un sérieux mécontentement populaire couvait depuis longtemps et a profité des protestations visant à déstabiliser le gouvernement pour faire surface. La grogne s’est focalisée sur un parti qui s’est emparé du pouvoir et a permis un enrichissement de la famille présidentielle et de ses collaborateurs politiques les plus fidèles4.
Tout aussi surprenant et dramatique fut le changement politique en Équateur. En février 2017, Lenín Moreno, candidat du parti au pouvoir, Alianza País, célébrait sa victoire aux élections présidentielles aux côtés du président sortant Rafael Correa. L’image qu’offraient les deux hommes politiques laissait supposer, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’Équateur, que la révolution citoyenne, comme on appela la décennie de gouvernement de Correa, se poursuivrait pour un nouveau mandat présidentiel. Cependant, peu après son entrée en fonction, Moreno s’éloigna de la politique de son prédécesseur pour se rapprocher des secteurs qui avaient été ses adversaires : les médias privés, les grands hommes d’affaires et les États-Unis. Par ailleurs, des poursuites pénales pour corruption furent engagées contre le vice-président Jorge Glas, allié de Correa, et, plus récemment, contre l’ancien président Correa lui-même. Toujours dans l’optique d’une « décorréisation », le nouveau président lança une consultation nationale visant à réformer la Constitution et à empêcher le présidentiel à Rafael Correa de briguer un nouveau mandat. Enfin, le retrait des ambassadeurs d’Équateur au Venezuela et à Cuba et la récente visite du vice-président américain, Mike Pence, qui a félicité Moreno pour ses progrès dans la défense de la démocratie et de l’État de droit, semblent être les jalons d’un tournant politique et idéologique que l’on pourrait qualifier de haute trahison.
Dès lors, il est parfaitement compréhensible que l’on parle d’une « fin du cycle progressiste » dans la mesure où l’on observe, depuis quelques années, à la fois une offensive conservatrice et un épuisement des différentes formules de gauche de gouvernement. L’évolution des équilibres entre les forces politiques de la région est évidente. À tel point que les organes intergouvernementaux tels que le Celac et Unasur, qui avaient émergé à la veille de l’hégémonie de la gauche, sont aujourd’hui menacés de désintégration. Six pays d’Amérique du Sud (Chili, Colombie, Argentine, Brésil, Pérou et Paraguay), tous gouvernés par la droite, ont déjà annoncé leur retrait de l’Unasur pour une période indéfinie.
C’est certainement la fin d’une époque, mais il parait bien hasardeux d’y voir la fin d’un cycle. S’avancer ainsi ne semble pas relever du constat, mais plutôt d’un désir politique de sonner le glas d’une gauche qui fut pour certains une réelle menace. On peut annoncer la fin de l’hégémonie de la gauche sur le continent, mais cela implique-t-il pour autant la fin des gouvernements et des politiques de gauche dans la région et l’entame d’un nouveau cycle, caractérisé cette fois par l’hégémonie des droites néolibérales, sous l’égide renouvelée des États-Unis ? Ceux qui formulent cette hypothèse cherchent moins à décrire la situation qu’à imposer leur lecture au mépris d’une réalité bien plus complexe et hétérogène. C’est précisément cette complexité qui nous oblige à abandonner une vision généraliste et à aborder l’avenir de la gauche dans certains pays.
Pour y voir clair, nous nous réfèrerons à trois groupes de pays. Tout d’abord, ceux dont les gouvernements de gauche ont proposé des réformes visant un horizon postcapitaliste, comme le Venezuela, la Bolivie et l’Équateur. Ensuite, ceux de centre gauche dont les réformes postnéolibérales n’envisagèrent, ni en théorie ni pratique, une telle visée, comme ce fut le cas de l’Argentine, du Brésil et de l’Uruguay (Borón, 2017) et, enfin, ceux qui ne font pas partie de ce cycle politique, mais dont les récents résultats électoraux montrent que la thèse de la fin du cycle progressiste relève d’une lecture superficielle et hâtive.
