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La dérive italienne
L’image de Mme Merkel et M. Sarzozy esquissant, en guise de seule réponse, un sourire plein d’ironie lorsqu’un journaliste les interrogeait, lors du récent sommet européen, sur les engagements budgétaires de M. Berlusconi, est d’une cruauté sans nom. Au même titre que le tableau surréaliste représentant, à la une des différents quotidiens européens, le Premier ministre […]
L’image de Mme Merkel et M. Sarzozy esquissant, en guise de seule réponse, un sourire plein d’ironie lorsqu’un journaliste les interrogeait, lors du récent sommet européen, sur les engagements budgétaires de M. Berlusconi, est d’une cruauté sans nom. Au même titre que le tableau surréaliste représentant, à la une des différents quotidiens européens, le Premier ministre italien esseulé, ostensiblement mis à l’écart par ses collègues au sortir du G20. Images cruelles non seulement à l’égard de M. Berlusconi lui-même, ce qui, au vu de la situation, serait un moindre mal. Mais aussi parce qu’elle témoigne de ce qu’est l’Italie d’aujourd’hui : un pays politiquement à la dérive.
Une légitimité sans précédent
Pour mesurer l’ampleur de la situation, il faut se souvenir qu’en mai 2008, l’exécutif de centre-droit, vainqueur triomphal dans les urnes, obtenait l’investiture de la Chambre des représentants par 335 voix contre 275, soit par un écart encore jamais atteint dans l’histoire de la deuxième République. Le gouvernement Berlusconi IV disposait donc, lors de son entrée en matière, d’une légitimité populaire dont aucun autre gouvernement n’avait joui avant lui. Cette avance arithmétique lui octroyait une marge de manœuvre sans égal pour mener à bien les réformes structurelles importantes dont le pays avait besoin : la réduction des dépenses du personnel politique (les plus élevées d’Europe) et la refonte de l’architecture politico-institutionnelle — par, entre autres choses, l’abandon des provinces et l’instauration d’une mixité économique dans les entreprises publiques déficientes. Relevons, à cet égard, qu’un des problèmes majeurs de l’Italie est son nombre considérable d’intercommunales, d’interrégionales, de parastataux qui sont autant de coquilles vides contrôlées par les partis à des fins clientélistes, gangrénées par la corruption et le crime organisé, qui grèvent le budget public de plusieurs dizaines de milliards par an.
Des occasions manquées
L’opportunité de mener à bien ces réformes n’a toutefois pas été saisie. Cela est d’autant plus regrettable que, depuis le 14 décembre 2010 et le schisme provoqué par M. Fini (depuis lors, la majorité ne tient plus qu’à une poignée de députés), l’Italie est politiquement paralysée. Contestations sociales et déroutes politiques se sont succédé à un rythme vertigineux. Les étudiants, fin 2010, puis, au début de l’année 2011, les mouvements féministes qui s’indignaient de l’image de la femme qu’offraient au monde les comportements scabreux du Premier ministre. Vinrent ensuite l’humiliante éviction de l’Italie des discussions sur la Libye, le naufrage de la gestion de l’afflux de réfugiés sur les côtes siciliennes, la crise des déchets à Naples. En mai, la cinglante défaite aux communales avec la perte symbolique de la ville de Milan, berceau de l’ascension berlusconienne, suivie de la déroute aux référendums du mois de juin sur le nucléaire et la privatisation de l’eau. Durant l’été, l’effondrement de la bourse de Milan, le différentiel d’intérêt record entre les bons d’État italiens et allemands, les dégradations successives de la dette italienne imputées, par les agences de notation, à la fragilité de la coalition gouvernementale. Sans compter les interminables démêlés judiciaires du Premier ministre, les motions de méfiance individuelle et autres demandes de levée d’immunité parlementaire pour plusieurs membres de la majorité inculpés de corruption, détournement de fonds publics et collusion avec une organisation mafieuse.
D’un point de vue strictement politique, le point d’orgue fut certainement atteint au début du mois d’octobre avec le rejet, par la Chambre des représentants, du compte rendu budgétaire des activités de l’État. Un vote d’une banalité affligeante : le document n’est autre qu’un état des lieux des dépenses et des recettes de l’administration publique au cours de l’exercice précédent. Un texte élémentaire, mais cependant essentiel à la continuité de l’activité publique, sur lequel le Parlement exerce un pouvoir de ratification. Toutefois, en raison d’un certain nombre d’absences dans l’hémicycle, la majorité n’a pas été en mesure de ratifier le texte et le fonctionnement de la puissance publique s’en est trouvé temporairement bloqué. Immédiatement, le président de la République a exigé que le Premier ministre rende compte de la capacité à gouverner de sa majorité. C’est ce qu’a fait M. Berlusconi le 13 octobre dernier, en posant la question de confiance aux parlementaires pour la quarante-septième fois de la législature (un record). Mais son intervention a témoigné, une fois de plus, de l’impasse dans laquelle se trouve le pays. De son absence totale d’assise politique. Et ce, pour plusieurs raisons.
