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La démocratie inachevée, les experts et les think tanks

Numéro 10 Octobre 2012 par Albert Bastenier

octobre 2012

Pour­sui­vant la réflexion enta­mée dans le dos­sier de sep­tembre 2012 sur la démo­cra­tie à venir, la ques­tion est reprise en la met­tant en rap­port avec le rôle de plus en plus impor­tant qu’y acquièrent les experts. Les com­pé­tences toutes par­ti­cu­lières que cer­tains détiennent paraissent désor­mais si évi­dentes qu’elles pour­raient bien être en passe d’é­clip­ser le pou­voir des citoyens ordi­naires répu­tés, quant à eux, inca­pables de se prendre en charge. Or, un tel pri­vi­lège accor­dé aux savants met en péril ce que le pro­jet démo­cra­tique contient de plus impor­tant : la pers­pec­tive d’un dépas­se­ment de la domi­na­tion hié­rar­chique dans les rap­ports sociaux.

La démo­cra­tie n’a pas d’essence éter­nelle. Elle est une créa­tion de l’histoire humaine. Plus que comme le type de régime poli­tique qu’elle désigne dans le voca­bu­laire cou­rant, il faut com­men­cer par la voir comme un mou­ve­ment venant de loin et nous condui­sant vers ce que Toc­que­ville — qui reste l’un de ses plus fins ana­lystes — consi­dé­rait comme les rivages incon­nus d’une éga­li­té des condi­tions tou­jours plus grande. À faire dou­ter qu’il existe quelque chose que l’on puisse aujourd’hui consi­dé­rer comme la démo­cra­tie, elle pour­rait bien n’être que l’autre nom de la ques­tion sociale (Manent, 2006) dans les ver­sions suc­ces­sives qu’incarnèrent la démo­cra­tie libé­rale ou bour­geoise des ori­gines, les démo­cra­ties popu­laires des régimes socia­listes pour la plu­part défunts, et la social-démo­cra­tie qui, non sans dif­fi­cul­té, demeure à l’œuvre au sein des socié­tés capi­ta­listes. Elle est un pro­jet en ges­ta­tion qui rebon­dit sans cesse en rai­son des obs­tacles que ren­contrent ses exi­gences. Mais, si l’on veut res­ter dans le registre for­mel de la signi­fi­ca­tion stric­te­ment poli­tique que l’on donne géné­ra­le­ment à cette notion aujourd’hui, une socié­té est dite démo­cra­tique lorsque les hié­rar­chies sociales y sont léga­le­ment abo­lies et que l’activité poli­tique y est pra­ti­quée sous les contraintes de la légalité.

Cepen­dant, même dans les régimes poli­tiques qui incarnent ce que l’on appelle la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive, c’est-à-dire qui mettent les gou­ver­nants sous le contrôle des gou­ver­nés, on peut encore iden­ti­fier des variantes. Briè­ve­ment : d’une part, le cou­rant libé­ral (la démo­cra­tie à l’anglaise) qui donne la prio­ri­té à la liber­té des indi­vi­dus et sup­pose la capa­ci­té de cha­cun à par­ti­ci­per à la déci­sion, et, d’autre part, le cou­rant radi­cal ou répu­bli­cain (la démo­cra­tie à la fran­çaise) qui donne la prio­ri­té à l’égalité et la pré­do­mi­nance à des obli­ga­tions com­munes. Bien enten­du, ce n’est que dans des tra­di­tions natio­nales par­ti­cu­lières qui com­binent de façon plus ou moins heu­reuse ces deux orien­ta­tions, que l’on rejoint les démo­cra­ties réelles dont, en dépit de leur diver­si­té, un esprit com­mun est néan­moins repé­rable : l’affirmation des indi­vi­dus cher­chant dans la sou­ve­rai­ne­té col­lec­tive du peuple des garan­ties contre les pré­ten­tions domi­na­trices des États et des gou­ver­nants. Ceci via des élec­tions ne concé­dant à ces der­niers qu’une inves­ti­ture pour une durée limi­tée. Ce qui signi­fie qu’ils n’ont aucun droit natu­rel à gou­ver­ner, le prin­cipe étant que les diri­geants ne sont que des sortes de com­mis du tra­vail poli­tique auquel le peuple donne une délégation.

Ain­si, on peut dire que c’est le prin­cipe selon lequel le peuple sou­ve­rain est à la source du pou­voir poli­tique qui doit être vu comme la nature de la démo­cra­tie. Mais en ajou­tant immé­dia­te­ment que ce prin­cipe ne par­vient à s’établir qu’au tra­vers de cette action humaine que sont l’invention des droits et leur exten­sion dans un cadre juri­dique capable de les garan­tir. C’est d’ailleurs ce qu’avait mon­tré le socio­logue bri­tan­nique Tho­mas H. Mar­schall (1964) qui, réflé­chis­sant sur les com­po­santes de la citoyen­ne­té démo­cra­tique, dis­cer­nait un élar­gis­se­ment pro­gres­sif des droits qui, du xviiie>/sup> au xxe>/sup> siècle, sont allés de la citoyen­ne­té civile (les droits fon­da­men­taux du citoyen) vers la citoyen­ne­té poli­tique (la pos­si­bi­li­té d’élire ses repré­sen­tants), pour par­ve­nir enfin à une citoyen­ne­té sociale (les droits à une pro­tec­tion socioé­co­no­mique). Rien tou­te­fois ne per­met de pré­tendre que l’institutionnalisation de la démo­cra­tie qui a deman­dé non seule­ment d’être ini­tia­le­ment conquise, mais défen­due et éten­due, soit désor­mais par­ve­nue à son accom­plis­se­ment défi­ni­tif. On peut même sou­te­nir qu’elle n’a don­né nais­sance jusqu’ici qu’à une citoyen­ne­té impar­faite. Et qu’elle demande donc d’être repla­cée dans le cadre de son inachè­ve­ment (Vincent, 1998) en même temps que des risques que lui font cou­rir les conflits et la com­pé­ti­tion des inté­rêts par­ti­cu­liers dans la période en cours.

Comme l’ont mon­tré les ana­lyses de Pierre Rosan­val­lon (2008) au sujet du nou­vel âge de la légi­ti­mi­té démo­cra­tique, des trans­for­ma­tions sociales, poli­tiques et éco­no­miques pro­fondes sont sur­ve­nues depuis le tour­nant des années 1980. Elles sont venues se sur­ajou­ter aux reproches adres­sés depuis plus long­temps aux méca­nismes de la repré­sen­ta­tion (faible cir­cu­la­tion des élites poli­tiques, stra­té­gie d’incrustation des élus dans leurs man­dats, média­tion abu­sive de la machine poli­tique des par­tis qui ravissent la parole au peuple, loi d’airain de l’oligarchie). Tout cela appelle une refor­mu­la­tion des exi­gences de la démo­cra­tie en même temps qu’une réno­va­tion de ses moyens d’expression. Le sys­tème de la repré­sen­ta­tion poli­tique repo­sant sur la seule délé­ga­tion que per­mettent les majo­ri­tés élec­to­rales ne consti­tue plus un cadre suf­fi­sant. Ni pour favo­ri­ser les débats et contro­verses dont la démo­cra­tie se nour­rit ni pour par­ve­nir au consen­sus suf­fi­sant que la pour­suite des fins col­lec­tives exige. Certes, sou­ligne Rosan­val­lon, « le peuple élec­to­ral-majo­ri­taire reste l’incontournable arbitre de la vie démo­cra­tique ; il lui donne tou­jours son fon­de­ment légal. Mais il ne confère plus aux gou­ver­nants qu’une légi­ti­mi­té ins­tru­men­tale ». La néces­si­té de refon­der la légi­ti­mi­té des régimes démo­cra­tiques se fait donc par­tout for­te­ment res­sen­tir et ce sont les voies de cette refon­da­tion qui doivent être explorées.

