Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

La face cachée de la lune de miel technologique

Numéro 4 - 2017 par Christophe Degryse

mai 2017

La « qua­trième Révo­lu­tion indus­trielle » implique de nou­veaux risques sociaux, par la trans­for­ma­tion des emplois, la des­truc­tion d’emplois deve­nus obso­lètes et les délo­ca­li­sa­tions. Les trois phé­no­mènes, déjà à l’œuvre sur les mar­chés du tra­vail, peuvent ren­for­cer la pola­ri­sa­tion de la socié­té. Il est donc néces­saire de com­plé­ter le scé­na­rio d’un ave­nir numé­rique radieux par une ana­lyse des impacts sociaux.

Dossier

Les nou­velles tech­no­lo­gies nous pro­mettent, dit-on, un ave­nir radieux. Voi­ci que s’agrègent sou­dain les pro­grès récents en matière de réseaux, de robots et de don­nées don­nant un for­mi­dable coup d’accélérateur à l’avancée tech­no­lo­gique. Nous voi­ci au seuil d’une qua­trième Révo­lu­tion indus­trielle, après celles de la vapeur, de l’électricité et de l’ordinateur. Les indices de cette révo­lu­tion : des robots dont la dex­té­ri­té s’affine de jour en jour, des quan­ti­tés expo­nen­tielles de don­nées numé­riques qui s’associent au sein de réseaux et de pla­te­formes numé­riques pour for­mer une sorte d’embryon d’intelligence arti­fi­cielle mon­diale, des algo­rithmes capables de pro­fi­ler les indi­vi­dus et d’identifier leurs pré­fé­rences cultu­relles et sociales, mais aus­si des voi­tures sans chauf­feurs et des impri­mantes 3D qui per­met­tront bien­tôt de repro­duire votre voi­ture ou même votre maison !

Une révo­lu­tion dont le voca­bu­laire est soi­gneu­se­ment choi­si : « inno­va­tion », « avan­cées tech­no­lo­giques », « pro­grès dis­rup­tif », « nou­vel âge de la machine » : tout semble nous y pous­ser. Un monde d’innovations magiques est à nos portes. Et il y a cer­tai­ne­ment de nom­breuses rai­sons de s’en réjouir, tant à la mai­son qu’au bureau ou à l’usine. Chaque jour de nou­velles appli­ca­tions mobiles pro­posent de nous sim­pli­fier la vie, de nou­veaux logi­ciels nous aident dans le tra­vail, de nou­velles formes de robo­ti­sa­tion allègent les charges lourdes et amé­liorent l’ergonomie dans les lignes de pro­duc­tion. Une réelle éco­no­mie de par­tage, c’est-à-dire qui vise à ren­for­cer les liens sociaux et les com­mu­nau­tés (et non pas celle d’Uber ou d’Airbnb dont l’intermédiation ne vise que le pro­fit), pour­rait même ouvrir de nou­velles pers­pec­tives de coopé­ra­tion, voire de chan­ge­ment de para­digme éco­no­mique, comme l’annoncent des auteurs tels que Michel Bauwens.

Impacts sociaux

Mais cette qua­trième Révo­lu­tion indus­trielle contient aus­si sa part de nou­veaux risques sociaux, en par­ti­cu­lier des trans­for­ma­tions d’emplois exis­tants, des des­truc­tions d’emplois deve­nus obso­lètes et des délo­ca­li­sa­tions d’emplois. Pour la socié­té dans son ensemble, c’est une menace de pola­ri­sa­tion accrue entre « gagnants » et « perdants ».

