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La fabrique du patrimoine, de Nathalie Heinich

Numéro 10 Octobre 2010 par Albert Bastenier

octobre 2010

Natha­lie Hei­nich, spé­cia­li­sée en socio­lo­gie de l’art, a pro­duit jusqu’ici divers tra­vaux remar­qués sur l’art contem­po­rain d’avant-garde. Elle a cher­ché à mon­trer pour­quoi, au sujet du beau et des valeurs qu’il déploie, cet art n’a ces­sé de mettre aux prises d’inconditionnels par­ti­sans (qui sont pour l’essentiel des pro­fes­sion­nels en la matière) et de farouches adver­saires (qui se réclament […]

Natha­lie Hei­nich, spé­cia­li­sée en socio­lo­gie de l’art, a pro­duit jusqu’ici divers tra­vaux remar­qués sur l’art contem­po­rain d’avant-garde. Elle a cher­ché à mon­trer pour­quoi, au sujet du beau et des valeurs qu’il déploie, cet art n’a ces­sé de mettre aux prises d’inconditionnels par­ti­sans (qui sont pour l’essentiel des pro­fes­sion­nels en la matière) et de farouches adver­saires (qui se réclament sou­vent des juge­ments d’incrédulité bien sen­tis du grand public). Il est vrai que dans les arts plas­tiques, le propre de cet art est sur­pre­nant sinon déran­geant parce qu’il pra­tique une décons­truc­tion sys­té­ma­tique de tous les cadres men­taux tra­di­tion­nels déli­mi­tant les fron­tières de la pro­duc­tion d’une œuvre.

Dans son der­nier ouvrage, notre auteure change de ter­rain et relate l’enquête qu’elle a menée à pro­pos non pas du pour­quoi mais du com­ment est venu et conti­nue de venir à l’existence le vaste domaine du patri­moine1. Elle y met en lumière cer­taines inquié­tudes iden­ti­taires propres à la socié­té actuelle. Mais, sous l’angle de l’hétérogénéité des argu­ments qui fondent l’idée même de patri­moine, la ques­tion de la signi­fi­ca­tion du beau et des valeurs revient toutefois.

L’inflation patrimoniale

Il y a qua­rante ans, la notion de patri­moine n’avait pra­ti­que­ment pas d’existence au sens où nous l’entendons aujourd’hui. Ce n’est qu’après 1972, lorsque l’Unesco eut adop­té une conven­tion sur la pro­tec­tion du patri­moine cultu­rel mon­dial, que les choses se sont pré­ci­pi­tées. En 1975, on eut l’Année euro­péenne du patri­moine. Et en Bel­gique, notam­ment, depuis plus de vingt ans, on lui consacre une jour­née annuelle. Aujourd’hui, ce terme est deve­nu fami­lier à tout un chacun.

Jadis, on par­lait plu­tôt de la pro­tec­tion des monu­ments. Cela, dans le sillage du van­da­lisme des­truc­teur de la Révo­lu­tion fran­çaise qui s’était atta­qué à nombre de sym­boles de l’aristocratie et de l’Église2. Dès la géné­ra­tion sui­vante cepen­dant, avec le nou­veau contexte du mou­ve­ment des natio­na­li­tés au XIXe siècle, on vit appa­raitre un peu par­tout en Europe des Com­mis­sions des monu­ments his­to­riques dont la conser­va­tion appa­rut comme ayant un inté­rêt iden­ti­taire natio­nal pour les nou­veaux États qui venaient de se consti­tuer. Et tout au long du XXe, la mul­ti­pli­ca­tion des dis­po­si­tions juri­diques favo­ri­sant la pro­tec­tion ou impo­sant le clas­se­ment de ces édi­fices témoi­gna d’une spec­ta­cu­laire exten­sion de ce qu’était deve­nu ce nou­veau domaine : le patri­moine.

