Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.
La dernière fracture d’une vie
La mémoire des casiers judiciaires et l’oubli des vies. Contre l’une et contre l’autre, l’œuvre de Charlie Bauer est écrite en lettres brulantes. Charlie Bauer est mort le dimanche 7 aout 2011, d’une crise cardiaque. On ne l’imaginait pas mourir à petit feu ou d’une longue maladie, lui qui a donné un quart de siècle au cancer de […]
La mémoire des casiers judiciaires et l’oubli des vies. Contre l’une et contre l’autre, l’œuvre de Charlie Bauer est écrite en lettres brulantes. Charlie Bauer est mort le dimanche 7 aout 2011, d’une crise cardiaque. On ne l’imaginait pas mourir à petit feu ou d’une longue maladie, lui qui a donné un quart de siècle au cancer de l’incarcération. Mais que le cœur, ce cœur aussi grand que sa gueule, lui ait fait défaut au dernier moment doit être l’injure la plus ironique de sa vie.
Sa biographie, publiée au Seuil en 1990, a été rééditée chez Agone en 2004. Fractures d’une vie est une œuvre singulière dans l’univers littéraire des récits pénitentiaires. Son auteur est un militant communiste, « forgé à cette religion » des quartiers populaires de Marseille. Son auteur est un prisonnier de droit commun, condamné en 1962 à vingt ans de prison pour avoir, en bande organisée et armée, pillé des magasins de vêtements et des convois ferroviaires. Sa délinquance n’est politique que pour lui, et son récit n’est pas celui de l’intellectuel incompris dans sa cause violente. Il est difficile de conquérir un public dans ces conditions. Le tour de force de l’œuvre est de placer l’expérience carcérale sous le signe de la révolte et de la délier ainsi de sa confortable légitimation (la condamnation pour des comportements légalement définis comme criminels). Il y a eu tant de manières simples de nous émouvoir sur le sort d’un condamné innocent, au cours de la même période : depuis Alfred Hitchcock, qui fait jouer par Henri Fonda le rôle du Faux coupable (1956), jusqu’à Frank Darabont, avec Shawshank Redemption (1994) dans lequel Tim Robbins (l’innocent blanc) et Morgan Freeman (le coupable noir) se lient d’une amitié rédemptrice, le thème est rebattu et le ressort usé. Ces fictions oublient que les vrais coupables subissent les mêmes outrages que les faux : c’est l’enseignement qu’il faut pourtant retenir de ces bluettes pédagogiques, contre le message assassin selon lequel certains les méritent et d’autres non. Charlie Bauer n’est pas un innocent. Il ne joue pas sur la corde de l’atténuation des circonstances. Sans doute jouit-il de n’accepter aucun compromis, mais il sait que c’est la condition d’une liberté couteuse. Il délie, d’une froide analyse démobilisant tout apitoiement, l’expérience du crime de celle de la prison, refusant que le prétexte de la première puisse justifier l’ignominie de la seconde.
Délinquant du monde et indiscipliné de la taule, révolté contre toute bassesse, intransigeant, entier, révolutionnaire, qui n’a tenu que par « le fait d’être communiste » (p. 434), Charlie Bauer serait un personnage s’il n’était une personne. Sa vie serait un roman, s’il avait pu l’inventer. La fiction ne dépasserait la réalité (elle n’arrive pas à sa cheville) que si nous admettions, non sans être pris du vertige que le réel produit dans nos expériences, que la réalité est tout simplement la fiction que nous convenons de vivre et de raconter.
Sa détermination, sa conception de la vie comme un combat et sa concentration permanente sur la moindre possibilité d’évasion font de lui un homme irritant, insupportable et rare. Il n’aimerait pas lire que son insoumission est héroïque, tant les gratifications morales lui sont étrangères et tant l’indiscipline lui est indispensable. Depuis quand serait-il héroïque de respirer ? Que tout vous en empêche abolit-il un ressort vital ?
Cependant, l’absence apparente de doute chez Charlie Bauer et sa certitude inébranlable de la justesse de son combat en font un kamikaze carcéral. La conviction le force à vivre dans un état de guerre où n’existent que l’ennemi et le camarade. Il trouve racoleur le titre d’un article — « La guerre de Bauer » — que Le Nouvel Observateur lui consacre à sa sortie de prison en 1988 et qui déclenche le projet d’écrire sa vie. Racoleur, mais juste. Bauer ne veut ni ne fait de quartiers, de haute sécurité ou d’aucune autre sorte. La liberté ou rien. La réinsertion sociale anoblirait-elle la mission de l’institution pénitentiaire modernisée ? Bauer la refuse et la traite (injustement et justement à la fois) de « normalité rampante ».
Sa haine de l’ordre et de tous ses représentants qu’il a fréquentés plus souvent qu’à son tour est traduite en effet politique. Bien que « de concept communiste et de pratique anarchiste », il oppose non pas l’ordre au désordre, mais l’ordre à la vie ; il oppose deux légalités, celle de la raison d’État (qu’il met au défi d’être un « État de raison ») et celle qui donne consistance à la liberté, celle qu’il s’est donnée pour vérité, humaine, engagée et, s’il le faut, mortelle.