Trans­for­ma­tion des emplois existants

Aujourd’hui déjà, dans les entre­prises et usines dites « intel­li­gentes », des sala­riés tra­vaillent avec des robots de plus en plus sophis­ti­qués comme prin­ci­paux col­lègues. Sur les lignes de pro­duc­tion, ils per­mettent sou­vent d’alléger les tra­vaux les plus lourds et de faci­li­ter les tâches les plus com­plexes. Mais au fur et à mesure que ces robots deviennent « intel­li­gents » et acquièrent de la dex­té­ri­té fine, on peut com­men­cer à se deman­der qui, fina­le­ment, est l’exécutant de qui. À côté d’incontestables avan­tages en termes d’ergonomie, d’autres enjeux en termes de socio­lo­gie du tra­vail émergent et sont trop sou­vent sous-esti­més. Le fait que l’expertise, le savoir-faire et l’expérience pro­fes­sion­nelle d’un ouvrier puissent être rem­pla­cés par des machines et des algo­rithmes aura d’importantes consé­quences sur l’identité au tra­vail, ain­si que sur la ges­tion des res­sources humaines.

De même d’ailleurs que les sys­tèmes de contrôle des sala­riés qui se géné­ra­lisent : déjà des puces RFID, des boi­tiers de liai­son, des camé­ras IP, des logi­ciels sont char­gés de sur­veiller les faits et gestes du tra­vailleur. Trans­por­teurs ou tech­ni­ciens de main­te­nance, aux­quels jusqu’à pré­sent une cer­taine auto­no­mie orga­ni­sa­tion­nelle était accor­dée par les direc­tions, se voient désor­mais sui­vis à la trace par des boi­tiers GPS afin de véri­fier les par­cours, les arrêts, les détours… Il faut lire le livre presque effrayant de Simon Head, Mind­less, qui décrit en détail com­ment des sys­tèmes infor­ma­tiques de ges­tion de pro­ces­sus de pro­duc­tion placent les êtres humains dans ces pro­ces­sus comme on le ferait avec des pions char­gés de rem­plir des tâches que les machines ne peuvent pas encore réa­li­ser elles-mêmes. Ce mana­ge­ment numé­rique qui vise à « opti­mi­ser » les pro­ces­sus et donc aus­si les faits et gestes de cha­cun risque de glis­ser vers une forme de réi­fi­ca­tion du tra­vailleur, celui-ci étant consi­dé­ré comme un simple outil dont il convient de maxi­mi­ser l’usage. Il y a là une menace claire de vio­la­tion de la digni­té du tra­vailleur qui s’accompagne d’un risque non négli­geable de rup­ture de confiance entre sala­riés et mana­ge­ment. En effet, com­ment trou­ver une forme d’épanouissement dans son tra­vail si l’on se sait obser­vé, épié, contrô­lé en conti­nu ? Peut-on admettre que huit heures par jour, cinq jours par semaine, cha­cun de vos gestes soit ana­ly­sé afin de le rendre plus effi­cace, plus per­for­mant, plus rentable ?

Pertes d’emplois

La trans­for­ma­tion d’emplois exis­tants va selon toute vrai­sem­blance s’accompagner d’une des­truc­tion mas­sive d’emplois deve­nus obso­lètes. Certes, il n’existe pas de consen­sus dans la com­mu­nau­té aca­dé­mique sur l’impact détaillé de la qua­trième Révo­lu­tion indus­trielle en termes de création/destruction d’emplois. Tou­te­fois il y a consen­sus sur le fait que le bilan net sera néga­tif : l’automatisation, la « com­pu­té­ri­sa­tion », la robo­ti­sa­tion détruisent plus d’emplois qu’elles n’en créent. Pour les États-Unis, des auteurs chiffrent le nombre d’emplois mena­cés par les nou­velles tech­no­lo­gies à quelque 47 % de l’emploi total. « Mena­cés », c’est-à-dire sus­cep­tibles d’être auto­ma­ti­sés dans un délai de dix à vingt ans au moyen d’équipements contrô­lés par ordi­na­teurs. De quel type d’emplois parle-t-on ? Des tra­vaux de bureau, du sup­port admi­nis­tra­tif, de la vente, du com­merce, des trans­ports, de la logis­tique, de la pro­duc­tion indus­trielle, de la construc­tion, ain­si que de presque tous les ser­vices auto­ma­ti­sables ou délo­ca­li­sables : tra­duc­tion, comp­ta­bi­li­té, assis­tance per­son­nelle, etc. Pour l’Europe, des études chiffrent les pertes d’emploi pos­sibles entre 40 et 60 %. Cer­tains pensent qu’il s’agit là de « scé­na­rios d’horreur » exces­sifs. D’autres, comme Gérard Valen­duc et Patri­cia Ven­dra­min, insistent à rai­son sur le fait que l’impact des tech­no­lo­gies sur l’emploi dépend aus­si gran­de­ment de l’organisation du tra­vail. Une tech­no­lo­gie en tant que telle ne rem­place pas un emploi, sauf si cette tech­no­lo­gie s’accompagne d’une modi­fi­ca­tion de l’organisation du tra­vail. Nul ne peut donc pré­dire avec pré­ci­sion ce qu’apportera la qua­trième Révo­lu­tion indus­trielle, mais il n’empêche que la menace est là : non seule­ment les tâches de rou­tine ou répé­ti­tives sont d’ores et déjà en voie de numé­ri­sa­tion, mais en outre de plus en plus de tâches com­plexes seront demain mises au défi de la com­pu­té­ri­sa­tion. Des auteurs tels que Bryn­jolf­sson, McA­fee, Frey, Osborne, Ford annoncent, par exemple, que la qua­si-tota­li­té des ser­vices ne néces­si­tant pas de face-à-face (humain, s’entend) sera soit délo­ca­li­sée soit digi­ta­li­sée. Y com­pris des ser­vices haut de gamme tels que le conseil fis­cal, le coa­ching pro­fes­sion­nel, la tra­duc­tion, etc.

