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La dernière fracture d’une vie

Numéro 10 Octobre 2011 par Dan Kaminski

janvier 2015

La mémoire des casiers judi­ciaires et l’oubli des vies. Contre l’une et contre l’autre, l’œuvre de Char­lie Bauer est écrite en lettres bru­lantes. Char­lie Bauer est mort le dimanche 7 aout 2011, d’une crise car­diaque. On ne l’imaginait pas mou­rir à petit feu ou d’une longue mala­die, lui qui a don­né un quart de siècle au can­cer de […]

La mémoire des casiers judi­ciaires et l’oubli des vies. Contre l’une et contre l’autre, l’œuvre de Char­lie Bauer est écrite en lettres bru­lantes. Char­lie Bauer est mort le dimanche 7 aout 2011, d’une crise car­diaque. On ne l’imaginait pas mou­rir à petit feu ou d’une longue mala­die, lui qui a don­né un quart de siècle au can­cer de l’incarcération. Mais que le cœur, ce cœur aus­si grand que sa gueule, lui ait fait défaut au der­nier moment doit être l’injure la plus iro­nique de sa vie.

Sa bio­gra­phie, publiée au Seuil en 1990, a été réédi­tée chez Agone en 2004. Frac­tures d’une vie est une œuvre sin­gu­lière dans l’univers lit­té­raire des récits péni­ten­tiaires. Son auteur est un mili­tant com­mu­niste, « for­gé à cette reli­gion » des quar­tiers popu­laires de Mar­seille. Son auteur est un pri­son­nier de droit com­mun, condam­né en 1962 à vingt ans de pri­son pour avoir, en bande orga­ni­sée et armée, pillé des maga­sins de vête­ments et des convois fer­ro­viaires. Sa délin­quance n’est poli­tique que pour lui, et son récit n’est pas celui de l’intellectuel incom­pris dans sa cause vio­lente. Il est dif­fi­cile de conqué­rir un public dans ces condi­tions. Le tour de force de l’œuvre est de pla­cer l’expérience car­cé­rale sous le signe de la révolte et de la délier ain­si de sa confor­table légi­ti­ma­tion (la condam­na­tion pour des com­por­te­ments léga­le­ment défi­nis comme cri­mi­nels). Il y a eu tant de manières simples de nous émou­voir sur le sort d’un condam­né inno­cent, au cours de la même période : depuis Alfred Hit­ch­cock, qui fait jouer par Hen­ri Fon­da le rôle du Faux cou­pable (1956), jusqu’à Frank Dara­bont, avec Shaw­shank Redemp­tion (1994) dans lequel Tim Rob­bins (l’innocent blanc) et Mor­gan Free­man (le cou­pable noir) se lient d’une ami­tié rédemp­trice, le thème est rebat­tu et le res­sort usé. Ces fic­tions oublient que les vrais cou­pables subissent les mêmes outrages que les faux : c’est l’enseignement qu’il faut pour­tant rete­nir de ces bluettes péda­go­giques, contre le mes­sage assas­sin selon lequel cer­tains les méritent et d’autres non. Char­lie Bauer n’est pas un inno­cent. Il ne joue pas sur la corde de l’atténuation des cir­cons­tances. Sans doute jouit-il de n’accepter aucun com­pro­mis, mais il sait que c’est la condi­tion d’une liber­té cou­teuse. Il délie, d’une froide ana­lyse démo­bi­li­sant tout api­toie­ment, l’expérience du crime de celle de la pri­son, refu­sant que le pré­texte de la pre­mière puisse jus­ti­fier l’ignominie de la seconde.

Délin­quant du monde et indis­ci­pli­né de la taule, révol­té contre toute bas­sesse, intran­si­geant, entier, révo­lu­tion­naire, qui n’a tenu que par « le fait d’être com­mu­niste » (p. 434), Char­lie Bauer serait un per­son­nage s’il n’était une per­sonne. Sa vie serait un roman, s’il avait pu l’inventer. La fic­tion ne dépas­se­rait la réa­li­té (elle n’arrive pas à sa che­ville) que si nous admet­tions, non sans être pris du ver­tige que le réel pro­duit dans nos expé­riences, que la réa­li­té est tout sim­ple­ment la fic­tion que nous conve­nons de vivre et de raconter.

Sa déter­mi­na­tion, sa concep­tion de la vie comme un com­bat et sa concen­tra­tion per­ma­nente sur la moindre pos­si­bi­li­té d’évasion font de lui un homme irri­tant, insup­por­table et rare. Il n’aimerait pas lire que son insou­mis­sion est héroïque, tant les gra­ti­fi­ca­tions morales lui sont étran­gères et tant l’indiscipline lui est indis­pen­sable. Depuis quand serait-il héroïque de res­pi­rer ? Que tout vous en empêche abo­lit-il un res­sort vital ?