L’extension fut tout d’abord chro­no­lo­gique : des œuvres de l’Antiquité redé­cou­vertes dès la Renais­sance, on pas­sa à celles du Moyen Âge, puis à celles des périodes modernes et contem­po­raines. Au fil des années, la diver­si­té des choses à pré­ser­ver des des­truc­tions dans le cadre de la moder­ni­sa­tion de l’âge indus­triel ne fit que s’étendre. L’extension fut aus­si topo­gra­phique, en vue de pro­té­ger nombre d’œuvres archi­tec­tu­rales mena­cées par l’urbanisation crois­sante. Bien­tôt, il s’est agi de sites entiers que l’on vou­lut mettre à l’abri des amé­na­ge­ments rou­tiers tou­jours plus impor­tants ain­si que des dégra­da­tions liées à l’expansion du tou­risme. Ce furent enfin des parcs natu­rels que l’on éri­gea en biens patri­mo­niaux. La der­nière exten­sion fut caté­go­rielle, éten­dant l’idée de patri­moine à des œuvres non plus seule­ment au titre de leur valeur esthé­tique mais, comme dans le cas des éco­mu­sées et de l’archéologie indus­trielle, de témoi­gnages sur la vie quo­ti­dienne traditionnelle.

En phase avec la notion de lieux de mémoire appa­rue dans les années quatre-vingt, on pour­rait se deman­der si l’on n’a pas fina­le­ment été entrai­né vers une patri­mo­nia­li­sa­tion tous azi­muts, une sorte d’inflation que Régis Debray a appe­lée l’abus monu­men­tal. Car le culte des monu­ments est deve­nu intense et mon­dial. L’Unesco fon­da le Conseil inter­na­tio­nal des monu­ments et des sites qui s’attela à la confec­tion d’un inven­taire du patri­moine cultu­rel et natu­rel mon­dial dès les années sep­tante. Et tel un pas­sage à la limite, une nou­velle conven­tion inter­na­tio­nale l’étendit encore en 2003, visant la sau­ve­garde du patri­moine oral et imma­té­riel de l’humanité. Il s’est agi cette fois de pro­mou­voir le res­pect de la diver­si­té cultu­relle en pro­té­geant ce qui de par le monde crée le sen­ti­ment de conti­nui­té iden­ti­taire propre à des com­mu­nau­tés et des groupes dans l’histoire3.

Pour­quoi cet inté­rêt pour le patri­moine dans le monde contem­po­rain ? On pour­rait certes se conten­ter de par­ler d’un culte moderne du patri­moine. Mais il est pos­sible d’aller plus loin et dis­tin­guer dif­fé­rentes caté­go­ries de valeurs impli­quées dans ce phé­no­mène. Les sciences sociales n’ont pas man­qué d’apporter leur éclai­rage à ce sujet. Du côté des his­to­riens, on a avan­cé l’idée qu’il s’agissait d’une réac­tion à la des­truc­tion : on com­mence à aimer ce qui n’est plus, à appré­cier la beau­té du mort. Du côté des socio­logues, l’hypothèse la plus com­mune n’a pas été très dif­fé­rente : l’intérêt pour le patri­moine a crû avec la des­truc­tion opé­rée par la moder­ni­sa­tion indus­trielle et les guerres mon­diales rava­geuses. C’est tou­te­fois chez les anthro­po­logues que, par un reca­drage de la ques­tion dans l’espace et dans le temps, la consi­dé­ra­tion la plus péné­trante est appa­rue. Selon Mau­rice Gode­lier, toute socié­té dis­tingue trois caté­go­ries de choses : celles qu’il faut don­ner, celles qu’il faut vendre, et celles qu’il faut gar­der. Don­ner est un mou­ve­ment qui, dans la chose don­née, main­tient quelque chose de la per­sonne qui donne. Vendre ou ache­ter est un mou­ve­ment très dif­fé­rent : en payant, on s’y acquitte de tout lien et on sépare com­plè­te­ment les choses des per­sonnes. À l’inverse, gar­der c’est ne pas sépa­rer les choses des per­sonnes : dans cette union s’affirme une iden­ti­té à trans­mettre. Conser­ver pour trans­mettre serait dès lors la défi­ni­tion per­ti­nente de tout patri­moine, qu’il soit fami­lial, natio­nal ou inter­na­tio­nal. Comme des objets sacrés, les choses du patri­moine sont vécues comme des élé­ments essen­tiels de l’identité des groupes et des indi­vi­dus qui en ont reçu le dépôt. Par eux, on se rat­tache à une lignée. De ce point de vue, le patri­moine consti­tue­rait une ver­sion imma­nente ou laï­ci­sée du sacré. Au moment où le main­tien des tra­di­tions par la reli­gion perd de sa force, l’importance acquise par le patri­moine cor­res­pon­drait à un trans­fert de sacra­li­té dans le sys­tème sym­bo­lique des socié­tés modernes.