Socialisme du XXIe siècle ?
Le Venezuela, l’Équateur et la Bolivie sont indubitablement les pays emblématiques du cycle progressiste. Contrairement à d’autres gouvernements de gauche de la région, les projets politiques portés par la Révolution bolivarienne, par la Révolution citoyenne et par le paradigme du « Bien Vivre » ont conjugué leurs forces en se fixant un horizon non seulement postnéolibéral, mais aussi, de manière ambitieuse, postcapitaliste, sous le nom de « socialisme du XXIe siècle ». Ce concept, inventé dans les années 1990 par Heinz Dieterich Steffan dans un livre éponyme, fut incorporé par Hugo Chávez à l’héritage idéologique confus du projet bolivarien.
C’est dans le cadre de ces visées que les gouvernements équatorien et bolivien convoquèrent des Assemblées constituantes qui adoptèrent, en 2008 et 2009, de nouveaux cadres institutionnels conformes à leurs projets, ce que Hugo Chávez avait fait au Venezuela dès son arrivée au pouvoir en 1999.
Cependant, malgré leurs similitudes, chacun de ces régimes connut un destin particulier. Sur le plan économique, alors que le Venezuela traverse encore une grave crise, la Bolivie et l’Équateur continuent de jouir d’une des phases économiques les plus prospères de leur histoire. Ces deux pays procédèrent à des nationalisations et à des expropriations qui se limitèrent aux principales ressources naturelles — le pétrole en Équateur, le gaz et le pétrole en Bolivie —, contrairement au Venezuela où elles intervinrent dans pratiquement tous les secteurs économiques. Notons que, plus tard, la Bolivie nationalisa les télécommunications et l’Équateur, divers médias afin de contrer l’hégémonie médiatique de l’opposition.
Suivant un modèle classique de développement, en Équateur, les différents gouvernements de Correa allouèrent d’énormes ressources à la promotion de l’industrie nationale et à des chantiers publics. Des efforts furent également consentis pour diversifier les secteurs productifs, dans le but de permettre une transition vers une économie de la connaissance. À cette fin, des investissements furent réalisés dans la qualification professionnelle, par l’octroi de bourses d’études postuniversitaires à l’étranger et par la création de nouvelles universités et centres de recherche dans les domaines des sciences et de la technologie.
Le succès de ces politiques et l’envolée des prix du pétrole conduisirent l’économie équatorienne à une croissance moyenne de 4,3% entre 2006 et 2014. En 2015, à la suite de la chute des prix du pétrole, l’économie stagna, mais, contrairement à ce qui se produisit au Venezuela, la croissance reprit en 2016, bien que plus modestement. En termes sociaux, l’impact de cette « décennie gagnée » fut significatif, réduisant à la fois la pauvreté et les inégalités. À la lumière de ces réalisations, il n’est pas surprenant que le président Correa terminât son mandat en 2017 avec environ 60% d’opinions favorables. Cette popularité et ce succès expliquèrent en grande partie le triomphe de Lenín Moreno (Pizarro, 2017), perçu comme un continuateur de ces politiques. Toutefois, comme nous l’avons déjà souligné, le président Moreno prit un virage politique, coupant les ponts avec son prédécesseur. Ce revirement signe-t-il la fin des politiques de gauche en Équateur ? Signifie-t-il simplement une stabilisation ou un retour aux politiques néolibérales des décennies passées ? Il est encore difficile de le dire puisque Moreno n’a pas encore abattu toutes ses cartes. À l’heure actuelle, le parti au pouvoir souffre d’une division interne entre les partisans de Correa et ceux de Moreno. Ce qui, en revanche, semble clair c’est que le corréisme n’est pas près de disparaitre. En effet, Rafael Correa demeure le politicien le plus populaire en Équateur où, d’après les résultats du dernier référendum, il bénéficierait encore du soutien d’un noyau dur estimé à 35% des électeurs. Bref, le succès de l’offensive conservatrice de Moreno est tout aussi incertain qu’un éventuel retour au pouvoir d’une gauche capitalisant sur l’aura de l’ancien président Correa.
