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La double révolution copernicienne

Numéro 9 Septembre 2010 par Luc Van Campenhoudt

septembre 2010

Le centre de gra­vi­té belge doit pas­ser de l’É­tat fédé­ral aux enti­tés fédé­rées, a affir­mé le pré­for­ma­teur. La réforme sera donc une véri­table « révo­lu­tion coper­ni­cienne », explique-t-on par­tout, ou bien le pays s’en­fon­ce­ra d’un seul coup beau­coup plus pro­fon­dé­ment encore dans une grave crise de régime qui le ren­dra ingou­ver­nable. L’al­ter­na­tive est aus­si simple que la tâche […]

Le centre de gra­vi­té belge doit pas­ser de l’É­tat fédé­ral aux enti­tés fédé­rées, a affir­mé le pré­for­ma­teur. La réforme sera donc une véri­table « révo­lu­tion coper­ni­cienne », explique-t-on par­tout, ou bien le pays s’en­fon­ce­ra d’un seul coup beau­coup plus pro­fon­dé­ment encore dans une grave crise de régime qui le ren­dra ingou­ver­nable. L’al­ter­na­tive est aus­si simple que la tâche est « tita­nesque », selon les termes stra­té­gi­que­ment choi­sis du même Elio Di Rupo.

Elle est tita­nesque en rai­son de l’ex­trême dif­fi­cul­té de négo­cier un « com­pro­mis accep­table » par un ensemble de par­tis qui ne peuvent perdre trop de plumes dans la nou­velle confi­gu­ra­tion. Perdre des plumes, c’est d’a­bord perdre sa cré­di­bi­li­té comme « bon fla­mand » ou comme « bon fran­co­phone » après une légis­la­ture avor­tée par la « gué­rilla » com­mu­nau­taire et tant de sur­en­chères élec­to­rales. Mais le PS, qui est à la manœuvre, n’a jamais été le plus intran­si­geant sur ce ter­rain (par rap­port au MR et au CDH en par­ti­cu­lier). Et les pro­messes s’ou­blient lors­qu’un dan­ger supé­rieur menace.

Perdre des plumes, c’est ensuite pla­cer la popu­la­tion de sa propre Région ou Com­mu­nau­té dans des condi­tions socioé­co­no­miques dif­fi­ci­le­ment accep­tables. L’en­jeu est évi­dem­ment plus sen­sible pour un par­ti dont les récents suc­cès élec­to­raux reposent sur sa répu­ta­tion de défen­seur des moins nan­tis dans un contexte où la vie est de plus en plus dure pour de plus en plus de monde.

Perdre des plumes, et ceci se per­çoit moins, ce serait enfin et sur­tout se retrou­ver en posi­tion moins favo­rable dans l’oc­cu­pa­tion des struc­tures publiques bien­tôt redes­si­nées. Dans la mesure où le centre de gra­vi­té se dépla­ce­ra de l’É­tat fédé­ral aux enti­tés fédé­rées, le par­ti du pré­for­ma­teur devrait voir, dans un pre­mier temps, sa posi­tion rela­ti­ve­ment ren­for­cée en tant que force domi­nante en Wal­lo­nie depuis des décen­nies, et en lutte avec le MR à Bruxelles. Que, sur ce der­nier point, le PS puisse tirer avan­tage d’un ren­for­ce­ment d’en­ti­tés fédé­rées dont il dirige les exé­cu­tifs compte cer­tai­ne­ment pour beau­coup dans le fait qu’il ait moins de réti­cences que d’autres à œuvrer à la révo­lu­tion annon­cée. Mais cela ne dure­ra qu’un temps : gérer de nou­velles com­pé­tences avec moins de moyens deman­de­ra néces­sai­re­ment d’o­pé­rer des choix radi­caux et rapides qui déplai­ront aux mul­tiples inté­rêts que coa­lise le PS. Très vite Elio Di Rupo sera à nou­veau confron­té au dilemme de celui qui ne peut scier la branche sur laquelle il est assis.

Car, au-delà du posi­tion­ne­ment des for­ma­tions poli­tiques, ce qu’il faut se deman­der c’est si la socié­té wal­lonne et bruxel­loise trou­ve­ra éga­le­ment son compte dans la pro­fonde réforme que les par­tis fran­co­phones de l’O­li­vier semblent décou­vrir tout à coup comme iné­luc­table. C’est une tout autre ques­tion qui rend la tâche encore plus « tita­nesque ». Lui répondre posi­ti­ve­ment passe par une autre double « révo­lu­tion copernicienne ».

La pre­mière concerne la struc­ture de l’ap­pa­reil d’É­tat en Wal­lo­nie et à Bruxelles. La réforme doit être l’oc­ca­sion de mettre fin à son émiet­te­ment et aux rap­ports de pou­voir que cela induit. La mul­ti­pli­ca­tion et la com­plexi­té des struc­tures repré­sentent un cout (finan­cier et fonc­tion­nel) énorme et favo­risent, à tous les étages, un clien­té­lisme que la Wal­lo­nie et Bruxelles ne peuvent plus se per­mettre et pour­ront encore moins se per­mettre au fur et mesure qu’elles ne pour­ront plus trop comp­ter sur la soli­da­ri­té natio­nale. Régio­nal, com­mu­nau­taire, pro­vin­cial, local… on attend un État plus impar­tial, dont les dif­fé­rents niveaux de com­pé­tence se dédoublent et s’en­tre­mêlent moins, et qui se met un peu plus au ser­vice de la socié­té et un peu moins au ser­vice des réseaux politiques.