Ayant ain­si briè­ve­ment bros­sé un contexte, Natha­lie Hei­nich en vient au pro­pos cen­tral de son livre, qui n’est pas d’abord d’expliquer les causes de l’inflation patri­mo­niale, mais de com­prendre en les décri­vant les moda­li­tés actuelles de son éla­bo­ra­tion. Elle ne cherche pas d’abord à nous dire ce qu’est en sub­stance le patri­moine, ni d’édicter des prin­cipes selon les­quels devrait être menée l’action en sa faveur. Sa démarche se veut celle d’une socio­lo­gie des­crip­tive et prag­ma­tique qui s’enquiert des pro­cé­dures concrètes de la patri­mo­nia­li­sa­tion des choses et des rai­sons sui­vies par ceux qui, tels de nou­veaux aco­lytes, en ont la charge dans la France d’aujourd’hui. Elle veut mettre en lumière com­ment fonc­tionne la fabrique du patri­moine, les cri­tères qu’utilisent ses arti­sans au sein de l’institution publique qu’est le Ser­vice de l’Inventaire géné­ral. Car de leur action découle qu’on lui agrè­ge­ra ceci et non pas cela.

La chaine patrimoniale

L’entrée des monu­ments et des objets dans le patri­moine ne va pas de soi. Leur inven­taire offi­ciel demande que des cher­cheurs aillent sur le ter­rain repé­rer ces choses qui désor­mais captent l’attention en rai­son de leur ancien­ne­té et de leur authen­ti­ci­té sinon de leur beau­té. Chez nos voi­sins, ce tra­vail s’est vou­lu réso­lu­ment scien­ti­fique. Il s’appuie sur des agents dont la mis­sion est de recen­ser, étu­dier et faire connaitre toute œuvre sus­cep­tible de consti­tuer un élé­ment du patri­moine natio­nal. Figu­rer dans l’Inventaire n’est cepen­dant qu’une label­li­sa­tion scien­ti­fique. Elle n’est qu’une condi­tion pré­li­mi­naire qui ne signi­fie pas ipso fac­to la recon­nais­sance au sein des Monu­ments clas­sés qui, eux, béné­fi­cient d’une pro­tec­tion juri­dique et d’une forme ou l’autre de sou­tien finan­cier. Ces der­nières font l’objet d’une pro­cé­dure lour­de­ment enca­drée par des spé­cia­listes uni­ver­si­taires, des asso­cia­tions de défense du patri­moine et, bien sûr, les repré­sen­tants de diverses admi­nis­tra­tions publiques.

Si cette recon­nais­sance est à ce point règle­men­tée, c’est parce qu’elle entraine une impor­tante charge pour les pou­voirs publics qui auront à main­te­nir le patri­moine dans un état conforme à son sta­tut, c’est-à-dire sou­vent le res­tau­rer et ensuite l’entretenir. Pour l’année 2006, on esti­mait que le total non pas du bud­get, mais des besoins finan­ciers pour l’ensemble des biens clas­sés en France, s’élevait à près de 11 mil­liards d’euros. On ne s’étonnera donc pas de ce que les com­mis­sions char­gées des recon­nais­sances souffrent d’un excès plu­tôt que d’une pénu­rie de dos­siers à trai­ter : les demandes sont nom­breuses qui émanent des pou­voirs locaux et des pro­prié­taires pri­vés (plus de 50 % des demandes), convain­cus de la valeur excep­tion­nelle d’un bâti­ment et qui espèrent obte­nir des sub­ven­tions, une exemp­tion fis­cale ou sim­ple­ment une dis­tinc­tion hono­ri­fique qui joue­ra un rôle d’atout au niveau tou­ris­tique. C’est dire aus­si que, en matière de label­li­sa­tion patri­mo­niale, un déca­lage énorme peut exis­ter entre les cri­tères de sélec­tion des experts offi­ciels et la per­cep­tion émo­tion­nelle des profanes.

