Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

La dépression est-elle le copilote de la modernité ?

Numéro 4 - 2015 par Bernard De Backer

juin 2015

Outre les don­nées issues d’enquêtes diverses sur la san­té, des évè­ne­ments récents ont à nou­veau foca­li­sé l’attention sur un symp­tôme de masse qu’il est conve­nu de dési­gner par le terme de « dépres­sion ». Par­mi eux, la catas­trophe de l’A320 de la Ger­man­wings, filiale low-cost de la Luf­than­sa, a sus­ci­té une vive atten­tion média­tique qui n’est sans doute pas […]

Éditorial

Outre les don­nées issues d’enquêtes diverses sur la san­té1, des évè­ne­ments récents ont à nou­veau foca­li­sé l’attention sur un symp­tôme de masse qu’il est conve­nu de dési­gner par le terme de « dépres­sion ». Par­mi eux, la catas­trophe de l’A320 de la Ger­man­wings, filiale low-cost de la Luf­than­sa, a sus­ci­té une vive atten­tion média­tique qui n’est sans doute pas le fruit du hasard. Dans une syn­chro­nie éton­nante, la chaine fran­co-alle­mande Arte dif­fu­sait en effet le 24 mars 2015, soit le jour même du crash pro­vo­qué volon­tai­re­ment par le copi­lote soi­gné depuis des années pour troubles psy­chiques, une émis­sion titrée « Dépres­sion, une épi­dé­mie mon­diale ? » Si les hypo­thèses sur la catas­trophe impu­taient d’abord celle-ci à une lente dépres­su­ri­sa­tion de l’avion, pro­vo­quant l’endormissement des pilotes et des pas­sa­gers, il s’est avé­ré, à l’examen des deux « boites noires », que c’est dans le psy­chisme du copi­lote que rési­dait l’énigme de l’accident, qui fit cent-cin­quante morts sur les flancs du mas­sif des Trois-Évêchés.

Pilote solitaire et commandos de Dieu

Les quelques élé­ments qui nous sont par­ve­nus, s’ils concernent la pro­blé­ma­tique sin­gu­lière d’un indi­vi­du, ne sont pas sans pré­sen­ter de nom­breuses réso­nances avec cer­tains traits carac­té­ri­sant notre uni­vers social. C’est donc, d’une cer­taine façon, la « socio­lo­gie d’un indi­vi­du » qui peut nous offrir une illus­tra­tion et des clés de com­pré­hen­sion d’un phé­no­mène plus glo­bal. Rap­pe­lons tout d’abord que le copi­lote connais­sait la région du crash, car il y avait fait du pla­neur avec ses parents, et ceci dès l’âge de neuf ans. C’est dans ces parages qu’il aurait appris à voler, et éprou­vé les pre­mières sen­sa­tions qui par­ti­ci­pèrent à sa voca­tion pro­fes­sion­nelle. Son par­cours pour deve­nir pilote de ligne, avec la visée d’être com­man­dant de bord chez Luf­than­sa, fut tou­te­fois semé d’embuches. Les troubles psy­chiques dont il souf­frait, se révé­lant suf­fi­sam­ment graves pour néces­si­ter un trai­te­ment psy­chia­trique, l’obligèrent à sus­pendre une for­ma­tion cou­teuse et dif­fi­cile. Après une inter­rup­tion de plus d’un an, il finit par décro­cher son bre­vet de pilote et être enga­gé par Ger­man­wings. Pen­dant ce temps, le jeune homme n’avait pas encore quit­té le nid fami­lial et vivait chez ses parents.

Cepen­dant, la per­sis­tance des troubles qua­li­fiés de dépres­sifs, asso­ciés à des pro­blèmes ocu­laires, aurait éloi­gné la pers­pec­tive de deve­nir un jour com­man­dant de bord, voire même de conti­nuer à pilo­ter un avion. L’objectif d’excellence indi­vi­duelle, qu’il pour­sui­vait éga­le­ment par d’intenses acti­vi­tés spor­tives, sem­blait être sérieu­se­ment mena­cé alors même qu’il en avait rêvé depuis son enfance et y avait consa­cré des efforts consi­dé­rables. C’est sans doute dans ce contexte inquié­tant, en lien avec des dif­fi­cul­tés psy­chiques dont nous ne connais­sons pas la teneur, qu’il aurait pris la déci­sion de se réa­li­ser autre­ment comme indi­vi­du. C’est du moins ce qui res­sort du témoi­gnage de son ancienne petite amie, hôtesse de l’air dans la même com­pa­gnie. Son rêve était bri­sé et il lui aurait confié : « Un jour, je vais faire quelque chose qui va chan­ger tout le sys­tème, et tout le monde connai­tra mon nom et s’en souviendra. »

