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La démocratie et le populisme dans l’arène politique

Numéro 9 Septembre 2012 par Albert Bastenier

septembre 2012

Ce que l’on appelle la démo­cra­tie poli­tique concerne les moda­li­tés du gou­ver­ne­ment de l’É­tat, mais n’est pas dis­so­ciable de la démo­cra­tie sociale qui concerne ce qui est vécu comme les besoins maté­riels et spi­ri­tuels de l’exis­tence humaine. Nous ne dis­po­sons cepen­dant pas d’une défi­ni­tion de l’es­sence natu­relle et éter­nelle de la démo­cra­tie qui ne deman­de­rait qu’à être mise en œuvre. Elle n’a d’exis­tence qu’au tra­vers d’un pro­ces­sus his­to­rique de démo­cra­ti­sa­tion jamais ache­vé. Et c’est dans le cadre de cet inachè­ve­ment qu’il faut cher­cher à com­prendre le rôle que le popu­lisme joue dans l’a­rène poli­tique des socié­tés euro­péennes contem­po­raines. Ce n’est donc pas en décré­tant ce que le popu­lisme est, mais plu­tôt en cher­chant à com­prendre ce qu’il fait que l’on par­vient à dépas­ser son éti­que­tage sim­pli­fi­ca­teur. C’est aus­si à par­tir de là que les démo­crates sin­cères ont à défi­nir les tâches prio­ri­taires de la construc­tion de la démo­cra­tie à venir.

Nul ne songe à le contes­ter : c’est par le ver­dict des urnes que le peuple sou­ve­rain est pla­cé à la source du pou­voir poli­tique. La pro­cé­dure élec­to­rale, iden­ti­fiée à l’essence du fait démo­cra­tique, a mar­qué une rup­ture his­to­rique avec les régimes anciens qui consa­craient l’inégalité politique.

Parce que l’on ne peut tout à la fois don­ner le pou­voir au peuple et lui inter­dire d’en user d’une cer­taine façon, la démo­cra­tie n’est cepen­dant pas que poli­tique. En abo­lis­sant les sta­tuts pres­crits, elle a ren­du pos­sible la dis­cus­sion des aspi­ra­tions que ses membres consi­dèrent comme leurs inté­rêts. Elle a ain­si ouvert la porte à l’idée de mobi­li­té sociale et conduit, disait Toc­que­ville, à ima­gi­ner un point extrême où la liber­té et l’égalité se touchent et se confondent. C’est pour­quoi la démo­cra­tie poli­tique qui concerne les moda­li­tés du gou­ver­ne­ment de l’État n’est pas dis­so­ciable de la démo­cra­tie sociale qui concerne ce qui est vécu comme les besoins maté­riels et spi­ri­tuels de l’existence humaine.

Une fausse évi­dence carac­té­rise tou­te­fois les régimes démo­cra­tiques : concrè­te­ment, ils ne se sont jamais mani­fes­tés que sous le double registre d’une pro­messe et d’un pro­blème. Car de fait, un écart sub­siste entre l’affirmation prin­ci­pielle de la sou­ve­rai­ne­té du peuple et les moyens ins­ti­tu­tion­nels de sa réa­li­sa­tion. De sorte que le suf­frage par lequel les membres des démo­cra­ties repré­sen­ta­tives délèguent leur sou­ve­rai­ne­té n’a pas ins­tau­ré une socié­té trans­pa­rente à elle-même. La dis­sy­mé­trie entre gou­ver­nants et gou­ver­nés y a certes été amé­na­gée, mais pas abo­lie. Une rela­tion de com­man­de­ment — une domi­na­tion disait Max Weber — demeure donc. Néan­moins, parce qu’aucun pou­voir sou­cieux de sa péren­ni­té ne sau­rait se conten­ter d’être obéi, la démo­cra­tie reste en quête d’une légi­ti­mi­té capable de trans­for­mer la dis­ci­pline en adhé­sion. C’est de cette ques­tion de la légi­ti­mi­té qu’il faut partir.

Nombre de cri­tiques actuelles parlent d’une tra­hi­son des pro­messes de la démo­cra­tie. C’est tou­te­fois dès le XIXe siècle que des pen­seurs libé­raux for­mu­lèrent leurs pre­miers griefs à son égard : le moment élec­to­ral ne suf­fit pas à garan­tir que les ins­ti­tu­tions se mettent au ser­vice de l’intérêt de tous. Avant eux, le mar­xisme avait dénon­cé le for­ma­lisme de la démo­cra­tie bour­geoise sur­dé­ter­mi­née par l’inégalité des classes. La cri­tique ne s’est jamais éteinte et, dès lors, l’histoire poli­tique de notre temps a aus­si été celle d’un désen­chan­te­ment démocratique.

Cela n’a cepen­dant pas empê­ché que, dans le même temps, s’affirme une double prise de conscience. Celle d’une néces­saire concep­tion élar­gie de l’intérêt géné­ral. Et celle de devoir renon­cer à toute défi­ni­tion de la démo­cra­tie qui la ferait cor­res­pondre à une notion éter­nelle pré­si­dant à une forme poli­tique ache­vée. Il n’y a pas d’essence de la démo­cra­tie et elle ne peut être sai­sie que comme un pro­ces­sus qui rebon­dit en rai­son des obs­tacles qu’il ren­contre. Il vaut donc mieux dire que c’est la démo­cra­ti­sa­tion qui invente his­to­ri­que­ment la démo­cra­tie dans une pers­pec­tive qui ne s’achève jamais (Col­liot-Thé­lène, 2011).