Il vaut la peine de s’arrêter un ins­tant sur cette émo­tion patri­mo­niale, parce qu’il s’agit d’une émo­tion col­lec­tive, par­ta­gée par des gens très divers et où inter­viennent de mul­tiples moti­va­tions : la reli­gion, l’esthétique, la science, l’urbanisme, l’économie, la poli­tique. Et aus­si parce que, comme pour la reli­gion, il n’est pas tou­jours aisé d’y faire le tri entre l’engagement mili­tant et la rai­son objec­tive. Au sein des der­nières géné­ra­tions, des entre­pre­neurs en patri­moines sont mani­fes­te­ment appa­rus qui, au tra­vers du déve­lop­pe­ment de tout un monde asso­cia­tif, se sont faits les por­teurs d’une exi­gence esthé­tique et poli­tique en vue de sau­ver des chefs‑d’œuvre en péril. Mais l’émotion patri­mo­niale a aus­si cette remar­quable pro­prié­té de faire se côtoyer aris­to­crates et étu­diants contes­ta­taires, riches pro­prié­taires de droite et jeunes mili­tants de gauche, momen­ta­né­ment unis dans le sou­ci d’imposer aux pou­voirs publics la prise en charge de biens consi­dé­rés comme des valeurs col­lec­tives. Dans ce genre d’associations, les choses se com­pliquent par ailleurs du fait qu’on s’y trouve sou­vent aux prises avec cette valeur majeure qu’est, dans nos socié­tés, la pro­prié­té pri­vée : le patri­moine appar­tient non seule­ment à son pro­prié­taire mais aus­si à l’ensemble de la nation, voire dans cer­tains cas à l’Humanité tout entière.

Le service de l’inventaire

C’est en 1964, à l’initiative d’André Mal­raux, alors ministre des Affaires cultu­relles, que fut ins­ti­tué en France le pro­jet d’un Inven­taire géné­ral des monu­ments et des richesses artis­tiques. S’exprimaient là l’ambition per­son­nelle d’un homme et un fan­tasme empreint de jaco­bi­nisme. Pareille ini­tia­tive, liée alors expli­ci­te­ment à une pré­oc­cu­pa­tion esthé­tique, exis­tait tou­te­fois déjà dans de nom­breux autres pays d’Europe4. La mise en pra­tique du pro­jet s’est néan­moins char­gée de le rap­pe­ler à l’ordre des réa­li­tés : l’extension qu’il a prise au fil des années est telle que la convic­tion s’impose aujourd’hui qu’il faut aban­don­ner l’idée de son achèvement.

Le domaine est immense et n’a ces­sé de s’accroitre. On constate une exten­sion des périodes pro­gres­si­ve­ment prises en compte ain­si que des caté­go­ries de choses à rete­nir : de la cathé­drale à la petite cuillère, selon l’expression d’André Chas­tel. L’idée actuelle de patri­moine a bel et bien quit­té le seul domaine des monu­ments his­to­riques. L’attention s’est aus­si dépla­cée du rural vers l’urbain et des monu­ments iso­lés vers des ensembles for­mant un tis­su de choses remar­quables. C’est alors non plus l’objet unique mais l’interaction des élé­ments patri­mo­niaux les uns sur les autres qui a com­men­cé à rete­nir l’attention. En même temps, plu­tôt que d’en res­ter au simple inven­taire des richesses patri­mo­niales, on s’est de plus en plus inté­res­sé à l’histoire de ce qui est don­né à voir. Il s’agit de faire com­prendre le sens qu’a ou a pu avoir ce que l’on a sous les yeux. Même le modeste et le quo­ti­dien ont voca­tion de contri­buer à l’identité locale ou natio­nale. Ce n’est plus d’abord la beau­té qui guide l’inventaire, mais l’explication his­to­rique, éco­no­mique ou poli­tique des choses. Les exhi­ber pour le plus grand nombre de gens, c’est les mettre en valeur, les enra­ci­ner dans un pas­sé his­to­rique et sus­ci­ter l’adhésion à un pro­gramme qui exprime une appar­te­nance commune.

