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La face cachée de la lune de miel technologique
La « quatrième Révolution industrielle » implique de nouveaux risques sociaux, par la transformation des emplois, la destruction d’emplois devenus obsolètes et les délocalisations. Les trois phénomènes, déjà à l’œuvre sur les marchés du travail, peuvent renforcer la polarisation de la société. Il est donc nécessaire de compléter le scénario d’un avenir numérique radieux par une analyse des impacts sociaux.
Les nouvelles technologies nous promettent, dit-on, un avenir radieux. Voici que s’agrègent soudain les progrès récents en matière de réseaux, de robots et de données donnant un formidable coup d’accélérateur à l’avancée technologique. Nous voici au seuil d’une quatrième Révolution industrielle, après celles de la vapeur, de l’électricité et de l’ordinateur. Les indices de cette révolution : des robots dont la dextérité s’affine de jour en jour, des quantités exponentielles de données numériques qui s’associent au sein de réseaux et de plateformes numériques pour former une sorte d’embryon d’intelligence artificielle mondiale, des algorithmes capables de profiler les individus et d’identifier leurs préférences culturelles et sociales, mais aussi des voitures sans chauffeurs et des imprimantes 3D qui permettront bientôt de reproduire votre voiture ou même votre maison !
Une révolution dont le vocabulaire est soigneusement choisi : « innovation », « avancées technologiques », « progrès disruptif », « nouvel âge de la machine » : tout semble nous y pousser. Un monde d’innovations magiques est à nos portes. Et il y a certainement de nombreuses raisons de s’en réjouir, tant à la maison qu’au bureau ou à l’usine. Chaque jour de nouvelles applications mobiles proposent de nous simplifier la vie, de nouveaux logiciels nous aident dans le travail, de nouvelles formes de robotisation allègent les charges lourdes et améliorent l’ergonomie dans les lignes de production. Une réelle économie de partage, c’est-à-dire qui vise à renforcer les liens sociaux et les communautés (et non pas celle d’Uber ou d’Airbnb dont l’intermédiation ne vise que le profit), pourrait même ouvrir de nouvelles perspectives de coopération, voire de changement de paradigme économique, comme l’annoncent des auteurs tels que Michel Bauwens.
Impacts sociaux
Mais cette quatrième Révolution industrielle contient aussi sa part de nouveaux risques sociaux, en particulier des transformations d’emplois existants, des destructions d’emplois devenus obsolètes et des délocalisations d’emplois. Pour la société dans son ensemble, c’est une menace de polarisation accrue entre « gagnants » et « perdants ».
Transformation des emplois existants
Aujourd’hui déjà, dans les entreprises et usines dites « intelligentes », des salariés travaillent avec des robots de plus en plus sophistiqués comme principaux collègues. Sur les lignes de production, ils permettent souvent d’alléger les travaux les plus lourds et de faciliter les tâches les plus complexes. Mais au fur et à mesure que ces robots deviennent « intelligents » et acquièrent de la dextérité fine, on peut commencer à se demander qui, finalement, est l’exécutant de qui. À côté d’incontestables avantages en termes d’ergonomie, d’autres enjeux en termes de sociologie du travail émergent et sont trop souvent sous-estimés. Le fait que l’expertise, le savoir-faire et l’expérience professionnelle d’un ouvrier puissent être remplacés par des machines et des algorithmes aura d’importantes conséquences sur l’identité au travail, ainsi que sur la gestion des ressources humaines.
