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La démocratie participative en question

Numéro 7 - 2017 par Hervé Pourtois

novembre 2017

L’expression « démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive » est rela­ti­ve­ment récente. Elle appa­rait aux États-Unis, à la fin des années 1960, au sein de mou­ve­ments contes­ta­taires. Depuis lors, elle s’est popu­la­ri­sée et est de plus en plus invo­quée, aus­si bien par des acteurs de la socié­té civile que par des auto­ri­tés publiques. Pour d’aucuns, ces dis­cours et les pra­tiques qui s’en […]

Dossier

L’expression « démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive » est rela­ti­ve­ment récente. Elle appa­rait aux États-Unis, à la fin des années 1960, au sein de mou­ve­ments contes­ta­taires. Depuis lors, elle s’est popu­la­ri­sée et est de plus en plus invo­quée, aus­si bien par des acteurs de la socié­té civile que par des auto­ri­tés publiques.

Pour d’aucuns, ces dis­cours et les pra­tiques qui s’en ins­pirent seraient révé­la­teurs d’un « nou­veau para­digme de l’action publique » voire d’un « nou­vel esprit de la démo­cra­tie ». De prime abord pour­tant, l’expression semble rele­ver du pléo­nasme. L’étymologie tout autant que les défi­ni­tions les plus clas­siques de la démo­cra­tie, comme « gou­ver­ne­ment du peuple par le peuple », indiquent bien qu’il ne peut y avoir démo­cra­tie sans par­ti­ci­pa­tion des citoyens à la vie publique.

Ce que le terme met en fait en évi­dence, c’est que cer­taines concep­tions de la démo­cra­tie sont plus par­ti­ci­pa­tives que d’autres. Pour les pro­mo­teurs de la démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive, les démo­cra­ties repré­sen­ta­tives sont, par leur nature même, insuf­fi­sam­ment par­ti­ci­pa­tives. Par consé­quent, la réforme des ins­ti­tu­tions démo­cra­tiques ne requiert pas seule­ment de réfor­mer de l’intérieur la démo­cra­tie élec­to­rale en aug­men­tant le taux de par­ti­ci­pa­tion, en ren­dant les enjeux de l’élection plus com­pré­hen­sibles par le citoyen, en rédui­sant le cumul des man­dats ou en recou­rant plus fré­quem­ment à la consul­ta­tion popu­laire. Rendre la démo­cra­tie « véri­ta­ble­ment » par­ti­ci­pa­tive deman­de­rait d’inventer de nou­velles pra­tiques et de nou­velles pro­cé­dures per­met­tant d’associer les citoyens de manière active à la fabrique de la déci­sion publique. L’idée de démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive est ain­si le plus sou­vent asso­ciée au déve­lop­pe­ment de divers dis­po­si­tifs ou de pra­tiques visant à impli­quer des citoyens, des per­sonnes concer­nées dans l’élaboration de poli­tiques publiques : bud­gets par­ti­ci­pa­tifs, conseils de quar­tier, confé­rences de citoyens, G1000 et autres son­dages délibératifs.

La participation dans la démocratie représentative

On ne peut com­prendre la por­tée de ces ini­tia­tives sans évo­quer la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive, les crises qu’elle a tra­ver­sées et les cri­tiques qu’elle a subies depuis plu­sieurs décennies.

Contre les élec­tions, le titre du livre de David van Rey­brouck le dit clai­re­ment, les défen­seurs de la démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive entre­tiennent sou­vent une vision néga­tive de la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive1. Une telle oppo­si­tion semble sug­gé­rer que la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive ne lais­se­rait fina­le­ment guère de place à la par­ti­ci­pa­tion. Mais peut-on dire que la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive réduit la par­ti­ci­pa­tion à peu de choses ?

