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La fabrique du patrimoine, de Nathalie Heinich
Nathalie Heinich, spécialisée en sociologie de l’art, a produit jusqu’ici divers travaux remarqués sur l’art contemporain d’avant-garde. Elle a cherché à montrer pourquoi, au sujet du beau et des valeurs qu’il déploie, cet art n’a cessé de mettre aux prises d’inconditionnels partisans (qui sont pour l’essentiel des professionnels en la matière) et de farouches adversaires (qui se réclament […]
Nathalie Heinich, spécialisée en sociologie de l’art, a produit jusqu’ici divers travaux remarqués sur l’art contemporain d’avant-garde. Elle a cherché à montrer pourquoi, au sujet du beau et des valeurs qu’il déploie, cet art n’a cessé de mettre aux prises d’inconditionnels partisans (qui sont pour l’essentiel des professionnels en la matière) et de farouches adversaires (qui se réclament souvent des jugements d’incrédulité bien sentis du grand public). Il est vrai que dans les arts plastiques, le propre de cet art est surprenant sinon dérangeant parce qu’il pratique une déconstruction systématique de tous les cadres mentaux traditionnels délimitant les frontières de la production d’une œuvre.
Dans son dernier ouvrage, notre auteure change de terrain et relate l’enquête qu’elle a menée à propos non pas du pourquoi mais du comment est venu et continue de venir à l’existence le vaste domaine du patrimoine1. Elle y met en lumière certaines inquiétudes identitaires propres à la société actuelle. Mais, sous l’angle de l’hétérogénéité des arguments qui fondent l’idée même de patrimoine, la question de la signification du beau et des valeurs revient toutefois.
L’inflation patrimoniale
Il y a quarante ans, la notion de patrimoine n’avait pratiquement pas d’existence au sens où nous l’entendons aujourd’hui. Ce n’est qu’après 1972, lorsque l’Unesco eut adopté une convention sur la protection du patrimoine culturel mondial, que les choses se sont précipitées. En 1975, on eut l’Année européenne du patrimoine. Et en Belgique, notamment, depuis plus de vingt ans, on lui consacre une journée annuelle. Aujourd’hui, ce terme est devenu familier à tout un chacun.
Jadis, on parlait plutôt de la protection des monuments. Cela, dans le sillage du vandalisme destructeur de la Révolution française qui s’était attaqué à nombre de symboles de l’aristocratie et de l’Église2. Dès la génération suivante cependant, avec le nouveau contexte du mouvement des nationalités au XIXe siècle, on vit apparaitre un peu partout en Europe des Commissions des monuments historiques dont la conservation apparut comme ayant un intérêt identitaire national pour les nouveaux États qui venaient de se constituer. Et tout au long du XXe, la multiplication des dispositions juridiques favorisant la protection ou imposant le classement de ces édifices témoigna d’une spectaculaire extension de ce qu’était devenu ce nouveau domaine : le patrimoine.
L’extension fut tout d’abord chronologique : des œuvres de l’Antiquité redécouvertes dès la Renaissance, on passa à celles du Moyen Âge, puis à celles des périodes modernes et contemporaines. Au fil des années, la diversité des choses à préserver des destructions dans le cadre de la modernisation de l’âge industriel ne fit que s’étendre. L’extension fut aussi topographique, en vue de protéger nombre d’œuvres architecturales menacées par l’urbanisation croissante. Bientôt, il s’est agi de sites entiers que l’on voulut mettre à l’abri des aménagements routiers toujours plus importants ainsi que des dégradations liées à l’expansion du tourisme. Ce furent enfin des parcs naturels que l’on érigea en biens patrimoniaux. La dernière extension fut catégorielle, étendant l’idée de patrimoine à des œuvres non plus seulement au titre de leur valeur esthétique mais, comme dans le cas des écomusées et de l’archéologie industrielle, de témoignages sur la vie quotidienne traditionnelle.