La démocratie inachevée

Dire cela expose tou­te­fois à la cri­tique du réfor­misme. Car on peut être scep­tique quant aux effets réels de cette prise de conscience. Certes, les idéaux démo­cra­tiques ont fait bas­cu­ler l’imaginaire col­lec­tif du côté de l’éga­li­té des condi­tions que Toc­que­ville voyait comme le prin­cipe d’une nou­velle socié­té. Cepen­dant, les ins­ti­tu­tions de la démo­cra­tie ont été conçues d’abord en fonc­tion des liber­tés indi­vi­duelles et cela per­met de com­prendre qu’elles n’aient pas été en mesure de vaincre les inéga­li­tés concrètes. Face aux dis­sy­mé­tries sociales entre les classes, les sexes et les ori­gines, les idéaux démo­cra­tiques n’ont ces­sé d’être contrés par la résis­tance de ceux qui tirent avan­tage des situa­tions éta­blies. De mul­tiples ten­sions demeurent donc et en dehors de pro­messes plus ou moins expli­cites de pro­grès social, la légi­ti­mi­té des gou­ver­ne­ments n’a jamais pu se main­te­nir dura­ble­ment. Pour autant, ces der­niers n’ont jamais été enclins à pré­ci­pi­ter les chan­ge­ments lorsque leurs consé­quences demeu­raient incer­taines pour eux. Rien n’a donc été acquis sans luttes. Dans ce régime ryth­mé par les échéances élec­to­rales, ce sont pour une large part les cir­cons­tances qui sont aux com­mandes. L’opportunisme y est constant et l’expression mou­vante des coa­li­tions poli­tiques alour­dit la déli­bé­ra­tion tout autant qu’elle dif­fère régu­liè­re­ment la prise de déci­sion. Enfin, comme consé­quences de tout cela, le décou­ra­ge­ment et l’évanouissement pério­diques des mou­ve­ments sociaux por­teurs de la démo­cra­ti­sa­tion doivent aus­si être pris en compte.

Au total, on peut par­ler de la tor­peur d’un régime fai­ble­ment dis­po­sé à se pro­je­ter vers l’avenir. Si bien que ce sont les situa­tions sociales excep­tion­nelles qui paraissent seules capables de faire sor­tir la démo­cra­tie des temps ordi­naires de sa pos­ture sans ambi­tion. Et parce que le libé­ra­lisme poli­tique, prin­ci­pal cou­rant qui l’inspire, est orien­té non pas d’abord vers les enjeux col­lec­tifs, mais vers l’équivalence légale des indi­vi­dus, la plu­part des man­da­taires publics ne s’investissent que dans le rôle réduit de pres­ta­taires de ser­vices poli­tiques aux inté­rêts par­ti­cu­liers. John Dewey1 l’avait bien per­çu : ce n’est pas, disait-il, sur la base d’un consen­sus né de la bien­veillance des uns pour les autres que l’espace pro­pre­ment poli­tique des démo­cra­ties par­vient à se consti­tuer, mais seule­ment à par­tir du moment où les consé­quences des oppo­si­tions entre les indi­vi­dus deviennent visibles et sont per­çues comme un risque. Elles ins­pirent alors la peur et se trans­forment en pro­blèmes socié­taux. Face à eux, sans pré­tendre mettre un terme à la vio­lence latente du social, mais en renon­çant par prin­cipe aux atti­tudes guer­rières, on négocie.

Si sévère que soit le juge­ment que l’on peut por­ter sur la démo­cra­tie, c’est à elle néan­moins que l’on doit la mise en place des ser­vices publics, conçus en prin­cipe pour contri­buer au bien de tous à l’écart des pas­sions par­ti­sanes. Ce sont aus­si les insuf­fi­sances concrètes de l’égalitarisme démo­cra­tique qui ont fait émer­ger l’idée de par­te­naires sociaux et pous­sé à la mise en place des sys­tèmes de sécu­ri­té sociale. Aujourd’hui, c’est en rai­son du repli des grands récits idéo­lo­giques et des uto­pies que se trouve relan­cé le débat sur les mis­sions de la démocratie.

Si, en rai­son de ses fai­blesses, on peut par­ler d’un inachè­ve­ment de la démo­cra­tie (Vincent, 1998) et de la néces­si­té de la mener plus loin, c’est parce que l’aspiration démo­cra­tique ne dis­pa­rait pas. Et, comme le dit Pierre Rosan­val­lon (Rosan­val­lon, 2008), cela nous fait assis­ter actuel­le­ment à une révo­lu­tion de la légi­ti­mi­té. À par­tir de ten­sions que la démo­cra­tie elle-même nour­rit, se recom­posent des dis­po­si­tifs en vue de sur­mon­ter la crise de la repré­sen­ta­tion. Les débats sur la démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive, déli­bé­ra­tive ou tech­nique en sont l’expression2. Le sont aus­si l’instauration d’instances consul­ta­tives qui font cercle autour du pou­voir élec­tif ou encore les auto­ri­tés comme les cours consti­tu­tion­nelles ou de jus­tice inter­na­tio­nale habi­li­tées à contrô­ler cer­taines pra­tiques des pou­voirs en place.