Le dos­sier de La Revue nou­velle de sep­tembre 2012 était consa­cré aux rap­ports entre les régimes démo­cra­tiques et la mon­tée en puis­sance des par­tis popu­listes au sein de nom­breux pays euro­péens. Parce que dans ces pays, par une sorte de désen­chan­te­ment poli­tique, on ne cesse de tout à la fois s’y récla­mer des idéaux de la démo­cra­tie et de dénon­cer la tra­hi­son de ses pro­messes, nous avions sou­te­nu que le popu­lisme peut être com­pris comme l’une des excrois­sances liées à son inachè­ve­ment. Nous vou­drions reprendre ici la même ques­tion en la met­tant en rap­port cette fois avec une autre excrois­sance de la démo­cra­tie, qui n’est d’ailleurs pas sans rap­port dia­lec­tique avec la pré­cé­dente : le rôle de plus en plus impor­tant que tendent à y déte­nir les experts. Actuel­le­ment, les com­pé­tences par­ti­cu­lières que les experts détiennent paraissent si évi­dentes dans le cadre de ce que cer­tains appellent déjà la démo­cra­tie tech­nique, qu’elles pour­raient bien être en passe d’éclipser le pou­voir des citoyens ordi­naires répu­tés, quant à eux, incom­pé­tents. C’est même une ten­ta­tion propre aux temps de crise que de confier à ceux qui savent le soin de trou­ver la solu­tion à l’ébranlement que connait la chose publique. Ain­si, avec le recours aux experts, on se trou­ve­rait en face de la congé­dia­tion du peuple consi­dé­ré comme inca­pable de se prendre en charge, aux anti­podes de l’appel incan­ta­toire au peuple que le popu­lisme dotait de toutes les ver­tus. Or, ce der­nier pri­vi­lège accor­dé aux savants n’est-il pas aus­si trom­peur que le pre­mier, met­tant en péril ce que le pro­jet démo­cra­tique contient de jamais atteint et pour­tant de plus impor­tant : la pers­pec­tive d’un dépas­se­ment de la domi­na­tion hié­rar­chique dans les rap­ports sociaux ?

La démocratie comme pouvoir de tous

Nous par­ti­rons de la mise en garde du phi­lo­sophe Jacques Ran­cière (2005) qui, à par­tir du cou­rant répu­bli­cain, rap­pelle que le prin­cipe fon­da­teur de la démo­cra­tie réside dans l’affirmation du pou­voir de tous. Comme valeur poli­tique nor­ma­tive, elle n’est adve­nue qu’à la suite d’un long tra­vail his­to­rique de limi­ta­tion mise au pou­voir de cer­tains qui, au titre de leur proxi­mi­té avec Dieu, de leur nais­sance, de leur richesse ou de leur science, pré­ten­dirent dis­po­ser du droit de diri­ger les autres.

Défi­nie comme pou­voir confié à la puis­sance du peuple, la démo­cra­tie ne réside donc jamais dans les mains de qui­conque. « La légi­ti­mi­té de gou­ver­ner y est tou­jours confron­tée à son absence de légi­ti­mi­té ultime. » Elle n’est pas déte­nue non plus par les ins­ti­tu­tions qui ne sont que les ins­tru­ments du gou­ver­ne­ment. Il faut réaf­fir­mer, pré­cise le phi­lo­sophe, que dans leur condi­tion his­to­rique, les socié­tés humaines ne dis­posent pas de prin­cipe légi­ti­mant l’action des gou­ver­ne­ments à par­tir de lois inhé­rentes à ces socié­tés, tout comme il serait vain de cher­cher l’origine des com­mu­nau­tés poli­tiques dans quelque ver­tu innée de la socia­bi­li­té. « Les socié­tés, aujourd’hui comme hier, sont orga­ni­sées par le jeu des oli­gar­chies et il n’y a pas à pro­pre­ment par­ler de gou­ver­ne­ment démo­cra­tique. L’évidence qui assi­mile la démo­cra­tie à la forme du gou­ver­ne­ment repré­sen­ta­tif issu des élec­tions n’est que l’expression d’un consen­te­ment qu’obtient une élite d’exercer un pou­voir au nom du peuple, mais qu’elle est désor­mais obli­gée de lui recon­naitre et donc de lui demander. »

Le pou­voir démo­cra­tique se loca­lise ain­si en amont et en aval des ins­ti­tu­tions qui l’incarnent. En amont parce que sa source se trouve dans la sphère col­lec­tive où il a été conquis au tra­vers de luttes jamais ache­vées. Et en aval parce que « sa puis­sance sub­ver­sive, tou­jours neuve, mais tou­jours mena­cée, doit constam­ment être mise à l’abri des ten­ta­tives de réap­pro­pria­tion par ceux qui, au nom de leur com­pé­tence, argüent de leur titre à gou­ver­ner les incompétents ».

Conce­voir la démo­cra­tie de cette manière sus­cite tou­te­fois de la peur. Et, selon Ran­cière, davan­tage même : chez une par­tie influente des repré­sen­tants de l’intelligentsia, on peut actuel­le­ment obser­ver ce qu’il consi­dère comme une haine à son égard. À les entendre, dit-il, « il n’y aurait pas de rai­son de se plaindre des ins­ti­tu­tions qui incarnent le pou­voir, ni de pro­po­ser des mesures pour res­treindre la domi­na­tion qu’elles exercent. Aucun d’entre eux ne réclame une démo­cra­tie plus réelle. Ils disent au contraire qu’elle ne l’est déjà que trop. C’est du peuple et de ses mœurs que cette intel­li­gent­sia se plaint en ce qu’ils entrai­ne­raient le déclin de l’autorité et un rejet des sacri­fices requis par l’intérêt com­mun ». En somme, ils vou­draient pur­ger la démo­cra­tie de son incon­vé­nient majeur : l’existence du peuple.

Pour Ran­cière, ce mépris du peuple a retrou­vé de la vigueur lorsqu’implosa le régime sovié­tique face auquel les démo­cra­ties occi­den­tales avaient été dotées d’une exem­pla­ri­té stra­té­gique leur épar­gnant la cri­tique. Mais dès le moment où elles se trou­vèrent ren­voyées à elles-mêmes et où l’argument de la liber­té du peuple n’eut plus d’utilité géo­po­li­tique, « la vision de la démo­cra­tie comme l’unité d’un sys­tème consti­tu­tion­nel, du libre mar­ché et des valeurs de la liber­té indi­vi­duelle, écla­ta. Nombre de ceux habi­tués à exer­cer le magis­tère de la pen­sée se mirent à déve­lop­per une cri­tique des aspects de la vie publique et pri­vée où seraient déce­lables les symp­tômes d’un indi­vi­dua­lisme et d’un éga­li­ta­risme qui détruisent les valeurs col­lec­tives ». Ce cou­rant de pen­sée s’intensifia ensuite non seule­ment en vue de faire pièce à la mélan­co­lie démo­cra­tique, mais aus­si pour refaire de la cer­ti­tude et de l’identité spé­ci­fique face à la mon­dia­li­sa­tion vécue comme une exté­rio­ri­té mena­çante (Revault d’Allonnes, 2010).

La démocratie destructrice de l’ordre

Dans le pro­lon­ge­ment des tra­vaux de Daniel Bell (1976) sur les contra­dic­tions cultu­relles du capi­ta­lisme et de la com­mis­sion Tri­con­ti­nen­tale (1975) qui s’inquiétaient déjà de l’ignorance, de l’émotivité et de la ver­sa­ti­li­té des peuples, Samuel Hun­ting­ton (1991), par­mi les ins­pi­ra­teurs du cou­rant néo­con­ser­va­teur amé­ri­cain, reprit dès le début des années 1990 l’interrogation sur les pro­blèmes de gou­ver­na­bi­li­té qu’entrainent les idéaux démo­cra­tiques. Plus tard en France, c’est le dis­cours répu­bli­ca­niste d’Alain Fin­kiel­kraut (2005) qui, accu­sant la démo­cra­tie de tous les maux, offrit le conden­sé le plus viru­lent de la même thèse. Selon lui, l’affranchissement moderne à l’égard du divin et de la tra­di­tion a éta­bli l’indépendance humaine en reti­rant tout fon­de­ment à la hié­rar­chie sociale entre les indi­vi­dus. De cette façon, le pos­tu­lat de l’éga­li­té des condi­tions aurait empor­té avec lui la notion de culture véri­table. Le rou­leau com­pres­seur de la culture mas­si­fiée anéan­ti­rait toute idée d’élévation spi­ri­tuelle. Il porte donc en lui les germes d’une des­truc­tion de l’humanisme.