Le cas bolivien est peut-être le seul des trois dont la pérennité n’est pas clairement menacée. Après trois victoires consécutives, avec des scores supérieurs à 60% aux deux derniers scrutins, Evo Morales se présentera aux élections présidentielles en 2019 pour la quatrième fois, malgré le référendum de 2016 au terme duquel une faible majorité s’était prononcée contre sa réélection. Faisant fi de ce résultat et contredisant ouvertement son engagement initial de « diriger la Bolivie en obéissant au peuple », le parti au pouvoir a demandé que les limites établies pour la réélection des autorités soient déclarées inconstitutionnelles. Malgré cette contradiction flagrante, le bilan extrêmement positif de ses treize années de pouvoir suggère qu’il ne rencontrera pas de difficulté majeure sur le chemin de sa réélection. En effet, les différents gouvernements de Morales ont capitalisé sur un des cycles de croissance économique les plus vigoureux de l’histoire de la Bolivie. Mais, contrairement à d’autres époques, cette fois, les politiques étatiques ont permis aux plus défavorisés de bénéficier de la croissance.
Pour toutes ces raisons, parler de la fin du cycle en Bolivie n’a guère de sens, du moins si l’on juge des potentialités des gouvernements Morales. Nombreux sont ceux qui pensent qu’ils furent les meilleurs de l’histoire de la Bolivie, en termes de croissance économique, de réduction de la pauvreté et des inégalités, d’inclusion sociale et culturelle, ainsi que de stabilité sociale et politique. Pour autant, ce succès ne correspond pas au projet politique initial. L’incontestable inclusion sociale et politique de la majorité indigène et la reconnaissance légale des droits de la « Terre Mère » n’empêchèrent pas le gouvernement de se confronter aux groupes indigènes dans le cadre de la mise en œuvre de divers projets industriels et de travaux publics. De même, on peut dire avec García Linera que les gouvernements Morales furent plus proches des vieilles expériences de développement latino-américaines que des prescrits d’un socialisme communautaire indigéniste. Bref, ce sont les entreprises d’État qui ont engrangé les meilleurs résultats économiques et non celles qui ont été placées sous contrôle populaire, les coopératives, qui ont dû être re-étatisées pour les sauver de la faillite (Borón, 2017).
Ce dernier point est d’autant plus pertinent que, en dépit des succès engrangés par la Bolivie, on peut se demander dans quelle mesure les projets menés par les trois pays précités relèvent réellement d’un socialisme du XXIe siècle tant les mécanismes utilisés, centrés sur la propriété étatique des moyens de production, sont conformes aux traditions de la gauche du XXe siècle. Dans un premier temps, tant en Bolivie qu’au Venezuela, on encouragea le développement de coopératives, d’entreprises autogérées et de la propriété communautaire. C’est ce qu’on appela l’économie sociale solidaire, un des piliers fondamentaux du projet de « socialisme du XXIe siècle ». Or, soit pour des raisons idéologiques, soit parce qu’il n’eut pas le succès productif escompté, ce projet de transformation économique fut relégué au second plan dans les deux pays. En Bolivie, cette inflexion se produisit clairement au début du troisième mandat de Morales (Wanderley, Sostres et Farah, 2015). Au Venezuela, elle eut lieu vers 2007 – 2008, lorsque la conception du coopérativisme du président Chávez vint à changer, au point de l’amener à affirmer, en 2011 : «… ne nous berçons pas d’illusion, le coopérativisme ne garantit pas la marche vers le socialisme. Absolument pas ! Il ne la garantit pas, le peuple, le collectif, nous-mêmes, pouvons nous tromper… et à de multiples reprises. »
Des trois processus décrits, le vénézuélien est de loin le plus complexe, car il implique de nombreux facteurs et s’accommode mal d’une analyse manichéenne. Il nous est impossible de développer ce point ici, aussi nous contenterons-nous de pointer l’aporie centrale qui consiste à tenter une transformation radicale de l’économie vénézuélienne sans s’attaquer à sa principale faiblesse : son assise presque exclusive sur la rente pétrolière. Entre 2006 et 2014, les prix très élevés du pétrole donnèrent l’illusion que l’on pouvait progresser sans attendre les fruits d’efforts de diversification du secteur productif. De plus, au lieu d’orienter les énormes ressources de la manne pétrolière vers une diversification productive, le gouvernement se lança dans une frénésie de dépenses insoutenables lorsque le prix du baril chuta. On croyait fermement en la stabilité des prix grâce aux mécanismes de contrôle de l’offre de l’Opep, alors que la production américaine augmentait et que la croissance chinoise, et sa demande de produits pétroliers, s’affaiblissait.