Vingt-cinq ans de prison, dont la moitié au cachot ou en quartier de haute sécurité (contre lesquels, avec Jacques Mesrine, il projetait des actions violentes), vingt-cinq ans de transfèrements aléatoires, vingt-cinq ans d’humiliations et de régimes d’exception, le tout à la hauteur de son défi ; vingt-cinq ans de défi, à la hauteur de l’humiliation. Vingt-cinq ans particulièrement significatifs des évolutions que la prison a subies depuis De Gaulle jusqu’à Mitterrand (du début des années soixante à la fin des années quatre-vingt), évolutions toujours médiocres et ambigües, mais toujours issues des révoltes, concédées sous la seule pression de la lutte.
En quelques mots que je me permets de choisir, Bauer, dans l’excès que toute vérité contient, fustige les systèmes judiciaire et pénitentiaire. Du fond du trou, il nous envoie quelques bouées de secours intellectuelles que seuls la naïveté ou le cynisme pourraient rejeter sous prétexte qu’aujourd’hui serait différent d’hier.
Ainsi, dans la fulgurance de son style parfois maladroit, mais toujours puissant, il subvertit son deuxième procès d’assises, qui se terminera par son acquittement, en une dénonciation de l’éthique judiciaire, s’appuyant sur un projet exactement contraire aux effets normaux des procédures pénales. « Je veux que durant ce jugement, chacun soit confronté à une représentation humaine, sociale et politique. Une présence, oui, c’est cela, une présence en opposition à la normalisation qui fait de chaque accusé un coupable avant l’heure du verdict, une abstraction en dehors de cette relation d’accusation » (p. 351).
Quant au système pénitentiaire, tout empêtré de sécurité mortifère et de faveurs distribuées au compte-gouttes, la légalité bauérienne le condamne sévèrement à la peine de mort (les derniers mots du livre : « Rien n’est plus beau qu’une prison que l’on abat. Nous avons tant de Bastilles à détruire…»). À propos des mesures extrêmes de surveillance de la prison et de la castration des corps qu’elle opère : « Laissez-moi rire avec votre sécurité dont l’essence est de cultiver la haine et l’asocialité » (p. 376). À propos de la permission de sortie qu’il reçoit pour la mort de son père, Bauer souligne la paradoxale distribution des faveurs de l’administration. La prison interdit la vie et ses magnifications, « Tandis que la mort ! La mort libère bien des compassions, des attentions que la vie interdit. Le respect des vivants passerait-il par l’“honneur” rendu aux morts ? » (p. 417 – 418).
Pour le présent immédiat et pour l’avenir trop certain, je soulignerai encore deux enseignements sur des sujets en apparence étroits du professeur Bauer (il a, en prison, obtenu une licence en philosophie, une licence en psychologie et un doctorat en anthropologie sociale). Nous ne serons pas nombreux à retenir ces enseignements, mais nous ferons au moins semblant…
Le premier concerne l’action syndicale du personnel de surveillance. À propos des grèves des gardiens : « Qu’en ont-ils à faire que leurs manifestations soient préjudiciables à des hommes et des femmes totalement impuissants, assujettis aux rigueurs de l’enfermement ? De tout temps, ils ont procédé ainsi : par voie syndicale, ils jouent allègrement avec le “matériel humain” allant souvent jusqu’à la mobilisation contre des aménagements de la vie carcérale qu’ils jugent incompatibles avec ce que doit, selon eux, rester la prison et qui égratigne leur espace de pouvoir […] Dans le périmètre carcéral, les matons en grève et c’est toute l’organisation du système qui se casse la gueule ! Ce qui serait une bonne chose si cela favorisait l’émergence de libertés, de la liberté. Mais ce n’est jamais le cas » (p. 405).
Le second enseignement porte sur les destructions qu’entrainent les mutineries des détenus et il s’applique autant aux émeutes qui viennent de secouer Londres et qui secoueront encore à l’avenir des grandes villes européennes. Robert Badinter, ministre de la Justice dès l’élection de François Mitterrand en 1981, n’a pas fait qu’abolir la peine de mort ; il a aussi autorisé que la télévision entre en prison. « La télévision était une lucarne ouverte sur le monde extérieur et cette “amélioration”, si elle était critiquable en soi, pouvait avoir quelque avantage, auquel personnellement je n’adhérai jamais. Où l’inconvénient prit une amplitude démesurée, c’est lorsque la “lucarne” devint le miroir où chacun, consciemment ou pas, vit l’image de sa propre négation, de sa flétrissure. Comment s’étonner dès lors que, dans le cadre d’agitations revendicatives, de “mutineries” disent les responsables, les détenus s’activent en tout premier lieu à détruire les postes de télévision, à briser les multiples chaines enchainant leurs espoirs, déchainant ainsi des colères aux airs de liberté » (p. 424).
Alors, les explications sur la disparition de la culture du respect, dont la caricature vient d’être actualisée en ce mois d’aout 2011 par David Cameron, Premier ministre britannique, promettant la prison aux émeutiers de Londres, n’ont qu’une seule vertu. Cette vertu n’est pas celle de leur auteur, mais celle que l’on trouvera dans leur généralisation radicale : pas de respect sans réciprocité.
Il faut bien que quelqu’un commence à faire le pari de la réciprocité, que quelqu’un finisse par tendre la joue au lieu de mettre en joue. Charlie Bauer ne pouvait pas « commencer », sauf avec ses camarades. Ses ennemis étaient trop nombreux. Au fond, David Cameron doit vivre la même difficulté, quelques amis à servir respectueusement et des ennemis trop nombreux… Mais, que je sache, Charlie et David n’occupent pas le même poste. Et puis, Charlie Bauer est mort. David Cameron n’est, hélas pour les Britanniques, guère mieux loti : il a la vie derrière lui.