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La dérive italienne

Numéro 12 Décembre 2011 par Santoliquido

novembre 2011

L’image de Mme Mer­kel et M. Sar­zo­zy esquis­sant, en guise de seule réponse, un sou­rire plein d’ironie lorsqu’un jour­na­liste les inter­ro­geait, lors du récent som­met euro­péen, sur les enga­ge­ments bud­gé­taires de M. Ber­lus­co­ni, est d’une cruau­té sans nom. Au même titre que le tableau sur­réa­liste repré­sen­tant, à la une des dif­fé­rents quo­ti­diens euro­péens, le Pre­mier ministre […]

L’image de Mme Mer­kel et M. Sar­zo­zy esquis­sant, en guise de seule réponse, un sou­rire plein d’ironie lorsqu’un jour­na­liste les inter­ro­geait, lors du récent som­met euro­péen, sur les enga­ge­ments bud­gé­taires de M. Ber­lus­co­ni, est d’une cruau­té sans nom. Au même titre que le tableau sur­réa­liste repré­sen­tant, à la une des dif­fé­rents quo­ti­diens euro­péens, le Pre­mier ministre ita­lien esseu­lé, osten­si­ble­ment mis à l’écart par ses col­lègues au sor­tir du G20. Images cruelles non seule­ment à l’égard de M. Ber­lus­co­ni lui-même, ce qui, au vu de la situa­tion, serait un moindre mal. Mais aus­si parce qu’elle témoigne de ce qu’est l’Italie d’aujourd’hui : un pays poli­ti­que­ment à la dérive.

Une légitimité sans précédent

Pour mesu­rer l’ampleur de la situa­tion, il faut se sou­ve­nir qu’en mai 2008, l’exécutif de centre-droit, vain­queur triom­phal dans les urnes, obte­nait l’investiture de la Chambre des repré­sen­tants par 335 voix contre 275, soit par un écart encore jamais atteint dans l’histoire de la deuxième Répu­blique. Le gou­ver­ne­ment Ber­lus­co­ni IV dis­po­sait donc, lors de son entrée en matière, d’une légi­ti­mi­té popu­laire dont aucun autre gou­ver­ne­ment n’avait joui avant lui. Cette avance arith­mé­tique lui octroyait une marge de manœuvre sans égal pour mener à bien les réformes struc­tu­relles impor­tantes dont le pays avait besoin : la réduc­tion des dépenses du per­son­nel poli­tique (les plus éle­vées d’Europe) et la refonte de l’architecture poli­ti­co-ins­ti­tu­tion­nelle — par, entre autres choses, l’abandon des pro­vinces et l’instauration d’une mixi­té éco­no­mique dans les entre­prises publiques défi­cientes. Rele­vons, à cet égard, qu’un des pro­blèmes majeurs de l’Italie est son nombre consi­dé­rable d’intercommunales, d’interrégionales, de para­sta­taux qui sont autant de coquilles vides contrô­lées par les par­tis à des fins clien­té­listes, gan­gré­nées par la cor­rup­tion et le crime orga­ni­sé, qui grèvent le bud­get public de plu­sieurs dizaines de mil­liards par an.

Des occasions manquées

L’opportunité de mener à bien ces réformes n’a tou­te­fois pas été sai­sie. Cela est d’autant plus regret­table que, depuis le 14 décembre 2010 et le schisme pro­vo­qué par M. Fini (depuis lors, la majo­ri­té ne tient plus qu’à une poi­gnée de dépu­tés), l’Italie est poli­ti­que­ment para­ly­sée. Contes­ta­tions sociales et déroutes poli­tiques se sont suc­cé­dé à un rythme ver­ti­gi­neux. Les étu­diants, fin 2010, puis, au début de l’année 2011, les mou­ve­ments fémi­nistes qui s’indignaient de l’image de la femme qu’offraient au monde les com­por­te­ments sca­breux du Pre­mier ministre. Vinrent ensuite l’humiliante évic­tion de l’Italie des dis­cus­sions sur la Libye, le nau­frage de la ges­tion de l’afflux de réfu­giés sur les côtes sici­liennes, la crise des déchets à Naples. En mai, la cin­glante défaite aux com­mu­nales avec la perte sym­bo­lique de la ville de Milan, ber­ceau de l’ascension ber­lus­co­nienne, sui­vie de la déroute aux réfé­ren­dums du mois de juin sur le nucléaire et la pri­va­ti­sa­tion de l’eau. Durant l’été, l’effondrement de la bourse de Milan, le dif­fé­ren­tiel d’intérêt record entre les bons d’État ita­liens et alle­mands, les dégra­da­tions suc­ces­sives de la dette ita­lienne impu­tées, par les agences de nota­tion, à la fra­gi­li­té de la coa­li­tion gou­ver­ne­men­tale. Sans comp­ter les inter­mi­nables démê­lés judi­ciaires du Pre­mier ministre, les motions de méfiance indi­vi­duelle et autres demandes de levée d’immunité par­le­men­taire pour plu­sieurs membres de la majo­ri­té incul­pés de cor­rup­tion, détour­ne­ment de fonds publics et col­lu­sion avec une orga­ni­sa­tion mafieuse.