Il faut néan­moins conti­nuer de s’interroger sur le réfor­misme qui donne à croire que les amé­lio­ra­tions démo­cra­tiques sont constantes. Car nous vivons actuel­le­ment dans une étrange socié­té où, en même temps que les inéga­li­tés ne cessent de s’accentuer, la thé­ma­tique de la conflic­tua­li­té des classes semble s’être éva­po­rée. Ain­si, le socio­logue anglais Colin Crouch (2004) pense que la démo­cra­tie éga­li­taire des socié­tés occi­den­tales dépé­rit plu­tôt qu’elle ne pro­gresse. Selon lui, la pro­fonde trans­for­ma­tion des classes sociales et de leur mode d’intervention dans la dyna­mique socié­tale, ain­si que l’évolution des rap­ports que les par­tis entre­tiennent avec leur base, conduisent vers un chan­ge­ment fon­da­men­tal de période. Nous entrons dans ce qu’il appelle la post­dé­mo­cra­tie, une époque incer­taine où les appa­rences démo­cra­tiques sont res­pec­tées, mais où les choix poli­tiques ne résultent déjà plus des contro­verses et oppo­si­tions entre les citoyens que relayaient les par­tis. Ce n’est plus l’écoute des demandes sociales qui est déter­mi­nante, ce sont les inter­ac­tions entre une classe poli­tique désor­mais pré­oc­cu­pée d’entretenir des liens pri­vi­lé­giés avec les experts des milieux d’affaires et des lob­bys. Par ailleurs, plu­tôt que de tra­duire poli­ti­que­ment ce qu’expriment les mou­ve­ments sociaux, les par­tis concèdent énor­mé­ment à la logique de la socié­té média­tique qui fabrique du spec­tacle avec tout. De plus en plus pré­oc­cu­pés de leur image télé­vi­sée, ils cherchent auprès des son­deurs et des spé­cia­listes de la com­mu­ni­ca­tion les ins­tru­ments de leur influence sur la cible élec­to­rale qu’ils tentent de gagner.

Crouch ne cache pas ses craintes : une décom­po­si­tion démo­cra­tique est enga­gée. D’autant qu’intervient aus­si le déca­lage entre les niveaux natio­naux et inter­na­tio­naux de déci­sion. La période actuelle est celle d’un dépé­ris­se­ment sans dépas­se­ment des États natio­naux. Elle per­met aux oli­gar­chies finan­cières inter­na­tio­na­li­sées d’adopter des pra­tiques affec­tant pro­fon­dé­ment la démo­cra­tie qui, pour sa part, demeure cou­lée dans les struc­tures ter­ri­to­riales éta­tiques. Même si son héri­tage conti­nue de jouer un rôle non négli­geable, la démo­cra­tie est donc vidée d’une large part de son conte­nu. Elle n’est sans doute pas épui­sée, mais pour sur­vivre elle doit cher­cher à sor­tir de cette trappe historique.

Ce sont donc tout autant les pro­messes non tenues de la démo­cra­tie que ses capa­ci­tés à sur­mon­ter les périls de sa non­cha­lance récur­rente qui conduisent à s’interroger sur dif­fé­rents défis qu’elle doit rele­ver. Aujourd’hui, c’est le cas, notam­ment, avec le popu­lisme3. La mon­tée en force des par­tis de la droite popu­liste au cours des der­nières décen­nies sème l’émoi au sein des démo­cra­ties euro­péennes. Une charge d’inquiétude accom­pagne leurs suc­cès et conduit à se deman­der si, en rai­son pré­ci­sé­ment de l’inachèvement de la démo­cra­tie, ils ne com­pro­mettent pas les pers­pec­tives de liber­té et d’égalité qu’elle avait inaugurées.

Le populisme

Deve­nue une com­po­sante struc­tu­relle du sys­tème des par­tis dans nombre de pays de l’Union, la nou­velle vigueur du popu­lisme mani­feste-t-elle l’inachèvement de la démo­cra­tie ou plu­tôt une régres­sion de celle-ci et la mise en place des élé­ments annon­cia­teurs d’un autre régime ?

Ne voir dans le popu­lisme qu’un phé­no­mène mora­le­ment reje­table au motif qu’il s’inscrit dans le sillage d’une idéo­lo­gie nau­séa­bonde, nuit à la réflexion. L’importance qu’il a prise demande plu­tôt de le mettre en rap­port avec les res­pon­sa­bi­li­tés qui incombent aux par­tis qui pré­do­minent dans l’arène poli­tique. En se conten­tant de l’amalgamer à toutes les formes d’opposition aux par­tis domi­nants, on le fait certes appa­raitre comme un détes­table revi­va­lisme du pas­sé qu’aisément on condamne. Mais c’est là une sim­pli­fi­ca­tion qui le donne pour n’ayant d’autre cause que la déma­go­gie de ses lea­deurs. Lorsque, comme aujourd’hui, la vola­ti­li­té des adhé­sions élec­to­rales aug­mente, que les loyau­tés poli­tiques ne cessent de se déstruc­tu­rer et trans­gressent de plus en plus le cli­vage gauche-droite, l’interrogation doit plu­tôt se por­ter vers le rôle que le popu­lisme rem­plit dans la construc­tion des iden­ti­tés politiques.