L’extension de l’inventaire tient tou­te­fois aus­si à la pré­va­lence pro­gres­sive d’une pers­pec­tive ges­tion­naire d’aménagement du ter­ri­toire. Les col­lec­ti­vi­tés locales sont à bien des égards deman­deuses d’un tel archi­vage qui, même s’il obéit à de lourdes règles d’homogénéisation bureau­cra­tiques, est pour elles une source de valo­ri­sa­tion uti­li­sable à des fins urba­nis­tiques ou de mise en valeur tou­ris­tique. Par cette orien­ta­tion uti­li­taire, l’inventaire s’est pro­gres­si­ve­ment éloi­gné des valeurs atta­chées sub­jec­ti­ve­ment à la beau­té ain­si que des cri­tères de l’objectivité scien­ti­fique qui l’animaient à ses débuts. L’évidence devient que c’est le pré­sent qui s’y construit sous la mou­vance des valeurs pro­mues par le ser­vice de l’inventaire et qui débouchent de fait dans une sorte de défi­ni­tion auto­ri­sée du patri­moine. L’entreprise est de plus en plus réa­li­sée là où elle est deman­dée, quand il faut et lorsqu’on en a besoin. Le patri­moine n’est dès lors pas sim­ple­ment ce qui se découvre, mais plu­tôt ce qui s’invente. Il advient au tra­vers d’une méta­mor­phose et entre dans ce que Mal­raux a appe­lé le musée ima­gi­naire de ce qui mérite pro­tec­tion.

Les critères de la patrimonialisation

Le patri­moine se crée donc en fonc­tion de cer­tains besoins de la vie en socié­té. Rien n’est plus effi­cace que le regard qui, à nos yeux, fait exis­ter les choses. Mais que de ten­sions engen­drées par cette néces­si­té qui est loin de s’harmoniser avec la diver­si­té des cri­tères de l’esthétique, de la science et de l’administration ! La beau­té, l’ancienneté et l’authenticité s’y conjuguent certes tou­jours, mais d’une façon de plus en plus rela­tive et au pro­fit d’autres cri­tères qui prennent de l’importance comme, par exemple, la typi­ci­té et l’uni­ci­té qui, au regard des experts, font sor­tir l’objet de la bana­li­té et lui confèrent un sta­tut pri­vi­lé­gié. Cer­tains cri­tères, for­mu­lés dans les pres­crip­tions métho­do­lo­giques de l’administration que sont tenus de res­pec­ter les cher­cheurs, sont certes uni­voques et par­viennent à impo­ser de manière constante des choix dits scien­ti­fiques. Mais d’autres cri­tères, plus dis­crets, rele­vant de l’esthé­tique et de la poli­tique inter­viennent éga­le­ment et s’avèrent beau­coup plus ambi­va­lents. En défi­ni­tive, il n’est donc pas aisé de cer­ner l’ensemble des caté­go­ries sur les­quelles repose la notion même de patrimoine.

C’est au plus près du ter­rain, mêlée aux cher­cheurs réa­li­sant concrè­te­ment l’inventaire patri­mo­nial, que Natha­lie Hei­nich a ten­té d’élucider cette ques­tion. À par­tir de là, l’inflation patri­mo­niale lui est appa­rue sous une lumière plus tami­sée que celle des grandes théo­ries sur les rap­ports qu’une socié­té entre­tient avec son pas­sé. On se trouve, dit-elle, en face d’un phé­no­mène com­plexe, le pro­duit de la ren­contre entre un dis­po­si­tif objec­tif por­té par des agents qui sou­mettent dif­fé­rentes caté­go­ries d’objets au dis­cer­ne­ment pré­vu par la tech­nique d’une admi­nis­tra­tion, et la recon­nais­sance de choses reçues du pas­sé, bien réelles mais ne s’imposant que sub­jec­ti­ve­ment, dans le contexte par­ti­cu­lier d’une époque, comme dotées de valeurs. C’est à cette inter­sec­tion, à la fron­tière entre l’histoire de l’art au sens tra­di­tion­nel et une concep­tion post­mo­derne de valeurs pure­ment inven­tées, que s’établit la saillance per­cep­tive qui finit par impo­ser la vision auto­ri­sée de ce qu’est actuel­le­ment le patrimoine.