Non seulement la diversification de la production n’eut pas lieu, mais la structure de production existante ne put même pas être maintenue. De plus, les nationalisations d’entreprises ne semblaient pas suivre un plan stratégique. Une fois nationalisées, aucune politique d’investissement adéquate ne permettait de les maintenir en activité et elles furent fréquemment confiées à des coopératives qui manquaient de connaissances et d’expérience (Buxton, 2016). Le secteur privé subsistant, tout en criant au sabotage économique, continua à fonctionner, même s’il devint de plus en plus difficile d’investir du fait du strict contrôle gouvernemental sur le marché des devises. Mis en place dans un premier temps pour empêcher la fuite des capitaux, ce système fut maintenu, asphyxiant les entreprises. Enfin, à tout cela s’ajoute une corruption galopante qui, bien qu’il s’agisse d’un problème ancien, ne faiblit aucunement sous les gouvernements chavistes, saignant d’autant plus l’économie.
Cependant, depuis l’arrivée au pouvoir de Maduro en 2013, l’économie vénézuélienne a plongé dans une crise aigüe, avec des baisses annuelles du PIB d’environ – 15% et une inflation galopante, non documentée par des chiffres officiels, mais que l’on peut estimer à 2600% en 2017. La chute des capacités de production et d’importation a entrainé une grave pénurie de nourriture et de médicaments, poussant des centaines de milliers de Vénézuéliens à quitter le pays. Pour l’instant, Maduro se maintient au pouvoir : il a été réélu en mai dernier. Cependant, même en écartant les accusations de fraude électorale, il est clair qu’au moins la moitié du pays, sinon la majorité, est opposée au projet bolivarien. Dès lors, si aucune solution n’est trouvée, ce qui semble extrêmement peu probable, cette proportion ne fera que croitre jusqu’à faire perdre au chavisme le soutien populaire dont il jouit encore. Le jour où le chavisme perdra le pouvoir, le traumatisme causé au peuple vénézuélien par les années de crise risque de le détourner du projet de gauche, sonnant le glas du cycle progressiste pour de nombreuses années au Venezuela5.
Continuité du Front large6 en Uruguay et opposition de centre gauche au Brésil et en Argentine
Si la thèse de fin de cycle ne peut être soutenue à propos des trois pays dont nous venons de traiter, elle n’est pas davantage pertinente pour décrire les cas de l’Uruguay, du Brésil et de l’Argentine ; ce malgré la défaite de la gauche dans ces deux derniers pays.
Comme nous l’avons déjà dit, ni le Front large (FL) ni le Parti des travailleurs (PT) ni le péronisme kirchneriste n’imaginèrent d’horizon postcapitaliste. L’Argentine tourna le dos aux politiques étatiques postnéolibérales, non pour construire un projet de type socialiste, mais bien en réaction à la débâcle économique provoquée par les réformes néolibérales des années 1990. Les politiques de centre gauche menées par le Front large et par le Parti des travailleurs étaient, quant à elles, le résultat d’un long processus de modération idéologique. Les partis qui les portèrent s’étaient éloignés de leurs fondamentaux anticapitalistes afin d’accroitre leurs résultats électoraux et de conquérir le pouvoir en s’approchant de « l’électeur centriste ».
