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La démocratie participative en question
L’expression « démocratie participative » est relativement récente. Elle apparait aux États-Unis, à la fin des années 1960, au sein de mouvements contestataires. Depuis lors, elle s’est popularisée et est de plus en plus invoquée, aussi bien par des acteurs de la société civile que par des autorités publiques. Pour d’aucuns, ces discours et les pratiques qui s’en […]
L’expression « démocratie participative » est relativement récente. Elle apparait aux États-Unis, à la fin des années 1960, au sein de mouvements contestataires. Depuis lors, elle s’est popularisée et est de plus en plus invoquée, aussi bien par des acteurs de la société civile que par des autorités publiques.
Pour d’aucuns, ces discours et les pratiques qui s’en inspirent seraient révélateurs d’un « nouveau paradigme de l’action publique » voire d’un « nouvel esprit de la démocratie ». De prime abord pourtant, l’expression semble relever du pléonasme. L’étymologie tout autant que les définitions les plus classiques de la démocratie, comme « gouvernement du peuple par le peuple », indiquent bien qu’il ne peut y avoir démocratie sans participation des citoyens à la vie publique.
Ce que le terme met en fait en évidence, c’est que certaines conceptions de la démocratie sont plus participatives que d’autres. Pour les promoteurs de la démocratie participative, les démocraties représentatives sont, par leur nature même, insuffisamment participatives. Par conséquent, la réforme des institutions démocratiques ne requiert pas seulement de réformer de l’intérieur la démocratie électorale en augmentant le taux de participation, en rendant les enjeux de l’élection plus compréhensibles par le citoyen, en réduisant le cumul des mandats ou en recourant plus fréquemment à la consultation populaire. Rendre la démocratie « véritablement » participative demanderait d’inventer de nouvelles pratiques et de nouvelles procédures permettant d’associer les citoyens de manière active à la fabrique de la décision publique. L’idée de démocratie participative est ainsi le plus souvent associée au développement de divers dispositifs ou de pratiques visant à impliquer des citoyens, des personnes concernées dans l’élaboration de politiques publiques : budgets participatifs, conseils de quartier, conférences de citoyens, G1000 et autres sondages délibératifs.
La participation dans la démocratie représentative
On ne peut comprendre la portée de ces initiatives sans évoquer la démocratie représentative, les crises qu’elle a traversées et les critiques qu’elle a subies depuis plusieurs décennies.
Contre les élections, le titre du livre de David van Reybrouck le dit clairement, les défenseurs de la démocratie participative entretiennent souvent une vision négative de la démocratie représentative1. Une telle opposition semble suggérer que la démocratie représentative ne laisserait finalement guère de place à la participation. Mais peut-on dire que la démocratie représentative réduit la participation à peu de choses ?
Oui, si l’on se fie à la définition de la démocratie représentative que proposait, en 1942, l’économiste autrichien Joseph Schumpeter. Pour lui, la démocratie ne serait rien de plus qu’un mécanisme qui assure la sélection des élites dirigeantes par la compétition électorale. Dans cette perspective, le rôle du citoyen devrait se limiter à élire les dirigeants. À eux, et à eux seuls, reviendraient la tâche et le droit de faire de la politique. La politique serait une affaire de professionnel, trop sérieuse et complexe pour la laisser au citoyen. L’opinion de Schumpeter est sans équivoque à cet égard2 : «[…] le citoyen typique, dès qu’il se mêle de politique, régresse à un niveau inférieur de rendement mental. Il discute et analyse les faits avec une naïveté qu’il qualifierait sans hésiter de puérile si une dialectique analogue lui était opposée dans la sphère de ses intérêts réels. Il redevient un primitif. »
Non, dans la mesure où cette définition offre un compte rendu réducteur des vertus de la démocratie représentative. Comme le montrent les travaux de Bernard Manin ou de Nadia Urbinati3, Schumpeter a tort, tant de façon factuelle que normative. La démocratie représentative ne réduit pas forcément la participation à peau de chagrin. Deux raisons au moins mènent à penser qu’elle peut même favoriser la participation.