En phase avec la notion de lieux de mémoire apparue dans les années quatre-vingt, on pourrait se demander si l’on n’a pas finalement été entrainé vers une patrimonialisation tous azimuts, une sorte d’inflation que Régis Debray a appelée l’abus monumental. Car le culte des monuments est devenu intense et mondial. L’Unesco fonda le Conseil international des monuments et des sites qui s’attela à la confection d’un inventaire du patrimoine culturel et naturel mondial dès les années septante. Et tel un passage à la limite, une nouvelle convention internationale l’étendit encore en 2003, visant la sauvegarde du patrimoine oral et immatériel de l’humanité. Il s’est agi cette fois de promouvoir le respect de la diversité culturelle en protégeant ce qui de par le monde crée le sentiment de continuité identitaire propre à des communautés et des groupes dans l’histoire3.
Pourquoi cet intérêt pour le patrimoine dans le monde contemporain ? On pourrait certes se contenter de parler d’un culte moderne du patrimoine. Mais il est possible d’aller plus loin et distinguer différentes catégories de valeurs impliquées dans ce phénomène. Les sciences sociales n’ont pas manqué d’apporter leur éclairage à ce sujet. Du côté des historiens, on a avancé l’idée qu’il s’agissait d’une réaction à la destruction : on commence à aimer ce qui n’est plus, à apprécier la beauté du mort. Du côté des sociologues, l’hypothèse la plus commune n’a pas été très différente : l’intérêt pour le patrimoine a crû avec la destruction opérée par la modernisation industrielle et les guerres mondiales ravageuses. C’est toutefois chez les anthropologues que, par un recadrage de la question dans l’espace et dans le temps, la considération la plus pénétrante est apparue. Selon Maurice Godelier, toute société distingue trois catégories de choses : celles qu’il faut donner, celles qu’il faut vendre, et celles qu’il faut garder. Donner est un mouvement qui, dans la chose donnée, maintient quelque chose de la personne qui donne. Vendre ou acheter est un mouvement très différent : en payant, on s’y acquitte de tout lien et on sépare complètement les choses des personnes. À l’inverse, garder c’est ne pas séparer les choses des personnes : dans cette union s’affirme une identité à transmettre. Conserver pour transmettre serait dès lors la définition pertinente de tout patrimoine, qu’il soit familial, national ou international. Comme des objets sacrés, les choses du patrimoine sont vécues comme des éléments essentiels de l’identité des groupes et des individus qui en ont reçu le dépôt. Par eux, on se rattache à une lignée. De ce point de vue, le patrimoine constituerait une version immanente ou laïcisée du sacré. Au moment où le maintien des traditions par la religion perd de sa force, l’importance acquise par le patrimoine correspondrait à un transfert de sacralité dans le système symbolique des sociétés modernes.
Ayant ainsi brièvement brossé un contexte, Nathalie Heinich en vient au propos central de son livre, qui n’est pas d’abord d’expliquer les causes de l’inflation patrimoniale, mais de comprendre en les décrivant les modalités actuelles de son élaboration. Elle ne cherche pas d’abord à nous dire ce qu’est en substance le patrimoine, ni d’édicter des principes selon lesquels devrait être menée l’action en sa faveur. Sa démarche se veut celle d’une sociologie descriptive et pragmatique qui s’enquiert des procédures concrètes de la patrimonialisation des choses et des raisons suivies par ceux qui, tels de nouveaux acolytes, en ont la charge dans la France d’aujourd’hui. Elle veut mettre en lumière comment fonctionne la fabrique du patrimoine, les critères qu’utilisent ses artisans au sein de l’institution publique qu’est le Service de l’Inventaire général. Car de leur action découle qu’on lui agrègera ceci et non pas cela.
La chaine patrimoniale
L’entrée des monuments et des objets dans le patrimoine ne va pas de soi. Leur inventaire officiel demande que des chercheurs aillent sur le terrain repérer ces choses qui désormais captent l’attention en raison de leur ancienneté et de leur authenticité sinon de leur beauté. Chez nos voisins, ce travail s’est voulu résolument scientifique. Il s’appuie sur des agents dont la mission est de recenser, étudier et faire connaitre toute œuvre susceptible de constituer un élément du patrimoine national. Figurer dans l’Inventaire n’est cependant qu’une labellisation scientifique. Elle n’est qu’une condition préliminaire qui ne signifie pas ipso facto la reconnaissance au sein des Monuments classés qui, eux, bénéficient d’une protection juridique et d’une forme ou l’autre de soutien financier. Ces dernières font l’objet d’une procédure lourdement encadrée par des spécialistes universitaires, des associations de défense du patrimoine et, bien sûr, les représentants de diverses administrations publiques.