L’analyse laca­nienne du sym­bo­lique, menée en France par le lin­guiste Jean-Claude Mil­ner (1983) et relayée en Bel­gique par le psy­chiatre Jean-Pierre Lebrun (1997), n’est pas demeu­rée en reste. Pour le pre­mier, l’individualisation nar­cis­sique de l’homo demo­cra­ti­cus ruine le prin­cipe de la filia­tion, de la trans­mis­sion et de la règle. Il serait à la source de la dés­ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tion de la famille et d’une des­truc­tion de l’autorité poli­tique. Quant au second, ce qu’il désigne non sans légè­re­té intel­lec­tuelle du nom de démo­cra­tisme — monde de la jouis­sance à tout prix, sans limite, ni gra­vi­té — le conduit, sans faire dans le détail, à n’évoquer rien de moins qu’une « sor­tie de l’espèce humaine ».

Même chez un auteur comme Mar­cel Gau­chet (2002) dont il ne faut cer­tai­ne­ment pas mini­mi­ser l’importance de son apport sur la délé­gi­ti­ma­tion de la poli­tique après celle de la reli­gion, ni contes­ter les éclai­rages qu’il a four­nis sur cer­tains aspects actuels de la sub­jec­ti­vi­té indi­vi­duelle, le peuple est vu comme igno­rant la com­plexi­té de la chose publique et inca­pable de dépas­ser son imma­tu­ri­té. Il y a dans cer­taines séquences des tra­vaux de cet auteur, une vision humi­liante du peuple et, sinon du mépris pour lui, tout au moins la nos­tal­gie d’un temps révo­lu. Une sorte de conser­va­tisme mal­heu­reux face à une socié­té qui se défait parce qu’y pro­gres­se­rait l’affirmation d’une masse d’individus égo­tistes, hédo­nistes et anti-institutionnels.

On est en droit de se deman­der si, chez ces intel­lec­tuels, ne manque pas une cer­taine cir­cons­pec­tion à l’égard des impli­ca­tions infé­rio­ri­santes et réi­fiantes de leur per­cep­tion de la masse. Car ils la réduisent non sans audace à la pas­si­vi­té, capable seule­ment de subir les effets poli­tiques dévas­ta­teurs de son incons­cience et de sa misère cultu­relle. Michel de Cer­teau (1974) s’était déjà deman­dé si une telle culture popu­laire décrite comme dépouillée de tout, « existe ailleurs que dans l’acte de la culture savante qui la sup­prime ? C’est la der­nière ruse du savoir — disait-il — que de se réser­ver la pro­phé­tie poli­tique ». Et avant lui, Richard Hog­gart (1957) dans ses tra­vaux sur la culture des classes popu­laires en Angle­terre avait tenu à sou­li­gner en quoi les groupes sociaux les plus subal­ternes, si habi­tés qu’ils soient par la domi­na­tion, ont encore une culture. Sans essen­tia­li­ser le popu­laire pour en faire un conti­nent à part, il avait détec­té chez eux la robus­tesse de leurs défenses et une capa­ci­té sou­ter­raine de réin­ter­pré­ter les bou­le­ver­se­ments en cours grâce aux normes de soli­da­ri­té d’un espace local d’altérité. Il a mon­tré com­ment dans une culture domi­née éco­no­mi­que­ment, poli­ti­que­ment et sym­bo­li­que­ment, il existe tou­jours un noyau de com­por­te­ments qui échappe bel et bien à l’ordre légitime.

On aurait pu pen­ser aus­si qu’à la source de leurs déplo­ra­tions au sujet de l’individu moderne qu’ils voient comme n’étant plus qu’un consom­ma­teur effré­né de mar­chan­dises et de spec­tacles télé­vi­sés, nos auteurs auraient sou­li­gné l’influence de l’ultralibéralisme éco­no­mique. Certes, ils ne l’ignorent pas. Mais dans leur dénon­cia­tion apeu­rée du social, c’est d’abord d’une néces­si­té interne à la démo­cra­tie qu’il s’agit, dont, à leurs yeux, il est désor­mais moins utile d’encourager l’inventivité que de dénon­cer les effets per­vers. Fina­le­ment, leur dis­cours fait fâcheu­se­ment pen­ser à celui des anciennes mino­ri­tés capa­ci­taires pour les­quelles, Ran­cière le rap­pelle, « il y avait trop de gens qui pré­tendent aux pri­vi­lèges de l’individualité : elle est une bonne chose pour les élites, mais devient un désastre de la civi­li­sa­tion si tous y ont accès ».

Les périls asso­ciés à une telle vision de la socié­té poussent évi­dem­ment vers une reprise en main de sa conduite par des élites éclai­rées. Et pour Ran­cière la menace est là : l’aversion pour le peuple tel que se le repré­sente cette intel­li­gent­sia incline à limi­ter la por­tée de la sou­ve­rai­ne­té que la démo­cra­tie lui avait recon­nue. Par la conju­gai­son entre ce qui se pré­sente comme une luci­di­té cultu­relle renou­ve­lée et la reven­di­ca­tion de com­pé­tence des dépo­si­taires de la tech­nique, peut resur­gir la pré­ten­tion de ceux qui, sous les régimes anciens, pen­saient que le pou­voir leur reve­nait de droit. La posi­tion de l’intelligentsia apeu­rée n’est certes pas exac­te­ment la même que celle des experts de la démo­cra­tie tech­nique, mais celle des pre­miers favo­rise assu­ré­ment l’arrogance des seconds.

Objectivité rationnelle et subjectivité errante

Faut-il avoir des titres à gou­ver­ner ? La ques­tion n’a ces­sé de tra­ver­ser la phi­lo­so­phie poli­tique occi­den­tale. Pour Pla­ton déjà, il ne fal­lait pas lais­ser la démo­cra­tie aux mains des bou­ti­quiers. Si on devait la pré­fé­rer à la tyran­nie, ce n’était qu’en y fai­sant entrer plus de gou­ver­ne­ment que de popu­laire. De Machia­vel à Rous­seau, la ques­tion a resur­gi régu­liè­re­ment. Et au début du xxe siècle, on la retrouve chez Max Weber qui, dans sa socio­lo­gie de la moder­ni­sa­tion, sou­tient que l’approfondissement démo­cra­tique est lié à la pro­gres­sion de la ratio­na­li­té ins­tru­men­tale. Non sans déchi­re­ment parce qu’il sait que cette forme de ratio­na­li­té n’est qu’une expres­sion située et limi­tée de la réflexi­vi­té humaine (Vincent, 1998), il admet que le peuple ne peut que subir la domi­na­tion des élites. Plus tard dans le siècle, l’appréciation de la démo­cra­tie se fit encore plus incer­taine. Aux États-Unis, les enquêtes sur les com­por­te­ments élec­to­raux don­nèrent à pen­ser que le citoyen conscien­cieux et dépas­sion­né n’existe que dans les manuels d’instruction civique, au ciné­ma et dans le cer­veau des idéa­listes. Une fièvre de ratio­na­li­té s’introduisit dans le pan­théon des ver­tus démo­cra­tiques, et le poli­to­logue W.H. Mor­ris Jones (1954) en vint à faire non plus la cri­tique, mais l’éloge de l’apa­thie poli­tique des masses. Si l’on veut trou­ver un contre­poids effi­cace aux fana­tiques qui consti­tuent le véri­table dan­ger pour la démo­cra­tie, il vaut mieux la confier à des experts. Quitte, concé­dait-il, à ce que le peuple soit invi­té pério­di­que­ment à choi­sir entre des groupes d’experts en concurrence.