Si les ter­ro­ristes aux com­mandes des avions de ligne qui se sont écra­sés sur le World Trade Cen­ter, sym­bole à leurs yeux de la moder­ni­té arro­gante et païenne, le 11 sep­tembre 2001, pen­saient gagner le para­dis en tant que mar­tyrs de la cause d’un Dieu tout puis­sant, Andreas Lubitz se serait écra­sé sur le mas­sif des Trois-Évê­chés pour la seule cause de son nom2. On ne se sou­vient pas d’avoir enten­du par­ler de « dépres­sion » dans le cas des com­man­dos isla­mistes, dont l’acte était sup­po­sé obéir à une volon­té divine et être récom­pen­sé dans l’au-delà3. L’ironie tra­gique veut que le geste du copi­lote alle­mand ait été ren­du pos­sible par celui de ses pré­dé­ces­seurs croyants, car c’est à la suite des atten­tats du 11 sep­tembre que les cabines de pilo­tage furent désor­mais blin­dées, empê­chant le com­man­dant de bord de Ger­man­wings d’y reve­nir pour ten­ter d’empêcher le crash. L’hypothèse d’un sui­cide du pilote lui-même n’avait pas été envisagée.

Les ressorts d’une « épidémie »

L’émission dif­fu­sée par Arte le jour même de la catas­trophe, mal­gré ses défauts, per­met d’approcher la logique sociale de ce symp­tôme, dont l’éventuelle issue sui­ci­daire avait été abor­dée, bien avant la nais­sance de l’aviation civile, dans l’étude prin­ceps de Dur­kheim, Le sui­cide, publiée en 1897. Rap­pe­lons que le fon­da­teur de la socio­lo­gie fran­çaise avait déjà par­lé du « culte de l’individu » suc­cé­dant à la « mort des dieux ». Son étude socio­lo­gique d’un acte consi­dé­ré jusque-là comme stric­te­ment indi­vi­duel, est cen­trée sur la varia­tion du taux de sui­cide selon les groupes d’appartenance. Elle débouche sur la mise en évi­dence de quatre types de sui­cides. Deux d’entre eux, le sui­cide « égoïste » et le sui­cide « ano­mique », seraient carac­té­ris­tiques de la socié­té indus­trielle, le pre­mier par manque d’intégration des indi­vi­dus, le second par manque de régu­la­tion de leurs dési­rs. Dur­kheim ajoute que ces phé­no­mènes se mani­festent dans les périodes de crises, durant les­quelles les forces d’intégration et de régu­la­tion sociales se relâchent. Par ailleurs, l’excès d’intégration et de régu­la­tion génère d’autres types de sui­cide, qu’il désigne res­pec­ti­ve­ment comme « altruiste » et « fataliste ».

L’émission d’Arte sur la dépres­sion comme hypo­thé­tique « épi­dé­mie mon­diale » est un curieux mélange de mise en scène léchée, avec des images esthé­ti­santes illus­trant le syn­drome, et des inter­views de per­sonnes défen­dant suc­ces­si­ve­ment des points de vue très dif­fé­rents. Le début de l’émission va dans le sens d’un phé­no­mène mon­dial, avec les témoi­gnages d’un direc­teur indien de l’OMS et d’un psy­chiatre japo­nais qui accré­ditent la thèse d’une mala­die en expan­sion qu’il fau­drait « soi­gner », notam­ment par le biais d’antidépresseurs. Publi­ci­tés de firmes phar­ma­ceu­tiques en dif­fé­rentes langues et témoi­gnages de patients (très patients…) finissent par éveiller un cer­tain soup­çon, à la fois sur le carac­tère « mon­dial » de l’épidémie et sur ses causes stric­te­ment indi­vi­duelles. Les pays concer­nés sont en effet tous situés dans la sphère du monde hyper­mo­derne occi­den­tal (auquel se rat­tache le Japon, mal­gré ses par­ti­cu­la­ri­tés), ce que les images sou­lignent à l’envi. Pas de Papou, d’Inuit, de Jiva­ro ou de Cosaque dépres­sif ; enfin, pas encore… D’autre part, les cir­cons­tances dans les­quelles vivent les per­sonnes dépres­sives, notam­ment leur milieu de tra­vail et leur envi­ron­ne­ment social, donnent à pen­ser que cer­taines moda­li­tés de la « mala­die » ont des causes exté­rieures à la dyna­mique psy­chique ou orga­nique endo­gène du sujet.