Dépla­ce­ment des emplois et précarisation

Cette com­pu­té­ri­sa­tion s’accompagne de nou­velles manières de pro­duire. De grandes pla­te­formes numé­riques offrent aujourd’hui aux employeurs des mil­lions de crowd­wor­kers, autre­ment dit de gens répar­tis dans le monde entier et prêts à réa­li­ser en temps réel de petites (ou grandes) tâches que les super­or­di­na­teurs ne sont pas encore capables de réa­li­ser eux-mêmes : enco­der manuel­le­ment cer­tains types de don­nées, taguer des pho­tos ou les trier selon des cri­tères par­ti­cu­liers, « net­toyer » des forums, stan­dar­di­ser des adresses pos­tales, recher­cher des adresses cour­riels, éva­luer des tweets, noter des com­men­taires, etc. Ces crowd­wor­kers sont payés soit à la pièce, pour quelques cen­times la tâche, soit à l’heure, et les tarifs com­mencent à 3 dol­lars de l’heure. Ama­zon a, semble-t-il, trou­vé amu­sant d’appeler ces pres­ta­taires des « Turcs méca­niques » (voir sa pla­te­forme Ama­zon Mecha­ni­cal Turk ; voir aus­si Upwork, Tas­krab­bit, etc.). Une nou­velle classe de tra­vailleurs est en train d’émerger dans l’ombre de la qua­trième Révo­lu­tion indus­trielle, avec son tay­lo­risme digi­tal, où l’encodeur phi­lip­pin est en concur­rence avec son homo­logue cali­for­nien, espa­gnol, indien ou fin­lan­dais. La valeur du tra­vail est uni­que­ment fixée par un mar­ché numé­rique glo­bal au sein duquel la concur­rence n’est « faus­sée » par aucune règle­men­ta­tion fis­cale ou sociale. Un rêve en cou­leur pour les thu­ri­fé­raires du « tra­vail-mar­chan­dise » si bien décrits par Karl Pola­nyi lorsqu’il ana­lyse les Révo­lu­tions indus­trielles des XVIIIe et XIXe siècles. Ce qui ne semble pas pré­ci­sé­ment être un progrès.