Oui, si l’on se fie à la défi­ni­tion de la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive que pro­po­sait, en 1942, l’économiste autri­chien Joseph Schum­pe­ter. Pour lui, la démo­cra­tie ne serait rien de plus qu’un méca­nisme qui assure la sélec­tion des élites diri­geantes par la com­pé­ti­tion élec­to­rale. Dans cette pers­pec­tive, le rôle du citoyen devrait se limi­ter à élire les diri­geants. À eux, et à eux seuls, revien­draient la tâche et le droit de faire de la poli­tique. La poli­tique serait une affaire de pro­fes­sion­nel, trop sérieuse et com­plexe pour la lais­ser au citoyen. L’opinion de Schum­pe­ter est sans équi­voque à cet égard2 : «[…] le citoyen typique, dès qu’il se mêle de poli­tique, régresse à un niveau infé­rieur de ren­de­ment men­tal. Il dis­cute et ana­lyse les faits avec une naï­ve­té qu’il qua­li­fie­rait sans hési­ter de pué­rile si une dia­lec­tique ana­logue lui était oppo­sée dans la sphère de ses inté­rêts réels. Il rede­vient un primitif. »

Non, dans la mesure où cette défi­ni­tion offre un compte ren­du réduc­teur des ver­tus de la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive. Comme le montrent les tra­vaux de Ber­nard Manin ou de Nadia Urbi­na­ti3, Schum­pe­ter a tort, tant de façon fac­tuelle que nor­ma­tive. La démo­cra­tie repré­sen­ta­tive ne réduit pas for­cé­ment la par­ti­ci­pa­tion à peau de cha­grin. Deux rai­sons au moins mènent à pen­ser qu’elle peut même favo­ri­ser la participation.

Tout d’abord, la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive ne réduit pas le vote à un simple acte de sélec­tion com­pa­rable à celui qu’opère un consom­ma­teur lorsqu’il achète un pro­duit. L’acte même de voter ne mani­feste pas sim­ple­ment l’expression sub­jec­tive d’une pré­fé­rence. Il s’inscrit dans un contexte ins­ti­tu­tion­nel et cultu­rel qui lui donne un sens col­lec­tif et public. Les tra­vaux d’historiens et de socio­logues du poli­tique ont ain­si mon­tré que l’instauration du suf­frage uni­ver­sel au tour­nant du XXe siècle fut un for­mi­dable vec­teur non seule­ment de contrôle du pou­voir poli­tique, mais aus­si de socia­li­sa­tion poli­tique des masses, d’éducation citoyenne, ame­nant un nombre crois­sant de citoyens à prendre part à la vie publique, à se recon­naitre mutuel­le­ment comme citoyens et à acqué­rir, en se fédé­rant, un pou­voir poli­tique réel même lorsque le vote n’est pas obli­ga­toire. Le simple fait qu’une part signi­fi­ca­tive des citoyens conti­nue à par­ti­ci­per aux scru­tins sug­gère que, pour eux, le vote n’est pas réduit à un acte pure­ment privé.

Par ailleurs, la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive ne réduit pas la par­ti­ci­pa­tion du citoyen à l’acte de voter. Bien sûr, l’élection génère une dis­tance et une dif­fé­rence de rôle entre repré­sen­tants et repré­sen­tés. Tou­te­fois, cette dis­tance per­met éga­le­ment d’assurer l’autonomie et la légi­ti­mi­té d’une acti­vi­té poli­tique située hors du cadre ins­ti­tué. C’est pré­ci­sé­ment parce que les citoyens ne sont pas direc­te­ment asso­ciés à toutes les déci­sions prises par les auto­ri­tés qu’ils ont le pou­voir de s’associer indé­pen­dam­ment de celles-ci au sein de la socié­té civile, de débattre libre­ment dans l’espace public, de pro­tes­ter, de contes­ter les déci­sions et les pro­jets du gou­ver­ne­ment, de for­mu­ler des alter­na­tives. Et lorsqu’ils font cela, les citoyens ne régressent pas, comme le croyait J. Schum­pe­ter, à un « niveau infé­rieur de ren­de­ment men­tal », ils par­ti­cipent à la vie publique dans un cadre représentatif.