D’un point de vue stric­te­ment poli­tique, le point d’orgue fut cer­tai­ne­ment atteint au début du mois d’octobre avec le rejet, par la Chambre des repré­sen­tants, du compte ren­du bud­gé­taire des acti­vi­tés de l’État. Un vote d’une bana­li­té affli­geante : le docu­ment n’est autre qu’un état des lieux des dépenses et des recettes de l’administration publique au cours de l’exercice pré­cé­dent. Un texte élé­men­taire, mais cepen­dant essen­tiel à la conti­nui­té de l’activité publique, sur lequel le Par­le­ment exerce un pou­voir de rati­fi­ca­tion. Tou­te­fois, en rai­son d’un cer­tain nombre d’absences dans l’hémicycle, la majo­ri­té n’a pas été en mesure de rati­fier le texte et le fonc­tion­ne­ment de la puis­sance publique s’en est trou­vé tem­po­rai­re­ment blo­qué. Immé­dia­te­ment, le pré­sident de la Répu­blique a exi­gé que le Pre­mier ministre rende compte de la capa­ci­té à gou­ver­ner de sa majo­ri­té. C’est ce qu’a fait M. Ber­lus­co­ni le 13 octobre der­nier, en posant la ques­tion de confiance aux par­le­men­taires pour la qua­rante-sep­tième fois de la légis­la­ture (un record). Mais son inter­ven­tion a témoi­gné, une fois de plus, de l’impasse dans laquelle se trouve le pays. De son absence totale d’assise poli­tique. Et ce, pour plu­sieurs raisons.

Les raisons de l’impasse

La pre­mière est la bal­ka­ni­sa­tion de la coa­li­tion au pou­voir. Le centre-droit est désor­mais frac­tion­né en une mul­ti­tude de petits grou­pus­cules qui appuient le gou­ver­ne­ment de l’extérieur : le groupe Peuple et ter­ri­toire, les anciens d’Alleanza Nazio­nale, les proches de l’ex-ministre Sca­jo­la, ceux de l’ex-ministre Pisa­nu, les amis du ministre Tre­mon­ti, etc. Un nou­veau sous-groupe de huit dépu­tés vient d’ailleurs de se for­mer, dans la fou­lée du som­met euro­péen, avec ses exi­gences propres et ses reven­di­ca­tions pro­gram­ma­tiques pour les dix-huit der­niers mois de la légis­la­ture. En rai­son de l’étroitesse arith­mé­tique de la majo­ri­té par­le­men­taire, cha­cun de ces grou­pus­cules est en mesure de condi­tion­ner la sur­vie du gou­ver­ne­ment sur chaque pro­jet de loi. Rai­son pour laquelle M. Ber­lus­co­ni ne peut annon­cer la moindre mesure sus­cep­tible de contra­rier l’un ou l’autre de ses partenaires.

À titre d’exemple, M. Bos­si, l’allié his­to­rique, a récem­ment décla­ré que ses troupes ne rati­fie­raient aucune norme visant à retar­der l’âge du départ en pen­sion. Je tiens le cou­teau du côté du manche, a‑t-il pré­ci­sé, c’est moi qui décide quand et com­ment tom­be­ra le gou­ver­ne­ment. Ajou­tant qu’il y avait lieu, selon lui, d’alléger la pres­sion fis­cale pour relan­cer l’économie par l’investissement. Cette thèse est sou­te­nue par deux autres grou­pus­cules au sein de la majo­ri­té. Mais ne ren­contre pas les faveurs du tout-puis­sant ministre de l’Économie, Giu­lio Tre­mon­ti, et de ses proches, les « rigo­ristes », qui exigent de main­te­nir coute que coute le cap de la rigueur et de res­pec­ter les mesures du pacte euro­péen de sta­bi­li­té, récem­ment rap­pe­lées par la bce. À cet égard, fait sans pré­cé­dent, M. Tre­mon­ti a refu­sé de cosi­gner la lettre d’intention conte­nant les mesures bud­gé­taires (jugées trop timides par le ministre de l’Économie) à mettre en œuvre pour résor­ber par­tiel­le­ment la dette publique adres­sée par le Pre­mier ministre aux ins­tances européennes.