Tout d’abord, la démocratie représentative ne réduit pas le vote à un simple acte de sélection comparable à celui qu’opère un consommateur lorsqu’il achète un produit. L’acte même de voter ne manifeste pas simplement l’expression subjective d’une préférence. Il s’inscrit dans un contexte institutionnel et culturel qui lui donne un sens collectif et public. Les travaux d’historiens et de sociologues du politique ont ainsi montré que l’instauration du suffrage universel au tournant du XXe siècle fut un formidable vecteur non seulement de contrôle du pouvoir politique, mais aussi de socialisation politique des masses, d’éducation citoyenne, amenant un nombre croissant de citoyens à prendre part à la vie publique, à se reconnaitre mutuellement comme citoyens et à acquérir, en se fédérant, un pouvoir politique réel même lorsque le vote n’est pas obligatoire. Le simple fait qu’une part significative des citoyens continue à participer aux scrutins suggère que, pour eux, le vote n’est pas réduit à un acte purement privé.
Par ailleurs, la démocratie représentative ne réduit pas la participation du citoyen à l’acte de voter. Bien sûr, l’élection génère une distance et une différence de rôle entre représentants et représentés. Toutefois, cette distance permet également d’assurer l’autonomie et la légitimité d’une activité politique située hors du cadre institué. C’est précisément parce que les citoyens ne sont pas directement associés à toutes les décisions prises par les autorités qu’ils ont le pouvoir de s’associer indépendamment de celles-ci au sein de la société civile, de débattre librement dans l’espace public, de protester, de contester les décisions et les projets du gouvernement, de formuler des alternatives. Et lorsqu’ils font cela, les citoyens ne régressent pas, comme le croyait J. Schumpeter, à un « niveau inférieur de rendement mental », ils participent à la vie publique dans un cadre représentatif.
La démocratie participative : une nouvelle modalité de participation
La démocratie représentative peut donc présenter des vertus participatives. Certains pourraient s’arrêter là et conclure que l’enjeu aujourd’hui ne serait donc pas d’introduire des pratiques de démocratie plus participatives, mais plutôt de revitaliser la démocratie représentative en redonnant du sens à l’action des partis, aux campagnes électorales, au débat public…
Ces initiatives sont certainement utiles, mais probablement insuffisantes. La démocratie participative repose sur l’idée que la démocratie doit également permettre aux citoyens de participer, à titre individuel, à des processus collaboratifs qui devraient contribuer à l’élaboration de décisions politiques. Dans une conférence de citoyens ou lors de la confection d’un budget participatif, le rôle du citoyen ne se limite pas à désigner et à contrôler des gouvernants ni à approuver ou désapprouver les décisions qu’ils prennent ni même à s’organiser collectivement pour faire pression sur ces gouvernants. Il doit aussi lui permettre de prendre part à la construction des décisions par la délibération publique.
À côté des acteurs traditionnels de la décision — mandataires publics, experts, fonctionnaires, organisations sociales —, la démocratie participative convoque donc un nouveau type d’acteur : le « citoyen ordinaire », parfois sélectionné par tirage au sort. Dans ce cadre, il ne s’agit pas simplement, comme dans un sondage, de prendre connaissance des opinions et des préférences de ce citoyen ordinaire. Il s’agit de l’amener à débattre avec d’autres citoyens et, dans le meilleur des cas, avec d’autres acteurs de la vie publique (mandataires, fonctionnaires, associations, experts). De la sorte, les citoyens impliqués peuvent construire collectivement et de manière collaborative des opinions raisonnées sur le bien public, qui devraient, on l’espère en tout cas, contribuer à une information correcte des décisions prises.
La démocratie participative : réponse à un impératif délibératif
La démocratie participative se caractérise donc par deux traits importants : la participation individualisée et directe de citoyens, d’une part, et, d’autre part, la mise en place d’une délibération, à savoir un échange coopératif d’arguments orienté vers la recherche de la meilleure solution/décision. La participation prend donc une forme moins conflictuelle que dans le vote ou dans la contestation.
Les ambitions affichées ne sont pas toujours rencontrées ni dénuées d’effets pervers : de nombreux auteurs ont souligné les risques de dépolitisation ou au contraire de récupération politique du débat. Les mouvements sociaux et les organisations politiques de masse se montrent souvent réticents vis-à-vis de ces dispositifs, qui semblent parfois réduire la citoyenneté à la figure de l’individu délibérant.
Il convient toutefois de prendre la pleine mesure de l’intuition normative qui fonde cet « impératif délibératif » souvent associé à la démocratie participative. Pour les auteurs qui défendent une conception délibérative de la démocratie4, la démocratie ne consiste pas d’abord à prendre les décisions collectives à la majorité ou en négociant des accords lorsque l’on est en désaccord. En effet, les préférences et les intérêts que l’on avance lorsque l’on vote ou lorsque l’on négocie ne sont pas nécessairement des préférences ou des intérêts raisonnés et conformes au bien commun. Les accepter comme tels reviendrait aussi à entériner un simple rapport de force arithmétique dans le cas de la règle de la majorité, et les imaginaires sociaux en place dans le cas d’une négociation.