De même d’ailleurs que les systèmes de contrôle des salariés qui se généralisent : déjà des puces RFID, des boitiers de liaison, des caméras IP, des logiciels sont chargés de surveiller les faits et gestes du travailleur. Transporteurs ou techniciens de maintenance, auxquels jusqu’à présent une certaine autonomie organisationnelle était accordée par les directions, se voient désormais suivis à la trace par des boitiers GPS afin de vérifier les parcours, les arrêts, les détours… Il faut lire le livre presque effrayant de Simon Head, Mindless, qui décrit en détail comment des systèmes informatiques de gestion de processus de production placent les êtres humains dans ces processus comme on le ferait avec des pions chargés de remplir des tâches que les machines ne peuvent pas encore réaliser elles-mêmes. Ce management numérique qui vise à « optimiser » les processus et donc aussi les faits et gestes de chacun risque de glisser vers une forme de réification du travailleur, celui-ci étant considéré comme un simple outil dont il convient de maximiser l’usage. Il y a là une menace claire de violation de la dignité du travailleur qui s’accompagne d’un risque non négligeable de rupture de confiance entre salariés et management. En effet, comment trouver une forme d’épanouissement dans son travail si l’on se sait observé, épié, contrôlé en continu ? Peut-on admettre que huit heures par jour, cinq jours par semaine, chacun de vos gestes soit analysé afin de le rendre plus efficace, plus performant, plus rentable ?
Pertes d’emplois
La transformation d’emplois existants va selon toute vraisemblance s’accompagner d’une destruction massive d’emplois devenus obsolètes. Certes, il n’existe pas de consensus dans la communauté académique sur l’impact détaillé de la quatrième Révolution industrielle en termes de création/destruction d’emplois. Toutefois il y a consensus sur le fait que le bilan net sera négatif : l’automatisation, la « computérisation », la robotisation détruisent plus d’emplois qu’elles n’en créent. Pour les États-Unis, des auteurs chiffrent le nombre d’emplois menacés par les nouvelles technologies à quelque 47 % de l’emploi total. « Menacés », c’est-à-dire susceptibles d’être automatisés dans un délai de dix à vingt ans au moyen d’équipements contrôlés par ordinateurs. De quel type d’emplois parle-t-on ? Des travaux de bureau, du support administratif, de la vente, du commerce, des transports, de la logistique, de la production industrielle, de la construction, ainsi que de presque tous les services automatisables ou délocalisables : traduction, comptabilité, assistance personnelle, etc. Pour l’Europe, des études chiffrent les pertes d’emploi possibles entre 40 et 60 %. Certains pensent qu’il s’agit là de « scénarios d’horreur » excessifs. D’autres, comme Gérard Valenduc et Patricia Vendramin, insistent à raison sur le fait que l’impact des technologies sur l’emploi dépend aussi grandement de l’organisation du travail. Une technologie en tant que telle ne remplace pas un emploi, sauf si cette technologie s’accompagne d’une modification de l’organisation du travail. Nul ne peut donc prédire avec précision ce qu’apportera la quatrième Révolution industrielle, mais il n’empêche que la menace est là : non seulement les tâches de routine ou répétitives sont d’ores et déjà en voie de numérisation, mais en outre de plus en plus de tâches complexes seront demain mises au défi de la computérisation. Des auteurs tels que Brynjolfsson, McAfee, Frey, Osborne, Ford annoncent, par exemple, que la quasi-totalité des services ne nécessitant pas de face-à-face (humain, s’entend) sera soit délocalisée soit digitalisée. Y compris des services haut de gamme tels que le conseil fiscal, le coaching professionnel, la traduction, etc.
Déplacement des emplois et précarisation
Cette computérisation s’accompagne de nouvelles manières de produire. De grandes plateformes numériques offrent aujourd’hui aux employeurs des millions de crowdworkers, autrement dit de gens répartis dans le monde entier et prêts à réaliser en temps réel de petites (ou grandes) tâches que les superordinateurs ne sont pas encore capables de réaliser eux-mêmes : encoder manuellement certains types de données, taguer des photos ou les trier selon des critères particuliers, « nettoyer » des forums, standardiser des adresses postales, rechercher des adresses courriels, évaluer des tweets, noter des commentaires, etc. Ces crowdworkers sont payés soit à la pièce, pour quelques centimes la tâche, soit à l’heure, et les tarifs commencent à 3 dollars de l’heure. Amazon a, semble-t-il, trouvé amusant d’appeler ces prestataires des « Turcs mécaniques » (voir sa plateforme Amazon Mechanical Turk ; voir aussi Upwork, Taskrabbit, etc.). Une nouvelle classe de travailleurs est en train d’émerger dans l’ombre de la quatrième Révolution industrielle, avec son taylorisme digital, où l’encodeur philippin est en concurrence avec son homologue californien, espagnol, indien ou finlandais. La valeur du travail est uniquement fixée par un marché numérique global au sein duquel la concurrence n’est « faussée » par aucune règlementation fiscale ou sociale. Un rêve en couleur pour les thuriféraires du « travail-marchandise » si bien décrits par Karl Polanyi lorsqu’il analyse les Révolutions industrielles des XVIIIe et XIXe siècles. Ce qui ne semble pas précisément être un progrès.