La ges­tion d’exigences contra­dic­toires — et la fai­blesse poli­tique qui en découle — au sein de sa majo­ri­té n’est cepen­dant pas la seule dif­fi­cul­té que doit affron­ter M. Ber­lus­co­ni. Le taux de crois­sance infé­rieur à 1%, la dette publique attei­gnant 2.000 mil­liards d’euros, la stag­na­tion de la demande interne, la chute ver­ti­gi­neuse du taux d’épargne (de 20 à 6% en quelques années) sont autant d’éléments qui inquiètent au plus haut point le monde de l’entreprise. Emma Mar­ce­ga­glia, la patronne des patrons, vient en effet d’adresser une lettre ouverte au Pre­mier ministre, l’implorant d’agir au plus vite pour évi­ter l’effondrement du pays. Les cinq prin­ci­pales asso­cia­tions de com­mer­çants ont fait de même, au début de cette semaine, en deman­dant au gou­ver­ne­ment « d’entreprendre sans tar­der les réformes qui s’imposent ou de remettre son man­dat entre les mains du pré­sident de la République ».

Ce n’est pas tout : la socié­té civile est, elle aus­si, en pleine ébul­li­tion. Pour la pre­mière fois depuis l’arrivée de M. Ber­lus­co­ni sur la scène poli­tique ita­lienne, les asso­cia­tions catho­liques se sont réunies en conclave pour ana­ly­ser une situa­tion qua­li­fiée de « très inquié­tante ». Jusqu’à ce jour, le monde catho­lique avait tou­jours consi­dé­ré le Pre­mier ministre comme son réfé­rent poli­tique natu­rel, renon­çant à se ran­ger mas­si­ve­ment der­rière un par­ti plus ouver­te­ment catho­lique. Ce sou­tien semble désor­mais péri­mé : le conclave a en effet expli­ci­te­ment deman­dé la mise sur pied d’un exé­cu­tif fort, et pas seule­ment d’un point de vue éthique. Le car­di­nal Bagnas­co, chef des évêques ita­liens, a d’ailleurs lan­cé, en clô­ture du congrès : « Les catho­liques doivent se mettre en mou­ve­ment pour don­ner un nou­veau cap au pays. » Le désa­veu ne pou­vait être plus clair.

Dissoudre le gouvernement ?

Et pour ce qui est de l’électeur poten­tiel, la situa­tion paraît tout aus­si com­pro­mise. Sans entrer dans une ana­lyse poli­tique des mani­fes­ta­tions aux visées alter­mon­dia­listes du 14 octobre der­nier, dont les cibles ini­tiales étaient à cher­cher au sein du monde des finances, la confiance dans les capa­ci­tés poli­tiques de l’exécutif atteint désor­mais un record néga­tif his­to­rique : moins d’un citoyen sur cinq juge posi­ti­ve­ment l’action de la majo­ri­té au pou­voir alors qu’on se situait à près d’un son­dé sur deux en février 2010.

Dans ces condi­tions, le bon sens vou­drait que le Pre­mier ministre ita­lien remette au plus vite son man­dat entre les mains du pré­sident de la Répu­blique. Qu’il indique un hori­zon élec­to­ral proche, de manière à ras­su­rer l’opinion publique et les mar­chés finan­ciers, à recou­vrer ain­si, à moyen terme, cette gou­ver­na­bi­li­té qui fait défaut depuis plus d’un an. Mais pour des rai­sons de sur­vie poli­tique (dans le chef de ses alliés) et judi­ciaire (dans le chef de M. Ber­lus­co­ni), le bon sens poli­tique ne semble plus être de mise dans la pénin­sule. Pla­cés sous la tutelle de la BCE (la loi de finance de cet été a été rédi­gée sous les indi­ca­tions tech­niques de la banque cen­trale et du Fonds de sau­ve­tage euro­péen), l’institution légis­la­tive et son pro­lon­ge­ment exé­cu­tif sont dans l’incapacité d’assurer la prise en charge de l’intérêt géné­ral de la col­lec­ti­vi­té. Cette situa­tion pose, selon nous, une ques­tion fon­da­men­tale quant au fonc­tion­ne­ment démo­cra­tique en tant que tel : com­ment réin­sé­rer obli­ga­toi­re­ment, lorsqu’un gou­ver­ne­ment n’est plus en mesure d’assumer sa mis­sion essen­tielle — à savoir, pré­ci­sé­ment, ser­vir l’intérêt géné­ral — un retour sur la scène poli­tique du corps élec­to­ral en tant qu’identité pre­mière, en tant que source et fon­de­ment de souveraineté ?

En d’autres termes, com­ment ins­tau­rer, si le besoin s’en fait res­sen­tir en cours d’exercice, un méca­nisme de retrait de la délé­ga­tion de pou­voir — fon­de­ment pre­mier du prin­cipe démo­cra­tique — par volon­té expresse du déten­teur du pou­voir ? Le peuple doit-il pou­voir dis­soudre for­mel­le­ment un gou­ver­ne­ment qui s’écarterait de sa rai­son d’être, un gou­ver­ne­ment deve­nu, à ses yeux, illégitime ?

Santoliquido


Auteur

Giuseppe Santoliquido est licencié en sciences politiques et administration publique.