Cepen­dant, l’absence appa­rente de doute chez Char­lie Bauer et sa cer­ti­tude inébran­lable de la jus­tesse de son com­bat en font un kami­kaze car­cé­ral. La convic­tion le force à vivre dans un état de guerre où n’existent que l’ennemi et le cama­rade. Il trouve raco­leur le titre d’un article — « La guerre de Bauer » — que Le Nou­vel Obser­va­teur lui consacre à sa sor­tie de pri­son en 1988 et qui déclenche le pro­jet d’écrire sa vie. Raco­leur, mais juste. Bauer ne veut ni ne fait de quar­tiers, de haute sécu­ri­té ou d’aucune autre sorte. La liber­té ou rien. La réin­ser­tion sociale ano­bli­rait-elle la mis­sion de l’institution péni­ten­tiaire moder­ni­sée ? Bauer la refuse et la traite (injus­te­ment et jus­te­ment à la fois) de « nor­ma­li­té rampante ».

Sa haine de l’ordre et de tous ses repré­sen­tants qu’il a fré­quen­tés plus sou­vent qu’à son tour est tra­duite en effet poli­tique. Bien que « de concept com­mu­niste et de pra­tique anar­chiste », il oppose non pas l’ordre au désordre, mais l’ordre à la vie ; il oppose deux léga­li­tés, celle de la rai­son d’État (qu’il met au défi d’être un « État de rai­son ») et celle qui donne consis­tance à la liber­té, celle qu’il s’est don­née pour véri­té, humaine, enga­gée et, s’il le faut, mortelle.

Vingt-cinq ans de pri­son, dont la moi­tié au cachot ou en quar­tier de haute sécu­ri­té (contre les­quels, avec Jacques Mes­rine, il pro­je­tait des actions vio­lentes), vingt-cinq ans de trans­fè­re­ments aléa­toires, vingt-cinq ans d’humiliations et de régimes d’exception, le tout à la hau­teur de son défi ; vingt-cinq ans de défi, à la hau­teur de l’humiliation. Vingt-cinq ans par­ti­cu­liè­re­ment signi­fi­ca­tifs des évo­lu­tions que la pri­son a subies depuis De Gaulle jusqu’à Mit­ter­rand (du début des années soixante à la fin des années quatre-vingt), évo­lu­tions tou­jours médiocres et ambigües, mais tou­jours issues des révoltes, concé­dées sous la seule pres­sion de la lutte.

En quelques mots que je me per­mets de choi­sir, Bauer, dans l’excès que toute véri­té contient, fus­tige les sys­tèmes judi­ciaire et péni­ten­tiaire. Du fond du trou, il nous envoie quelques bouées de secours intel­lec­tuelles que seuls la naï­ve­té ou le cynisme pour­raient reje­ter sous pré­texte qu’aujourd’hui serait dif­fé­rent d’hier.

Ain­si, dans la ful­gu­rance de son style par­fois mal­adroit, mais tou­jours puis­sant, il sub­ver­tit son deuxième pro­cès d’assises, qui se ter­mi­ne­ra par son acquit­te­ment, en une dénon­cia­tion de l’éthique judi­ciaire, s’appuyant sur un pro­jet exac­te­ment contraire aux effets nor­maux des pro­cé­dures pénales. « Je veux que durant ce juge­ment, cha­cun soit confron­té à une repré­sen­ta­tion humaine, sociale et poli­tique. Une pré­sence, oui, c’est cela, une pré­sence en oppo­si­tion à la nor­ma­li­sa­tion qui fait de chaque accu­sé un cou­pable avant l’heure du ver­dict, une abs­trac­tion en dehors de cette rela­tion d’accusation » (p. 351).

Quant au sys­tème péni­ten­tiaire, tout empê­tré de sécu­ri­té mor­ti­fère et de faveurs dis­tri­buées au compte-gouttes, la léga­li­té baué­rienne le condamne sévè­re­ment à la peine de mort (les der­niers mots du livre : « Rien n’est plus beau qu’une pri­son que l’on abat. Nous avons tant de Bas­tilles à détruire…»). À pro­pos des mesures extrêmes de sur­veillance de la pri­son et de la cas­tra­tion des corps qu’elle opère : « Lais­sez-moi rire avec votre sécu­ri­té dont l’essence est de culti­ver la haine et l’asocialité » (p. 376). À pro­pos de la per­mis­sion de sor­tie qu’il reçoit pour la mort de son père, Bauer sou­ligne la para­doxale dis­tri­bu­tion des faveurs de l’administration. La pri­son inter­dit la vie et ses mag­ni­fi­ca­tions, « Tan­dis que la mort ! La mort libère bien des com­pas­sions, des atten­tions que la vie inter­dit. Le res­pect des vivants pas­se­rait-il par l’“honneur” ren­du aux morts ? » (p. 417 – 418).