Si la démocratie, dans son principe, doit viser à ce que les décisions collectives soient prises de manière autonome et en vue de l’intérêt public, il est indispensable que les opinions qui les déterminent soient non seulement informées, mais aussi raisonnées et aussi impartiales que possible. Cela n’est réalisable que quand ces décisions sont prises à l’issue d’un échange d’opinions et d’arguments entre tous ceux qui sont affectés par les décisions. C’est la délibération publique qui permet notamment d’examiner le bienfondé des alternatives politiques qui se présentent et aussi d’innover, de produire des solutions nouvelles. C’est le processus délibératif qui donne sa légitimité à la décision qui en émane : « La décision politique légitime n’est pas la volonté de tous, mais celle qui résulte de la délibération de tous ; c’est le processus de formation des volontés qui confère sa légitimité au résultat, non les volontés déjà formées5 ».
Cette insistance sur la délibération publique n’est pas neuve : l’un des promoteurs du parlementarisme moderne, John Stuart Mill, estimait ainsi que le parlement devait être le « congrès des opinions », le lieu où l’échange d’arguments conduirait à de bonnes lois. Toutefois, l’ambition des défenseurs actuels de la démocratie délibérative est plus exigeante. La délibération, la participation à l’échange d’arguments, ne peut être réservée aux seuls parlementaires, aux représentants, elle doit devenir l’affaire de tous les citoyens. Cela ne signifie pas que tous les citoyens doivent être en permanence assemblés pour débattre de chaque décision à prendre. Toutefois, l’idéal délibératif requiert que les décisions politiques importantes incluent l’ensemble des citoyens, afin qu’elles soient mieux informées et raisonnées.
Si le pouvoir politique de décider peut être délégué, le jugement sur l’intérêt public doit demeurer l’affaire de tous, non pas de manière solitaire — seul, le citoyen demeure souvent enfermé dans son intérêt privé et dans son ignorance —, mais dans la confrontation avec le point de vue de l’autre, dans ce qu’Emannuel Kant appelait un « usage public de la raison ». Le plus grand nombre est plus intelligent que le plus petit nombre, pour autant qu’il diversifie les points de vue et les confronte par l’argumentation. C’est précisément sur ce pari que reposent certaines des innovations démocratiques évoquées plus haut : elles visent à accroitre la qualité de la délibération publique en la rendant plus inclusive et en l’ancrant dans les pratiques. Elles ne se substituent cependant pas aux institutions représentatives, même si les modes de décision et de délibération de celles-ci devraient être réarticulés à la nouvelle donne.
Délibération participative inclusive et représentation
Les théories délibératives et participatives de la démocratie ont essuyé de nombreuses objections, souvent émises par leurs partisans mêmes. Les dispositifs qu’elles ont inspirés ont par ailleurs nourri des réflexions sinueuses quant à la meilleure manière d’articuler la participation de tous et une exigence d’argumentation collective.
Quels que soient les dispositifs participatifs préconisés, la discussion met souvent aux prises des divergences irréductibles. Elle permet de clarifier les intérêts et les points de vue en présence. Une telle clarification présente toutefois un revers. Les participants à la discussion en viennent à comprendre que certains de leurs intérêts ou de leurs croyances profondes ne peuvent être réconciliés.
Par ailleurs, la discussion se déroule rarement sur un pied d’égalité. Les processus de démocratie participative sont censés donner à chacun les mêmes outils pour délibérer. Les règles doivent être identiques pour tous. La discussion doit inclure l’ensemble des acteurs concernés qui doivent se voir accorder la même considération. L’information sur les tenants de la décision doit être accessible à chacun. Cela suffit-il toutefois à assurer une délibération égalitaire, résorbant les inégalités et les rapports de domination qui lui préexistent ? Est-il concevable d’immuniser la délibération de ces rapports de force ? Est-il au contraire souhaitable de les rendre visibles en son sein et d’intégrer, par exemple, des représentants d’associations, de mouvements sociaux ou de groupes professionnels au sein de dispositifs participatifs ?
Dans la foulée, comment faire en sorte que les processus participatifs puissent inclure non seulement les citoyens engagés dans la vie publique, mais aussi ceux qui y portent moins d’intérêt ? La démocratie participative est censée promouvoir l’exercice de la citoyenneté. Mais la plupart du temps, elle repose également sur un engagement important des citoyens : songeons seulement à l’énergie et au temps passé en réunion qu’implique la bonne marche de ces dispositifs. La démocratie participative est-elle réservée aux citoyens les plus actifs ? N’induirait-elle pas des inégalités dans la participation plus fortes que celles qui affectent les élections. À l’inverse, en réduisant la politique à des processus de résolution de problèmes, ne contribue-t-elle pas à dépolitiser l’exercice de la citoyenneté ?