Si cette reconnaissance est à ce point règlementée, c’est parce qu’elle entraine une importante charge pour les pouvoirs publics qui auront à maintenir le patrimoine dans un état conforme à son statut, c’est-à-dire souvent le restaurer et ensuite l’entretenir. Pour l’année 2006, on estimait que le total non pas du budget, mais des besoins financiers pour l’ensemble des biens classés en France, s’élevait à près de 11 milliards d’euros. On ne s’étonnera donc pas de ce que les commissions chargées des reconnaissances souffrent d’un excès plutôt que d’une pénurie de dossiers à traiter : les demandes sont nombreuses qui émanent des pouvoirs locaux et des propriétaires privés (plus de 50 % des demandes), convaincus de la valeur exceptionnelle d’un bâtiment et qui espèrent obtenir des subventions, une exemption fiscale ou simplement une distinction honorifique qui jouera un rôle d’atout au niveau touristique. C’est dire aussi que, en matière de labellisation patrimoniale, un décalage énorme peut exister entre les critères de sélection des experts officiels et la perception émotionnelle des profanes.
Il vaut la peine de s’arrêter un instant sur cette émotion patrimoniale, parce qu’il s’agit d’une émotion collective, partagée par des gens très divers et où interviennent de multiples motivations : la religion, l’esthétique, la science, l’urbanisme, l’économie, la politique. Et aussi parce que, comme pour la religion, il n’est pas toujours aisé d’y faire le tri entre l’engagement militant et la raison objective. Au sein des dernières générations, des entrepreneurs en patrimoines sont manifestement apparus qui, au travers du développement de tout un monde associatif, se sont faits les porteurs d’une exigence esthétique et politique en vue de sauver des chefs‑d’œuvre en péril. Mais l’émotion patrimoniale a aussi cette remarquable propriété de faire se côtoyer aristocrates et étudiants contestataires, riches propriétaires de droite et jeunes militants de gauche, momentanément unis dans le souci d’imposer aux pouvoirs publics la prise en charge de biens considérés comme des valeurs collectives. Dans ce genre d’associations, les choses se compliquent par ailleurs du fait qu’on s’y trouve souvent aux prises avec cette valeur majeure qu’est, dans nos sociétés, la propriété privée : le patrimoine appartient non seulement à son propriétaire mais aussi à l’ensemble de la nation, voire dans certains cas à l’Humanité tout entière.
Le service de l’inventaire
C’est en 1964, à l’initiative d’André Malraux, alors ministre des Affaires culturelles, que fut institué en France le projet d’un Inventaire général des monuments et des richesses artistiques. S’exprimaient là l’ambition personnelle d’un homme et un fantasme empreint de jacobinisme. Pareille initiative, liée alors explicitement à une préoccupation esthétique, existait toutefois déjà dans de nombreux autres pays d’Europe4. La mise en pratique du projet s’est néanmoins chargée de le rappeler à l’ordre des réalités : l’extension qu’il a prise au fil des années est telle que la conviction s’impose aujourd’hui qu’il faut abandonner l’idée de son achèvement.
Le domaine est immense et n’a cessé de s’accroitre. On constate une extension des périodes progressivement prises en compte ainsi que des catégories de choses à retenir : de la cathédrale à la petite cuillère, selon l’expression d’André Chastel. L’idée actuelle de patrimoine a bel et bien quitté le seul domaine des monuments historiques. L’attention s’est aussi déplacée du rural vers l’urbain et des monuments isolés vers des ensembles formant un tissu de choses remarquables. C’est alors non plus l’objet unique mais l’interaction des éléments patrimoniaux les uns sur les autres qui a commencé à retenir l’attention. En même temps, plutôt que d’en rester au simple inventaire des richesses patrimoniales, on s’est de plus en plus intéressé à l’histoire de ce qui est donné à voir. Il s’agit de faire comprendre le sens qu’a ou a pu avoir ce que l’on a sous les yeux. Même le modeste et le quotidien ont vocation de contribuer à l’identité locale ou nationale. Ce n’est plus d’abord la beauté qui guide l’inventaire, mais l’explication historique, économique ou politique des choses. Les exhiber pour le plus grand nombre de gens, c’est les mettre en valeur, les enraciner dans un passé historique et susciter l’adhésion à un programme qui exprime une appartenance commune.