Pour leur part, les démo­crates sin­cères d’aujourd’hui admettent que l’intervention des experts a sa place dans l’élaboration de la déci­sion poli­tique. L’État moderne, res­pon­sable d’équilibres com­plexes, ne sau­rait fonc­tion­ner en dehors d’eux. Reste cepen­dant, disent-ils, à déter­mi­ner com­ment on conçoit le rôle de leur auto­ri­té. Car si ces experts ne manquent pas de se réfé­rer eux-mêmes à la démo­cra­tie, plus d’un affirme tou­te­fois que les prin­cipes mythiques sur les­quels cer­tains veulent l’établir ne sont pas opé­ra­toires. La gou­ver­nance — comme ils l’appellent — rend donc indis­pen­sable l’intervention de la rai­son objec­tive qui doit pal­lier la sub­jec­ti­vi­té errante issue des urnes. Est-ce à dire que l’argument de l’efficacité est le plus impor­tant et que, à titre rési­duel, la légi­ti­mi­té démo­cra­tique peut venir ensuite ? Et s’il en allait ain­si, le citoyen ordi­naire ne se retrou­ve­rait-il pas face à l’installation d’un double mono­pole : celui du pou­voir poli­tique et celui du savoir scien­ti­fique ? Plu­tôt que de se rap­pro­cher, on s’éloignerait alors du pro­jet démo­cra­tique qui non seule­ment nous a his­to­ri­que­ment conduits à admettre que tous sont capables d’apporter la contri­bu­tion de leur pen­sée aux choses de la vie col­lec­tive, mais qui nous oblige aus­si à ce que, dans une tâche inépui­sable, nous contri­buions à ce que ces choses deviennent effec­ti­ve­ment pen­sées par le plus grand nombre. Nom­breux sans doute sont ceux qui estiment que cette der­nière pers­pec­tive relève de l’incorrigible uto­pisme des idéa­listes. Mais il faut savoir qu’en l’abandonnant comme s’il s’agissait d’une méta­phy­sique trom­peuse, on quitte le ter­rain de la démo­cra­tie. Et il faut clai­re­ment l’annoncer.

Jamais la réa­li­té sociale n’a été lim­pide et on ne peut mini­mi­ser la com­plexi­té des tâches de gou­ver­ne­ment qui, pour une part, est deve­nue celle que nous a fait décou­vrir l’écologie : le monde est une intri­ca­tion de réa­li­tés natu­relles, tech­no­lo­giques et sociales (Bourg et Whi­te­side, 2010). Sans céder à un natu­ra­lisme qui nie­rait le rôle libé­ra­teur du savoir et de la science, on ne peut plus négli­ger que les dis­po­si­tifs tech­niques pos­sèdent des qua­li­tés poli­tiques. Ces dis­po­si­tifs ont fait naitre ce qu’Ulrich Beck (1986) appelle la socié­té du risque, où la pro­duc­tion de richesses est sys­té­ma­ti­que­ment cor­ré­lée avec la pro­duc­tion de périls. Il s’agit d’une socié­té qui en est venue à orga­ni­ser non seule­ment la pro­duc­tion et la mise en cir­cu­la­tion de biens enviables, mais aus­si de maux et de risques : catas­trophe nucléaire, pol­lu­tion chi­mique, désastre sani­taire ou effon­dre­ment finan­cier inter­na­tio­nal. Si l’on en reste au seul domaine des menaces envi­ron­ne­men­tales, on peut en tout cas consta­ter que, comme à Fuku­shi­ma, les périls impu­tables aux catas­trophes natu­relles et ceux qui le sont aux tech­nos­ciences sont de plus en plus enche­vê­trés1. Mais le même fla­grant délit d’enchevêtrement des causes humaines et tech­no­lo­giques n’est pas moins pré­sent dans les domaines com­mer­ciaux et finan­ciers où la mise en cir­cu­la­tion de l’information en temps réel per­met désor­mais une sur­ex­ploi­ta­tion périlleuse des oppor­tu­ni­tés spéculatives.

On est d’une cer­taine façon recon­duit ain­si vers la conscience de ce qu’avait déjà énon­cé la tra­gé­die dans la Grèce ancienne, mais que l’optimisme ration­nel héri­té des Lumières avait estom­pé : pour arri­ver à réa­li­ser la liber­té qu’elle pro­met, la socié­té orga­nise sou­vent en même temps les périls qui menacent de la détruire. Car ce qui s’avère à tout le moins trou­blant est que, par­mi les dépo­si­taires de la science qui font leur entrée dans les débats de la démo­cra­tie tech­nique, à côté de ceux qui mettent en garde contre les risques que font cou­rir les tech­nos­ciences, on en trouve d’autres qui se spé­cia­lisent dans le déni de ces dan­gers. Se réac­tua­lisent les doutes que for­mu­lait John Dewey (1927) quant au dés­in­té­res­se­ment des experts. Ils en viennent tou­jours fina­le­ment, disait-il, à défendre le point de vue qui les avan­tage et qui conforte leur posi­tion­ne­ment social. Alors qu’il était fait appel à eux pour une mis­sion d’arbitrage devant recons­truire de la cer­ti­tude, c’est un appro­fon­dis­se­ment de l’incertitude qui advient parce que, dans le champ social et poli­tique, l’expertise a acquis une valeur mar­chande (Ban­ti­gny, 2011). Et du fait que l’expertise relève désor­mais d’un mar­ché, l’interrogation sur la démo­cra­tie tech­nique rebon­dit vers celle au sujet des pré­ro­ga­tives que la rai­son ins­tru­men­tale s’est vu attri­buer au tra­vers de son assi­mi­la­tion à la sub­stance de toute rai­son. Dès l’instant où cette ratio­na­li­té pure­ment uti­li­taire s’est trou­vée cou­plée avec les béné­fices du pro­duc­ti­visme indus­triel, elle n’a plus ces­sé de fas­ci­ner les esprits. Elle est deve­nue l’horizon sacré d’un monde non trans­cen­dan­tal. La chose doit se com­prendre non pas en rai­son du fait que le sys­tème éco­no­mique échap­pe­rait désor­mais à la déter­mi­na­tion sym­bo­lique, mais plu­tôt à par­tir de ce que le sym­bo­lisme conte­nu dans l’activité éco­no­mique y est deve­nu struc­tu­rel­le­ment déter­mi­nant. Parce que les socié­tés modernes ont fait de la rai­son ins­tru­men­tale le pivot de leurs ambi­tions et le trait domi­nant de leur culture, les mar­chés consti­tuent une struc­ture tout autant cultu­relle qu’économique et qui fait que les gens uti­lisent avant tout la consom­ma­tion de biens maté­riels pour don­ner sens à leur vie (Sal­hins, 1980).

Certes, la com­pré­hen­sion des risques tech­no­lo­giques défie les connais­sances habi­tuelles du plus grand nombre. Et si la sou­ve­rai­ne­té démo­cra­tique du peuple sup­pose son apti­tude à juger, la ques­tion se com­plique du fait qu’elle n’est pas assu­rée à l’échelle qu’il fau­drait. On doit certes plai­der pour une for­ma­tion plus pous­sée de tous. Mais les capa­ci­tés indi­vi­duelles sont fort dif­fé­rentes et les for­ma­tions finales le res­te­ront. Par ailleurs, il n’est pas évident que même for­més, tous les citoyens aspi­re­ront à davan­tage de par­ti­ci­pa­tion poli­tique. Nom­breux sont ceux qui se satis­font de la démo­cra­tie fur­tive (Rosan­val­lon, 2008) d’une sou­ve­rai­ne­té élec­to­rale inter­mit­tente. Cela ne mani­feste pas for­cé­ment de l’indifférence à l’égard de la démo­cra­tie, mais que c’est aux gou­ver­nants à faire leur tra­vail avec com­pé­tence et non en fonc­tion de leurs avan­tages per­son­nels. En ne négli­geant donc pas la contri­bu­tion spé­ci­fique que l’on peut attendre des savoirs experts.