La seconde concerne le pro­jet poli­tique. Gérer de nou­velles com­pé­tences, oui, mais pour quoi faire ? En contexte de crises éco­no­miques, sociales, éco­lo­giques et cultu­relles, l’É­tat peine à redé­fi­nir son propre rôle. Au lieu de pro­mettre ce qu’il ne peut pas tenir et de vou­loir faire plai­sir à tout le monde, l’É­tat ser­vi­rait mieux la socié­té en cer­nant, avec plus de réa­lisme et de luci­di­té, les manières dont il peut effec­ti­ve­ment avoir prise sur elle, garan­tir les condi­tions de base des dyna­miques sociales (en par­ti­cu­lier celles qui per­mettent à tous d’y prendre part) et les sti­mu­ler de manière sélec­tive en sou­te­nant tout ce qui peut en consti­tuer des res­sorts. Bref, il lui manque un pro­jet, et c’est par­ti­cu­liè­re­ment le cas des struc­tures publiques en Wal­lo­nie et à Bruxelles.

La réforme des struc­tures doit donc se pro­lon­ger dans une redé­fi­ni­tion d’un pro­jet poli­tique sus­cep­tible de recueillir l’adhé­sion des popu­la­tions. La crise de l’É­tat ne sera vrai­ment réso­lue que lorsque les pro­ta­go­nistes en sor­ti­ront non seule­ment par le bas, c’est-à-dire en trou­vant un accord entre eux, mais aus­si et sur­tout par le haut, c’est-à-dire en par­ve­nant à dépas­ser la ques­tion de son orga­ni­sa­tion interne et à redé­fi­nir la fina­li­té et la mis­sion de l’en­semble du sys­tème éta­tique et de ses com­po­santes, à l’é­gard de la socié­té. Et d’a­gir en conséquence.

Les déchi­re­ments des par­tis fran­co­phones autour de leur par­ti­ci­pa­tion ou non aux négo­cia­tions, voire à un gou­ver­ne­ment fédé­ral, masquent en réa­li­té l’ab­sence de dis­cours clair, et même de réflexion stra­té­gique, sur ces ques­tions fon­da­men­tales que le bou­le­ver­se­ment enclen­ché par la vic­toire de la N‑VA pose de manière plus aigüe encore. On aurait pour­tant espé­ré que nos élus se sai­sissent de ces ques­tions, tout par­ti­cu­liè­re­ment dans le chef d’un par­ti comme Éco­lo qui a pla­cé au centre de son pro­gramme l’en­jeu démo­cra­tique de la manière de gou­ver­ner. Il est presque déjà trop tard. Le dan­ger est que les élus fran­co­phones n’entrent dans cette indis­pen­sable double « révo­lu­tion coper­ni­cienne » qu’à recu­lons, sans se dépar­tir de leur atti­tude défen­sive. Il est pour­tant cru­cial de s’en­ga­ger dans la rup­ture actuelle autre­ment que par défaut, et de la légi­ti­mer de manière posi­tive, pas seule­ment pour « ne pas désta­bi­li­ser le pays ».

La tâche est effec­ti­ve­ment tita­nesque au regard du dis­cours tenu à l’o­pi­nion publique fran­co­phone ces der­nières années et après l’é­chec de la stra­té­gie dila­toire qui a long­temps été celle des res­pon­sables fran­co­phones face aux reven­di­ca­tions fla­mandes. Mais, en ne plé­bis­ci­tant pas les par­tis dont le pro­fil com­mu­nau­taire était le plus poin­tu, les élec­teurs fran­co­phones ont tem­po­rai­re­ment ouvert un espace de pro­po­si­tions dans lequel leurs repré­sen­tants à la négo­cia­tion doivent s’en­gouf­frer. Paral­lè­le­ment aux dis­cus­sions ins­ti­tu­tion­nelles actuelles (et sur­tout bud­gé­taires encore à venir), il est aujourd’­hui urgen­tis­sime, de mener nos propres débats sur le pro­jet cré­dible et juste, au ser­vice duquel pla­cer des struc­tures publiques qui émer­ge­ront des négo­cia­tions en cours. La Com­mis­sion Wal­lo­nie-Bruxelles en repré­sen­tait une ten­ta­tive timo­rée et avor­tée ; il faut à pré­sent aller bien au-delà. Que les négo­cia­tions avec l’in­tran­si­geante N‑VA échouent ou non.-

4 aout 2010

Luc Van Campenhoudt


Auteur

Docteur en sociologie. Professeur émérite de l’Université Saint-Louis – Bruxelles et de l’Université catholique de Louvain. Principaux enseignements : sociologie générale, sociologie politique et méthodologie. Directeur du Centre d’études sociologiques de l’Université Saint-Louis durant une quinzaine d’années, jusqu’en 2006, il a dirigé ou codirigé une quarantaine de recherches, notamment sur l’enseignement, les effets des politiques sécuritaires, les comportements face au risque de contamination par le VIH et les transformations des frontières de la Justice pénale. Ces travaux ont fait l’objet de plusieurs dizaines d’articles publiés dans des revues scientifiques, de nombreux ouvrages, et de plusieurs invitations et chaires dans des universités belges et étrangères. À travers ces travaux, il s’est intéressé plus particulièrement ces dernières années aux problématiques des relations entre champs (par exemple la justice et la médecine), du pouvoir dans un système d’action dit « en réseau » et du malentendu. Dans le cadre de ces recherches il a notamment développé la « méthode d’analyse en groupe » (MAG) exposée dans son ouvrage La méthode d’analyse en groupe. Applications aux phénomènes sociaux, coécrit avec J.-M. Chaumont J. et A. Franssen (Paris, Dunod, 2005). Le plus connu de ses ouvrages, traduit en plusieurs langues, est le Manuel de recherche en sciences sociales, avec Jacques Marquet et Raymond Quivy (Paris, Dunod, 2017, 5e édition). De 2007 à 2013, il a été directeur de La Revue Nouvelle.