Parce que le popu­lisme opère à par­tir d’une plu­ra­li­té de demandes, il demeure une notion vague qui reçoit des inter­pré­ta­tions dis­cu­tables. Ain­si, Rosan­val­lon4se demande s’il n’est pas en train de deve­nir pour le XXIe siècle ce que fut le tota­li­ta­risme pour le XXe : une forme de retour­ne­ment de la démo­cra­tie contre elle-même. Peut-être. On pour­rait cepen­dant objec­ter que le capi­ta­lisme, conjoint à la démo­cra­tie occi­den­tale, dif­fuse actuel­le­ment une idéo­lo­gie qui n’est plus orien­tée comme hier vers une concep­tion hié­rar­chique et dis­ci­pli­née des rap­ports sociaux. Elle pro­cède plu­tôt par la séduc­tion et l’exaltation des liber­tés indi­vi­duelles. Pour com­prendre l’actualité du popu­lisme, il semble dès lors peu éclai­rant d’en res­ter à l’évocation du tota­li­ta­risme ou du fas­cisme prêt à renaitre de ses cendres.

Si le suc­cès du popu­lisme recouvre autre chose qu’un retour à l’embrigadement auto­ri­taire de l’âge anté­rieur, cela n’exclut pas pour autant qu’il soit une réponse au besoin d’ordre et de sécu­ri­té dans la vie col­lec­tive. Par­tout en Europe, les retom­bées de la mon­dia­li­sa­tion et l’effet social des migra­tions mal prises en charge, consti­tuent pour de nom­breux indi­vi­dus par­mi les plus expo­sés la source d’une dégra­da­tion de leur envi­ron­ne­ment et de leur sta­tut. Le popu­lisme se situe prio­ri­tai­re­ment du côté de ces per­dants et recrute par­mi ceux pour les­quels le monde semble n’être plus contrô­lé par per­sonne. Dans une sorte d’affi­lia­tion régres­sive qu’expriment le néo­na­tio­na­lisme, l’euroscepticisme et la xéno­pho­bie, il coa­lise ceux qui ne per­çoivent plus les par­tis domi­nants que comme n’accordant pas de réelle impor­tance à leurs inquié­tudes. À droite comme à gauche de l’échiquier poli­tique, les par­tis dont le cœur de l’électorat est à l’abri des effets de la mon­dia­li­sa­tion ne se montrent guère sen­sibles à cette nou­velle situa­tion qui accen­tue la menace de déclas­se­ment social pour une frac­tion non négli­geable des milieux populaires.

Iden­ti­fier la résis­tance poli­tique popu­laire au vote pour la droite popu­liste n’équivaut pas à sur­es­ti­mer les com­pé­tences et les éner­gies dis­po­nibles au sein des groupes domi­nés. Ce n’est pas non plus voir avec condes­cen­dance les élec­teurs qui sou­tiennent ces par­tis tels une masse de gens cultu­rel­le­ment dému­nis et sim­ple­ment mani­pu­lés par des déma­gogues. C’est pour­tant à ce genre de ver­dict que conduisent les ana­lyses de l’électorat d’extrême droite lorsqu’elles se contentent d’en décli­ner les prin­ci­pales carac­té­ris­tiques éco­no­miques et cultu­relles. Par­ler du popu­lisme comme d’une résis­tance poli­tique popu­laire, c’est plu­tôt mettre en lumière qu’il y a aujourd’hui de nom­breuses per­sonnes qui estiment ne plus béné­fi­cier de la sécu­ri­té onto­lo­gique que n’importe quel gou­ver­ne­ment en quête de légi­ti­mi­té démo­cra­tique doit cher­cher à assu­rer pour tous. Alors que l’on reproche au popu­lisme ses pen­chants anti­dé­mo­cra­tiques, il faut admettre que cer­taines de ses racines plongent dans l’ébranlement de la confiance que des seg­ments entiers de la popu­la­tion pou­vaient anté­rieu­re­ment accor­der à d’autres for­ma­tions. C’est d’ailleurs à ce titre que les lea­deurs popu­listes expriment à l’envi leur sym­pa­thie pour le peuple et dénoncent la classe poli­tique ins­ti­tu­tion­na­li­sée de tous les autres partis.

Ce n’est donc pas en décré­tant à prio­ri ce que le popu­lisme est, mais en cher­chant à com­prendre ce qu’il fait que l’on par­vient à dépas­ser son éti­que­tage sim­pli­fi­ca­teur. Par­mi les grandes figures de la phi­lo­so­phie poli­tique contem­po­raine, l’Argentin Ernes­to Laclau (2008) sou­tient, quant à lui, que le rejet mépri­sant du popu­lisme est, en fait, un rejet de la poli­tique tout court. Car la notion de peuple à par­tir de laquelle la rai­son popu­liste bâtit son dis­cours n’est pas une don­née natu­rel­le­ment là. Elle est une caté­go­rie ana­ly­tique que l’on fait inter­ve­nir dans la réflexion sur la construc­tion du lien social. Foule, masse et peuple, rap­pelle-t-il, furent les ingré­dients d’une grande peur intel­lec­tuelle qui tra­ver­sa les sciences sociales du XIXe siècle5, durant la période des désordres post­ré­vo­lu­tion­naires et de la consti­tu­tion du pro­lé­ta­riat indus­triel. On s’y mit à la recherche d’une fron­tière sociale entre le nor­mal et le patho­lo­gique, d’un uni­vers poli­tique ration­nel d’où toute logique dan­ge­reuse serait exclue. Ces notions font ain­si par­tie d’une démarche qui s’enquit de la for­ma­tion des iden­ti­tés col­lec­tives, des rap­ports entre le par­ti­cu­lier et l’universel, et de l’émancipation des caté­go­ries sociales oppri­mées. C’est dans ce cadre que les notions de peuple et de popu­lisme devinrent des caté­go­ries dis­cur­sives devant per­mettre de com­prendre les ten­sions entre le carac­tère frag­men­té des socié­tés contem­po­raines et la tota­li­té signi­fi­ca­tive de cette plé­ni­tude impos­sible à atteindre qu’est le bien com­mun propre d’une socié­té humaine accom­plie. Ce n’est que plus tard, en l’identifiant stric­te­ment à une base sociale par­ti­cu­lière, que le popu­lisme connut une relé­ga­tion morale et reçut l’acception péjo­ra­tive d’une déma­go­gie cana­li­sant les res­sen­ti­ments des masses mar­gi­nales lorsque le mou­ve­ment ouvrier ne les encadre pas. Il y a évi­dem­ment une influence de l’arsenal concep­tuel léni­niste dans cette vision des choses. Ulté­rieu­re­ment, l’épisode du fas­cisme en Europe contri­bua à son tour à ne plus faire voir le popu­lisme que comme un natio­na­lisme déna­tu­ré, une patho­lo­gie mons­trueuse qui consti­tue la pre­mière phase du totalitarisme.