Polarisation

Ces trois phé­no­mènes cumu­lés que l’on observe déjà sur les mar­chés du tra­vail (trans­for­ma­tion, des­truc­tion, dépla­ce­ment des emplois) menacent d’aboutir à une pola­ri­sa­tion accrue de la socié­té. Certes l’affaissement de la classe moyenne et l’augmentation conco­mi­tante des inéga­li­tés ne sont pas des phé­no­mènes nou­veaux aux États-Unis ou en Europe. Mais cette évo­lu­tion, liée à de nom­breux fac­teurs poli­tiques et éco­no­miques, menace de se ren­for­cer et de s’accélérer par les effets sociaux de la révo­lu­tion digi­tale. Celle-ci va entrai­ner de consi­dé­rables gains de pro­duc­ti­vi­té, mais dans le cadre d’une éco­no­mie pro­ba­ble­ment de moins en moins géné­ra­trice d’emplois, sur­tout « moyen de gamme ». Les emplois à moyenne qua­li­fi­ca­tion et moyenne rému­né­ra­tion seront les plus tou­chés. Le creu­se­ment de la classe moyenne crée­ra des socié­tés de plus en plus pola­ri­sées, avec d’un côté les emplois peu nom­breux à très haute qua­li­fi­ca­tion dans les domaines de l’informatique, de l’ingénierie indus­trielle, des réseaux, des appli­ca­tions mobiles, etc., acces­sibles aux « super­stars»… Et de l’autre, l’explosion d’emplois très fai­ble­ment qua­li­fiés, d’encodeurs, de trieurs, de fil­treurs de don­nées, etc. Ceux que la cher­cheuse amé­ri­caine Lil­ly Ira­ni nomme les « concierges des don­nées » (et que, par res­pect pour les concierges, nous pour­rions plu­tôt appe­ler des « galé­riens du numé­rique »). Et, contrai­re­ment à ce qui s’est pas­sé au XXe siècle, cette fois les efforts de for­ma­tion, bien que néces­saires, risquent de ne plus être une solu­tion struc­tu­relle pour faire béné­fi­cier à tous des avan­tages de la pros­pé­ri­té annoncée.

Par ailleurs, cette pola­ri­sa­tion risque d’avoir pour effets secon­daires de peser sur le finan­ce­ment de la sécu­ri­té sociale et d’éroder les bases fis­cales. La nou­velle éco­no­mie remet en cause cer­tains aspects des cadres légis­la­tifs et règle­men­taires exis­tants (par exemple lorsqu’un employeur alle­mand poste une tâche sur une pla­te­forme numé­rique située aux États-Unis, effec­tuée par un tra­vailleur bré­si­lien…). Les start-up qui mènent aujourd’hui la danse visent une crois­sance rapide et ne s’encombrent guère des ques­tions de res­pect des règle­men­ta­tions et légis­la­tions exis­tantes ; elles pré­fèrent le fait accom­pli. Ce qui est sus­cep­tible d’aboutir pro­gres­si­ve­ment à des phé­no­mènes de déstruc­tu­ra­tion des normes et modèles sociaux, mais aus­si d’effacement pro­gres­sif de la fron­tière entre vie pri­vée et pro­fes­sion­nelle, d’abandon des règles de san­té et de sécu­ri­té, d’intensification du tra­vail « any­time, anyw­here », etc.

Tech­no-pes­si­misme ? Il serait bien sûr insen­sé de prô­ner un arrêt des pro­grès tech­no­lo­giques. Il serait par contre néces­saire de com­plé­ter le scé­na­rio d’un ave­nir numé­rique radieux par une ana­lyse de ses impacts sociaux, afin d’en anti­ci­per les effets. Ima­gine-t-on aujourd’hui décrire la Révo­lu­tion indus­trielle du XIXe siècle uni­que­ment en termes de pro­grès tech­niques et d’amélioration de la pro­duc­ti­vi­té, en lais­sant dans l’ombre les récits qu’en ont faits Dickens, Hugo et Zola ? Lais­sée à elle-même, la révo­lu­tion digi­tale risque bien de créer davan­tage d’emplois haut de gamme pour les uns, de chô­mage et de mini-jobs pour les autres ; davan­tage de liber­té pour les uns, d’asservissement pour les autres ; davan­tage de pros­pé­ri­té pour les uns, de pré­ca­ri­té pour les autres. Un scé­na­rio évi­table si l’ensemble des acteurs poli­tiques et éco­no­miques, mais aus­si aca­dé­miques, cultu­rels, sociaux et syn­di­caux étaient impli­qués dans le débat.

Christophe Degryse


Auteur