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La démocratie à pédales
Jeune Bruxelloise travaillant à Bruxelles, je pratique la ville en piétonne, avec les avantages physiques, psychologiques et esthétiques (enfin pas toujours) que cela comporte. Je parcours la ville à grandes enjambées, du nord au sud — l’habitude m’ayant appris à aisément franchir les différentes frontières invisibles qui strient la ville et nous contraignent dans nos déplacements. Comme on franchit les […]

Jeune Bruxelloise travaillant à Bruxelles, je pratique la ville en piétonne, avec les avantages physiques, psychologiques et esthétiques (enfin pas toujours1) que cela comporte. Je parcours la ville à grandes enjambées, du nord au sud — l’habitude m’ayant appris à aisément franchir les différentes frontières invisibles qui strient la ville et nous contraignent dans nos déplacements2.
Comme on franchit les bandes d’un passage piéton, il est possible de sauter d’un quartier à l’autre, et de distancer les préjugés qui pourraient affecter l’allure et faire dévier de sa trajectoire. Ainsi, le paisible quartier résidentiel où a grandi et s’est caché Salah Abdeslam est aussi celui accueillant le home de ma grand-mère ; la place du Conseil d’Anderlecht d’où s’est envolé le jeune Adil3 est surtout et avant tout une place ensoleillée, avec des bancs, des fontaines, des commerces de proximité et sa convivialité communautaire, chaleureuse pour les passants réguliers (dont j’ai fait partie en habitant un moment à une rue de là); le parvis de Saint-Gilles laisse aussi entrevoir les immeubles populaires et les origines multiples qui enrichissent le quartier (et où l’air ne vient pas à manquer, même en présence de la faune réputée locale : le bobo); l’avenue de Tervuren peut vous estomaquer par sa perspective grandiose, ses bâtiments somptueux et ses jardins fleuris (ou par la folie esclavagiste qui l’a bâtie)…
Comme un passage piéton dont on peut être déçu qu’il ne nous déroule pas le tapis blanc tout du long, Bruxelles n’est pas toute blanche (ni toute noire), mais un savant mélange de couches sociales, de strates culturelles, de sédiments d’Histoire et de socialisation qui la zèbrent et permettent à (potentiellement) tous les caméléons humains de s’y fondre. Potentiellement, parce qu’il y a un caméléon particulier, enrobé d’une grosse couche de privilèges, d’une carrosserie rutilante et de particules fines qui a visiblement oublié que pour « se sentir en Belgique4 », il faut sortir de sa voiture d’ivoire et prendre le temps de sentir la Belgique : le soleil (vaillant derrière les nuages), le vent, la pluie (surtout le 21 juillet), l’odeur riche et sucrée du marchand de gaufres ambulant (surtout aux abords d’une école ou d’un parc), le bruit des discussions et des jeux à 16 heures (heure de sortie des écoles, temps d’affluence sur les trottoirs et dans les bus), les marchés où s’échangent salutations, argent, marchandises et sourires. L’expérience est entièrement gratuite et malgré tout multisensorielle : de la 4D comme vous n’en n’aurez jamais éprouvé au cinéma ! Quelle aubaine à saisir ! Mais pour cela, il faut bien évidemment arpenter la ville, l’expérimenter, pour en tâter le pouls, voir les régularités et distinguer les variations harmonieuses. Peut-être faut-il aussi arrêter de regarder ce qui se passe ailleurs, et essayer de rester en Belgique.
En effet, comment ne pas interpréter les propos scandaleux du président du parti Vooruit sans y entendre l’écho des débats houleux de nos voisins européens ? Éric Zemmour a bénéficié d’une large tribune avant le premier tour des élections françaises pour doucement nous habituer à certaines déclarations infondées et/ou inadmissibles. Marine le Pen a mixé l’ensemble pour en faire une bouillie informe censée convaincre les électeurs indécis pendant l’entre-deux tours, et compte bien remettre ça aux prochaines législatives. Rasmus Paludan a réussi sa provocation en suscitant une réaction5 qui va nourrir les votes extrêmes dans les prochaines années en Suède. Alors pourquoi Conner Rousseau laisserait seul George Louis Bouchez (qui a récemment débattu avec le président du Vlaams Belang) jouer le rôle médiatique de « défenseur de la démocratie et du droit à la liberté d’expression » en Belgique ?
Mais revenons à notre idée, essayer de se sentir en Belgique en sentant Bruxelles (ou en se sentant traversé par elle).
Si les conducteurs6 de ces véritables cuirassés roulants aux idées blindées ne sont guère tentés par une pratique de la ville à pied (ou s’ils n’ont pas le temps de s’y intéresser suffisamment pour y déambuler en flânant, trop préoccupés à l’idée de quitter les embouteillages qu’ils créent pour rentrer dans leur banlieue flamande), ils devraient au moins essayer d’utiliser les grands moyens : le vélo. Cet agréable instrument permet, si vous êtes bien accrochés à la vie et savez slalomer dans les embouteillages, de sillonner Bruxelles de part et d’autre, sous la pluie, aux heures de pointe, en confinement, lors d’une grève de la STIB, et cela, en un temps record ! Ce mode de déplacement équilibriste, très prôné par une espèce autochtone du nord du plat pays (et au-delà), est peut-être un moyen plus sûr encore pour ces frileux retranchés de découvrir la diversité éclatante de la capitale européenne et d’abandonner ainsi leurs préjugés pour aller à la rencontre des personnes qui habitent et structurent ces territoires.