Ainsi, l’arrivée au pouvoir du FL en 2004 ne résulta pas d’une gauchisation de l’électorat, mais plutôt d’un recentrement programmatique pour s’adapter au positionnement de l’électorat uruguayen (Lorenzoni et Pérez, 2013). Cette adaptation entraina une perte de contenu de gauche et l’incorporation de nombreux thèmes « neutres », mais pas d’emprunts à la droite. Le résultat fut la création de politiques gouvernementales et de programmes typiquement sociaux-démocrates qui mirent l’accent sur l’augmentation des dépenses sociales et la prestation de services sociaux par l’État (Lorenzoni et Pérez, 2013). L’introduction d’un système fiscal progressif, principale réforme de gauche du FL, en est le parfait exemple.
Avec cette coalition du « Front large », modérée et pragmatique, Tabaré Vásquez remporta la présidence uruguayenne en 2004 avec 50,45% des voix, rompant ainsi avec le système bipartite traditionnel. Depuis, le FL remporta deux autres scrutins avec des pourcentages similaires, signe que l’adhésion à leur projet politique ne souffrit d’aucune érosion de 2004 à 2014. Les derniers sondages en vue des élections de 2019 reflètent une baisse des intentions de vote pour le FL, mais pas au point de suggérer une débâcle politique. Bref, tout indique l’absence d’un déplacement de l’électorat vers la droite et une pérennité du projet de centre gauche.
En ce qui concerne l’Argentine et le Brésil, les années 2015 et 2016 ont vu la fin de deux cycles : treize ans de gouvernement kirchneriste en Argentine et quatorze ans de gouvernement PT au Brésil. Cependant, bien qu’une droite néolibérale et conservatrice au pouvoir dans les deux pays menace de revenir sur les réformes engrangées antérieurement, nous n’assistons pas à des bouleversements brutaux similaires à ceux qui suivirent les coups d’État et qui enterrèrent les expériences nationales populaires au profit de dictatures militaires. Actuellement, le péronisme est la principale force d’opposition en Argentine et, au Brésil, les sondages montrent que l’ancien président, Luiz Inácio Lula Da Silva, reste le grand favori des électeurs, en dépit de sa condamnation à douze ans de prison.
Bien sûr, l’enthousiasme soulevé par Lula n’implique pas automatiquement l’adhésion des Brésiliens au PT. En effet, à leurs yeux, ce parti est englué dans les réseaux de corruption qui gangrènent l’ensemble de la classe politique. Cependant, sa figure représente un atout politique pour la gauche, via le soutien qu’il peut apporter à un autre candidat7.
Le scénario politique brésilien est aujourd’hui indubitablement incertain. Le pays est parcouru par une vague d’indignation, soulevée par la corruption qui éclabousse tous les partis politiques et sur laquelle le candidat d’extrême droite Jair Bolsonaro est le seul à pouvoir capitaliser à ce stade. Il n’a cependant aucune chance de conquérir le pouvoir sans le soutien des partis traditionnels. L’ouverture actuelle du jeu électoral empêche donc de se prononcer sur une fin ou un début de cycles politiques au Brésil.
Bien que le gouvernement Temer ait mis en œuvre d’importantes réformes néolibérales, comme celle du droit du travail, la continuité de ce type de politique, indispensable à l’hypothèse de la fin du cycle progressiste, est sujette à caution. En effet, l’instabilité politique reste importante et ce gouvernement est déjà le plus impopulaire de l’histoire du Brésil. De plus, quoi qu’il arrive lors des prochaines élections, ni le Brésil ni aucun autre pays d’Amérique latine n’a de droite innovante, capable de susciter l’enthousiasme et d’être crédible dans sa capacité à résoudre les problèmes sociaux du continent. Hormis une extrême droite fanatique, minoritaire pour l’instant, c’est donc une droite néolibérale aux idées éculées qui émerge au Brésil. Actuellement, son seul attrait électoral réside dans sa capacité à s’opposer aux débordements sociaux et aux bouleversements économiques comme ceux que connait le Venezuela. Bref, sans de nouvelles propositions politiques, l’ouverture d’un cycle de droite est inenvisageable aujourd’hui.