Un psy­chiatre amé­ri­cain, ancien coor­di­na­teur du DSM IV (Diag­nos­tic and Sta­tis­ti­cal Manual of Men­tal Disor­ders) qui a fini par cri­ti­quer assez vive­ment le manuel amé­ri­cain des « désordres men­taux », sou­ligne le fait que le terme de dépres­sion, popu­la­ri­sé aujourd’hui, concerne en réa­li­té des phé­no­mènes très dif­fé­rents. Il y a d’un côté les « dépres­sions vraies », proches de la mélan­co­lie ou de la psy­chose mania­co-dépres­sive, et, de l’autre, une palette de troubles de l’humeur beau­coup plus tri­bu­taires de l’environnement social. L’extension du signi­fiant « dépres­sion » par­ti­cipe à la pro­pa­ga­tion de l’épidémie par un amal­game cli­nique, et dès lors à la psy­cho­pa­tho­lo­gi­sa­tion et à la médi­ca­li­sa­tion de « maux de vivre » très variés. L’attribution des causes d’un mal­heur dif­fus à une patho­lo­gie pré­cise et la pro­po­si­tion de pou­voir le soi­gner par des molé­cules, ren­contrent autant le désir des patients que la gra­ti­fi­ca­tion des soi­gnants, l’intérêt de firmes phar­ma­ceu­tiques que celui des employeurs.

L’émission aurait pu s’arrêter là : sur le constat que l’extension du domaine de la dépres­sion serait la consé­quence d’un capi­ta­lisme effré­né, géné­ra­teur de burn-out que les firmes phar­ma­ceu­tiques s’empresseraient de soi­gner pour reboos­ter les tra­vailleurs. C’est d’ailleurs ce qu’aurait confié le copi­lote de Ger­man­wings à son amie : « Nous avons tou­jours beau­coup par­lé du tra­vail, et là, il deve­nait quelqu’un d’autre, il s’énervait à pro­pos des condi­tions de tra­vail. Pas assez d’argent, peur pour le contrat [de tra­vail], trop de pression. »

Insécurité ontologique, déliaison sociale, global burn-out

Cette expli­ca­tion nous paraît cepen­dant réduc­trice. D’abord parce que nombre de « dépri­més » du monde moderne, pas davan­tage qu’ils ne sont atteints d’un mal endo­gène, ne sont vic­times de burn-out ou de har­cè­le­ment avé­rés ; ensuite parce que l’attribution des causes d’un mal aus­si dif­fus à une seule cau­sa­li­té qu’il « suf­fi­rait » d’éradiquer nous semble peu convain­cante. Les sui­ci­daires égoïstes ou ano­miques de Dur­kheim étaient-ils atteints de burn-out, de concur­rence effré­née ou de har­cè­le­ment au tra­vail ? Il s’agissait bien sou­vent de membres des classes supé­rieures urbaines, d’artistes ou de bour­geois. N’y aurait-il pas, dès lors, hors constante anthro­po­lo­gique, un autre déter­mi­nant socié­tal en arrière-plan, déjà à l’œuvre chez ces artistes et ces bourgeois ?

L’émission d’Arte, elle non plus, ne s’arrête pas à cette expli­ca­tion et donne la parole à d’autres inter­prètes du monde social, mais éga­le­ment à d’autres « dépri­més » (les deux pou­vant se cumu­ler…). Sur­gissent alors des fac­teurs plus pro­fonds, comme ceux de l’individualisation de l’existence, de la déliai­son sociale ou de la perte d’un fon­de­ment reli­gieux qui légi­time, informe et incor­pore la socié­té. Tout ce que nous savons plus ou moins confu­sé­ment sur la dif­fi­cul­té de vivre comme indi­vi­du, du devoir d’autonomie dans un monde qui n’est plus sou­te­nu par aucun garant trans­cen­dant et dont le sens nous échappe, jusque dans notre vie la plus intime. Le des­tin de l’homme d’exception du XVIe siècle, qui n’avait « per­sonne au-des­sus de lui » et ne ren­dait de comptes qu’à lui-même, est deve­nu aujourd’hui un phé­no­mène de masse, explique le socio­logue Alain Ehren­berg dans la même émis­sion. Ou, comme l’écrit son col­lègue David Le Bre­ton4 en des termes très dur­khei­miens, « La dépres­sion est […] une mesure de l’insuffisance à assu­rer la tâche d’être soi, là où aucune orien­ta­tion ne vient gui­der le sujet de l’extérieur. » La moder­ni­té radi­ca­li­sée, dont les déter­mi­nants méta­phy­siques sont plus pro­fonds que le capi­ta­lisme ou le néo­li­bé­ra­lisme, nous prive de notre sécu­ri­té onto­lo­gique, sou­li­gnait Antho­ny Gid­dens il y a plus de vingt ans5. L’expansion de la sphère auto­nome est aus­si celle des psy­cho­thé­ra­pies, du champ de la san­té men­tale, de ses offi­ciants et de ses gar­diens. Comme le for­mu­lait avec caus­ti­ci­té Richard Sen­nett dans un ouvrage au titre élo­quent, Les tyran­nies de l’intimité (1979), « Avec le déve­lop­pe­ment de l’individualisme, le moi de chaque indi­vi­du est deve­nu son prin­ci­pal fardeau. »