Il n’y a en prin­cipe rien d’antidémocratique à sou­hai­ter que les gou­ver­ne­ments sol­li­citent l’apport de ceux qui sont à même de faire valoir les savoirs de la science. Serait anti­dé­mo­cra­tique, par contre, le fait de dis­si­mu­ler que ce qu’on appelle la science ne traite que d’une par­tie limi­tée de la diver­si­té des savoirs. Et que les plus nom­breux par­mi ceux-ci sont les savoirs pra­tiques de l’agir quo­ti­dien. Que ce sont même ces der­niers qui sont les plus indis­pen­sables parce que ce sont eux qui assurent la socia­bi­li­té consti­tu­tive de l’existence humaine. Il y a effec­ti­ve­ment un pro­blème d’incompétence scien­ti­fique du public de la démo­cra­tie, mais c’est un de ses prin­cipes consti­tu­tifs que d’exiger que la parole soit don­née aus­si aux incom­pé­tents de ce type (Joshua, 2004). Avec le régime de la sou­ve­rai­ne­té du peuple, il n’y a plus de mono­pole d’autorité au nom d’une unique rai­son déte­nue par cer­tains. Et dès lors, parce que les ins­ti­tu­tions actuelles de la repré­sen­ta­tion démo­cra­tique ne sont pas aptes à faire face à un pro­blème de com­plexi­té qui leur échappe, il s’agit d’établir des pro­cé­dures inédites de connexion entre les savoirs des citoyens, des experts et des politiques.

Abo­lir l’étanchéité entre les capa­ci­tés res­pec­tives des citoyens ordi­naires et des savants demande de situer clai­re­ment l’enjeu que repré­sente la place dévo­lue à ces der­niers. Tou­te­fois, plu­tôt que de for­mu­ler à prio­ri des prin­cipes théo­riques qui y pré­si­de­raient, nous évo­que­rons deux exemples de leur inter­ven­tion dans l’actualité récente qui ren­dront le pro­blème plus concret. Cela fera mieux appa­raitre aus­si que le pro­blème auquel l’exigence démo­cra­tique doit appor­ter une réponse claire n’est pas celui de l’utilité de l’expertise en tant que telle — qui s’y oppose vrai­ment ? — que celui de cla­ri­fier ce que deviennent les rap­ports entre le pou­voir et les savoirs experts dans cer­tains contextes sociaux spé­ci­fiques. Dans nos exemples, il s’agira d’abord de la mis­sion confiée aux tech­ni­ciens de l’économie de trou­ver les moyens de nous sor­tir de la crise finan­cière que nous tra­ver­sons. Et, ensuite, de l’influence que cherchent à exer­cer les think tanks, ces offi­cines à par­tir des­quelles de nou­veaux pro­fes­sion­nels de la démo­cra­tie tech­nique inter­viennent dans l’espace public au nom de la bonne gou­ver­nance.

Victoire de l’expert sur le politique ?

Face à la crise finan­cière que nous tra­ver­sons, les mesures conser­va­toires qui ont été prises sont loin d’avoir sor­ti le sys­tème éco­no­mique de ses convul­sions. Sous le fouet d’une appa­rente néces­si­té dans deux pays de l’ue, la Grèce et l’Italie, cela a pro­vo­qué des chan­ge­ments poli­tiques dont on ne sait pas clai­re­ment s’il faut les consi­dé­rer comme de simples rema­nie­ments gou­ver­ne­men­taux ou comme le fran­chis­se­ment d’un seuil dans la manière de conce­voir les équi­libres entre l’économie, la poli­tique et la société.

Après s’être nour­ris d’une spé­cu­la­tion sur la dette des États, les mar­chés finan­ciers sont par­ve­nus à sus­ci­ter l’investiture gou­ver­ne­men­tale de pro­fes­sion­nels de leur bord. Est-ce là autre chose qu’une dic­ta­ture de l’argent qui sus­pend le sys­tème démo­cra­tique ? Car l’intronisation de Lucas Papa­de­mos à Athènes et de Mario Mon­ti à Rome (sans oublier celle de Mario Dra­ghi à la pré­si­dence de la bce), a répon­du à une volon­té du direc­toire de l’ue de confier à des experts la mis­sion de neu­tra­li­ser le débat pro­pre­ment poli­tique en vue de par­ve­nir à une ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tion euro­péenne des contrôles bud­gé­taires. Par­lant de l’absence de tout poli­tique dans son gou­ver­ne­ment, fin 2011 Mon­ti eut ces mots révé­la­teurs : je suis par­ve­nu à la conclu­sion que l’absence de res­pon­sables poli­tiques dans le gou­ver­ne­ment faci­li­te­rait la vie de l’exécutif, enle­vant des motifs d’embarras. Ce genre d’opération n’est pas qu’un simple trans­fert de pou­voir poli­tique vers le niveau supé­rieur de l’ue. C’est aus­si une sanc­tua­ri­sa­tion des inté­rêts ban­caires au nom de l’orthodoxie néo­li­bé­rale pas­sée au rang d’épine dor­sale de la forme de démo­cra­tie qui s’instaure. Ren­for­cées par ce cou­rant, les banques sont en train de gagner la bataille qu’elles mènent contre toute réforme signi­fi­ca­tive du sys­tème dont, sans beau­coup de sou­ci pour la démo­cra­tie, elles ne cherchent rien moins qu’à pro­lon­ger l’existence.

Les experts mis en place ont tous été for­més aux États-Unis et furent en lien avec la banque Gold­man Sachs dont on connait les res­pon­sa­bi­li­tés acca­blantes. Ils furent aus­si de ceux aux­quels le sys­tème ban­caire deman­da de répandre les fameux pro­duits finan­ciers déri­vés déta­chés de tout contrat éco­no­mique réel et sans uti­li­té sociale véri­table. Des pro­duits qui per­mirent à la pro­fes­sion ban­caire d’entrer dans une logique de spé­cu­la­tion sans borne, affi­chant son mépris des équi­libres finan­ciers qu’elle a pour­tant mis­sion de pré­ser­ver. Ces experts furent aus­si de ceux qui ont, sinon été à l’origine, tout au moins tu la connais­sance que for­cé­ment ils avaient des tru­cages comp­tables qui condui­sirent la Grèce à s’échouer dans un désastre social et la zone euro à entrer dans les convul­sions que l’on sait.

De ces hommes qui ont joué un tel rôle dans l’écroulement du monde finan­cier qu’ils ont eux-mêmes contri­bué à mettre en place, peut-on attendre qu’ils en construisent un autre ? Ceux qui figu­rèrent par­mi les concep­teurs de tels périls peuvent-ils aus­si avoir le mono­pole de leur inter­pré­ta­tion ? Depuis leur arri­vée aux postes de com­mande, ils n’ont rien ima­gi­né de neuf et, en se conten­tant de deman­der de l’austérité et des délais, ils s’affichent comme les défen­seurs d’une ortho­doxie éco­no­mique dont les plus faibles payent le prix. Rien ne les choque appa­rem­ment dans le fait que le sys­tème éco­no­mique reste conçu au tra­vers de la bru­ta­li­té aveugle des crises répé­ti­tives dont Schum­pe­ter fit la théo­rie : celle de la des­truc­tion créa­trice qui donne au capi­ta­lisme sa capa­ci­té de rebon­dir. Peut-on accep­ter que la vie col­lec­tive ne soit envi­sa­gée que dans les termes abs­traits des comptes éco­no­miques glo­baux et per­sé­vé­rer dans cette ligne qui ignore le peuple des per­dants ? Faut-il admettre que l’économie soit his­sée au-des­sus de tous les autres savoirs et sec­teurs de l’action humaine ? Et que, pro­mue au rang d’unique science cau­sale, on par­vienne à tran­cher à par­tir de ses seuls cri­tères des ques­tions émi­nem­ment poli­tiques et vitales pour la socié­té. Cela fait dire à Ber­trand Badie (2011) que, de cette manière, on enlève tout sim­ple­ment au poli­tique sa fonc­tion et sa mis­sion de déci­der. Cette concep­tion des choses ne fait rien moins que rui­ner l’idée de sou­ve­rai­ne­té du peuple et signe la vic­toire de l’expert sur le repré­sen­tant poli­tique moderne dont le rôle his­to­rique semble s’achever.

Les think tanks et la nouvelle gouvernance

L’irruption des think tanks sur la scène contem­po­raine est une autre mani­fes­ta­tion du tra­vail d’influence en cours dans les rap­ports entre le savoir et le pouvoir.