Pour­tant, sou­ligne Laclau, si cette tota­li­té signi­fi­ca­tive demeure à jamais hors d’atteinte, son besoin n’en conti­nue pas moins de se mani­fes­ter. D’où le rôle de l’idée de peuple qui, tel un signi­fiant flot­tant ou vide, mais néan­moins indis­pen­sable, conti­nue à rem­plir une fonc­tion dans l’imaginaire de l’émancipation poli­tique et sociale. De ce point de vue, il est vain de mépri­ser la dimen­sion affec­tive du popu­lisme et de la consi­dé­rer comme un mal à soi­gner au nom de la ratio­na­li­té que l’on vou­drait voir aux com­mandes de l’espace col­lec­tif. Car s’y révèle une logique sociale non éva­cuable qui tente de recons­ti­tuer le peuple comme acteur his­to­rique d’une socié­té enfin récon­ci­liée avec elle-même. D’où l’existence per­ma­nente d’un popu­lisme dif­fus dont les ten­dances se mani­festent aujourd’hui sous des formes semi-contrô­lées au sein des par­tis tra­di­tion­nels de droite comme de gauche, mais sur­tout dans la nou­velle vigueur qu’ont acquise les for­ma­tions poli­tiques expli­ci­te­ment popu­listes qui n’hésitent pas à par­ler de l’épuisement de la démo­cra­tie et à faire valoir la néces­si­té d’un nou­vel ordre politique.

L’objectif pour­sui­vi par les par­tis popu­listes sup­pose évi­dem­ment qu’ils par­viennent à régu­ler des phé­no­mènes d’origines mul­tiples, natio­nale et inter­na­tio­nale, ain­si qu’à entrai­ner les divers seg­ments de la socié­té vers des com­pro­mis qui sur­montent des inté­rêts diver­gents. Or, ces par­tis, le plus sou­vent radi­ca­le­ment de droite, ne se montrent guère loquaces au sujet de la per­ma­nence de la conflic­tua­li­té sociale entre les classes. Et si ce sont à vrai dire les mêmes buts que s’engagent à pour­suivre les par­tis tra­di­tion­nels, ce ne l’est tou­te­fois qu’en tablant sur une tem­po­ra­li­té fort dif­fé­rente de l’immédiateté que pro­met le popu­lisme. C’est donc fina­le­ment en cela que ce der­nier se carac­té­rise d’abord. Plu­tôt que de défi­nir les pro­cé­dures concrètes d’une rup­ture avec les méthodes de la ges­tion publique qui ins­taure une dis­tance énorme entre les gou­ver­nants et les gou­ver­nés, d’un dépas­se­ment réel des anta­go­nismes sociaux et des oppo­si­tions entre les dif­fé­rentes frac­tions de la socié­té, ce n’est que dans une gamme par­ti­cu­lière de la rhé­to­rique poli­tique, qui sup­pose que le peuple dis­po­se­rait de ver­tus innées ren­dant inutiles toutes les média­tions, que le popu­lisme inter­vient. Il s’agit là, selon Guy Her­met (2001), d’un type de com­mu­ni­ca­tion et de pro­messe poli­tiques dont la spé­ci­fi­ci­té est de faire fond sur l’aspiration à une sor­tie sans délai des contra­dic­tions sociales. Or, on le sait, c’est là pré­ci­sé­ment une capa­ci­té faible des régimes démo­cra­tiques. Mais on ne peut man­quer d’être frap­pé qu’en matière d’efficacité du fonc­tion­ne­ment des ins­ti­tu­tions poli­tiques, hor­mis la pré­sen­ta­tion du réfé­ren­dum popu­laire comme solu­tion miracle à toutes les dif­fi­cul­tés, les par­tis popu­listes non avares en pro­messes res­tent bien en mal de for­mu­ler un quel­conque pro­jet cohé­rent de réforme dans la ges­tion des affaires collectives.