Polarisation
Ces trois phénomènes cumulés que l’on observe déjà sur les marchés du travail (transformation, destruction, déplacement des emplois) menacent d’aboutir à une polarisation accrue de la société. Certes l’affaissement de la classe moyenne et l’augmentation concomitante des inégalités ne sont pas des phénomènes nouveaux aux États-Unis ou en Europe. Mais cette évolution, liée à de nombreux facteurs politiques et économiques, menace de se renforcer et de s’accélérer par les effets sociaux de la révolution digitale. Celle-ci va entrainer de considérables gains de productivité, mais dans le cadre d’une économie probablement de moins en moins génératrice d’emplois, surtout « moyen de gamme ». Les emplois à moyenne qualification et moyenne rémunération seront les plus touchés. Le creusement de la classe moyenne créera des sociétés de plus en plus polarisées, avec d’un côté les emplois peu nombreux à très haute qualification dans les domaines de l’informatique, de l’ingénierie industrielle, des réseaux, des applications mobiles, etc., accessibles aux « superstars»… Et de l’autre, l’explosion d’emplois très faiblement qualifiés, d’encodeurs, de trieurs, de filtreurs de données, etc. Ceux que la chercheuse américaine Lilly Irani nomme les « concierges des données » (et que, par respect pour les concierges, nous pourrions plutôt appeler des « galériens du numérique »). Et, contrairement à ce qui s’est passé au XXe siècle, cette fois les efforts de formation, bien que nécessaires, risquent de ne plus être une solution structurelle pour faire bénéficier à tous des avantages de la prospérité annoncée.
Par ailleurs, cette polarisation risque d’avoir pour effets secondaires de peser sur le financement de la sécurité sociale et d’éroder les bases fiscales. La nouvelle économie remet en cause certains aspects des cadres législatifs et règlementaires existants (par exemple lorsqu’un employeur allemand poste une tâche sur une plateforme numérique située aux États-Unis, effectuée par un travailleur brésilien…). Les start-up qui mènent aujourd’hui la danse visent une croissance rapide et ne s’encombrent guère des questions de respect des règlementations et législations existantes ; elles préfèrent le fait accompli. Ce qui est susceptible d’aboutir progressivement à des phénomènes de déstructuration des normes et modèles sociaux, mais aussi d’effacement progressif de la frontière entre vie privée et professionnelle, d’abandon des règles de santé et de sécurité, d’intensification du travail « anytime, anywhere », etc.
Techno-pessimisme ? Il serait bien sûr insensé de prôner un arrêt des progrès technologiques. Il serait par contre nécessaire de compléter le scénario d’un avenir numérique radieux par une analyse de ses impacts sociaux, afin d’en anticiper les effets. Imagine-t-on aujourd’hui décrire la Révolution industrielle du XIXe siècle uniquement en termes de progrès techniques et d’amélioration de la productivité, en laissant dans l’ombre les récits qu’en ont faits Dickens, Hugo et Zola ? Laissée à elle-même, la révolution digitale risque bien de créer davantage d’emplois haut de gamme pour les uns, de chômage et de mini-jobs pour les autres ; davantage de liberté pour les uns, d’asservissement pour les autres ; davantage de prospérité pour les uns, de précarité pour les autres. Un scénario évitable si l’ensemble des acteurs politiques et économiques, mais aussi académiques, culturels, sociaux et syndicaux étaient impliqués dans le débat.