Dans un réper­toire aux confins de dif­fé­rentes formes d’autorité issues des ins­ti­tu­tions uni­ver­si­taires, poli­tiques, média­tiques et des affaires, les think tanks sont des orga­nismes pri­vés réunis­sant des cher­cheurs qui se donnent pour tâche de trans­plan­ter la parole scien­ti­fique dans le champ poli­tique. Via des notes de syn­thèse, col­loques, publi­ca­tions et un fort sou­ci de pré­sence dans les médias, leurs inter­ven­tions visent à influen­cer l’opinion et les déci­deurs dans le domaine des poli­tiques publiques. Une frac­tion du milieu aca­dé­mique qui déplore son iso­le­ment et qui est dési­reuse d’aménager des pas­se­relles entre les mondes de la réflexion et de l’action y occupe une place de choix. Sur­tout par­mi les éco­no­mistes, on n’y est pas sans savoir que dans la socié­té actuelle sous hégé­mo­nie finan­cière, la renom­mée scien­ti­fique est insuf­fi­sante si l’on n’appartient pas en même temps au monde poli­tique et/ou de l’entreprise. Les think tanks où on les retrouve sont donc des offi­cines intel­li­gentes, le plus sou­vent de droite, mais par­fois de gauche, qui s’assignent une sorte de mis­sion de diplo­ma­tie intel­lec­tuelle en dif­fu­sant une pré­sen­ta­tion didac­tique de don­nées pro­ve­nant sur­tout des sciences éco­no­miques, poli­tiques et sociales.

La com­po­si­tion hybride des think tanks (plus aca­dé­miques que les lob­bys, plus entre­pre­neu­riaux que l’université, plus poli­tiques qu’un simple busi­ness) et la place inter­mé­diaire où ils se situent doivent atti­rer l’attention sur les ambigüi­tés inhé­rentes à ce genre d’entreprise. Il n’y a bien sûr aucune objec­tion de prin­cipe qui puisse être for­mu­lée à l’égard de l’existence d’associations intel­lec­tuelles qui, à la manière de cadreurs des idées poli­tiques, cherchent à influen­cer la dyna­mique socié­tale. Si la chose pose ques­tion, c’est à par­tir du fait que l’arène poli­tique étant deve­nue une sorte de mar­ché où les idées font l’objet d’un tra­vail de mar­ke­ting comme n’importe quel autre pro­duit, ces asso­cia­tions y inter­viennent sous le label du savoir scien­ti­fique. C’est-à-dire en dis­si­mu­lant le rôle d’influence qu’elles pour­suivent. Dans le cas des think tanks, la ques­tion de la neu­tra­li­té de leur dis­cours manque d’autant moins de se poser que l’on y invoque avec insis­tance les exi­gences de la bonne gou­ver­nance. Or, de quoi s’agit-il ?

Les nom­breux tra­vaux qui ont été consa­crés à la gou­ver­nance n’ont pas dis­si­pé pour autant le flou de cette notion appa­rue au moment où, dans le contexte de la révo­lu­tion libé­rale des années 1980, se des­si­nait la figure d’un État post­mo­derne (Che­va­lier, 2003) et s’esquissait une nou­velle façon de pen­ser le poli­tique. Dans la bouche des tech­ni­ciens de la moder­ni­sa­tion de la ges­tion publique, la gou­ver­nance désigne bien sûr l’art de bien gou­ver­ner. Mais son ins­pi­ra­tion ini­tiale réside dans le cou­rant néoins­ti­tu­tion­na­liste de la théo­rie éco­no­mique et ses pre­mières appli­ca­tions visaient le ren­de­ment et l’efficacité dans la conduite des entre­prises (cor­po­rate gover­nance). Le New Public Mana­ge­ment, quant à lui, se défi­nit comme un nou­veau style de prise en charge de la vie col­lec­tive qui devrait conduire les États à faire la preuve qu’ils agissent effi­ca­ce­ment dans l’intérêt géné­ral. La convic­tion étant celle d’une supé­rio­ri­té de la logique du mar­ché, les ser­vices publics auraient avan­tage à être gérés à la manière d’une entre­prise. Ils y devien­draient capables de mieux régu­ler leurs tâches par la concer­ta­tion avec leurs mul­tiples par­te­naires consi­dé­rés comme des clients. Avec la science de la gou­ver­nance qui foca­lise ses recherches sur les méca­nismes les plus effi­cients d’allocation des res­sources, on irait vers une objec­ti­va­tion des pro­blèmes très dif­fé­rente des sys­tèmes bureau­cra­ti­sés anté­rieurs et, en pas­sant de la culture du règle­ment à la culture de la per­for­mance, peut-être par­vien­drait-on même, laisse-t-on entendre, à une dis­so­lu­tion de la dis­tinc­tion entre ges­tion ration­nelle et déci­sion politique.

S’agit-il là d’autre chose que de l’habillage idéo­lo­gique d’une impor­ta­tion de la logique des acteurs éco­no­miques dans le champ poli­tique ? Le pro­blème est que le mana­ge­ment public ne s’adresse pas à la même cible que le mana­ge­ment com­mer­cial et qu’il n’est pas évident que la logique du mar­ché détienne la mesure où l’optimum des poli­tiques sociales peut être atteint. Les tenants de la troi­sième voie blai­riste dans les pays anglo-saxons ont néan­moins sou­te­nu cette concep­tion de la ges­tion des affaires publiques, même si le prisme de l’homo eco­no­mi­cus y est un peu rapi­de­ment doté d’une valeur géné­rale parce que, face aux exi­gences de l’exercice des liber­tés indi­vi­duelles, il est répu­té mettre en lumière les indé­niables lour­deurs et effets per­vers de la domi­na­tion bureau­cra­tique. Ain­si, sans même envi­sa­ger l’existence de conflits d’intérêt ou de diver­gences de valeurs, la bonne gou­ver­nance, nous dit-on, est capable d’améliorer la par­ti­ci­pa­tion de cha­cun et, de cette façon, accroitre la confiance de tous dans les outils de la déci­sion. Elle aurait dès lors la capa­ci­té de gué­rir la démo­cra­tie de l’un de ses maux : la proac­ti­vi­té faible de ses institutions.

Au cours des der­nières décen­nies, on a assis­té à l’essor du nombre des think tanks. Il y en aurait envi­ron 5.000 dans le monde, dont près de 2.000 aux États-Unis et 800 en Europe, dont une cin­quan­taine basée en Bel­gique2. Leurs objec­tifs et domaine d’intervention peuvent bien enten­du être très dif­fé­rents et leurs aires d’influence plus ou moins larges. Mais tous mettent en avant leur indé­pen­dance et la neu­tra­li­té intel­lec­tuelle avec laquelle ils conci­lient l’expertise scien­ti­fique et le sou­ci démo­cra­tique. Or, si indé­nia­ble­ment une série de think tanks cherche à hono­rer cet objec­tif, com­ment ne pas craindre que sou­vent il s’agisse plu­tôt d’un lob­bying dégui­sé qui recouvre d’un ver­nis d’indépendance intel­lec­tuelle les prio­ri­tés des groupes d’intérêt qui les financent ?

Et, en effet, que res­sort-il des prin­ci­paux tra­vaux consa­crés à l’évaluation de l’activité de ces incu­ba­teurs d’idées que veulent être les think tanks (Dixon, 1998 ; Stone et Den­ham, 2004 ; Bou­cher et Royo, 2006 ; Denord, 2007 ; Pin­to, 2009 ; Med­vetz, 2010 ; Schwartz, 2010 ; Del­mas, 2011)? Le diag­nos­tic sem­ble­ra sans doute dévas­ta­teur, mais les ana­lystes sont qua­si­ment una­nimes : le plus sou­vent, on n’y innove guère. À la manière de pas­seurs bien plus que de pro­duc­teurs d’idées, on y traite de sujets qui ne font que suivre les oppor­tu­ni­tés poli­tiques. Dans la plu­part des cas, on est en face de sous-trai­tants intel­lec­tuels qui jouent le rôle de sas entre cer­tains savoirs dis­po­nibles et les man­da­taires poli­tiques qui n’ont pas le temps de se docu­men­ter. Le but n’est pas la sti­mu­la­tion intel­lec­tuelle, mais la pro­duc­tion de ce que Brian Wynne (1989) appelle un effet de cadrage, la dif­fu­sion d’avis en phase avec l’orientation, le plus sou­vent néo­li­bé­rale, qu’il s’agit d’installer dans les esprits pour qu’elle soit la réfé­rence à par­tir de laquelle une inflexion sera don­née à l’action publique. Il s’agit moins de réno­ver les pro­cé­dures de la démo­cra­tie que de faire cir­cu­ler un ensemble de mots, d’expressions ou même de slo­gans qui font par­ta­ger par le plus grand nombre les vues des élites dominantes.