L’extension de l’inventaire tient toutefois aussi à la prévalence progressive d’une perspective gestionnaire d’aménagement du territoire. Les collectivités locales sont à bien des égards demandeuses d’un tel archivage qui, même s’il obéit à de lourdes règles d’homogénéisation bureaucratiques, est pour elles une source de valorisation utilisable à des fins urbanistiques ou de mise en valeur touristique. Par cette orientation utilitaire, l’inventaire s’est progressivement éloigné des valeurs attachées subjectivement à la beauté ainsi que des critères de l’objectivité scientifique qui l’animaient à ses débuts. L’évidence devient que c’est le présent qui s’y construit sous la mouvance des valeurs promues par le service de l’inventaire et qui débouchent de fait dans une sorte de définition autorisée du patrimoine. L’entreprise est de plus en plus réalisée là où elle est demandée, quand il faut et lorsqu’on en a besoin. Le patrimoine n’est dès lors pas simplement ce qui se découvre, mais plutôt ce qui s’invente. Il advient au travers d’une métamorphose et entre dans ce que Malraux a appelé le musée imaginaire de ce qui mérite protection.
Les critères de la patrimonialisation
Le patrimoine se crée donc en fonction de certains besoins de la vie en société. Rien n’est plus efficace que le regard qui, à nos yeux, fait exister les choses. Mais que de tensions engendrées par cette nécessité qui est loin de s’harmoniser avec la diversité des critères de l’esthétique, de la science et de l’administration ! La beauté, l’ancienneté et l’authenticité s’y conjuguent certes toujours, mais d’une façon de plus en plus relative et au profit d’autres critères qui prennent de l’importance comme, par exemple, la typicité et l’unicité qui, au regard des experts, font sortir l’objet de la banalité et lui confèrent un statut privilégié. Certains critères, formulés dans les prescriptions méthodologiques de l’administration que sont tenus de respecter les chercheurs, sont certes univoques et parviennent à imposer de manière constante des choix dits scientifiques. Mais d’autres critères, plus discrets, relevant de l’esthétique et de la politique interviennent également et s’avèrent beaucoup plus ambivalents. En définitive, il n’est donc pas aisé de cerner l’ensemble des catégories sur lesquelles repose la notion même de patrimoine.
C’est au plus près du terrain, mêlée aux chercheurs réalisant concrètement l’inventaire patrimonial, que Nathalie Heinich a tenté d’élucider cette question. À partir de là, l’inflation patrimoniale lui est apparue sous une lumière plus tamisée que celle des grandes théories sur les rapports qu’une société entretient avec son passé. On se trouve, dit-elle, en face d’un phénomène complexe, le produit de la rencontre entre un dispositif objectif porté par des agents qui soumettent différentes catégories d’objets au discernement prévu par la technique d’une administration, et la reconnaissance de choses reçues du passé, bien réelles mais ne s’imposant que subjectivement, dans le contexte particulier d’une époque, comme dotées de valeurs. C’est à cette intersection, à la frontière entre l’histoire de l’art au sens traditionnel et une conception postmoderne de valeurs purement inventées, que s’établit la saillance perceptive qui finit par imposer la vision autorisée de ce qu’est actuellement le patrimoine.
On ne peut donc pas prétendre que l’on soit en face d’une réalité intégralement construite, culturelle ou idéologique. On se trouve néanmoins aux prises avec une technologie hiérarchisatrice qui soumet les choses à un jugement demeurant partiellement opaque et contingent. En vertu de quoi l’âge et la durée font-ils basculer un objet dans le registre valorisant de l’ancien, faute de quoi il ne serait que du vieux, c’est-à-dire du dégradé ? Et s’il faut admettre que l’appartenance au passé est une propriété constitutive du patrimoine qui n’est pas réductible à celle de sa beauté esthétique, est-ce pour autant une raison de marginaliser cette dernière ? Pour Nathalie Heinich, si les catégories d’ancienneté, d’authenticité, de rareté et de typicité ont acquis une indéniable prégnance au détriment de la catégorie esthétique de beauté, c’est parce qu’elles font implicitement partie des principes communs aux membres d’une même société où elles ont pris du sens, acquis une signification et sont susceptibles de constituer des valeurs qui pousseront les visiteurs de monuments sur les routes du monde. Si la typicité et l’unicité des choses ont pu y prendre une telle importance, au point de marginaliser leur valeur esthétique, c’est parce que s’en dégage une sorte d’originalité et de rareté que l’on peut voir comme une beauté scientifique apte à engendrer de la symbolisation. Alertant une mémoire plus ou moins profonde, cette valeur éveille la curiosité et suscite des questions aussi bien collectives qu’individuelles.