L’essor du popu­lisme ne suf­fit donc pas pour qu’il ait les moyens de ses ambi­tions. Il reste néan­moins que, dans plus d’un pays d’Europe, il se montre actuel­le­ment capable de nuan­cer ses pro­pos anti­par­le­men­ta­ristes anciens et de remo­de­ler l’archaïsme des pro­pos racistes qu’il tenait à l’égard des immi­grés. Sur la ques­tion des droits et de l’allocation des res­sources sociales, il devient sou­ve­rai­niste et incarne pour les autoch­tones la posi­tion défen­sive qu’Habermas appelle le chau­vi­nisme du bien-être. Pour le poli­to­logue Domi­nique Rey­nié (2011), émerge ain­si un nou­veau popu­lisme patri­mo­nial. Sur fond de mon­dia­li­sa­tion, de recom­po­si­tion eth­no­cul­tu­relle du conti­nent et à l’aide de la ques­tion iden­ti­taire, il capte les suf­frages d’une frac­tion des classes popu­laires et moyennes, et même d’une par­tie des classes supé­rieures. Il soude ces groupes dans un nou­veau cré­do selon lequel, face aux flux migra­toires mon­dia­li­sés — sur­tout d’origine musul­mane — il s’agit de sau­ver le patri­moine imma­té­riel de l’Europe.

Mal­gré les rac­cour­cis qu’il s’autorise, on ne peut sous-esti­mer les rela­tions que le popu­lisme entre­tient avec l’histoire de la démo­cra­tie dont il est une excrois­sance. Oppor­tu­niste, il est le miroir sombre des pro­messes qu’elle ne par­vient pas à tenir. Mais en dehors de la stig­ma­ti­sa­tion des autres par­tis et la bru­ta­li­té de son dis­cours, il n’apporte pas de solu­tions nova­trices. Or, parce que la res­pon­sa­bi­li­té poli­tique est aus­si de ne pas rem­pla­cer l’analyse de la réa­li­té par le ter­ro­risme des mots dont on finit par devoir payer le prix (Laclau, 2008), il faut dénon­cer l’électoralisme qui le pousse à se pré­sen­ter comme l’instance poli­tique sal­va­trice alors qu’il ne pré­pare en rien les socié­tés démo­cra­tiques à prendre en charge les défis que le temps pré­sent leur impose. C’est la confu­sion qu’une classe poli­tique peu ver­tueuse lui per­met d’entretenir autour des notions de bon peuple et de mau­vais repré­sen­tants qui donne à croire qu’il dis­pose des prin­cipes du bon gou­ver­ne­ment. Il reste cepen­dant intel­lec­tuel­le­ment sté­rile face à l’une des ques­tions rede­ve­nues déci­sives aujourd’hui comme elle le fut à l’aube des temps démo­cra­tiques : qui est ce peuple ?

Il n’y a pas de défi­ni­tion éter­nelle du peuple. Des clô­tures suc­ces­sives ont his­to­ri­que­ment déli­mi­té le cercle de ceux qui, comme citoyens, furent jugés aptes à y avoir une place qui compte : la roture et l’aristocratie, les femmes et les hommes, les classes cen­si­taires pauvres ou riches, les masses anal­pha­bètes et les élites let­trées de l’ordre capa­ci­taire, les immi­grés et les autoch­tones. Aujourd’hui, c’est dans les conflits à pro­pos de ce der­nier couple consti­tuant un enjeu majeur pour les décen­nies à venir, que le popu­lisme imprime ses marques et trouve le prin­ci­pal res­sort de ses suc­cès élec­to­raux en Europe.

Une vision démo­cra­tique de l’avenir peut-elle s’établir à par­tir du peuple ancien et éter­nel auquel le popu­lisme se réfère ? Non, car c’est là une fic­tion ins­ti­tuante qui ne se com­prend que dans le cadre de l’État-nation où elle a été conçue. Comme le fait valoir Cathe­rine Col­liot-Thé­lène (2011), l’acquis de la révo­lu­tion démo­cra­tique fut une éman­ci­pa­tion vis-à-vis des appar­te­nances com­mu­nau­taires tra­di­tion­nelles (familles, lignages, reli­gions). Certes, en fai­sant tran­si­ter les indi­vi­dus d’une appar­te­nance vers une autre, cela les a trans­for­més en des sujets natio­naux membres du peuple d’un État. Cela tou­te­fois d’une manière seule­ment limi­tée et contin­gente. Car la conco­mi­tance his­to­rique entre cette éman­ci­pa­tion démo­cra­tique loca­li­sée dans des États-nations et la Décla­ra­tion uni­ver­selle des droits de l’homme et du citoyen, témoigne de ce que, dès son ori­gine, l’État en ques­tion ne fut pas vu comme le réfé­ren­tiel poli­tique unique pou­vant qua­li­fier les indi­vi­dus, incluant cer­tains et excluant d’autres. Cette Décla­ra­tion a fait naitre en même temps les sujets d’un droit per­son­nel qui rela­ti­vise l’emprise de toutes les appar­te­nances poli­tiques ou spi­ri­tuelles. Dès lors, vou­loir le recou­vre­ment inté­gral et défi­ni­tif entre un peuple et une assi­gna­tion ter­ri­to­riale et natio­nale ne serait rien d’autre qu’une recom­mu­nau­ta­ri­sa­tion de la citoyenneté.