Les savoirs experts et l’avenir de la démocratie

À par­tir du der­nier quart du xxe>/sup> siècle, la mon­dia­li­sa­tion sous tutelle néo­li­bé­rale s’est atte­lée au déman­tè­le­ment de l’héritage key­né­sien. Elle a mon­tré l’extension de sa puis­sance dès 1989 avec l’implosion des régimes com­mu­nistes dont les consé­quences poli­tiques ont per­mis l’universalisation du mar­ché presque entiè­re­ment débar­ras­sé de toute régu­la­tion. En Europe, cela a consti­tué une évi­dente régres­sion par rap­port aux conquêtes anté­rieures de la social-démo­cra­tie. L’influence de plus en plus exclu­sive de la ratio­na­li­té uti­li­taire qui ins­pire la théo­rie éco­no­mique néo­clas­sique, a per­mis à l’impensé du cos­mos éco­no­mi­co-cultu­rel du capi­ta­lisme de réap­pa­raitre dans ses exi­gences extrêmes. Appe­lée à garan­tir la via­bi­li­té de l’ensemble, cette théo­rie s’est tou­te­fois révé­lée intel­lec­tuel­le­ment défi­ciente par rap­port aux per­for­mances qu’elle annon­çait. Elle a per­mis que l’idée de crois­sance sans limite, mal­gré les doutes qui s’annonçaient déjà, s’établisse comme le prin­cipe de réa­li­té et de gou­ver­ne­ment du monde moderne. Or, on n’arrête plus actuel­le­ment d’en mesu­rer les effets envi­ron­ne­men­taux dévas­ta­teurs. Au tra­vers de la pré­somp­tion d’autorité consen­tie aux rap­ports moné­taires, elle a aus­si contri­bué à ce que s’opère une cap­ta­tion du social qui s’est fina­le­ment tra­duite dans l’éclatement d’une énorme bulle finan­cière. Par rap­port aux effets mor­ti­fères du chô­mage de masse qui résulte de cette catas­trophe éco­no­mique, tout le reste pèse bien peu !

Cette nou­velle rai­son néo­li­bé­rale du monde (Del­mas, 2011) a éten­du la logique des mar­chés déré­gu­lés à presque tous les domaines de l’existence. Accom­pa­gnant la tech­no­lo­gi­sa­tion et la glo­ba­li­sa­tion de la pla­nète, cela n’a évi­dem­ment pas été sans modi­fier pro­fon­dé­ment l’ordre socié­tal. Cela a aus­si pro­vo­qué une trans­for­ma­tion de l’analyse des sources de la dyna­mique col­lec­tive ain­si que du rôle poli­tique que les savoirs devaient y déte­nir. La science éco­no­mique est alors par­ve­nue à régner en maitre. C’est à par­tir de ce moment que le rôle des experts et des think tanks n’a ces­sé de croitre. Car ce sont eux qui, aus­si bien dans les domaines tech­no­lo­giques que finan­ciers, sont en prin­cipe capables d’indiquer la fron­tière des risques.

Si la crise finan­cière de 2008, qu’ils n’avaient pas anti­ci­pée, n’a pas suf­fi pour mettre un terme à leur déten­tion d’un rôle cen­tral, il ne faut pas néces­sai­re­ment y voir un com­plot d’acteurs cher­chant à gar­der leur emprise sur le sys­tème social. On doit plu­tôt y recon­naitre le réel degré de com­plexi­té auquel se situe la tâche d’assurer des équi­libres sociaux et tech­no­lo­giques dif­fi­ciles à garan­tir, mais aus­si et sur­tout l’adhésion qu’une large frac­tion de l’opinion conti­nue de mani­fes­ter à l’égard du libé­ra­lisme. Car il est dif­fi­cile de négli­ger ce que Craw­ford Mac­pher­son (1971) a appe­lé l’indi­vi­dua­lisme pos­ses­sif, qui exerce une influence conti­nue même par­mi ceux qui cri­tiquent le capi­ta­lisme sans néan­moins envi­sa­ger sérieu­se­ment de renon­cer à ses avan­tages. D’où la dif­fi­cul­té de réha­bi­li­ter le prin­cipe d’une lec­ture poli­tique du chan­ge­ment social. Comme si l’activité éco­no­mique était le seul réel qu’il convient d’opposer avec sérieux au ver­biage des phi­lo­sophes lorsqu’ils rêvent de la bonne socié­té.

Si ce qui a conduit au séisme éco­no­mique actuel passe obli­ga­toi­re­ment par la cri­tique impla­cable du néo­li­bé­ra­lisme, cela ne signi­fie tou­te­fois pas que le rôle du mar­ché puisse être éva­cué de la réflexion. La démo­cra­tie s’est his­to­ri­que­ment embar­quée avec le capi­ta­lisme et l’on n’est pas par­ve­nu jusqu’ici à conce­voir une socié­té de liber­té poli­tique où l’activité éco­no­mique ne soit pas libre elle aus­si. Condam­ner le mar­ché est donc une expres­sion qui, comme telle, n’a pas beau­coup de sens. Il n’y a pas de moder­ni­té pos­sible sans mar­ché, admet Robert Cas­tel (2003). L’approfondissement d’une telle voie de réflexion deman­de­rait cepen­dant que les théo­ri­ciens de l’économie, au lieu de se conce­voir comme les archi­tectes d’une qua­si-méta­phy­sique abs­traite de la richesse au sein de laquelle l’initiative des entre­pre­neurs est mora­le­ment sans obli­ga­tion vis-à-vis de la socié­té, intègrent l’impact des variables sociales et éco­lo­giques dans les équa­tions qu’ils mettent en œuvre lorsqu’ils traitent du pib. En d’autres termes : qu’ils admettent que leur science n’a pas à être au ser­vice d’un capi­ta­lisme auto-réfé­ren­tiel, mais aurait plu­tôt à cla­ri­fier la manière par laquelle des objec­tifs éco­no­miques démo­cra­ti­que­ment arrê­tés ont le plus de chances d’être atteints. Ce fai­sant, ils contri­bue­raient à sor­tir la pen­sée réfor­ma­trice de cette exté­rio­ri­té par rap­port à la socié­té réelle qu’on lui reproche sou­vent et qui fait endos­ser au capi­ta­lisme une res­pon­sa­bi­li­té qu’il n’est pas seul à por­ter. Car c’est tout autant la fai­blesse sinon la com­pli­ci­té des poli­tiques ne pre­nant pas en consi­dé­ra­tion les effets sociaux des mar­chés lais­sés à eux-mêmes qui a concou­ru à pro­vo­quer la crise pré­sente. À cet égard, il y a quelque illu­sion chez ceux qui attendent tout d’une inter­ven­tion régu­la­trice de l’État conçu comme l’instance morale oppo­sable aux mar­chés. Car c’est ne pas voir que l’État consti­tue lui-même une arène de puis­sance où les par­tis inter­viennent avec une logique qui n’est pas celle de la mora­li­té, mais de l’efficacité dans l’occupation du pouvoir.