On ne peut donc pas pré­tendre que l’on soit en face d’une réa­li­té inté­gra­le­ment construite, cultu­relle ou idéo­lo­gique. On se trouve néan­moins aux prises avec une tech­no­lo­gie hié­rar­chi­sa­trice qui sou­met les choses à un juge­ment demeu­rant par­tiel­le­ment opaque et contin­gent. En ver­tu de quoi l’âge et la durée font-ils bas­cu­ler un objet dans le registre valo­ri­sant de l’ancien, faute de quoi il ne serait que du vieux, c’est-à-dire du dégra­dé ? Et s’il faut admettre que l’appartenance au pas­sé est une pro­prié­té consti­tu­tive du patri­moine qui n’est pas réduc­tible à celle de sa beau­té esthé­tique, est-ce pour autant une rai­son de mar­gi­na­li­ser cette der­nière ? Pour Natha­lie Hei­nich, si les caté­go­ries d’ancienneté, d’authenticité, de rare­té et de typi­ci­té ont acquis une indé­niable pré­gnance au détri­ment de la caté­go­rie esthé­tique de beau­té, c’est parce qu’elles font impli­ci­te­ment par­tie des prin­cipes com­muns aux membres d’une même socié­té où elles ont pris du sens, acquis une signi­fi­ca­tion et sont sus­cep­tibles de consti­tuer des valeurs qui pous­se­ront les visi­teurs de monu­ments sur les routes du monde. Si la typi­ci­té et l’uni­ci­té des choses ont pu y prendre une telle impor­tance, au point de mar­gi­na­li­ser leur valeur esthé­tique, c’est parce que s’en dégage une sorte d’originalité et de rare­té que l’on peut voir comme une beau­té scien­ti­fique apte à engen­drer de la sym­bo­li­sa­tion. Aler­tant une mémoire plus ou moins pro­fonde, cette valeur éveille la curio­si­té et sus­cite des ques­tions aus­si bien col­lec­tives qu’individuelles.

On le voit bien, avec le patri­moine, on se trouve au car­re­four de construc­tions juri­diques, d’inventions scien­ti­fiques, de pro­cé­dures admi­nis­tra­tives et de valeurs esthé­tiques dont l’hétérogénéité est propre à nour­rir les contro­verses intel­lec­tuelles. Comme dans l’art contem­po­rain d’avant-garde, se pose la ques­tion de savoir si d’un objet quel­conque on peut faire une œuvre belle comme ten­drait spon­ta­né­ment à le sug­gé­rer l’idée de patri­moine. Un objet devient-il beau par l’opération même de sa patri­mo­nia­li­sa­tion ? Devient-il pour autant une œuvre d’art ? Plu­tôt que d’une arti­fi­ca­tion de notre envi­ron­ne­ment, l’inflation patri­mo­niale ne ten­drait-elle pas au contraire à opé­rer une désar­ti­fi­ca­tion de la notion de patri­moine ? Pour répondre à cette ques­tion finale, Natha­lie Hei­nich se réfère une fois encore à Mau­rice Gode­lier : un objet sacré, dit l’anthropologue, est un objet maté­riel qui repré­sente l’irreprésentable. Il ren­voie l’humanité à l’origine des choses et témoigne de l’ordre cos­mique et social qui découle des ori­gines. Un objet sacré n’est pas néces­sai­re­ment beau, mais il met tou­te­fois l’humanité en pré­sence des puis­sances qui ordonnent le monde au-delà du visible.

On ne peut mieux com­prendre la pré­va­lence de la valeur d’authenticité sur la valeur de beau­té dans cette entre­prise mas­sive de trans­fert de sacra­li­té qu’est deve­nue aujourd’hui la fonc­tion patri­mo­niale. Là, notam­ment, se conserve le bien com­mun que sont les appar­te­nances iden­ti­taires et leurs valeurs relationnelles.