La défi­ni­tion close du peuple est non seule­ment une concep­tion que l’histoire de l’émancipation démo­cra­tique infirme, mais une repré­sen­ta­tion caduque de la com­mu­nau­té poli­tique aujourd’hui en phase de recom­po­si­tion et qui est en attente d’une réin­té­gra­tion glo­bale. Car l’histoire ne demande pas la per­mis­sion pour déployer ses méandres, et les flux migra­toires qui y par­ti­cipent sont une réa­li­té démo­gra­phique de grande ampleur, lourde de consé­quences, et que per­sonne n’est en mesure de congé­dier. Ils font par­tie des grandes muta­tions éco­no­miques, sociales et cultu­relles du monde actuel et nour­rissent irré­ver­si­ble­ment le peu­ple­ment de l’Europe qui ne se réa­lise plus sans eux. Ils inter­viennent donc dans une redé­fi­ni­tion en cours de ce qu’est le peuple. Et la tâche poli­tique est d’en gérer au mieux les effets plu­tôt que de tenir de vains pro­pos sur le taris­se­ment ou refou­le­ment pos­sible des migrations.

Si le popu­lisme est un dis­cours fal­la­cieux, c’est prin­ci­pa­le­ment pour cela : on n’agit pas poli­ti­que­ment en pré­ten­dant que la réa­li­té n’a pas d’importance ou que l’on est capable de l’évacuer de la scène his­to­rique. La concep­tion patri­mo­niale et cultu­ra­liste du peuple est ce qui empêche de voir cela. Non pas qu’il faille dire que les États sont en train de dis­pa­raitre ou de perdre leurs pré­ro­ga­tives. Mais bien que nous habi­tons des socié­tés qui n’ont jamais été et qui ne sont en tout cas plus tota­le­ment les nôtres. Aus­si, la cohé­sion démo­cra­tique des socié­tés euro­péennes de demain repo­se­ra-t-elle non pas d’abord sur leurs iden­ti­tés cultu­ro-natio­nales anciennes, mais sur la qua­li­té des rap­ports sociaux qu’elles par­vien­dront à ins­tau­rer à par­tir de leur nou­velle composition.

Mais, comme le dit Rosan­val­lon, avec le suf­frage uni­ver­sel est adve­nu le peuple élec­to­ral qui, en prin­cipe, com­prend arith­mé­ti­que­ment tout le monde. Certes, le droit en vigueur des États natio­naux per­met l’exclusion des étran­gers du cercle des citoyens. C’est cette réa­li­té qu’il contri­bue à entre­te­nir en don­nant valeur légale au fait que, au cœur de la socié­té, puisse cam­per une frac­tion de popu­la­tion qui n’en fait pas réel­le­ment par­tie. Cepen­dant, mal­gré toutes les bar­rières mises en place, la per­ma­nence des flux migra­toires et l’accroissement du nombre des sans papiers, illé­gaux et clan­des­tins, laisse per­ce­voir l’insuffisance sinon la vani­té de ce droit. On ne peut igno­rer que nombre de migrants sont ou seront à terme des can­di­dats à la citoyen­ne­té com­plète. Faire comme si la frac­tion de la popu­la­tion béné­fi­ciaire du droit actuel équi­va­lait au tout du peuple n’est donc qu’une ver­sion appro­chée du pou­voir que le prin­cipe démo­cra­tique attri­bue à son ensemble. D’où la ques­tion : mal­gré cette res­tric­tion, est-on encore dans un cadre poten­tiel­le­ment capable de conte­nir et même de pro­mou­voir les idéaux de la démocratie ?

Dans son ana­lyse de ce cadre, Ber­nard Manin (Lan­de­more, 2008) estime que, faute de per­mettre actuel­le­ment un pou­voir appro­prié par tous, il n’est pas inapte aux évo­lu­tions parce qu’il garde des espaces ouverts pour les inven­ter. Il serait donc abu­sif de dire que cette démo­cra­tie n’est rien de plus qu’une fic­tion. Manin s’accorde cepen­dant avec Nadia Urbi­na­ti pour juger néces­saire de s’interroger sur la démo­cra­ti­ci­té de la repré­sen­ta­tion, c’est-à-dire la capa­ci­té et la volon­té des man­da­taires publics de se tenir à la hau­teur des enjeux dont il vient d’être ques­tion. Si ces man­da­taires s’avéraient inca­pables d’acheminer les démo­cra­ties euro­péennes vers une concep­tion élar­gie du peuple, le risque serait bien de voir le popu­lisme figu­rer comme une com­po­sante non pas épi­so­dique, mais de longue durée dans l’arène poli­tique européenne.

La démocratie à venir

Le popu­lisme a été ana­ly­sé ici comme une réplique à l’inachèvement de la démo­cra­tie. Si la ques­tion prin­ci­pale est bien celle-là, reste à se deman­der de quelle manière peuvent être pen­sées les trans­for­ma­tions qui la sor­ti­raient de la trappe d’une postdémocratie.

C’est tou­te­fois là une inter­ro­ga­tion qui, parce qu’elle concerne la tem­po­ra­li­té his­to­rique, ne sau­rait rece­voir de réponse qui satis­fasse entiè­re­ment. Il y a certes une dimen­sion de sens dans la démo­cra­tie : l’accomplissement d’un iti­né­raire invo­quant le deve­nir de la liber­té et de l’égalité. Néan­moins, ce sens ne peut être conçu comme l’accomplissement d’un modèle don­né qui débou­che­rait dans un pro­gramme pré­éta­bli. Il ne se dis­cerne que dans l’expérience que les acteurs sociaux acquièrent de leur propre pou­voir et de leur envi­ron­ne­ment. Il faut donc admettre que la véri­té de la démo­cra­tie n’a que l’histoire pour lan­gage et que ce n’est que dans l’action, syn­thèse dyna­mique du pré­sent, que peuvent se trou­ver les pistes à explo­rer. Non pas parce que l’action serait plus clair­voyante que la pen­sée, mais parce qu’elle est le lieu de la conscience, là où les valeurs s’éprouvent et les idées surgissent.

