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La face obscure du pouvoir

Numéro 12 Décembre 2009 par Gerard Deprez

décembre 2009

Les règles du jeu qui résultent de conflits et de rap­ports de force consti­tuent l’un des enjeux des luttes de pou­voir au sein d’un réseau ou entre réseaux. Ces conflits qui peuvent être vio­lents et faire appel au men­songe, à la traî­trise… révèlent la face sombre du pou­voir. Deux res­sources impor­tantes doivent être prises en compte : la capa­ci­té de trou­ver des alliés et l’o­pi­nion publique.

Une pre­mière lec­ture rapide, sinon super­fi­cielle, de l’article du pro­fes­seur Van Cam­pen­houdt — les délais étaient très courts — m’a imper­cep­ti­ble­ment conduit à une sorte d’apaisement inté­rieur. Mon Dieu, me suis-je dit, que voi­là un modèle d’analyse du pou­voir plein de dou­ceur et de séré­ni­té ! On se croi­rait dans une socié­té tran­quille où des ONG ou des orga­ni­sa­tions volon­taires ani­mées d’intentions louables négo­cient entre elles sur des enjeux plus hono­rables les uns que les autres. Pas la moindre vile­nie, aucune mani­pu­la­tion, aucune manœuvre d’intimidation : tout se passe comme si les conflits de pou­voir étaient des jeux de socié­té où les mises sont bali­sées, les coups bas inter­dits et tous les acteurs d’une cor­rec­tion par­faite ! J’assiste en direct, me suis-je dit, à la nais­sance d’une socio­lo­gie d’inspiration ONG, mâti­née de nou­velles tech­no­lo­gies, dans l’espace sans limite de la globalisation.

Une seconde lec­ture plus atten­tive et plus rigou­reuse (je me suis sou­ve­nu de ma for­ma­tion de socio­logue) m’a ame­né à nuan­cer mon juge­ment. En réa­li­té, il ne s’agit pas d’une socio­lo­gie du pou­voir, mais d’un modèle d’analyse « des échanges entre par­te­naires du pro­ces­sus de déci­sion qui ne sont pas liés par des rap­ports hiérarchiques ».

C’est donc dans ce cadre plus cir­cons­crit, défi­ni par l’auteur lui-même, que je vais déve­lop­per mes propres réflexions.

La pre­mière réflexion que je veux faire concerne le champ de l’inter-réseaux. Tous les rap­ports de pou­voir entre réseaux se pro­duisent dans un champ social plus ou moins struc­tu­ré qui obéit à cer­taines règles. Ces règles — qui sont tou­jours elles-mêmes le résul­tat de conflits de pou­voir anté­rieurs — consti­tuent une res­source essen­tielle qui n’est pas éga­le­ment répar­tie entre les réseaux en com­pé­ti­tion. Pre­nons l’exemple d’une direc­tive euro­péenne. Avant l’introduction de la codé­ci­sion entre le Conseil et le Par­le­ment euro­péen, une direc­tive euro­péenne était adop­tée par le Conseil après une simple consul­ta­tion du Par­le­ment euro­péen. Les par­le­men­taires pou­vaient se mobi­li­ser à outrance, « poli­ti­ser les enjeux » comme le dit l’auteur, la cause était enten­due d’avance : le Conseil pre­nait la déci­sion qui résul­tait du seul rap­port de force exis­tant en son sein. Tout change avec la codé­ci­sion : sans négo­cia­tion réus­sie entre le Par­le­ment et le Conseil, aucune direc­tive ne peut voir le jour. Les règles du jeu consti­tuent donc, à l’évidence, une res­source essen­tielle pour l’analyse des rap­ports de pou­voir inter­ré­seaux ; elles consti­tuent même, le plus sou­vent, un des enjeux fon­da­men­taux des conflits de pou­voir entre réseaux ou au sein d’un même réseau.

La deuxième réflexion porte sur la nature des res­sources dis­po­nibles dans un réseau ou dans un champ interréseaux.