La démocratie participative : une nouvelle modalité de participation

La démo­cra­tie repré­sen­ta­tive peut donc pré­sen­ter des ver­tus par­ti­ci­pa­tives. Cer­tains pour­raient s’arrêter là et conclure que l’enjeu aujourd’hui ne serait donc pas d’introduire des pra­tiques de démo­cra­tie plus par­ti­ci­pa­tives, mais plu­tôt de revi­ta­li­ser la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive en redon­nant du sens à l’action des par­tis, aux cam­pagnes élec­to­rales, au débat public…

Ces ini­tia­tives sont cer­tai­ne­ment utiles, mais pro­ba­ble­ment insuf­fi­santes. La démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive repose sur l’idée que la démo­cra­tie doit éga­le­ment per­mettre aux citoyens de par­ti­ci­per, à titre indi­vi­duel, à des pro­ces­sus col­la­bo­ra­tifs qui devraient contri­buer à l’élaboration de déci­sions poli­tiques. Dans une confé­rence de citoyens ou lors de la confec­tion d’un bud­get par­ti­ci­pa­tif, le rôle du citoyen ne se limite pas à dési­gner et à contrô­ler des gou­ver­nants ni à approu­ver ou désap­prou­ver les déci­sions qu’ils prennent ni même à s’organiser col­lec­ti­ve­ment pour faire pres­sion sur ces gou­ver­nants. Il doit aus­si lui per­mettre de prendre part à la construc­tion des déci­sions par la déli­bé­ra­tion publique.

À côté des acteurs tra­di­tion­nels de la déci­sion — man­da­taires publics, experts, fonc­tion­naires, orga­ni­sa­tions sociales —, la démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive convoque donc un nou­veau type d’acteur : le « citoyen ordi­naire », par­fois sélec­tion­né par tirage au sort. Dans ce cadre, il ne s’agit pas sim­ple­ment, comme dans un son­dage, de prendre connais­sance des opi­nions et des pré­fé­rences de ce citoyen ordi­naire. Il s’agit de l’amener à débattre avec d’autres citoyens et, dans le meilleur des cas, avec d’autres acteurs de la vie publique (man­da­taires, fonc­tion­naires, asso­cia­tions, experts). De la sorte, les citoyens impli­qués peuvent construire col­lec­ti­ve­ment et de manière col­la­bo­ra­tive des opi­nions rai­son­nées sur le bien public, qui devraient, on l’espère en tout cas, contri­buer à une infor­ma­tion cor­recte des déci­sions prises.

La démocratie participative : réponse à un impératif délibératif

La démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive se carac­té­rise donc par deux traits impor­tants : la par­ti­ci­pa­tion indi­vi­dua­li­sée et directe de citoyens, d’une part, et, d’autre part, la mise en place d’une déli­bé­ra­tion, à savoir un échange coopé­ra­tif d’arguments orien­té vers la recherche de la meilleure solution/décision. La par­ti­ci­pa­tion prend donc une forme moins conflic­tuelle que dans le vote ou dans la contestation.

Les ambi­tions affi­chées ne sont pas tou­jours ren­con­trées ni dénuées d’effets per­vers : de nom­breux auteurs ont sou­li­gné les risques de dépo­li­ti­sa­tion ou au contraire de récu­pé­ra­tion poli­tique du débat. Les mou­ve­ments sociaux et les orga­ni­sa­tions poli­tiques de masse se montrent sou­vent réti­cents vis-à-vis de ces dis­po­si­tifs, qui semblent par­fois réduire la citoyen­ne­té à la figure de l’individu délibérant.

Il convient tou­te­fois de prendre la pleine mesure de l’intuition nor­ma­tive qui fonde cet « impé­ra­tif déli­bé­ra­tif » sou­vent asso­cié à la démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive. Pour les auteurs qui défendent une concep­tion déli­bé­ra­tive de la démo­cra­tie4, la démo­cra­tie ne consiste pas d’abord à prendre les déci­sions col­lec­tives à la majo­ri­té ou en négo­ciant des accords lorsque l’on est en désac­cord. En effet, les pré­fé­rences et les inté­rêts que l’on avance lorsque l’on vote ou lorsque l’on négo­cie ne sont pas néces­sai­re­ment des pré­fé­rences ou des inté­rêts rai­son­nés et conformes au bien com­mun. Les accep­ter comme tels revien­drait aus­si à enté­ri­ner un simple rap­port de force arith­mé­tique dans le cas de la règle de la majo­ri­té, et les ima­gi­naires sociaux en place dans le cas d’une négociation.