Les raisons de l’impasse
La première est la balkanisation de la coalition au pouvoir. Le centre-droit est désormais fractionné en une multitude de petits groupuscules qui appuient le gouvernement de l’extérieur : le groupe Peuple et territoire, les anciens d’Alleanza Nazionale, les proches de l’ex-ministre Scajola, ceux de l’ex-ministre Pisanu, les amis du ministre Tremonti, etc. Un nouveau sous-groupe de huit députés vient d’ailleurs de se former, dans la foulée du sommet européen, avec ses exigences propres et ses revendications programmatiques pour les dix-huit derniers mois de la législature. En raison de l’étroitesse arithmétique de la majorité parlementaire, chacun de ces groupuscules est en mesure de conditionner la survie du gouvernement sur chaque projet de loi. Raison pour laquelle M. Berlusconi ne peut annoncer la moindre mesure susceptible de contrarier l’un ou l’autre de ses partenaires.
À titre d’exemple, M. Bossi, l’allié historique, a récemment déclaré que ses troupes ne ratifieraient aucune norme visant à retarder l’âge du départ en pension. Je tiens le couteau du côté du manche, a‑t-il précisé, c’est moi qui décide quand et comment tombera le gouvernement. Ajoutant qu’il y avait lieu, selon lui, d’alléger la pression fiscale pour relancer l’économie par l’investissement. Cette thèse est soutenue par deux autres groupuscules au sein de la majorité. Mais ne rencontre pas les faveurs du tout-puissant ministre de l’Économie, Giulio Tremonti, et de ses proches, les « rigoristes », qui exigent de maintenir coute que coute le cap de la rigueur et de respecter les mesures du pacte européen de stabilité, récemment rappelées par la bce. À cet égard, fait sans précédent, M. Tremonti a refusé de cosigner la lettre d’intention contenant les mesures budgétaires (jugées trop timides par le ministre de l’Économie) à mettre en œuvre pour résorber partiellement la dette publique adressée par le Premier ministre aux instances européennes.
La gestion d’exigences contradictoires — et la faiblesse politique qui en découle — au sein de sa majorité n’est cependant pas la seule difficulté que doit affronter M. Berlusconi. Le taux de croissance inférieur à 1%, la dette publique atteignant 2.000 milliards d’euros, la stagnation de la demande interne, la chute vertigineuse du taux d’épargne (de 20 à 6% en quelques années) sont autant d’éléments qui inquiètent au plus haut point le monde de l’entreprise. Emma Marcegaglia, la patronne des patrons, vient en effet d’adresser une lettre ouverte au Premier ministre, l’implorant d’agir au plus vite pour éviter l’effondrement du pays. Les cinq principales associations de commerçants ont fait de même, au début de cette semaine, en demandant au gouvernement « d’entreprendre sans tarder les réformes qui s’imposent ou de remettre son mandat entre les mains du président de la République ».
Ce n’est pas tout : la société civile est, elle aussi, en pleine ébullition. Pour la première fois depuis l’arrivée de M. Berlusconi sur la scène politique italienne, les associations catholiques se sont réunies en conclave pour analyser une situation qualifiée de « très inquiétante ». Jusqu’à ce jour, le monde catholique avait toujours considéré le Premier ministre comme son référent politique naturel, renonçant à se ranger massivement derrière un parti plus ouvertement catholique. Ce soutien semble désormais périmé : le conclave a en effet explicitement demandé la mise sur pied d’un exécutif fort, et pas seulement d’un point de vue éthique. Le cardinal Bagnasco, chef des évêques italiens, a d’ailleurs lancé, en clôture du congrès : « Les catholiques doivent se mettre en mouvement pour donner un nouveau cap au pays. » Le désaveu ne pouvait être plus clair.
Dissoudre le gouvernement ?
Et pour ce qui est de l’électeur potentiel, la situation paraît tout aussi compromise. Sans entrer dans une analyse politique des manifestations aux visées altermondialistes du 14 octobre dernier, dont les cibles initiales étaient à chercher au sein du monde des finances, la confiance dans les capacités politiques de l’exécutif atteint désormais un record négatif historique : moins d’un citoyen sur cinq juge positivement l’action de la majorité au pouvoir alors qu’on se situait à près d’un sondé sur deux en février 2010.
Dans ces conditions, le bon sens voudrait que le Premier ministre italien remette au plus vite son mandat entre les mains du président de la République. Qu’il indique un horizon électoral proche, de manière à rassurer l’opinion publique et les marchés financiers, à recouvrer ainsi, à moyen terme, cette gouvernabilité qui fait défaut depuis plus d’un an. Mais pour des raisons de survie politique (dans le chef de ses alliés) et judiciaire (dans le chef de M. Berlusconi), le bon sens politique ne semble plus être de mise dans la péninsule. Placés sous la tutelle de la BCE (la loi de finance de cet été a été rédigée sous les indications techniques de la banque centrale et du Fonds de sauvetage européen), l’institution législative et son prolongement exécutif sont dans l’incapacité d’assurer la prise en charge de l’intérêt général de la collectivité. Cette situation pose, selon nous, une question fondamentale quant au fonctionnement démocratique en tant que tel : comment réinsérer obligatoirement, lorsqu’un gouvernement n’est plus en mesure d’assumer sa mission essentielle — à savoir, précisément, servir l’intérêt général — un retour sur la scène politique du corps électoral en tant qu’identité première, en tant que source et fondement de souveraineté ?
En d’autres termes, comment instaurer, si le besoin s’en fait ressentir en cours d’exercice, un mécanisme de retrait de la délégation de pouvoir — fondement premier du principe démocratique — par volonté expresse du détenteur du pouvoir ? Le peuple doit-il pouvoir dissoudre formellement un gouvernement qui s’écarterait de sa raison d’être, un gouvernement devenu, à ses yeux, illégitime ?