En un sens, l’Argentine est le seul pays où la droite a su articuler un discours et susciter l’enthousiasme de l’électorat. Cette ferveur se centra autour, d’une part, d’une « normalisation » du pays privilégiant l’unité et le dialogue au détriment du conflit des années Kirchner et, d’autre part, autour d’une modernisation managériale qui devra « mettre l’Argentine au diapason » du XXIe siècle, en rupture avec les administrations antérieures coincées au XXe siècle (Vommaro, 2016). En d’autres termes, le projet était celui d’un retour à la normalité néolibérale. Cependant, comme le souligne Pedro Brieger en se référant à la situation dans laquelle se trouve l’opposition kirchneriste : «… politiquement parlant, une défaite électorale n’a pas le même sens que d’être vaincus » (Brieger, p. 11). Malgré ses bons résultats aux élections législatives de 2017, Macri ne bénéficie pas d’une majorité parlementaire et il accuse, de plus, une chute brutale du taux d’opinion favorable. En effet, l’accroissement des protestations sociales est dû, notamment, aux licenciements massifs, au gel des salaires dans l’administration, à la réforme controversée du système de retraite ou encore à l’augmentation des tarifs des services publics de distribution d’énergie (gaz, eau et électricité). Ce panorama met en lumière un projet politique incapable de se consolider et une opposition bien présente, tant au niveau institutionnel qu’au sein des mouvements sociaux, qui structurent des protestations sociales croissantes dans l’ensemble de la société argentine. Encore une fois, dans de telles conditions, parler d’un changement de cycle, capable de restaurer l’hégémonie de la droite néolibérale, semble, à tout le moins, exagéré.
Nouvelles vagues progressistes en Colombie et au Mexique ?
Le troisième cas de figure est celui de la Colombie et du Mexique, qui ne connurent pas de gouvernements de gauche au cours de la décennie gagnée, mais dont les résultats des récents scrutins affaiblissent grandement l’hypothèse de la fin du cycle progressiste.
Le 17 juin dernier, au deuxième tour des élections présidentielles colombiennes, Gustavo Petro, ancien membre du groupe de guérilla M‑19 et ex-maire de Bogotá, remporta 41,73% des suffrages. Bien qu’il s’agisse d’une défaite à proprement parler, c’est aussi le meilleur résultat électoral d’un candidat de gauche dans l’histoire de la Colombie.
Deux raisons expliquent la faiblesse historique de la gauche en Colombie. D’une part, les assassinats et les massacres sélectifs de dirigeants et de militants de gauche par les forces militaires étatiques et paramilitaires aux ordres des élites économiques et politiques furent légion. Ainsi, on se souviendra du tristement célèbre assassinat de Jorge Eliecer Gaitán en 1948, mais aussi de l’extermination de milliers de membres du parti Unión Patriótica dans les années 1980. D’autre part, l’action armée de la guérilla de gauche empêcha, des décennies durant, le développement d’une gauche électorale, en raison à la fois de la stigmatisation des idées de gauche et de l’orientation du débat public vers les questions de sécurité et d’ordre public. Pour ces motifs, le résultat de Petro, qui signe l’émergence d’une gauche électoralement compétitive, marque le début d’une nouvelle ère dans la politique colombienne.