Si la démo­cra­tie, dans son prin­cipe, doit viser à ce que les déci­sions col­lec­tives soient prises de manière auto­nome et en vue de l’intérêt public, il est indis­pen­sable que les opi­nions qui les déter­minent soient non seule­ment infor­mées, mais aus­si rai­son­nées et aus­si impar­tiales que pos­sible. Cela n’est réa­li­sable que quand ces déci­sions sont prises à l’issue d’un échange d’opinions et d’arguments entre tous ceux qui sont affec­tés par les déci­sions. C’est la déli­bé­ra­tion publique qui per­met notam­ment d’examiner le bien­fon­dé des alter­na­tives poli­tiques qui se pré­sentent et aus­si d’innover, de pro­duire des solu­tions nou­velles. C’est le pro­ces­sus déli­bé­ra­tif qui donne sa légi­ti­mi­té à la déci­sion qui en émane : « La déci­sion poli­tique légi­time n’est pas la volon­té de tous, mais celle qui résulte de la déli­bé­ra­tion de tous ; c’est le pro­ces­sus de for­ma­tion des volon­tés qui confère sa légi­ti­mi­té au résul­tat, non les volon­tés déjà for­mées5 ».

Cette insis­tance sur la déli­bé­ra­tion publique n’est pas neuve : l’un des pro­mo­teurs du par­le­men­ta­risme moderne, John Stuart Mill, esti­mait ain­si que le par­le­ment devait être le « congrès des opi­nions », le lieu où l’échange d’arguments condui­rait à de bonnes lois. Tou­te­fois, l’ambition des défen­seurs actuels de la démo­cra­tie déli­bé­ra­tive est plus exi­geante. La déli­bé­ra­tion, la par­ti­ci­pa­tion à l’échange d’arguments, ne peut être réser­vée aux seuls par­le­men­taires, aux repré­sen­tants, elle doit deve­nir l’affaire de tous les citoyens. Cela ne signi­fie pas que tous les citoyens doivent être en per­ma­nence assem­blés pour débattre de chaque déci­sion à prendre. Tou­te­fois, l’idéal déli­bé­ra­tif requiert que les déci­sions poli­tiques impor­tantes incluent l’ensemble des citoyens, afin qu’elles soient mieux infor­mées et raisonnées.

Si le pou­voir poli­tique de déci­der peut être délé­gué, le juge­ment sur l’intérêt public doit demeu­rer l’affaire de tous, non pas de manière soli­taire — seul, le citoyen demeure sou­vent enfer­mé dans son inté­rêt pri­vé et dans son igno­rance —, mais dans la confron­ta­tion avec le point de vue de l’autre, dans ce qu’Emannuel Kant appe­lait un « usage public de la rai­son ». Le plus grand nombre est plus intel­li­gent que le plus petit nombre, pour autant qu’il diver­si­fie les points de vue et les confronte par l’argumentation. C’est pré­ci­sé­ment sur ce pari que reposent cer­taines des inno­va­tions démo­cra­tiques évo­quées plus haut : elles visent à accroitre la qua­li­té de la déli­bé­ra­tion publique en la ren­dant plus inclu­sive et en l’ancrant dans les pra­tiques. Elles ne se sub­sti­tuent cepen­dant pas aux ins­ti­tu­tions repré­sen­ta­tives, même si les modes de déci­sion et de déli­bé­ra­tion de celles-ci devraient être réar­ti­cu­lés à la nou­velle donne.

Délibération participative inclusive et représentation

Les théo­ries déli­bé­ra­tives et par­ti­ci­pa­tives de la démo­cra­tie ont essuyé de nom­breuses objec­tions, sou­vent émises par leurs par­ti­sans mêmes. Les dis­po­si­tifs qu’elles ont ins­pi­rés ont par ailleurs nour­ri des réflexions sinueuses quant à la meilleure manière d’articuler la par­ti­ci­pa­tion de tous et une exi­gence d’argumentation collective.

Quels que soient les dis­po­si­tifs par­ti­ci­pa­tifs pré­co­ni­sés, la dis­cus­sion met sou­vent aux prises des diver­gences irré­duc­tibles. Elle per­met de cla­ri­fier les inté­rêts et les points de vue en pré­sence. Une telle cla­ri­fi­ca­tion pré­sente tou­te­fois un revers. Les par­ti­ci­pants à la dis­cus­sion en viennent à com­prendre que cer­tains de leurs inté­rêts ou de leurs croyances pro­fondes ne peuvent être réconciliés.