À par­tir de là, que peut-on dire qui, sans être une pro­messe qui ne peut être faite, soit néan­moins un hori­zon d’action pour les arti­sans de la démo­cra­tie à venir ? Rien d’autre que ceci : à par­tir de la tra­di­tion des pen­seurs qui ont essayé de com­prendre la socié­té à la lumière de ses déchi­re­ments, il s’agit de reprendre et d’approfondir l’exigence de jus­tice déjà pré­sente dans les démo­cra­ties exis­tantes. L’idée d’un pou­voir appro­prié par tous est ce qui don­na au fait démo­cra­tique sa force de convic­tion ini­tiale et sa puis­sance de rup­ture vis-à-vis de l’Ancien Régime. Cela reste ce qui demande un nou­vel inves­tis­se­ment dans les com­bats que, dans les années qui viennent, devront mener les démo­crates sincères.

À cet égard, deux exi­gences prio­ri­taires nous semblent s’inscrire à l’agenda des acteurs de la démocratisation.

Tout d’abord, ces com­bats retrouvent la ques­tion de la légi­ti­mi­té qu’il y a à gou­ver­ner. Domi­née par les grands par­tis de masse qui, plu­tôt que le trai­te­ment auda­cieux des pro­blèmes qui regardent le deve­nir de tous, pré­fèrent les stra­té­gies qui concernent leur main­tien ou leur retour au gou­ver­ne­ment, la repré­sen­ta­tion démo­cra­tique fonc­tionne de plus en plus mal. Il s’agit donc de construire de nou­veaux rap­ports entre gou­ver­nants et gou­ver­nés en for­mu­lant un pro­jet cohé­rent de réforme de la ges­tion des affaires col­lec­tives. Aucune démo­cra­tie véri­table n’est envi­sa­geable lorsque le sys­tème poli­tique de la repré­sen­ta­tion incite les par­tis, en inter­ac­tion pri­vi­lé­giée avec les milieux d’affaires et les médias, à igno­rer les demandes des groupes sociaux faibles ou mar­gi­naux qui ne consti­tuent pas l’axe élec­to­ral autour duquel ils escomptent le suc­cès à court terme.

D’autre part, en renon­çant à toute hypo­stase du peuple, il s’agit de tra­vailler à ce qui reste néan­moins la néces­saire réin­té­gra­tion glo­bale des socié­tés euro­péennes. Celles-ci, sous l’effet de la mon­dia­li­sa­tion et des migra­tions, voient leurs classes subal­ternes vivre un pro­ces­sus de pro­fonde recom­po­si­tion. La conflic­tua­li­té qui est liée à ce pro­ces­sus ne peut être niée, mais sur­tout pas dénon­cée à l’avance comme ce qui jus­ti­fie la réas­ser­tion rigide d’une iden­ti­té natio­nale qui n’aurait pas à être évo­lu­tive. Dans la réa­li­té mou­vante de l’histoire, il n’y a pas d’identité natio­nale figée. Il importe donc que les acteurs de la démo­cra­ti­sa­tion recon­quièrent les moyens de faire admettre cette his­to­ri­ci­té. Une authen­tique poli­tique démo­cra­ti­sa­trice ne réside pas dans le refou­le­ment fonc­tion­nel de la conflic­tua­li­té sociale. Elle exige, au contraire, que cette der­nière soit recon­nue et tra­vaillée dans ses racines avec autant de luci­di­té que doivent être pro­cé­du­ra­le­ment recher­chées les normes d’appartenance à une citoyen­ne­té partagée.

  1. Pilier du prag­ma­tisme phi­lo­so­phique nord-amé­ri­cain, Dewey (2010) conçoit la vie sociale comme une expé­ri­men­ta­tion qui doit pla­cer la com­pé­tence propre des citoyens (le public) à la source de la démocratie.
  2. Ces débats sont por­tés par divers mou­ve­ments sociaux dont le plus récent est le mou­ve­ment des Indi­gnés. En 2011, sous l’effet de la crise finan­cière mon­diale, il a mis en lumière une opi­nion publique per­sua­dée que le sys­tème repré­sen­ta­tif est deve­nu l’arme des puis­sants dans les démo­cra­ties occidentales.
  3. Bien enten­du, d’autres défis que ceux du popu­lisme requièrent l’attention. C’est le cas, notam­ment, du rôle de plus en plus cen­tral qui, avec la crise finan­cière actuelle, mais aus­si avec la ques­tion éco­lo­gique, est confié aux experts au sein de ce que cer­tains consi­dèrent comme l’exigence d’une démo­cra­tie cog­ni­tive. Un pro­chain dos­sier de La Revue nou­velle revien­dra sur cet autre aspect de la démo­cra­tie à venir.
  4. Pierre Rosan­val­lon, « Pen­ser le popu­lisme », Le Monde, 21 juillet 2011. 
  5. La psy­cho­lo­gie des foules fut une pré­oc­cu­pa­tion cen­trale des figures fon­da­trices de ces sciences comme Le Bon, Taine et Tarde.

Albert Bastenier


Auteur

Sociologue. Professeur émérite de l'université catholique de Louvain. Membre du comité de rédaction de La Revue nouvelle depuis 1967. S'y est exprimé régulièrement sur les questions religieuses, les migrations et l'enseignement.