On le voit bien, avec le patrimoine, on se trouve au carrefour de constructions juridiques, d’inventions scientifiques, de procédures administratives et de valeurs esthétiques dont l’hétérogénéité est propre à nourrir les controverses intellectuelles. Comme dans l’art contemporain d’avant-garde, se pose la question de savoir si d’un objet quelconque on peut faire une œuvre belle comme tendrait spontanément à le suggérer l’idée de patrimoine. Un objet devient-il beau par l’opération même de sa patrimonialisation ? Devient-il pour autant une œuvre d’art ? Plutôt que d’une artification de notre environnement, l’inflation patrimoniale ne tendrait-elle pas au contraire à opérer une désartification de la notion de patrimoine ? Pour répondre à cette question finale, Nathalie Heinich se réfère une fois encore à Maurice Godelier : un objet sacré, dit l’anthropologue, est un objet matériel qui représente l’irreprésentable. Il renvoie l’humanité à l’origine des choses et témoigne de l’ordre cosmique et social qui découle des origines. Un objet sacré n’est pas nécessairement beau, mais il met toutefois l’humanité en présence des puissances qui ordonnent le monde au-delà du visible.
On ne peut mieux comprendre la prévalence de la valeur d’authenticité sur la valeur de beauté dans cette entreprise massive de transfert de sacralité qu’est devenue aujourd’hui la fonction patrimoniale. Là, notamment, se conserve le bien commun que sont les appartenances identitaires et leurs valeurs relationnelles.
De l’esthétique aux valeurs
Au terme de la lecture de cet ouvrage, on se dit à propos du patrimoine que bien des déplacements s’y sont produits, allant du subjectif vers l’objectif, de l’esthétique des débuts vers les questions de sens et de signification sociale d’aujourd’hui. C’est sa portée collective qui lui confère le cadre dans lequel il convient désormais de le comprendre. Et c’est à la réflexivité scientifique que, pour le principal, a été confié son inventaire, c’est-à-dire l’authentification de ces choses qui nous viennent de l’histoire, qui sont objectivement là et nous donnent à penser parce qu’elles ne relèvent pas du seul regard que nous jetons sur elles. Des choses qui ne sont pas manipulables à volonté comme l’ont prétendu certaines approches de la sociologie critique qui ne voulait y déceler qu’une pure domination idéologique ou une dissimulation des intérêts de certains. Dit autrement, en tant que réalité sociale, le contenu du patrimoine n’est pas que relationnel, il est aussi substantiel comme le sont les data du monde. Et dans cette question comme dans celle de l’art, il n’y a pas plus d’objectivité absolue s’imposant également à tous qu’il n’y a de subjectivité absolue capable de fonder les choses à elle toute seule.
On perçoit plus clairement à partir de là que la nature des choses a toute son importance, même si ce sont les membres d’une société située qui fabriquent culturellement la réalité que les choses de cette nature représenteront. On est là dans le registre des valeurs qui est largement expérientiel et on y retrouve l’une des controverses que le courant postmoderne a introduites dans les sciences sociales : dire que ce sont les acteurs sociaux qui construisent intégralement la réalité, est-ce plus qu’un slogan ? Si la perspective constructiviste nous enseigne quelque chose d’incontestable sur l’usage empirique que nous faisons des choses du monde, son nominalisme non tempéré ne cède-t-il pas au mirage qui donne à croire que, dans nos rapports avec le monde, rien n’existe en dehors de nos décisions ?
Bien d’accord donc avec Nathalie Heinich sur la distance à prendre vis-à-vis d’une sociologie exclusivement dénonciatrice d’une domination dont le patrimoine serait devenu le lieu, on s’étonne néanmoins de ce que, dans sa synthèse finale, elle ne retient principalement que l’authenticité, la typicité et l’unicité comme les valeurs qui servent de balises au dressage de son inventaire. L’analyse pragmatique de l’expérience des agents patrimonialisateurs conduit-elle à concevoir une administration si puissante que, unilatéralement, elle parviendrait à diffuser ses seules valeurs à elle dans la société, sans être elle-même contaminée par celles que le contexte socioculturel ambiant diffuse ? La chose laisse sceptique.