Par ailleurs, la dis­cus­sion se déroule rare­ment sur un pied d’égalité. Les pro­ces­sus de démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive sont cen­sés don­ner à cha­cun les mêmes outils pour déli­bé­rer. Les règles doivent être iden­tiques pour tous. La dis­cus­sion doit inclure l’ensemble des acteurs concer­nés qui doivent se voir accor­der la même consi­dé­ra­tion. L’information sur les tenants de la déci­sion doit être acces­sible à cha­cun. Cela suf­fit-il tou­te­fois à assu­rer une déli­bé­ra­tion éga­li­taire, résor­bant les inéga­li­tés et les rap­ports de domi­na­tion qui lui pré­existent ? Est-il conce­vable d’immuniser la déli­bé­ra­tion de ces rap­ports de force ? Est-il au contraire sou­hai­table de les rendre visibles en son sein et d’intégrer, par exemple, des repré­sen­tants d’associations, de mou­ve­ments sociaux ou de groupes pro­fes­sion­nels au sein de dis­po­si­tifs participatifs ?

Dans la fou­lée, com­ment faire en sorte que les pro­ces­sus par­ti­ci­pa­tifs puissent inclure non seule­ment les citoyens enga­gés dans la vie publique, mais aus­si ceux qui y portent moins d’intérêt ? La démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive est cen­sée pro­mou­voir l’exercice de la citoyen­ne­té. Mais la plu­part du temps, elle repose éga­le­ment sur un enga­ge­ment impor­tant des citoyens : son­geons seule­ment à l’énergie et au temps pas­sé en réunion qu’implique la bonne marche de ces dis­po­si­tifs. La démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive est-elle réser­vée aux citoyens les plus actifs ? N’induirait-elle pas des inéga­li­tés dans la par­ti­ci­pa­tion plus fortes que celles qui affectent les élec­tions. À l’inverse, en rédui­sant la poli­tique à des pro­ces­sus de réso­lu­tion de pro­blèmes, ne contri­bue-t-elle pas à dépo­li­ti­ser l’exercice de la citoyenneté ?

En outre, les dis­po­si­tifs par­ti­ci­pa­tifs prennent place au sein de com­mu­nau­tés de dis­cus­sion plu­tôt res­treintes : quelques dizaines de per­sonnes dans le cas de jurys citoyens, quelques cen­taines dans le cadre d’une ini­tia­tive comme le G1000, voire quelques mil­liers lors de l’organisation d’une consul­ta­tion popu­laire au niveau com­mu­nal. Com­ment arti­cu­ler ces dyna­miques locales au débat public au sens large, à l’échelle de la socié­té ou à celle des ins­ti­tu­tions poli­tiques nationales ?

Enfin, la démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive per­met-elle de don­ner un nou­veau souffle aux ins­ti­tu­tions repré­sen­ta­tives exis­tantes ou doit-elle conduire à en contes­ter la logique ? Cette ques­tion est au centre des réflexions contem­po­raines sur la par­ti­ci­pa­tion poli­tique. Elle divise sou­vent les pro­mo­teurs de la démo­cra­tie participative.

Les articles pré­sen­tés dans ce dos­sier ne sont pas seule­ment pré­cieux pour leurs qua­li­tés intrin­sèques, mais parce qu’ils assument ces ques­tions et ces dif­fi­cul­tés et tentent d’y appor­ter des solu­tions. Ces articles ne pro­posent pas seule­ment des élé­ments d’argumentation, ils s’appuient éga­le­ment sur des expé­riences exis­tantes. Leurs auteurs mettent les mains dans le cam­bouis et avancent des pro­po­si­tions concrètes, de nou­velles manières d’organiser le vote ou la déli­bé­ra­tion collective.