Burn-out, dépres­sion, fatigue d’être soi, souf­frances psy­cho­so­ciales de toutes sortes, serions-nous entrés dans « La socié­té de la fatigue6 » géné­rée par une moder­ni­té hyper­mo­bile, de plus en plus auto­ré­flexive, « sans repos et sans limite », notam­ment dans l’art contem­po­rain7 ? Si la mon­dia­li­sa­tion est aus­si celle de la « sor­tie de la reli­gion », elle sera sans doute assor­tie des maux asso­ciés. De ce point de vue, les atten­tats du 11 sep­tembre et le crash du 24 mars sont liés, même si leurs causes et leurs moda­li­tés sont oppo­sées. Que les auteurs des pre­miers tiennent tant à leur Dieu mena­cé, jusqu’à néan­ti­ser ceux qui s’en moquent ou s’en détachent, c’est sans doute que la croyance en son exis­tence les sou­lage d’un far­deau into­lé­rable. Le second aurait-il suc­com­bé sous son poids ?

7 avril 2015

  1. Voir, par exemple, l’interview du secré­taire géné­ral de la Mutua­li­té chré­tienne dans La Libre Bel­gique du 14 mai 2015 : « Le malêtre des Belges est deve­nu un véri­table busi­ness ». On y apprend que, selon une enquête de san­té de 2013, « un Belge de plus de quinze ans sur trois mani­feste des dif­fi­cul­tés psy­cho­lo­giques » et plus de 10 % de la popu­la­tion a pris des antidépresseurs.
  2. Rap­pe­lons que cet acte ne fut accom­pa­gné d’aucune reven­di­ca­tion écrite ou ver­bale (en dehors des confi­dences à son amie). Le copi­lote serait res­té silen­cieux jusqu’à l’impact sur la montagne.
  3. Ben Laden avait décla­ré le 7 octobre 2001 : « Dieu tout-puis­sant […] a per­mis à un groupe de musul­mans à l’avant-garde de l’islam de détruire les États-Unis. Je lui demande de leur accor­der le para­dis. » La foca­li­sa­tion sur les États-Unis date du séjour qu’y fit le maitre à pen­ser de l’islamisme et idéo­logue majeur des frères musul­mans, Sayyid Qutb, entre 1948 et 1950. À son retour en Égypte il dénon­ça la socié­té amé­ri­caine jugée indi­vi­dua­liste et spi­ri­tuel­le­ment vide.
  4. David Le Bre­ton, Dis­pa­raitre de soi. Une ten­ta­tion contem­po­raine, Métaillé, 2015.
  5. Dans un ouvrage éclai­rant et tou­jours non tra­duit en fran­çais à notre connais­sance, Moder­ni­ty and Self-Iden­ti­ty. Self and Socie­ty in the Late Modern Ages, Cam­bridge Poli­ty Press, 1991.
  6. C’est le titre d’un livre du phi­lo­sophe alle­mand d’origine coréenne, Byung-chul Han, tra­duit aux édi­tions Cir­cé en 2014. Mais l’on ne compte plus les ouvrages, les recherches et les dis­po­si­tifs pré­ven­tifs, voire des col­lec­tions entières, consa­crés à la « souf­france » ou au « burn-out ».
  7. Voir à ce sujet la pré­sen­ta­tion du livre de Natha­lie Hei­nich, Le para­digme de l’art contem­po­rain, par Albert Bas­te­nier dans La Revue nou­velle, n° 2/2015.

Bernard De Backer


Auteur

sociologue et chercheur