Pour le pré­sent immé­diat et pour l’avenir trop cer­tain, je sou­li­gne­rai encore deux ensei­gne­ments sur des sujets en appa­rence étroits du pro­fes­seur Bauer (il a, en pri­son, obte­nu une licence en phi­lo­so­phie, une licence en psy­cho­lo­gie et un doc­to­rat en anthro­po­lo­gie sociale). Nous ne serons pas nom­breux à rete­nir ces ensei­gne­ments, mais nous ferons au moins semblant…

Le pre­mier concerne l’action syn­di­cale du per­son­nel de sur­veillance. À pro­pos des grèves des gar­diens : « Qu’en ont-ils à faire que leurs mani­fes­ta­tions soient pré­ju­di­ciables à des hommes et des femmes tota­le­ment impuis­sants, assu­jet­tis aux rigueurs de l’enfermement ? De tout temps, ils ont pro­cé­dé ain­si : par voie syn­di­cale, ils jouent allè­gre­ment avec le “maté­riel humain” allant sou­vent jusqu’à la mobi­li­sa­tion contre des amé­na­ge­ments de la vie car­cé­rale qu’ils jugent incom­pa­tibles avec ce que doit, selon eux, res­ter la pri­son et qui égra­tigne leur espace de pou­voir […] Dans le péri­mètre car­cé­ral, les matons en grève et c’est toute l’organisation du sys­tème qui se casse la gueule ! Ce qui serait une bonne chose si cela favo­ri­sait l’émergence de liber­tés, de la liber­té. Mais ce n’est jamais le cas » (p. 405).

Le second ensei­gne­ment porte sur les des­truc­tions qu’entrainent les muti­ne­ries des déte­nus et il s’applique autant aux émeutes qui viennent de secouer Londres et qui secoue­ront encore à l’avenir des grandes villes euro­péennes. Robert Badin­ter, ministre de la Jus­tice dès l’élection de Fran­çois Mitter­rand en 1981, n’a pas fait qu’abolir la peine de mort ; il a aus­si auto­ri­sé que la télé­vi­sion entre en pri­son. « La télé­vi­sion était une lucarne ouverte sur le monde exté­rieur et cette “amé­lio­ra­tion”, si elle était cri­ti­quable en soi, pou­vait avoir quelque avan­tage, auquel per­son­nel­le­ment je n’adhérai jamais. Où l’inconvénient prit une ampli­tude déme­surée, c’est lorsque la “lucarne” devint le mi­roir où cha­cun, consciem­ment ou pas, vit l’image de sa propre néga­tion, de sa flétrissu­re. Com­ment s’étonner dès lors que, dans le cadre d’agitations reven­di­ca­tives, de “muti­ne­ries” disent les res­pon­sables, les déte­nus s’activent en tout pre­mier lieu à détruire les postes de télé­vi­sion, à bri­ser les mul­tiples chaines enchai­nant leurs espoirs, déchai­nant ain­si des colères aux airs de liber­té » (p. 424).

Alors, les expli­ca­tions sur la dis­pa­ri­tion de la culture du res­pect, dont la cari­ca­ture vient d’être actua­li­sée en ce mois d’aout 2011 par David Came­ron, Pre­mier ministre bri­tan­nique, pro­met­tant la pri­son aux émeu­tiers de Londres, n’ont qu’une seule ver­tu. Cette ver­tu n’est pas celle de leur auteur, mais celle que l’on trou­ve­ra dans leur géné­ra­li­sa­tion radi­cale : pas de res­pect sans réciprocité.

Il faut bien que quelqu’un com­mence à faire le pari de la réci­pro­ci­té, que quelqu’un finisse par tendre la joue au lieu de mettre en joue. Char­lie Bauer ne pou­vait pas « com­men­cer », sauf avec ses cama­rades. Ses enne­mis étaient trop nom­breux. Au fond, David Came­ron doit vivre la même dif­fi­cul­té, quelques amis à ser­vir res­pec­tueu­se­ment et des enne­mis trop nom­breux… Mais, que je sache, Char­lie et David n’occupent pas le même poste. Et puis, Char­lie Bauer est mort. David Came­ron n’est, hélas pour les Bri­tan­niques, guère mieux loti : il a la vie der­rière lui.

Dan Kaminski


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