S’ils ne sont pas familiers du vélo dans une ville dédiée à la voiture (et on les comprend, ô combien les pistes cyclables et aménagements manquent encore de cohérence à Bruxelles), ils peuvent, comme je l’ai fait ce dernier vendredi d’avril, participer à la Critical Mass7. Ils pourront ainsi, tout en conservant leur privilège de maitre de la route, dévaler avec jubilation le boulevard Botanique, admirer la perspective grandiose de l’avenue Charles-Quint (voulue et pensée à l’origine comme de petits « Champs-Élysées » — cocasse pour cette autoroute urbaine, non?), profiter du doux ombrage des arbres plantés sur le boulevard Louis Mettewie (attention, la zone « hors patrie » se rapproche), être accueilli par les habitants de ces quartiers par des sourires, des acclamations de joie, des échanges ouverts (plus que dans les encombrements continuels de la petite ceinture), passer du côté de Delacroix et finir par vibrer au son électro du multiculturalisme des abattoirs d’Anderlecht8, une Zinnebir à la main, peu après la rupture du jeûne (s’il y a de la bière, c’est bien qu’on est en Belgique, non?).
Perdus au milieu de la masse des vélos, roulant au rythme de la ville, de ses dénivelés et de ses cultures, de ses langues et religions, inspirés par la diversité de ces « chauffards à pédales », peut-être retrouveront-ils alors le sens véritable de la démocratie, vue comme un rassemblement de personnes partageant une idée, des valeurs et des pratiques cherchant à mettre en place des actions favorisant un mode de vie commun et compatible.
Le peloton, en effet, trouvera toujours une voie pour avancer, malgré les hésitations et les pertes d’équilibre de ses individus. La Masse critique est un ciment qui lie les cyclistes entre eux, dans un accord tacite de liberté et de respect dont devraient s’inspirer les politiciens défendant plutôt la stratégie de l’échappée, de la trajectoire individuelle. Sauf que le Tour de France nous l’a bien appris, l’échappée rarement résiste, mais le peloton, lui, possède une force intrinsèque ne résultant pas de la simple addition des forces individuelles. Avancer en meute permet d’avancer loin. Alors faisons en sorte que nos politiciens réintègrent le collectif et deviennent les porte-paroles d’une vraie masse critique ! Que ce soit à vélo, ou à pied, faisons en sorte que la ville ne soit plus celle de la voiture et des propos haineux susurrés comme une rengaine à travers une vitre à moitié baissée. À coups de pédales, effaçons l’illusion des barrières infranchissables et retrouvons le sens du commun dans une véritable rencontre de la ville et de ses habitants.
- Mon pas s’est légèrement alourdi en passant récemment place De Brouckère où la hideuse bruxellisation poursuit son grignotage de notre patrimoine architectural, contre l’avis des collectifs de citoyens et de l’Atelier de recherche et d’action urbaine (ARAU), association créée en 1969 qui milite pour la défense du patrimoine et la transparence dans les projets d’aménagement urbains.
- En tant que jeune femme, j’aurais en effet beaucoup à dire sur les déplacements stratégiques des femmes dans une ville, mais ce n’est pas mon sujet du jour.
- Le jeune homme de dix-neuf ans est tristement célèbre pour être mort à la suite d’une course poursuite avec la police — course poursuite partie du la place du Conseil et s’étant terminée sur les quais du Canal, pas beaucoup plus loin — le 10 avril 2020, à une période de tension croissante entre la police et les habitants du quartier dans le contexte du premier confinement dur en Belgique. Cette mort tragique avait déclenché des mouvements de colère dans le quartier.
- Je parle bien de Conner Rousseau (cf. la carte blanche publiée le 28 avril 2022 sur le site du Soir par Olivier Vanderhaeghen « Molenbeek, Conner Rousseau et le cordon sanitaire » qui porte un regard critique sur la sortie pas si inattendue dans le contexte actuel où les politiciens polarisent leurs discours et nous habituent aux pensées extrêmes).
- Rasmus Paludan, leadeur dano-suédois d’extrême droite, chef de file du parti danois « Ligne Dure », a brulé publiquement un Coran ce 14 avril 2022, en plein mois de ramadan. Des émeutes violentes ont eu lieu en réaction à ce blasphème dans plusieurs villes au sud de Stockholm.
- Nous pouvons, je le pense, mettre ce terme au pluriel vu la multitude de candidats qui peuvent prétendre à ce titre.
- La Critical Mass est une manifestation à vélo se déroulant tous les deniers vendredis de chaque mois. L’idée est de sensibiliser les usagers de la voiture à partager l’espace, ici, en l’occupant entièrement — le nombre de cyclistes présents ayant force de loi dans l’usage des aménagements publics que sont les voiries et axes de circulation.
- Le trajet de la Critical Mass est toujours unique, et le point de chute est toujours un lieu méconnu (ou peu connu) de Bruxelles.