Oli­vier Petit expose ain­si les rai­sons pour les­quelles il serait à la fois plus démo­cra­tique et plus rai­son­nable de per­mettre l’organisation d’initiatives popu­laires déci­sion­nelles : il sou­ligne, ce fai­sant, la néces­si­té de remettre en ques­tion le « dog­ma­tisme repré­sen­ta­tif » propre au sys­tème ins­ti­tu­tion­nel belge.

Dans « Par­ta­ger le pou­voir du par­le­ment : un modèle pour la démo­cra­tie belge ? », Anne-Sophie Bou­vy, Vincent Jac­quet, Oli­vier Malay, Raphaël Rous­seau, Pierre-Etienne Van­damme et Six­tine van Outryve d’Ydewalle ana­lysent la consul­ta­tion popu­laire et le panel citoyen récem­ment mis en place à Lou­vain-la-Neuve pour consul­ter les habi­tants et les usa­gers de la ville à pro­pos de l’extension du centre com­mer­cial de l’Esplanade. Les auteurs montrent qu’il n’existe pas de rela­tion natu­relle entre la déli­bé­ra­tion et la par­ti­ci­pa­tion. Ils montrent éga­le­ment que la construc­tion d’une telle rela­tion est déter­mi­nante pour réno­ver le fonc­tion­ne­ment de nos démo­cra­ties. À leurs yeux, l’avenir de la démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive passe par la créa­tion de dis­po­si­tifs hybrides repo­sant à la fois sur des tech­niques réfé­ren­daires et sur des pro­ces­sus de consul­ta­tion, sur l’initiative des citoyens et sur une réforme ins­ti­tu­tion­nelle, voire consti­tu­tion­nelle, des méca­nismes de la représentation.

Enfin, Pierre-Etienne Van­damme envi­sage une alter­na­tive au réfé­ren­dum ou aux méca­nismes de tirage au sort : le vote jus­ti­fié « qui consiste en un bul­le­tin sur lequel sont pro­po­sées plu­sieurs jus­ti­fi­ca­tions publiques pour le choix à effec­tuer », que cela porte sur un can­di­dat par­ti­cu­lier ou sur une option poli­tique. La créa­tion d’un vote jus­ti­fié tire­rait selon lui le meilleur par­ti des ver­tus res­pec­tives de la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive, de la démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive et de la démo­cra­tie déli­bé­ra­tive. Elle contri­bue­rait à tout le moins à sti­mu­ler le débat public et à en cla­ri­fier les termes.

  1. D. Van Rey­brouck, Contre les élec­tions, Arles, Actes Sud, 2014.
  2. J. Schum­pe­ter, Capi­ta­lisme, socia­lisme et démo­cra­tie, 1942, cha­pitre 21.
  3. N. Urbi­na­ti, Repre­sen­ta­tive Demo­cra­cy : Prin­ciples and Genea­lo­gy, Chi­ca­go, Uni­ver­si­ty of Chi­ca­go Press, 2006.
  4. J. Cohen, « An Epis­te­mic Concep­tion of Demo­cra­cy », Ethics, n° 97, 1986, p. 26 – 38 ; J. Cohen, « Pro­ce­dure and Sub­stance in Deli­be­ra­tive Demo­cra­cy », dans S. Ben­ha­bib (ed.), Demo­cra­cy and Dif­fe­rence : Contes­ting the boun­da­ries of the Poli­ti­cal, Prin­ce­ton, Prin­ce­ton Uni­ver­si­ty Press, 1996, p. 95 – 119 ; J. Elster, « The mar­ket and the Forum : Three varie­ties of poli­ti­cal theo­ry », dans J. Elster, A. Hyl­landD (ed.), Foun­da­tions of Social Choice Theo­ry, Cam­bridge, Cam­bridge Uni­ver­si­ty Press, 1986 ; J. Elster, « Argu­men­ter et négo­cier dans deux assem­blées consti­tuantes », Revue fran­çaise de Science poli­tique, 44, n° 2, avril 1994, p. 187 – 257 ; J. Haber­mas, Droit et démo­cra­tie. Entre faits et normes, Paris, Gal­li­mard, 1997 (1992).
  5. B. Manin, « Volon­té géné­rale ou déli­bé­ra­tion. Esquisse d’une théo­rie de la déli­bé­ra­tion poli­tique », Le débat, vol. 33, 1985, p. 83.

Hervé Pourtois


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