À côté des res­sources clai­re­ment iden­ti­fiables et même quan­ti­fiables (nombre de membres, res­sources finan­cières ou éner­gé­tiques, accès à l’information…), il existe une res­source très vola­tile et extrê­me­ment puis­sante : il s’agit de la capa­ci­té de faire des alliances. Repre­nons l’exemple de la direc­tive euro­péenne dans le cadre de la codé­ci­sion, et plus spé­ci­fi­que­ment de la direc­tive « retour », bap­ti­sée direc­tive de la honte par les ONG de défense des sans-papiers. L’adoption de cette direc­tive contro­ver­sée n’a été pos­sible qu’à la suite d’une double stra­té­gie d’alliance. Au sein du Par­le­ment euro­péen d’abord, où le rap­por­teur membre du PPE est par­ve­nu à for­ger sur ce point pré­cis un accord avec le groupe ALDE (Alliance des libé­raux et des démo­crates euro­péens), contrai­re­ment à ce qui s’était pro­duit jusqu’alors au sein du Par­le­ment euro­péen sur les matières d’asile et d’immigration. Au sein du Conseil ensuite, où la coa­li­tion des gou­ver­ne­ments à domi­nante PPE (Alle­mands et Fran­çais en tête) a pu empê­cher les pays nor­diques et béné­luxiens de for­mer une majo­ri­té de blo­cage. Je pour­rais mul­ti­plier les exemples, en par­ti­cu­lier dans le champ poli­tique belge, en fai­sant réfé­rence à la consti­tu­tion des majo­ri­tés après les élec­tions de juin 2009.

Il me semble tout à fait impos­sible de rendre compte des rap­ports de pou­voir même non hié­rar­chiques, sans réser­ver une place essen­tielle à l’analyse des stra­té­gies des acteurs en termes d’alliances.

La troi­sième réflexion concerne, une fois de plus, la nature des res­sources. En réa­li­té, en par­ti­cu­lier dans le champ des rap­ports de pou­voir non hié­rar­chiques, la prin­ci­pale res­source est exté­rieure au champ lui-même. Il s’agit de l’allié poten­tiel le plus impor­tant qui soit, le plus impré­vi­sible et le plus vola­tile. Je veux par­ler du sou­tien de l’opinion publique.

Pour en béné­fi­cier, aucun acteur n’est tenu d’occuper une posi­tion de cen­tra­li­té dans un réseau, ni de dis­po­ser d’autres res­sources en grande quan­ti­té. Je prends l’exemple du champ poli­tique qui a vu s’affronter en France les par­ti­sans et les adver­saires au pro­jet de Consti­tu­tion euro­péenne. D’un côté, le réseau des par­ti­sans, appuyé sur la qua­si-tota­li­té des pou­voirs ins­ti­tués : gou­ver­ne­ment, grands par­tis, orga­ni­sa­tions pro­fes­sion­nelles, médias…; de l’autre, le réseau dis­pa­rate des petits par­tis de gauche, d’une frac­tion du par­ti socia­liste, d’associations de citoyens… Le résul­tat est connu : le pro­jet a été rejeté.

Cet exemple m’amène à la der­nière réflexion. Tout qui a sui­vi cette cam­pagne réfé­ren­daire aura été frap­pé par le fait que le camp du non a uti­li­sé force argu­ments dénués de véri­té ou hors de pro­pos. Ce constat n’est pas vrai­ment sur­pre­nant si on veut se sou­ve­nir, comme le disait déjà Michel Cro­zier, que le pou­voir a deux faces : la face noble et la face obs­cure. Par­ler du pou­voir sans faire réfé­rence à cette face obs­cure (manœuvres, mani­pu­la­tion, inti­mi­da­tion…) relève d’une vision quelque peu angé­lique de la réa­li­té des rap­ports sociaux. Je ne dis pas que c’est la vision du pro­fes­seur Van Cam­pen­houdt. Je sug­gère seule­ment qu’il y soit attentif.

Gerard Deprez


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