La dis­cus­sion qui a été menée ici sur le rôle des éco­no­mistes experts et l’ambition des think tanks n’épuise cer­tai­ne­ment pas la ques­tion de la part qu’il convient de don­ner aux sciences dans l’élaboration de la déci­sion poli­tique. Nous savons que la réa­li­té col­lec­tive n’a jamais été lim­pide et qu’elle l’est même de moins en moins. Face à l’intrication de don­nées natu­relles, tech­no­lo­giques et sociales, les déci­sions que le poli­tique doit prendre ont donc tout avan­tage à béné­fi­cier des savoirs que les sciences peuvent appor­ter. Mais nous savons aus­si que les rap­ports entre le pou­voir et les savoirs n’ont jamais été exempts d’ambigüité. Car s’il existe une incli­na­tion du pou­voir poli­tique à faire un usage idéo­lo­gique des sciences en vue de légi­ti­mer ses déci­sions, rares aus­si sont les scien­ti­fiques froids qui, can­ton­nés dans une sorte d’extra­ter­ri­to­ria­li­té poli­tique (Lévy-Leblond, 1996), sont indemnes de pré­sup­po­sés ou de pré­fé­rences sub­jec­tives quant aux normes sociales qui pour­ront décou­ler de leurs avis.

Il faut certes plai­der pour une science au ser­vice de la socié­té et pour que l’expertise échappe aux conver­gences d’intérêts entre ceux qui la pro­duisent et ceux qui la financent. Mais, comme le montrent régu­liè­re­ment les diver­gences d’avis entre eux, peu de scien­ti­fiques sont en réa­li­té mobi­li­sables pour four­nir des diag­nos­tics com­plè­te­ment indé­pen­dants de la vision par­ti­cu­lière qu’ils ont du monde où, comme tout un cha­cun, ils vivent. Indé­nia­ble­ment, au-delà des affir­ma­tions de neu­tra­li­té et d’indépendance fré­quem­ment for­mu­lées, la figure du cher­cheur enga­gé dont le champ de com­pé­tence inclut une dimen­sion poli­tique reste active. Au risque de déplaire, sans doute faut-il admettre que cela est inévi­table et peut-être même heu­reux. Car la pour­suite de la connais­sance scien­ti­fique d’où décou­le­rait une exper­tise indif­fé­rente au deve­nir du monde est-elle ima­gi­nable ? Est-elle même sou­hai­table ? On entre­voit bien pour­quoi, en défi­ni­tive, la réponse à cette ques­tion devra être néga­tive. Et c’est bien pour cette rai­son aus­si que la rece­va­bi­li­té de l’expertise se fonde de plus en plus non pas sur la légi­ti­mi­té scien­ti­fique indi­vi­duelle de son auteur, mais sur les pro­cé­dures de contrôle que per­met l’expertise col­lec­tive ou la contrex­per­tise. On est là en face d’une exi­gence nou­velle de la démo­cra­tie contem­po­raine : inven­ter les pro­to­coles qui, sans refu­ser l’apport de l’expertise, nous pré­mu­nissent néan­moins des risques réels du technocratisme.

Que face aux enjeux de socié­té de plus en plus glo­baux, l’expertise par­ti­cipe sou­vent à la pola­ri­sa­tion des débats de la démo­cra­tie plu­tôt qu’elle ne per­met d’en sor­tir, est ce qui révèle sans doute le mieux qu’avec elle on se retrouve aux prises avec l’une des expres­sions typiques des anta­go­nismes sociaux contem­po­rains. Long­temps l’analyse de ces anta­go­nismes a été menée dans les termes de la lutte de classe per­cep­tible au niveau des entre­prises. Et si cette lutte ne s’évacue pas aus­si faci­le­ment que cer­tains le pré­tendent, n’est-ce pas parce qu’elle n’a fait que se dépla­cer pour, désor­mais, se retrou­ver en grande par­tie à un niveau plus macroé­co­no­mique ? Celui où s’opposent non seule­ment les spé­cu­la­teurs face aux régu­la­teurs, mais aus­si les par­ti­sans et les adver­saires de la mise en œuvre des tech­no­lo­gies de la crois­sance sans limites. La prise de conscience du carac­tère insen­sé qu’il y a à cher­cher à tout prix le retour de la crois­sance sans réflé­chir à son impact envi­ron­ne­men­tal, conduit alors à pen­ser dans les mêmes termes tant les méfaits éco­lo­giques qu’entraine la fré­né­sie consu­mé­riste que ceux qu’engendre la concur­rence éco­no­mique sans normes.

Pour conclure, reve­nons-en au pro­pos ini­tial de cet article que nous avion­s emprun­té à Jacques Ran­cière : le prin­cipe fon­da­teur de la démo­cra­tie réside dans l’affirmation du pou­voir de tous. C’est l’inquiétante ins­tru­men­ta­li­sa­tion poli­tique actuelle de cer­tains savoirs qui oblige de réaf­fir­mer qu’en démo­cra­tie n’est admise aucune auto­ri­té intel­lec­tuelle mono­po­lis­tique qui légi­ti­me­rait le droit de cer­tains à gou­ver­ner. Or, en rai­son de son inachè­ve­ment, de ses condi­tions d’existence tou­jours pré­caires et du fait que par­mi de nom­breuses élites règne la convic­tion de l’efficience supé­rieure des struc­tures éco­no­miques dans la conduite du social, rien n’assure que la démo­cra­tie demeure la forme poli­tique de nos socié­tés à moyen ou long terme. En témoigne le débat sur la post­dé­mo­cra­tie (Ran­cière, 1995 ; Crouch, 2004) qui dis­cute le scé­na­rio où, mal­gré une façade démo­cra­tique qui demeure, on se trouve néan­moins en face d’une com­mu­nau­té sans pou­voir réel parce que domi­née par des lob­bys et des struc­tures oli­gar­chiques invi­sibles. C’est pour­quoi en face des insuf­fi­sances du sys­tème actuel de la délé­ga­tion poli­tique qu’il ne s’agit pas de délé­gi­ti­mer, mais de com­plé­ter, il faut aller vers la mise en place de pro­cé­dures démo­cra­tiques qui cassent les pré­ten­tions mono­po­lis­tiques de cer­tains pôles de la connais­sance. C’est à cet objec­tif que devront tendre les dif­fé­rentes formes ima­gi­nables de la démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive au sein de laquelle les savoirs dans leur diver­si­té auront cha­cun à voir recon­nue leur place, aus­si bien celle des experts du vécu que sont les citoyens ordi­naires que celle des experts de la connais­sance que sont les savants.

Au moment où le pou­voir éco­no­mique atteint les formes les plus radi­cales de son illi­mi­ta­tion et où ses experts sont en posi­tion d’occuper les sièges stra­té­giques de la ges­tion de la chose publique, la lutte pour la démo­cra­tie passe par la dénon­cia­tion d’une telle fusion tech­no-poli­tique. C’est là un impor­tant com­bat pour la démo­cra­tie à venir, celui qu’auront à mener ceux qui ne se résignent pas à l’imposition de leurs seuls inté­rêts par les frac­tions pri­vi­lé­giées du corps social. Ce com­bat sera long et revê­ti­ra la même âpre­té qu’ont connue celles et ceux qui durent être menés anté­rieu­re­ment par les acteurs de la démo­cra­ti­sa­tion. Car c’est seule­ment lorsque les forces démo­cra­tiques par­viennent à ébran­ler l’agenda poli­tique par une impul­sion venant d’en bas que les man­da­taires publics en viennent à se com­por­ter de façon responsable.

  1. On peut se réfé­rer à cet égard aux conclu­sions cin­glantes de la com­mis­sion d’enquête du Par­le­ment japo­nais (juillet 2012) qui qua­li­fie le désastre de Fuku­shi­ma de « créé par l’homme » et non pas sim­ple­ment pro­vo­qué par un tsu­na­mi. « L’accident — affirme la com­mis­sion — est le résul­tat d’une col­lu­sion entre le gou­ver­ne­ment, les agences de régu­la­tion et l’opérateur Tep­co… Ils ont tra­hi le droit de la nation à être pro­té­gée des acci­dents nucléaires. »
  2. Il existe un annuaire mon­dial des think tanks, leur genre et loca­li­sa­tion dans le monde. Un article de ce dos­sier traite des acti­vi­tés de l’Itinera Ins­ti­tute, l’un des plus visibles dans notre pays.

Albert Bastenier


Auteur

Sociologue. Professeur émérite de l'université catholique de Louvain. Membre du comité de rédaction de La Revue nouvelle depuis 1967. S'y est exprimé régulièrement sur les questions religieuses, les migrations et l'enseignement.