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La démocratie digérée devient-elle de la merde ?

Numéro 6/7 juin-juillet 2014 par

juin 2014

Il fut un temps où les choses étaient claires : les uns vomis­saient le par­le­men­ta­risme pour ses dis­cus­sions sans fin, ses ater­moie­ments, sa veu­le­rie, son inca­pa­ci­té à nous don­ner le chef dont nous avions besoin. Les autres le com­bat­taient au nom de sa sou­mis­sion à la bour­geoi­sie, de sa pro­pen­sion à per­pé­tuer l’ordre éta­bli et de l’obstacle qu’il consti­tuait sur la voie de la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat. Les uns vou­laient les femmes à la mai­son, les autres les récla­maient à l’usine. Les uns rêvaient de mou­rir pour la patrie, d’autres pour la révo­lu­tion mon­diale. Les uns écra­saient la pay­san­ne­rie et le pro­lé­ta­riat, les autres rêvaient de dépor­ter les bour­geois et les koulaks.

Cha­cun, ain­si, avait son pré car­ré, ses registres de lan­gage, ses thé­ma­tiques et la langue (de bois) assor­tie 1 . Ain­si l’extrême-droite (mais pas qu’elle) répu­gnait-elle à la logique démo­cra­tique des droits fon­da­men­taux : éga­li­té, non-dis­cri­mi­na­tion, droits des femmes, droits des peuples à dis­po­ser d’eux-mêmes, droits des mino­ri­tés, liber­té d’expression, liber­té d’association, etc. Elle n’usait de ces mots qu’accompagnés de qua­li­fi­ca­tifs peu amènes. De ce fait, son dis­cours était par­fai­te­ment recon­nais­sable et il ne fal­lait pas être grand clerc pour dis­tin­guer des autres le lan­gage des par­ti­sans de l’ordre.

Les choses ont aujourd’hui bien chan­gé. Si l’on peut sérieu­se­ment dou­ter que le pro­jet social ait réel­le­ment chan­gé — notam­ment au vu de la forte conti­nui­té au sein des cou­rants qui incarnent la droite extrême — il faut recon­naitre que les registres dis­cur­sifs de l’extrême-droite ont lar­ge­ment rom­pu avec la tra­di­tion. Il n’est plus que quelques grou­pus­cules ultra­mi­no­ri­taires pour se reven­di­quer d’une oppo­si­tion franche à la
démo­cra­tie et pour vomir son lexique.

Aujourd’hui, à l’image du Front natio­nal de Marine Le Pen, l’extrême-droite se veut plus démo­crate que les démo­crates. Par­ti­sane de la liber­té d’expression et adver­saire farouche du « poli­ti­que­ment cor­rect », pro­tec­trice des droits de la femme (contre les hordes musul­manes ou les adver­saires de la famille), chantre de l’égalité et pour­fen­deuse du racisme (anti-Blancs, essen­tiel­le­ment), pro­mo­trice de la neu­tra­li­té (contre les bar­bus et les por­teuses de voile), rem­part des mino­ri­tés (comme les Juifs, mena­cés par les musul­mans), l’extrême-droite porte la démo­cra­tie en ban­dou­lière. Mieux, elle se sert du dis­cours démo­cra­tique pour défendre un pro­jet lar­ge­ment inchangé.

Ce fai­sant, elle reste bien l’ennemie de la démo­cra­tie ; non, certes, en la com­bat­tant ouver­te­ment, mais en la dévoyant. Car, la démo­cra­tie est un dis­cours avant d’être un pro­jet col­lec­tif. Or, l’extrême-droite en adopte le lan­gage ; les mots de la démo­cra­tie, dans sa bouche, sont mâchés, broyés, réduits en bouillie avant d’être déglu­tis et digérés.

Que reste-t-il alors de la démo­cra­tie, lors que son dis­cours a été atta­qué par la bile extré­miste ? Que reste-t-il, si ce ne sont des excré­ments ? Sommes-nous seule­ment surs que ceux-ci sont fer­ti­li­sants ? Seront-ils le fumier per­met­tant à de nou­velles fleurs de s’épanouir demain ? Empoi­son­ne­ront-ils au contraire le sol et les nappes phréa­tiques, ne lais­sant sub­sis­ter que les mau­vaises herbes les plus coriaces ?

Grande est la ten­ta­tion de consi­dé­rer que la démo­cra­tie n’est qu’un ensemble de pro­cé­dures et d’accepter en son sein des extré­mistes deve­nus res­pec­tables, puisqu’ils ont adop­té notre lexique. Mais, ce fai­sant, n’introduisons-nous pas le loup dans la ber­ge­rie ? Ne nous faut-il pas défendre le dis­cours de la démo­cra­tie contre de soi-disant contemp­teurs du « poli­ti­que­ment cor­rect » ? Car le poli­ti­que­ment cor­rect bien com­pris ne devrait-il pas être une exi­gence, non de bien­séance, mais de cor­rec­tion poli­tique ? De celle qui veut que cha­cun avance à visage décou­vert et ne masque pas ses pro­jets liber­ti­cides sous les ori­peaux de la démo­cra­tie. N’est-il pas temps de nous réap­pro­prier notre lan­gage ? Ou d’en inven­ter un nouveau ?

  1. Un exemple par­ti­cu­liè­re­ment frap­pant de ce genre de lan­gage est, bien enten­du, ce que Vic­tor Klem­pe­rer nomme la Lin­gua Ter­tii Impe­rii, la langue du troi­sième Reich. Klem­pe­rer V., LTI, la langue du IIIe Reich : car­nets d’un phi­lo­logue, tra­duit par Guillot E., Pocket, 2003.