On se demande donc s’il n’aurait pas fallu mettre davantage en lumière l’impact de cet autre registre expérientiel que constituent certaines valeurs vécues par tous dans une société de mobilité et de déplacement. Une société qui est travaillée par sa spatialité élargie, parce que celle-ci constitue une sorte d’épreuve de déracinement permament. S’y développe alors l’aspiration à ce que la déambulation permanente amène quelque part, là où l’histoire s’est faite pour que nous en devenions les quasi-témoins sinon les acteurs. L’invitation à se déplacer vers certains lieux théâtralisés du patrimoine montre ce besoin : au-delà du seul souci de son inventaire rigoureux, l’action du monde associatif dévoué au patrimoine s’est mise au service d’une société où aller vers ces lieux, c’est donner corps à des réalités historiques plus ou moins connues d’un public qui cherche à compenser son dépaysement spatial par un approfondissement de son enracinement temporel. Faire revivre les choses, c’est plus que les exhiber sur la base des seuls arguments bien secs de la rigueur scientifique. Et la nouvelle économie de la consommation de loisirs n’a d’ailleurs pas tardé à identifier ce nouveau besoin en offrant dans ses produits touristiques un mélange de divertissement et de savoir. Elle a compris qu’un nouveau public était prêt à acheter une expérience de souvenirs mis en partage, à payer pour passer du temps à s’approprier une série d’évènements mémorables. Pour le meilleur et pour le pire ! C’est là un autre registre de valeurs au carrefour de la culture et du commerce. On imagine mal que, dans le travail qu’elle accomplit, l’administration en charge des biens patrimoniaux, si scientifique qu’elle se veuille, puisse y être restée parfaitement étanche.
Concluons : la vérité n’est ni derrière ni en dehors de nous, mais devant et en nous. Elle n’est pas métaphysique mais sociale et s’élabore au travers du travail que la société accomplit sur elle-même. Parce que c’est à travers lui que se forgent ce que nous appelons les valeurs. Là qu’elles s’éprouvent et qu’en définitive elles tiennent ou pas en traversant l’épreuve des controverses de l’histoire. Il ne faut donc pas trancher trop vite. Car comme en témoigne l’effort humain de malgré tout dépasser sa propre contingence, l’absence d’objectivité absolue, dans le domaine du patrimoine comme dans tous les autres, ne signifie nullement une chute dans le relativisme subjectiviste.
- Nathalie Heinich, La fabrique du patrimoine. De la cathédrale à la petite cuillère, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2009.
- Ce fut le cas chez nous en 1796 avec la vente par l’administration française de l’abbaye de Villers-la-Ville à un marchand de matériaux.
- Parmi les nonante manifestations de cet ordre déjà reconnues, figure chez nous le carnaval de Binche.
- En Belgique, existait depuis 1835 une « Commission royale des Monuments » chargée d’une mission de conseil. Puis, en 1912, fut créée la « Commission royale des monuments et des sites » dont les compétences furent élargies. Ce n’est toutefois qu’en 1931 qu’une législation spécifique définit les droits et les obligations des propriétaires des biens classés. L’Institut royal du patrimoine artistique fut créé en 1948 et est devenu opérationnel dès le début des années soixante. C’est lui qui se consacre à l’inventaire, l’étude scientifique, la conservation et la valorisation des biens artistiques et culturels du pays. Localisé au Parc du Cinquantenaire à Bruxelles, son bâtiment abrite des laboratoires, des ateliers, une photothèque et une bibliothèque. Il est le premier au monde dont la composition a été pensée pour faciliter la coexistence de cellules de travail très dissemblables et permettre une approche interdisciplinaire des œuvres d’art. En 1968, cet institut fédéral fut scindé en deux sections, néerlandophone et francophone. En 1989, la compétence du patrimoine a été transférée aux Régions en même temps qu’a été créée une nouvelle administration des monuments et des sites qui, s’en étonnera-t-on, manque des moyens en regard de ses missions.