En outre, les dispositifs participatifs prennent place au sein de communautés de discussion plutôt restreintes : quelques dizaines de personnes dans le cas de jurys citoyens, quelques centaines dans le cadre d’une initiative comme le G1000, voire quelques milliers lors de l’organisation d’une consultation populaire au niveau communal. Comment articuler ces dynamiques locales au débat public au sens large, à l’échelle de la société ou à celle des institutions politiques nationales ?
Enfin, la démocratie participative permet-elle de donner un nouveau souffle aux institutions représentatives existantes ou doit-elle conduire à en contester la logique ? Cette question est au centre des réflexions contemporaines sur la participation politique. Elle divise souvent les promoteurs de la démocratie participative.
Les articles présentés dans ce dossier ne sont pas seulement précieux pour leurs qualités intrinsèques, mais parce qu’ils assument ces questions et ces difficultés et tentent d’y apporter des solutions. Ces articles ne proposent pas seulement des éléments d’argumentation, ils s’appuient également sur des expériences existantes. Leurs auteurs mettent les mains dans le cambouis et avancent des propositions concrètes, de nouvelles manières d’organiser le vote ou la délibération collective.
Olivier Petit expose ainsi les raisons pour lesquelles il serait à la fois plus démocratique et plus raisonnable de permettre l’organisation d’initiatives populaires décisionnelles : il souligne, ce faisant, la nécessité de remettre en question le « dogmatisme représentatif » propre au système institutionnel belge.
Dans « Partager le pouvoir du parlement : un modèle pour la démocratie belge ? », Anne-Sophie Bouvy, Vincent Jacquet, Olivier Malay, Raphaël Rousseau, Pierre-Etienne Vandamme et Sixtine van Outryve d’Ydewalle analysent la consultation populaire et le panel citoyen récemment mis en place à Louvain-la-Neuve pour consulter les habitants et les usagers de la ville à propos de l’extension du centre commercial de l’Esplanade. Les auteurs montrent qu’il n’existe pas de relation naturelle entre la délibération et la participation. Ils montrent également que la construction d’une telle relation est déterminante pour rénover le fonctionnement de nos démocraties. À leurs yeux, l’avenir de la démocratie participative passe par la création de dispositifs hybrides reposant à la fois sur des techniques référendaires et sur des processus de consultation, sur l’initiative des citoyens et sur une réforme institutionnelle, voire constitutionnelle, des mécanismes de la représentation.
Enfin, Pierre-Etienne Vandamme envisage une alternative au référendum ou aux mécanismes de tirage au sort : le vote justifié « qui consiste en un bulletin sur lequel sont proposées plusieurs justifications publiques pour le choix à effectuer », que cela porte sur un candidat particulier ou sur une option politique. La création d’un vote justifié tirerait selon lui le meilleur parti des vertus respectives de la démocratie représentative, de la démocratie participative et de la démocratie délibérative. Elle contribuerait à tout le moins à stimuler le débat public et à en clarifier les termes.
- D. Van Reybrouck, Contre les élections, Arles, Actes Sud, 2014.
- J. Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, 1942, chapitre 21.
- N. Urbinati, Representative Democracy : Principles and Genealogy, Chicago, University of Chicago Press, 2006.
- J. Cohen, « An Epistemic Conception of Democracy », Ethics, n° 97, 1986, p. 26 – 38 ; J. Cohen, « Procedure and Substance in Deliberative Democracy », dans S. Benhabib (ed.), Democracy and Difference : Contesting the boundaries of the Political, Princeton, Princeton University Press, 1996, p. 95 – 119 ; J. Elster, « The market and the Forum : Three varieties of political theory », dans J. Elster, A. HyllandD (ed.), Foundations of Social Choice Theory, Cambridge, Cambridge University Press, 1986 ; J. Elster, « Argumenter et négocier dans deux assemblées constituantes », Revue française de Science politique, 44, n° 2, avril 1994, p. 187 – 257 ; J. Habermas, Droit et démocratie. Entre faits et normes, Paris, Gallimard, 1997 (1992).
- B. Manin, « Volonté générale ou délibération. Esquisse d’une théorie de la délibération politique », Le débat, vol. 33, 1985, p. 83.