De l’esthétique aux valeurs

Au terme de la lec­ture de cet ouvrage, on se dit à pro­pos du patri­moine que bien des dépla­ce­ments s’y sont pro­duits, allant du sub­jec­tif vers l’objec­tif, de l’esthé­tique des débuts vers les ques­tions de sens et de signi­fi­ca­tion sociale d’aujourd’hui. C’est sa por­tée col­lec­tive qui lui confère le cadre dans lequel il convient désor­mais de le com­prendre. Et c’est à la réflexi­vi­té scien­ti­fique que, pour le prin­ci­pal, a été confié son inven­taire, c’est-à-dire l’authentification de ces choses qui nous viennent de l’histoire, qui sont objec­ti­ve­ment là et nous donnent à pen­ser parce qu’elles ne relèvent pas du seul regard que nous jetons sur elles. Des choses qui ne sont pas mani­pu­lables à volon­té comme l’ont pré­ten­du cer­taines approches de la socio­lo­gie cri­tique qui ne vou­lait y déce­ler qu’une pure domi­na­tion idéo­lo­gique ou une dis­si­mu­la­tion des inté­rêts de cer­tains. Dit autre­ment, en tant que réa­li­té sociale, le conte­nu du patri­moine n’est pas que rela­tion­nel, il est aus­si sub­stan­tiel comme le sont les data du monde. Et dans cette ques­tion comme dans celle de l’art, il n’y a pas plus d’objectivité abso­lue s’imposant éga­le­ment à tous qu’il n’y a de sub­jec­ti­vi­té abso­lue capable de fon­der les choses à elle toute seule.

On per­çoit plus clai­re­ment à par­tir de là que la nature des choses a toute son impor­tance, même si ce sont les membres d’une socié­té située qui fabriquent cultu­rel­le­ment la réa­li­té que les choses de cette nature repré­sen­te­ront. On est là dans le registre des valeurs qui est lar­ge­ment expé­rien­tiel et on y retrouve l’une des contro­verses que le cou­rant post­mo­derne a intro­duites dans les sciences sociales : dire que ce sont les acteurs sociaux qui construisent inté­gra­le­ment la réa­li­té, est-ce plus qu’un slo­gan ? Si la pers­pec­tive construc­ti­viste nous enseigne quelque chose d’incontestable sur l’usage empi­rique que nous fai­sons des choses du monde, son nomi­na­lisme non tem­pé­ré ne cède-t-il pas au mirage qui donne à croire que, dans nos rap­ports avec le monde, rien n’existe en dehors de nos décisions ?

Bien d’accord donc avec Natha­lie Hei­nich sur la dis­tance à prendre vis-à-vis d’une socio­lo­gie exclu­si­ve­ment dénon­cia­trice d’une domi­na­tion dont le patri­moine serait deve­nu le lieu, on s’étonne néan­moins de ce que, dans sa syn­thèse finale, elle ne retient prin­ci­pa­le­ment que l’authen­ti­ci­té, la typi­ci­té et l’uni­ci­té comme les valeurs qui servent de balises au dres­sage de son inven­taire. L’analyse prag­ma­tique de l’expérience des agents patri­mo­nia­li­sa­teurs conduit-elle à conce­voir une admi­nis­tra­tion si puis­sante que, uni­la­té­ra­le­ment, elle par­vien­drait à dif­fu­ser ses seules valeurs à elle dans la socié­té, sans être elle-même conta­mi­née par celles que le contexte socio­cul­tu­rel ambiant dif­fuse ? La chose laisse sceptique.

On se demande donc s’il n’aurait pas fal­lu mettre davan­tage en lumière l’impact de cet autre registre expé­rien­tiel que consti­tuent cer­taines valeurs vécues par tous dans une socié­té de mobi­li­té et de dépla­ce­ment. Une socié­té qui est tra­vaillée par sa spa­tia­li­té élar­gie, parce que celle-ci consti­tue une sorte d’épreuve de déra­ci­ne­ment per­ma­ment. S’y déve­loppe alors l’aspiration à ce que la déam­bu­la­tion per­ma­nente amène quelque part, là où l’histoire s’est faite pour que nous en deve­nions les qua­si-témoins sinon les acteurs. L’invitation à se dépla­cer vers cer­tains lieux théâ­tra­li­sés du patri­moine montre ce besoin : au-delà du seul sou­ci de son inven­taire rigou­reux, l’action du monde asso­cia­tif dévoué au patri­moine s’est mise au ser­vice d’une socié­té où aller vers ces lieux, c’est don­ner corps à des réa­li­tés his­to­riques plus ou moins connues d’un public qui cherche à com­pen­ser son dépay­se­ment spa­tial par un appro­fon­dis­se­ment de son enra­ci­ne­ment tem­po­rel. Faire revivre les choses, c’est plus que les exhi­ber sur la base des seuls argu­ments bien secs de la rigueur scien­ti­fique. Et la nou­velle éco­no­mie de la consom­ma­tion de loi­sirs n’a d’ailleurs pas tar­dé à iden­ti­fier ce nou­veau besoin en offrant dans ses pro­duits tou­ris­tiques un mélange de diver­tis­se­ment et de savoir. Elle a com­pris qu’un nou­veau public était prêt à ache­ter une expé­rience de sou­ve­nirs mis en par­tage, à payer pour pas­ser du temps à s’approprier une série d’évènements mémo­rables. Pour le meilleur et pour le pire ! C’est là un autre registre de valeurs au car­re­four de la culture et du com­merce. On ima­gine mal que, dans le tra­vail qu’elle accom­plit, l’administration en charge des biens patri­mo­niaux, si scien­ti­fique qu’elle se veuille, puisse y être res­tée par­fai­te­ment étanche.