Durant la campagne électorale, la droite chercha habilement à instiller la peur dans la population en assimilant Petro au castro-chavisme. Ainsi, elle avertissait que voter pour lui signifiait engager la Colombie sur la voie vénézuélienne. Or, le vote massif en faveur de Petro démontre que des secteurs croissants de la population sont immunisés contre de tels discours et privilégient la recherche d’une alternative à une société qui reste extrêmement conservatrice et inégale. Néanmoins, la « campagne de terreur » produisit son effet, obligeant Petro à se dissocier complètement du processus vénézuélien et à promettre qu’en cas de victoire électorale, le respect de la propriété privée serait absolu.
Mais c’est sans doute le Mexique qui démontre définitivement qu’il est impossible de parler de clôture d’un cycle progressiste en Amérique latine ou de début d’un cycle conservateur. Ce 1er juillet, le pays a élu avec 53% des voix, soit le plus grand soutien électoral pour un président dans l’histoire du Mexique, le candidat de gauche, Andrés Manuel López Obrador. On tenta bien de lier López Obrador à la gauche chaviste, mais, sans surprise dans le contexte mexicain, ce fut en vain. En effet, beaucoup peinent à imaginer que la situation mexicaine pourrait être pire, étant donné la violence tant de la police, des forces militaires que des cartels de la drogue. À cela, s’ajoutent une corruption rampante qui sévit à tous les niveaux de pouvoir et dans toutes les institutions, une pauvreté endémique et de criantes inégalités sociales. López Obrador représentait le dernier espoir étant donné que personne, d’un bout à l’autre du spectre politique, ne semblait être en mesure de résoudre les graves problèmes sociaux du pays. En ce sens, son accession au pouvoir ressemble à celle d’autres gauches de la région : après de graves crises sociales, elles apparaissent comme un camp encore immaculé puisqu’il n’a pas encore fait l’expérience du pouvoir (Pérez-Liñán, 2017).
Réflexion finale
L’affirmation que nous sommes face à la « fin du cycle progressif » et au seuil d’une restauration conservatrice obéit au réflexe, très typique des sciences sociales et de l’historiographie, qui consiste à dessiner des étapes et des cycles afin de rendre l’histoire intelligible. Cependant, cette manière de penser cache aussi une claire intention politique de conforter l’idée que les gouvernements de gauche appartiennent à une ère révolue qu’il convient de laisser derrière soi. Or, une analyse détaillée de différents pays permet de comprendre que la réalité politique latino-américaine actuelle est beaucoup trop complexe et hétérogène pour qu’on puisse en rendre compte au travers de dichotomies simplistes. En effet, si divers gouvernements de gauche ou progressistes sont en net recul, de manière définitive peut-être pour certains d’entre eux, d’autres, par contre, restent stables, tandis que d’autres encore, de manière ferme ou potentielle, signent un renforcement de la gauche. Alors que ceux qui reculent donnent à voir les faiblesses responsables de leur déclin, ceux qui progressent démontrent au contraire que les projets politiques de gauche continuent de faire sens par leur promesse de prendre en charge et de transformer la réalité des peuples latino-américains dans une visée émancipatrice.
Traduit de l’espagnol par Cristal Huerdo Moreno
- Reman Fr., « Création de la Celac. Et si l’Amérique latine s’unissait (enfin)?», La Revue nouvelle, n° 4, avril 2012.
- Zone de libres-échanges des Amériques : une sorte de « marché commun » qui s’étendrait de l’Alaska à la Terre de Feu. En espagnol : Alca (N.d.T)
- On a appelé kirchnerisme la période qui couvre les différents mandats présidentiels du couple Kirchner (Nestor Kirchner de mai 2003 à décembre 2007 et Cristina Kirchner de décembre 2007 à décembre 2015). Ils furent fortement influencés par le péronisme. (N.d.T.)
- Voir le livre de B. Duterme, Toujours Sandiniste, le Nicaragua ?, coédition Cetri, Couleurs livres, 2017.
- Maufroy G., « Le Venezuela désenchanté », La Revue nouvelle, n° 7, 2017.
- Coalition de gauche fondée en 1971 en Uruguay (N.d.T.).
- Voir l’article de Laurent Delcourt dans ce numéro.
