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La douchette

Numéro 07/8 Juillet-Août 2011 par Joëlle Kwaschin

avril 2015

Et qu’est-ce qu’il a fal­lu jouer maga­sin quand elle était enfant ! Des kilo­mètres d’autostrade de et avec ça madame, il y en a un peu plus je te le mets quand même. À peine arri­vée, elle sor­tait ses boites de camem­bert qui fai­saient office de pla­teaux de balance, — qu’utilisait-elle donc comme fléau ? —, l’assortiment de pro­duits minia­tures et de cadeaux Bonux, […]

Et qu’est-ce qu’il a fal­lu jouer maga­sin quand elle était enfant ! Des kilo­mètres d’autostrade de et avec ça madame, il y en a un peu plus je te le mets quand même.
À peine arri­vée, elle sor­tait ses boites de camem­bert qui fai­saient office de pla­teaux de balance, — qu’utilisait-elle donc comme fléau ? —, l’assortiment de pro­duits minia­tures et de cadeaux Bonux, et ça continuait.

En 1961, le pre­mier Super­ba­zar s’ouvre à Ander­lecht, et le père, qui ne fai­sait les courses qu’en vacances, l’emmène ache­ter un filet d’oranges rien que pour le plai­sir de décou­vrir une grande sur­face, où il faut se ser­vir soi-même, si dif­fé­rente du maga­sin de quar­tier où l’épicière cou­pait, à la demande, les hari­cots à la mou­li­nette. Cin­quante ans après la guerre, la mère par­tait en courses en disant tou­jours : « Je vais au ravitaillement. »

Deve­nue grande, le gout du jeu lui est res­té, heu­reu­se­ment favo­ri­sé par la grande dis­tri­bu­tion. Ça avait pour­tant mal com­men­cé puisqu’il fal­lait faire le pom­piste, rem­plir le réser­voir sans ren­ver­ser d’essence sur la car­ros­se­rie. Aus­si long­temps qu’elle avait pu, elle avait tra­qué les rares sta­tions-ser­vices où un homme en salo­pette consen­ti­rait encore à lui faire le plein et inha­le­rait à sa place les effluves d’essence. Mais, bien plus tard, les choses se sont arran­gées au super­mar­ché. Là, elle peut cou­per son pain, facile à faire à force d’avoir vu la bou­lan­gère ; puis poser toute sa ver­dure sur la balance du rayon fruits et légumes, cher­cher hâti­ve­ment — la file s’allonge der­rière elle — où diable se trouve la touche « chi­con », impri­mer le ticket, le col­ler elle-même sur le sachet.

Pour son bon­heur, les grandes sur­faces ont per­fec­tion­né le sys­tème : lorsqu’elle est « cliente-panier », elle peut uti­li­ser le « self check-out », la caisse auto­ma­tique qui parle et l’enjoint d’une voix impa­tiente de pas­ser son article devant le lec­teur laser puis de le mettre dans le sac en plas­tique. Atten­tion, la machine ne rit pas, même si le sys­tème est dit « inter­ac­tif » et il n’est pas ques­tion d’utiliser le cabas qu’elle a ache­té en vacances à un Tsi­gane qui lui a dit n’ayez pas peur. La culpa­bi­li­té, ça avait été effi­cace comme si c’était elle qui venait d’expulser les Tsi­ganes de France. Quand la machine, ou elle, perd patience, une « hôtesse », heu­reuse, si l’on en croit la pro­pa­gande, de tro­quer son bou­lot répé­ti­tif contre une « fonc­tion de conseil et d’accompagnement du client », vient dépan­ner le cha­land, et cal­mer la méca­nique qui ne risque pour­tant pas de se syndiquer.

Lorsqu’elle est « cliente-cad­die » — les courses pour cinq per­sonnes sans comp­ter le chat et le pois­son rouge —, elle peut adop­ter la « dou­chette » — c’est l’appellation offi­cielle — qui lui per­met le « self-scan­ning », enre­gis­trer ses articles au fur et à mesure de la course dans le maga­sin. Mais le libre encais­se­ment qui a suc­cé­dé au libre-ser­vice, cet enrô­le­ment du client, n’autorise pas pour autant à se conduire de manière dis­si­pée ; la liber­té a ses limites. Gare à la dis­trac­tion qu’un contrôle aléa­toire pour­rait débus­quer. Au troi­sième oubli, elle sera exclue du jeu et devra recom­men­cer le par­cours clas­sique, emplir le cad­die, faire la file en jouant à devi­ner laquelle sera la plus rapide. Telle cliente qui n’a qu’un petit char­riot va sur­ement avoir oublié de peser un fruit ou le code à barres sera illi­sible et il fau­dra faire appel à une hôtesse volante, tan­dis qu’une autre au vu de la vélo­ci­té et de la rigueur avec les­quelles elle ran­geait métho­di­que­ment ses achats sur le tapis rou­lant aura pas­sé son char­riot qui déborde en deux temps trois mouvements…

À l’entrée du maga­sin, une hôtesse tente de per­sua­der les clients d’adopter la « dou­chette » en leur ven­dant la pos­si­bi­li­té d’ainsi « mai­tri­ser leur bud­get », en connais­sant, à tout moment, le mon­tant de leurs achats, contrô­ler le débit de son cré­dit en quelque sorte. Hélas, cette magni­fique tech­no­lo­gie qui n’est que la der­nière trou­vaille en matière de « décli­nai­son du concept » — com­ment faire tra­vailler le client à la place de la cais­sière sans le payer et en lui don­nant l’impression que le maga­sin est au ser­vice de son bud­get — est vouée à l’obsolescence rapide puisqu’on annonce l’«étiquette intel­li­gente », c’est-à-dire munie d’une puce RFID (Radio Fre­quen­cy Iden­ti­fi­ca­tion) inté­grée qui sera reliée à un ordi­na­teur par radio­fré­quence. Nul doute que les appli­ca­tions futures sont nom­breuses : il suf­fi­ra de pas­ser le char­riot devant un por­tique pour que l’addition s’affiche. Le sys­tème per­met­tra éga­le­ment d’assurer la tra­ça­bi­li­té des pro­duits, ce qui aurait peut-être pu sau­ver le mal­heu­reux concombre espa­gnol. Le RFID pour­ra aus­si suivre à la trace le pro­prié­taire d’un pro­duit, ce qui n’est pas sans lais­ser augu­rer d’innovantes perspectives…

Joëlle Kwaschin


Auteur

Licenciée en philosophie