Concluons : la véri­té n’est ni der­rière ni en dehors de nous, mais devant et en nous. Elle n’est pas méta­phy­sique mais sociale et s’élabore au tra­vers du tra­vail que la socié­té accom­plit sur elle-même. Parce que c’est à tra­vers lui que se forgent ce que nous appe­lons les valeurs. Là qu’elles s’éprouvent et qu’en défi­ni­tive elles tiennent ou pas en tra­ver­sant l’épreuve des contro­verses de l’histoire. Il ne faut donc pas tran­cher trop vite. Car comme en témoigne l’effort humain de mal­gré tout dépas­ser sa propre contin­gence, l’absence d’objectivité abso­lue, dans le domaine du patri­moine comme dans tous les autres, ne signi­fie nul­le­ment une chute dans le rela­ti­visme subjectiviste.

  1. Natha­lie Hei­nich, La fabrique du patri­moine. De la cathé­drale à la petite cuillère, Édi­tions de la Mai­son des sciences de l’homme, 2009.
  2. Ce fut le cas chez nous en 1796 avec la vente par l’administration fran­çaise de l’abbaye de Vil­lers-la-Ville à un mar­chand de matériaux.
  3. Par­mi les nonante mani­fes­ta­tions de cet ordre déjà recon­nues, figure chez nous le car­na­val de Binche.
  4. En Bel­gique, exis­tait depuis 1835 une « Com­mis­sion royale des Monu­ments » char­gée d’une mis­sion de conseil. Puis, en 1912, fut créée la « Com­mis­sion royale des monu­ments et des sites » dont les com­pé­tences furent élar­gies. Ce n’est tou­te­fois qu’en 1931 qu’une légis­la­tion spé­ci­fique défi­nit les droits et les obli­ga­tions des pro­prié­taires des biens clas­sés. L’Institut royal du patri­moine artis­tique fut créé en 1948 et est deve­nu opé­ra­tion­nel dès le début des années soixante. C’est lui qui se consacre à l’inventaire, l’étude scien­ti­fique, la conser­va­tion et la valo­ri­sa­tion des biens artis­tiques et cultu­rels du pays. Loca­li­sé au Parc du Cin­quan­te­naire à Bruxelles, son bâti­ment abrite des labo­ra­toires, des ate­liers, une pho­to­thèque et une biblio­thèque. Il est le pre­mier au monde dont la com­po­si­tion a été pen­sée pour faci­li­ter la coexis­tence de cel­lules de tra­vail très dis­sem­blables et per­mettre une approche inter­dis­ci­pli­naire des œuvres d’art. En 1968, cet ins­ti­tut fédé­ral fut scin­dé en deux sec­tions, néer­lan­do­phone et fran­co­phone. En 1989, la com­pé­tence du patri­moine a été trans­fé­rée aux Régions en même temps qu’a été créée une nou­velle admi­nis­tra­tion des monu­ments et des sites qui, s’en éton­ne­ra-t-on, manque des moyens en regard de ses missions.

Albert Bastenier


Auteur

Sociologue. Professeur émérite de l'université catholique de Louvain. Membre du comité de rédaction de La Revue nouvelle depuis 1967. S'y est exprimé régulièrement sur les questions religieuses, les migrations et l'enseignement.